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Comment appréhender le rapport d’Antoine Vitez (1930-1990) avec l’histoire complexe de la notion de théâtre populaire et de ses diverses interprétations ? Remontant le cours du temps, comparant les discours et les oeuvres, l’on pourrait faire apparaître nombre de proximités idéologiques et / ou esthétiques, plus ou moins conscientes, plus ou moins directes, et plus ou moins revendiquées entre Antoine Vitez et certains de ses aînés envisagés comme des pionniers du théâtre populaire et de la décentralisation dramatique – Firmin Gémier, Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet, Jean Dasté ou Jean Vilar en particulier. Mais interpréter ces proximités, voire ces complicités, en termes d’héritages et de filiations ne va pas de soi car, si Antoine Vitez a connu et longuement fréquenté le milieu français du « théâtre service public », il n’en est pleinement devenu membre que tardivement après bien des déceptions et des projets avortés. Pour interroger son rapport à la notion de théâtre populaire, je me suis appuyée sur ses écrits et sur des entretiens réalisés en juin et juillet 2009 auprès de quelques-uns de ses proches, témoins des années qui ont précédé son accès tardif à la reconnaissance.

Des grands-pères aux grands frères, quelques metteurs en scène repères

Dans sa pratique scénique, Antoine Vitez revendiquait ouvertement un double héritage, russe et français, qui le rattachait à des metteurs en scène nés dans la deuxième moitié du XIXe siècle. D’un côté, Constantin Stanislavski (1863-1938) et Vsevolod Meyerhold (1874-1940), découverts pour l’un, par le biais de sa formation auprès de Tania Balachova, pour l’autre, par son travail au service de Louis Aragon sur l’histoire de la Russie. D’un autre côté, Jacques Copeau (1879-1949) et Louis Jouvet (1887-1951) qu’il connaissait depuis l’enfance. Habitué des théâtres du Cartel que ses parents admiraient, il avait cultivé une grande fascination pour Louis Jouvet-metteur en scène et avait, plus tard, fréquenté Jean Dasté, le gendre de Jacques Copeau. L’affirmation de ce double lignage, combinée avec une relative discrétion d’Antoine Vitez à l’égard des metteurs en scène d’une vingtaine d’années ses aînés, conduit parfois à sous-estimer l’influence esthétique qu’eurent leurs réalisations sur son travail scénique. Ainsi en va-t-il des discours qui, insistant sur l’importance de la filiation franco-russe, minimisent l’influence artistique de Jean Vilar (1912-1971) sur son cadet et, conformément à l’idée d’une disjonction, dans l’exercice du théâtre, entre les enjeux d’éducation populaire et les enjeux de création artistique, limitent la transmission vilarienne à l’héritage des expériences du Théâtre National Populaire et aux évolutions institutionnelles qui en ont résulté. Pourtant les récits de Roland Monod, de Pierre Vial et d’Agnès Van Molder, proches témoins de ce que furent les relations des deux hommes dans les années 1950, attestent l’importance de l’influence exercée par l’oeuvre scénique de Jean Vilar sur Antoine Vitez[1]. On sait que le jeune acteur, engagé au TNP en mars 1957, s’attendait à intégrer la troupe et avait été très déçu de ne pas être distribué. Selon Roland Monod, cette situation reposait vraisemblablement sur un malentendu initial et il est fort probable que Jean Vilar le sachant en difficulté l’ait engagé à un moment où il n’avait aucun rôle à lui proposer. De son côté, Antoine Vitez vécut cette situation comme « intenable » et quitta le TNP au bout de quatre mois, mais qu’il ait été blessé de ne pas avoir joué ne réduisit en rien la considération qu’il avait pour l’oeuvre de son aîné, « il était ébloui par son travail scénique » raconte Agnès Van Molder. Elle se souvient notamment de son « émerveillement » devant la mise en scène du Triomphe de l’amour de Marivaux (1956) qu’il considérait comme un chef-d’oeuvre sous tous les aspects – jeu des acteurs et de Vilar lui-même, espace, décor, travail de la lumière –, puis quatre ans plus tard devant celle d’Arturo Ui de Brecht (1960). Le témoignage de Pierre Vial[2] va dans le même sens en insistant sur l’importance artistique qu’eurent pour Vitez des mises en scène comme Nucléa d’Henri Pichette (1952), Macbeth de Shakespeare (1954, 1956), ou encore Le Crapaud-Buffle d’Armand Gatti (1959). Le Dossier Oppenheimer (1964) fut également un spectacle repère, une sorte d’anti-modèle, pour Antoine Vitez quand, deux ans après Jean Vilar, il fit théâtre de matériaux documentaires, s’efforçant avec sa tragédie-montage Le Procès d’Émile Henry (1966) de ne pas reproduire les erreurs de ses prédécesseurs (Joinnault, 2008 : 64-73). Enfin, dans l’hommage posthume qu’il rendit à Jean Vilar en juin 1971 dans Les Lettres françaises, il prit le soin de dire lui-même, de façon sobre et synthétique, l’influence qu’il reconnaissait à son travail scénique :

Nous ne savions pas lire un plateau nu, c’est-à-dire un espace où les acteurs sont seuls porteurs des signes du spectacle – et cet apprentissage-là fut en lui-même une révolution. […] Nous pouvons bien faire le contraire de Vilar, j’ai envie de dire que nous lui devons notre liberté, quelque chose en tout cas de notre liberté – cette nouvelle façon de voir, cet esprit de la peinture, par exemple

Vitez, [1971] 1998 : 66-67

Ces quelques éléments montrent qu’il est juste de reconnaître l’importance de l’influence de Jean Vilar sur Antoine Vitez, non seulement comme porteur d’une nouvelle façon de poser la question des interdépendances entre l’artiste et le public, mais aussi comme acteur et comme metteur en scène : pour sa recherche d’un certain détachement dans le jeu des acteurs, comme si rien ne préexistait à l’action dans l’instant[3], pour son désir d’offrir au public des oeuvres de l’humanité et pour sa volonté constante de renouveler le théâtre par l’invention de nouvelles formes de relation avec le public. Toutefois, il convient également de ne pas considérer cette influence de manière trop exclusive et de ne pas l’isoler de celle d’autres metteurs en scène de la même génération qui, sans apparaître comme des figures du théâtre populaire, ont cependant joué un rôle majeur dans l’évolution des conceptions et des pratiques du théâtre d’art au XXe siècle. On pourrait ainsi estimer qu’Antoine Vitez se situe tout autant dans la continuité du travail de Jean-Marie Serreau (1915-1973), notamment pour sa conviction que l’acteur peut, par son corps, tout exprimer, pour son goût pour les écritures contemporaines, pour son talent de découvreur d’auteurs, ou pour son idée de travailler dans des lieux non scéniques. Roland Monod et Agnès Van Molder confirment l’importance de ce lien, et Agnès Van Molder raconte qu’Antoine Vitez avait une très grande estime et amitié pour Jean-Marie Serreau qu’il considérait comme un homme remarquable, artistiquement, politiquement et humainement. Il faisait partie, comme Louis Aragon et Tania Balachova, des quelques personnalités qu’il imitait souvent dans le cercle des intimes. Sa mise en scène des Coréens de Michel Vinaver (1957) lui avait paru exemplaire et l’année suivante, en pleine guerre d’Algérie, il avait décidé de le rejoindre à Bruxelles pour travailler sur Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine. Dans ses écrits des années 1960, à plusieurs reprises, Antoine Vitez se référait au travail de Jean-Marie Serreau, considérant sa manière de créer des images avec les corps des acteurs comme un modèle dans l’exploration des voies du langage de l’acteur. Enfin, jusqu’à la mort de ce dernier, un lien artistique indirect mais constant se maintint entre les deux hommes par l’intermédiaire de Michel Raffaëlli, proche de Jean-Marie Serreau et membre du collectif de création du théâtre de La Tempête, avec qui Antoine Vitez vécut un compagnonnage artistique soutenu[4] jusqu’au début des années 1970. Nous pourrions également relever une certaine continuité artistique avec Jean-Louis Barrault (1910-1994), surtout pour le travail sur le théâtre de Paul Claudel et pour l’usage des textes non dramatiques. Certes, Jean-Louis Barrault ne s’est jamais engagé prioritairement dans des missions vouées au développement des théâtres populaires, mais ses expériences ont ouvert des horizons qui ont grandement servi la quête d’un théâtre d’art pour tous, et les acteurs du théâtre service public lui doivent d’importants apports notamment en ce qui concerne les évolutions de la notion de répertoire, du rapport texte-scène, du rôle de la musique, ou du pouvoir d’expression du corps. Ce que Vitez rappellait quand, dans le programme du Soulier de satin (1987), il écrivait :

Grâce à lui, on a fait entendre l’inouï, voir l’invisible. Affrontant pour la première fois ce poème, il a dû inventer aussi les formes de la représentation auxquelles il oblige, et par là se montrer lui-même à l’image du héros de la fable : grand aventurier du théâtre du XXe siècle, découvreur de terres inconnues. Qu’il accepte cet hommage, que nous lui rendons avec reconnaissance

Vitez, [1987] 1997 : 262

Ce bref rappel des proximités esthétiques d’Antoine Vitez avec certains de ses aînés suffit à souligner la difficulté historique qu’il y aurait à vouloir distinguer, dans la confluence des courants du théâtre d’art, du théâtre politique et du théâtre populaire, courants dont les préoccupations parfois se recoupent, les influences qui relèveraient spécifiquement d’un lignage « théâtre populaire ».

Éducation populaire et décentralisation théâtrale, de Marseille à Ivry

Jusqu’aux années 1980, le parcours professionnel d’Antoine Vitez est indissociable de l’histoire de la politique culturelle de l’après Seconde Guerre mondiale. Selon Pierre Vial, il connaissait très bien cette histoire avec ses deux ailes, l’éducation populaire et la décentralisation théâtrale ; il avait rencontré Jeanne Laurent (1902-1989) qu’il estimait doublement, pour son soutien à la Résistance et pour son action de fonctionnaire entre 1939 et 1952 ; il savait parfaitement que le théâtre de Vilar et celui des centres dramatiques avaient grandi dans un esprit de discipline, dans l’innovation, la pénibilité, avec des difficultés statutaires, politiques, financières, et il se considérait comme l’héritier des valeurs de générosité, de solidarité et de rigueur de la « famille du théâtre populaire[5] ». De toutes ses réalisations, celle du théâtre dans les quartiers de la banlieue parisienne est le plus évidemment en phase avec les idées défendues depuis le XIXe siècle par des artistes, fonctionnaires et hommes politiques convaincus de l’importance de l’éducation populaire, et tout particulièrement du rôle du théâtre, dans le devenir d’une société démocratique. Elle débuta à l’automne 1968, à Nanterre, au terme d’une dizaine d’années parsemées de déceptions au cours desquelles Antoine Vitez, désireux de se charger d’une mission d’animation culturellement créative, dut renoncer à des propositions restées sans écho et à des actions entreprises au sein d’équipes qui, par manque de soutien politique, se trouvèrent dans l’impossibilité de poursuivre leurs travaux.

Animation culturelle, expériences éphémères et projets avortés

Le premier engagement d’Antoine Vitez au sein d’une équipe tentant de combiner des objectifs d’éducation populaire et de décentralisation théâtrale eut lieu au début des années 1960 lorsqu’il déménagea à Marseille avec Agnès Van Molder, sa jeune épouse, pour rejoindre Michel Fontayne et Roland Monod qui venaient de fonder le Théâtre Quotidien de Marseille (TQM). Sans se revendiquer populaire et sans chercher à l’être par discrimination du répertoire, le TQM, par la résonance des sujets qu’il abordait et par les conférences et les débats qu’il proposait, était porteur d’un idéal de démocratisation de la culture. Vitez s’inscrivit pleinement dans cette optique, organisant, pour un public de spectateurs réunis en petit nombre dans des bibliothèques, des lieux publics et dans la petite salle du théâtre, des lectures et des rencontres autour d’oeuvres de poètes (Victor Hugo, Louis Aragon, les surréalistes). Peu de temps après la fin de la guerre d’Algérie, l’équipe du TQM qui avait pris ouvertement position pour l’indépendance du peuple algérien, notamment en mettant en scène Pour des raisons de coeur de Xavier-Agnan Pommeret (1960), rencontra des difficultés financières qui la contraignirent à suspendre ses activités. Rentré à Paris en 1963, Antoine Vitez s’impliqua de nouveau l’année suivante, à Caen, dans une démarche d’animation culturelle. Sur l’invitation de Jo Tréhard qui venait d’être nommé par André Malraux directeur de la première Maison de la Culture, le Théâtre-Maison de la culture de Caen (TMC), il se joignit à l’équipe pour participer au projet des Émissions présentées par Joël Masson comme des réalisations qui visaient à « rendre compte de tous les aspects de la vie artistique et culturelle d’aujourd’hui » et qui, « à partir d’images, d’idées et de témoignages “ émis ” par des créateurs ou des penseurs de notre temps, multipli[ai]ent les ouvertures sur tel mode d’expression artistique, sur telle réalité, et permett[ai]ent au public de se former et d’“ émettre ”son opinion » (Masson, 1963). Dans ce cadre, il réalisa, dans la continuité des lectures du TQM et parallèlement aux Émissions de Pierre Barrat – « Vivre avec la télévision », « Théâtre présent » – et de Jo Tréhard – « Chansons et interprètes en liberté » –, un cycle de sept Émissions intitulé « À livre ouvert » en hommage à Paul Éluard et consacré à la découverte d’oeuvres poétiques – Maïakovski, Aragon, Desnos, Milosz, Apollinaire, Claudel. Ses notes de travail nous apprennent qu’il projetait de réaliser un autre cycle consacré à des phénomènes socioculturels contemporains (tels que « le folklore » du Tour de France ou « la vogue » des bandes dessinées comme Tintin, Astérix, Superman, Dick Tracy), imaginant travailler avec des mimes et passer commande à d’autres artistes (Alain Resnais, par exemple, pour l’écriture d’une émission avec diapositives sur les bandes dessinées). Ces projets qui n’ont pas été réalisés – l’auraient-ils été si l’équipe n’avait été dépossédée du TMC ? – racontent le souci d’Antoine Vitez de ne pas seulement porter l’héritage artistique au public, mais aussi de partir de sa propre culture, de la considérer et de la mettre en jeu.

Le désir d’Antoine Vitez de développer en banlieue parisienne un nouveau foyer d’animation culturelle se précisa au cours de l’année 1965 lorsqu’il réfléchit à la création d’un Centre Culturel Communal à Choisy-le-Roi. Après avoir participé en octobre au congrès de la Fédération Nationale des Centres Culturels Communaux (FNCCC) qui se tint à Saint-Étienne sur fond de conflit entre Jean Dasté et Michel Durafour, il rédigea une note de synthèse sur les politiques municipales et proposa à la municipalité d’envisager la création d’une maison de la culture. Dans sa note intitulée « réflexions sur l’animation culturelle et les différents modes d’animation possibles à Choisy-le-Roi », il distinguait trois types de politique qu’il avait pu identifier au congrès de Saint-Étienne et qu’il présentait comme « l’animation par les associations culturelles locales », « l’animation de la population » et « l’animation de la cité ». Il qualifia la première, qui lui avait paru dominer à Saint-Étienne, d’« ignorante d’elle-même », jugea qu’elle était à proscrire et n’avait nul besoin des compétences d’un animateur.

On réclame des crédits pour construire un édifice, mais qu’y fera-t-on ? On accordera des tranches de temps aux différentes associations. On coordonnera leur action. Encore faudra-t-il qu’elles veuillent bien se laisser coordonner. Et puis après ? En quoi cela pourra-t-il élever le niveau culturel de la population ? En bien des cas, cela reviendra à entretenir complaisamment la médiocrité

Vitez, [1965] 1998 : 26

Les deux autres politiques, « l’animation de la population » relevant de l’éducation populaire ou de l’animation socioculturelle comme la Maison des Jeunes et de la Culture de Vincennes et « l’animation de la cité » sous la conduite d’un créateur comme Pierre Debauche à Nanterre ou Gabriel Garran à Aubervilliers, lui semblaient reposer sur des conceptions de l’animation culturelle qu’il estimait idéal de mettre toutes deux en oeuvre. Ayant établi cet état des lieux des conceptions des politiques municipales, il annonça à Choisy qu’il serait heureux, si la ville optait pour la solution « animation de la cité », d’être mandaté pour s’en charger. Il avait trente-cinq ans, n’avait jamais signé de mise en scène ni dirigé de théâtre. Le projet en resta là.

C’est des Maisons de la Culture et des troupes de la décentralisation qu’il reçut les soutiens qui lui permirent de réaliser ses premières mises en scène. À Caen, Jo Tréhard lui offrit les moyens de mettre en scène Électre de Sophocle (février 1966), puis Le Procès d’Émile Henry, sa tragédie-montage (décembre 1966), et Les Bains de Maïakovski (février 1967). À Saint-Étienne, Jean Dasté l’invita à mettre en scène Le Dragon de Schwarz (créé à Grenoble en mars 1968). C’est également à Caen, en tant qu’artiste engagé dans une action de décentralisation et dans une réflexion sur la question du public et sur le rôle sociopolitique du théâtre, qu’il organisa avec Pierre Masson en juin 1967 un colloque intitulé « Le théâtre, et après ? », auquel participèrent Peter Brook, Julian Beck, Judith Malina, Robert Abirached, Émile Copfermann, Xavier-Agnan Pommeret, et dans lequel il proposait de « regarder le théâtre à partir du public », « des traitements que les théâtres font subir au public » et de tenter de « réponde à cette question double […] à quoi ça sert ? mais aussi après le théâtre, il y aura quoi ? » (Vitez, [1967] 1998 : 39). Affirmant dans un texte intitulé « La Guerre et la mémoire », d’une part, « je ne m’intéresse pas à ceux qui ne s’intéressent pas au public populaire » et, d’autre part, « pour moi, un public populaire c’est un public en expansion », il mettait en cause ce qu’il appelait « l’illusion du développement linéaire de la culture » et désignait Jean Vilar comme « le prêtre de cette croyance » (Vitez, [1967] 1998 : 40-50).

Ce qui est réactionnaire, ce n’est pas ça [rendre accessibles aux travailleurs les chefs-d’oeuvre du passé], c’est l’illusion d’un développement linéaire de la culture ; la culture gagnant de proche en proche, par tache d’huile, toutes les couches de la société ; la culture se substituant à la révolution. Illusion tout à fait analogue à l’illusion de l’instruction qui domina la seconde moitié du XIXe siècle et dont elle prend le relais. […] Qu’est-ce qui différencie l’homme de théâtre engagé, inquiet, de celui que j’ai ridiculisé tout à l’heure, l’homme de théâtre bourgeois qui fait ce que sa clientèle attend de lui ? Il faut bien reconnaître que le théâtre terroriste et le théâtre critique, le théâtre culturel, le théâtre nihiliste sont alors logés à la même enseigne. Quoi qu’on fasse, on a l’impression qu’on amuse la galerie et que la classe dirigeante absorbe tout ; on lui sert même d’alibi, on lui donne une bonne conscience démocratique. […] Il y a chez Jean Vilar, par exemple, une foi dans la fonction éducative du théâtre, une attitude civique, faite à la fois de contestation et de loyauté à l’égard de la société (remarquablement exprimée par son choix et son interprétation de l’affaire Oppenheimer), qui font de lui le prêtre de cette croyance au développement linéaire de la culture dont j’ai parlé

Vitez, [1967] 1998 : 46-47

Cette critique explicite de la surestimation du pouvoir d’action du théâtre et de la confusion dans l’appréhension des rapports entre théâtre et culture est en phase avec les discours qui prévalaient alors et rejetaient l’approche unanimiste du public et la conception du théâtre comme activité de diffusion et de célébration de la culture. Mais tandis que le scepticisme à l’égard des pouvoirs sociopolitiques du théâtre (cultiver la mémoire collective, permettre au public populaire de s’approprier un héritage dont il aurait été spolié, contribuer à changer le monde) justifiait le renoncement de certains artistes aux missions et aux objectifs de l’éducation populaire, Antoine Vitez se mit à travailler avec Xavier-Agnan Pommeret pour concevoir un projet de Maison de la culture nouvelle (MCN) qui prenait le contre-pied des Maisons de la Culture et de l’idéologie de l’action culturelle promues par André Malraux :

La Maison de la culture nouvelle ne sera pas le temple, l’île de la qualité et du goût au milieu du monde grossier, mécanique, matière plastique et néon. On transformera les spectateurs en poètes futuristes, c’est-à-dire en utilisateurs conscients du langage moderne

Vitez, [1967] 1998 : 57

De nouveau, il affirmait la nécessité de s’approprier la culture contemporaine, celle dans laquelle tout individu baigne, pour se libérer d’un conditionnement inévitable. Cette idée qui le rattachait aux avant-gardes russes lui était chère et il la reprit dans les notes préparatoires de son intervention du 5 juin à Villeurbanne, critiquant l’attitude qui consiste à présenter les Maisons de la Culture comme « des oasis du goût et de la qualité » (Vitez, [1968] 1998 : 52).

Le problème de la culture, c’est le problème du langage. Il y a ceux qui ont le langage (au sens de la linguistique moderne), et ceux qui sont hors du langage […] Il faut partir à l’envers. Et non point susciter des « besoins culturels » là où il n’y a pas de besoins culturels, mais partir du langage profond qui existe dans la tête des gens, ce qu’ils aiment, ce qui constitue, enfin, c’est le mot propre, pour eux, un système de référence. Concrètement. Sylvie Vartan, Léon Zitrone, le tiercé, Guy Lux, la publicité en général

Vitez, [1968] 1998 : 51-53

Pratiquement, alors que l’effort de démocratisation par la pratique et celui de la démocratisation par l’accès aux oeuvres étaient de plus en plus dissociés, Vitez proposa de réunir Maison de la Culture et Maison des Jeunes et de la Culture et, tandis que la polyvalence des lieux était largement décriée, il suggéra de concevoir le bâtiment « non comme rayonnant mais comme réceptacle – un lieu à volonté, absolument polyvalent » (Vitez, [1968] 1998 : 52). Dans ses notes de travail, à l’interrogation « le théâtre dans tout cela ? », il répondit par un expéditif « je n’ai aucun complexe de l’“ artiste ” », et estimant que la MCN devait partir de la culture du public sans lui dire « c’est de la merde », il évoqua le chômage des directeurs de l’époque qui n’étaient « sans doute pas entièrement (ou pas tous entièrement) capables de prendre ce travail en main ». Comment présenta-t-il ses idées, tranchantes et sans détour, aux hommes de théâtre rassemblés à Villeurbanne ? Comment les défendit-il et comment son intervention fut-elle reçue ? Je n’ai connaissance d’aucun document qui permettrait de le savoir, mais ses notes des jours suivants peuvent nous laisser supposer que ses propos ne durent ni susciter un grand enthousiasme ni être accueillis avec beaucoup de considération. Le 9 juin, il écrivit « aujourd’hui, je pense que l’ambiguïté de Villeurbanne vient de la réunion de directeurs de théâtre et de maisons de la culture. Si la maison de la culture a un sens, elle doit être tout autre chose qu’un théâtre ». Alors allant plus avant, il reprit sa proposition de MCN et la précisa.

La Maison de la culture nouvelle montre les choses sans chercher à justifier ses choix, dans le désordre apparent de la vie. Elle est bien plus que polyvalente, elle reprend à son compte tous les mots injurieux : éclectisme, démagogie. Mais notre propos est unique, et uniquement politique : trouver le sens de ce désordre. Exemple : un mois entier sur l’automobile, avec le concours des grandes firmes. Une critique de l’automobile (chacun sa petite voiture personnelle)

Vitez, [1968] 1998 : 53

Alors que les directeurs réunis à Villeurbanne s’attachaient prioritairement à orienter la politique publique en faveur de la création théâtrale pensée comme une nécessité centrale et indispensable, l’exemple du mois de l’automobile illustre le changement complet de perspective qu’Antoine Vitez espérait. Deux jours plus tard, se référant à la déclaration de Jean-Louis Barrault « serviteur oui, valet non », il s’insurgea contre l’idée de l’artiste au service de l’État et observa qu’« aucun des directeurs réunis à Villeurbanne n’a[vait] mis en cause l’idée de service de l’État, ou de la serv-itude » (Vitez, [1968] 1998 : 54). Il souligna l’illusion selon laquelle l’artiste pourrait être libre et financé par l’État.

[…] c’est justement là qu’est le piège. Car l’État a intérêt à laisser toute liberté aux créateurs. Ce n’est pas un vulgaire État fasciste du genre grec ou portugais, pas un État du tiers-monde, pas l’Union soviétique, c’est un État intelligent. Un verre de whisky à la main, ce monsieur qui est quelqu’un de très important du groupe Dassault et qui adore les romans d’Aragon (quel écrivain, mais Waldeck Rochet manque de talent !), je suis sûr qu’il est d’accord avec Planchon sur le haut niveau de qualité. Gatti, Weiss, Brecht, Genet, le Living, Bread and Puppet, mais Garran est vraiment trop triste, vous ne trouvez pas ? Jouer pour lui […] c’est le servir et lui servir de caution, de façade publicitaire, d’argument électoral. […] Il ne faut pas accepter un sou de l’État

Vitez, [1968] 1998 : 54

Mieux vaut, pensait-il alors, rechercher des ententes et convaincre des municipalités communistes ou les organisations ouvrières que de servir le général De Gaulle ou Georges Pompidou. Dans une note d’octobre intitulée « Réflexion sur les Maisons de la culture et les théâtres populaires », il revint une dernière fois sur l’idée de MCN, l’abordant cette fois sous l’angle du rôle et du travail de l’animateur. Selon lui, dans les lieux existants, le rôle de l’animateur était de vendre des produits culturels tandis que dans un théâtre de création, ou une Maison du Théâtre, comme le souhaitait Roger Planchon, il serait de faire le lien entre le créateur et le public, jouant un rôle de propagande au service du créateur. Dans les deux cas, vendeur ou propagandiste, l’animateur était conçu comme un agent de publicité subordonné à la direction de l’établissement. Dans une MCN, ayant comme fonction la réflexion collective à partir de faits de la vie, l’animation serait, au contraire, de nature créatrice, ce qui n’empêcherait pas une équipe de création théâtrale de travailler à l’intérieur de la Maison, mais elle n’y aurait pas le pouvoir. Insistant encore il ajoutait : « les Maisons de la Culture existantes sont des théâtres honteux et infirmes ; il est juste de les supprimer telles qu’elles sont et de faire de vrais théâtres, comme le demande Planchon. Mais il faut rêver aussi une Maison de la Culture Nouvelle, qui ne serait pas du tout un théâtre » (Vitez, [1968] 1998 : 60). L’idée d’une maison de la culture alternative dans laquelle le théâtre pourrait avoir sa place sans en être le maître est tombée dans l’oubli.

À la même époque, Pierre Debauche, qui menait depuis 1965 un projet d’implantation à Nanterre, sollicita Antoine Vitez pour réfléchir à un théâtre qui, au lieu de chercher à faire venir un public nouveau dans ses édifices, s’efforcerait d’aller trouver ce public chez lui, dans ses lieux de vie. À l’automne, ce dernier rédigea pour Nanterre un texte programmatique qui présentait le théâtre de quartier comme une des réponses possibles à ce qu’il appellait l’énigme vilarienne : « quelle forme trouver exprimant le rapport nouveau que nous cherchons avec le public ? » (Vitez, [1968] 1998 : 67). Considérant qu’adapter le théâtre fait pour les scènes, avec lumières, costumes et décors, à des locaux quelconques conduisait inévitablement à un bricolage dérisoire, il affirmait la nécessité, pour que le théâtre dans les quartiers ne soit pas un théâtre au rabais, de concevoir un art tout à fait différent : théâtre du poème, du corps et de la voix, théâtre à voir de près et en petit nombre, s’adressant aux habitants tout près de chez eux. Ses deux premières réalisations, La Grande Enquête de François-Félix Kulpa, à partir de l’extrait d’un roman de Xavier-Agnan Pommeret (1968), et La Parade de Loula Anagnostaki (1969), eurent pour Antoine Vitez une valeur de manifeste et jouèrent un rôle capital non seulement dans son travail scénique (Joinnault, 2008 : 243-247), mais aussi, écrira-t-il rétrospectivement à propos de La Parade, dans sa vie (Copfermann, 1999 : 125).

En avril 1971, riche de l’expérience de Nanterre et désireux de développer une oeuvre en région parisienne, il soumit à la mairie d’Ivry, avec le soutien de Louis Aragon, un projet de création d’un théâtre de quartier. Les principes qu’il souhaitait adopter étaient les suivants : considérer que, d’un point de vue quantitatif, un spectacle joué dix fois pour deux cents personnes égale un spectacle joué une fois pour deux mille ; ne réduire le populaire ni à la fête (unificatrice) ni à la masse (beaucoup-de-monde-à-la-fois) ; vouloir un art élitaire, un art exquis. En novembre 1971, un peu moins d’un mois avant l’annonce officielle de la création du Théâtre des Quartiers d’Ivry (TQI)[6], le programme qui accompagnait la présentation dans la salle des fêtes d’Ivry de la mise en scène d’Électre de Sophocle avec des parenthèses de Yanis Ritsos (créée à Nanterre en octobre) reprenait le texte sur le théâtre de quartier écrit en 1968 pour la création de La Grande Enquête de Félix Kulpa avec un additif qui soulignait l’engagement de la municipalité d’Ivry et la cohérence d’un choix à la fois politique, économique et esthétique.

Un Théâtre de Quartier naît à Ivry. Une petite modification dans les mots : il s’agit du Théâtre des quartiers d’Ivry, c’est-à-dire d’une entreprise dont la fonction première est de travailler dans et pour les quartiers, sans aucun lieu fixe et privilégié. À Ivry. Où la municipalité a décidé de se donner et de nous donner les moyens d’un théâtre dont les choix économiques et esthétiques ne seront pas contradictoires. Non point pauvre. Car il faut beaucoup d’argent pour faire un travail cohérent sur le jeu de l’acteur et ses transformations

Vitez, [1972] 1995 : 292

De même, le programme de la première création du TQI, Faust (mai 1972), mettait en avant l’idée d’une responsabilité politique des pouvoirs publics et d’un droit de la population à l’égard de l’action artistique.

Cette idée qui nous anime – l’idée du droit du public, du public populaire par préférence – participe des préoccupations de la municipalité d’Ivry et de la conception qu’elle se fait de sa responsabilité envers la population. Aussi est-ce grâce à elle, et avec elle, que nous pouvons faire ici notre travail

Vitez, [1971] 1998 : 73

Remplacée par celle de travail théâtral, la notion d’animation de la cité avait disparu. Une note de 1979, qui relate une conversation à Alès avec Guy Hermier (membre du Bureau politique du Parti Communiste Français) au cours de laquelle Antoine Vitez se souvint de la naissance du TQI et de la manière dont il s’était alors adressé à la municipalité, éclaire l’appréhension qu’il avait de sa propre évolution.

J’avais, à quarante ans, fait tout le tour de la démagogie décentralisatrice et périphérique. Je ne me posais pas en animateur, j’avais déjà trop souffert de l’expérience de Choisy, elle m’avait déjà trop humilié, je ne voulais être qu’un artiste

Vitez, [1979] 1998 : 129

Si l’on songe aujourd’hui à la remarquable activité pédagogique que son équipe a menée avec et pour les habitants d’Ivry dès 1972, la rupture entre « l’animation de la cité » proposée à Vitry en 1965 (Vitez, [1965] 1998 : 26) et ayant pour modèle le travail de Gabriel Garran à Aubervilliers et « l’activité de création sans animation en échange » proposée en 1971 à Ivry considérant que « le théâtre constitue sa propre animation » (Vitez, [1972] 1998 : 70) ne paraît pas, a posteriori, si flagrante. Pourtant, après le projet sans écho de la MCN, les grands débats du printemps et de l’été 1968, et le retour à l’ordre de l’automne, une page semble s’être tournée dans l’esprit d’Antoine Vitez. Après presque vingt ans d’un parcours parsemé de renoncements obligés, il se mit à adopter résolument un positionnement d’artiste, metteur en scène et acteur, désireux de se consacrer prioritairement au travail théâtral et de faire une oeuvre. Affirmant le parti pris du théâtre d’art comme une nécessité indispensable pour l’existence d’un théâtre populaire qui ne l’est pas forcément dans l’immédiat, l’idée de développer un théâtre d’art et d’expérience devint l’horizon de son travail.

Cet examen chronologique du lent cheminement d’Antoine Vitez, dans un contexte de forte transformation du milieu du théâtre public et d’accroissement du pouvoir des metteurs en scène, montre le rôle déterminant de la succession d’expériences éphémères et de projets irréalisés qui ont précédé la naissance du TQI dans l’évolution de ses positions à l’égard des institutions et des politiques culturelles françaises, évolution qui apparaît bien plus comme un processus complexe d’adaptation sociale dans la durée que comme une rupture idéologique profonde entre un avant et un après Ivry.

Le théâtre élitaire pour tous, une continuité mal comprise

Nommé à la direction du Théâtre National de Chaillot en 1981 par une initiative de Jean-Philippe Lecat, ministre de la Culture et de la Communication du 3e gouvernement de Raymond Barre, Antoine Vitez réfléchit activement, ses notes journalières l’attestent, à la stratégie de communication, « la réclame » disait-il, qu’il pouvait convenir d’adopter pour jeter « les bases d’une Volksbühne française » et « rénover la relation avec le public et l’opinion populaire » (Vitez, [1981] 1998 : 168-169). Les premiers numéros du Journal de Chaillot dans lesquels il évoquait ses illustres prédécesseurs, Jean Vilar et Firmin Gémier, servirent de tribune à ses interrogations sur la manière de « relever Chaillot » et d’« établir une nouvelle alliance avec le monde du travail » (Vitez, [1981] 1998 : 183) ainsi que de lieu d’affirmation des idées conductrices de son projet et des idéaux qu’il espérait réaliser. Dans leurs pages, l’expression « théâtre élitaire pour tous » apparut, plusieurs fois mise en avant dans des titres d’articles, comme une image de marque du projet que le metteur en scène entendait développer et elle demeure aujourd’hui dans les mémoires comme le slogan des années Vitez à Chaillot. Pourtant l’idée que le théâtre puisse être à la fois populaire et élitaire[7] n’était nouvelle ni dans la pensée d’Antoine Vitez, ni dans sa pratique, ni dans l’histoire du théâtre français.

La volonté d’exercer un « art élitaire » était, nous l’avons déjà rappelé, l’un des moteurs du TQI et la formule fut clairement mise en valeur dans la « Note sur le théâtre populaire » de 1971 (Vitez, [1971] 1998 : 64). Le rapprochement des termes élitaire et populaire affirmait leur possible combinaison et rompait avec les débats idéologiques des années 1960 qui avaient opposé avec insistance élitisme et populisme, situant schématiquement la création du côté de l’élitisme et la démagogie du côté du populisme. Cette démarche manifestait une conviction idéologique profonde qu’Antoine Vitez défendit publiquement dès 1964, avant même d’avoir commencé à pratiquer la mise en scène, dans l’éditorial du dernier numéro de la revue Théâtre populaire, « Y a-t-il deux théâtres ? ». Il répondait alors aux propos de Michel Vinaver qui, dans un article consacré à Roger Planchon et publié dans le même numéro, observait :

Deux nécessités. Et elles se contredisent. D’une part, instituer un théâtre populaire, ce qui exige de plaire immédiatement à un public large et hétérogène en lui offrant ce qui d’avance lui est familier ; d’autre part, faire du théâtre un instrument d’exploration, ce qui entraîne à jeter le public dans un état de dépaysement, lui imposer l’aventure

Vinaver, 1964 : 21-22

Déployant une démonstration nourrie d’exemples, Antoine Vitez récusait patiemment et méthodiquement l’idée, pour lui inacceptable, d’une contradiction essentielle et d’une opposition inconciliable entre théâtre populaire et théâtre expérimental ; d’une part parce qu’il observait que l’expérimentation pouvait très bien être dans le théâtre de masse (le music-hall, les spectacles de Meyerhold des années 1920, le théâtre prolétarien de Piscator, la mise en scène par Vilar du Prince de Hombourg) et la banalité, ou une originalité dérisoire, dans un théâtre d’essai d’accès difficile ; d’autre part, parce qu’il estimait que cette contradiction recoupait l’assimilation théâtre populaire / Âge d’or (adhésion, fête, unité sociale) et théâtre expérimental / théâtre maudit (avant-garde, incommunicabilité, provocation). Admettant que l’exploration de formes ou de thèmes nouveaux peut provoquer un divorce entre artiste et public, il considérait qu’il n’y a pas incompatibilité de nature entre les masses et les oeuvres nouvelles, mais seulement une inadéquation apparente, résultant du monopole de la culture et de l’enseignement supérieur par la bourgeoisie, et d’une politique consacrant aux « Affaires culturelles » un budget ridicule. Remarquant que l’expérimentation n’est pas une valeur en soi, que tout dépend de l’objet de l’expérimentation, de sa finalité, de son sens, il affirmait que l’expérimentation la plus difficile, la plus éloignée du public, n’est intéressante que si elle a pour fin d’inventer un nouveau mode de communication avec le public. En ce sens, observait-il, Jacques Copeau, croyant ne travailler que pour un petit nombre, créait un instrument que d’autres, nombreux, utiliseraient plus tard. Au terme de son raisonnement, il faisait du droit à l’expérimentation la condition même de l’existence d’un authentique théâtre populaire, d’un théâtre nouveau, à conquérir par l’exercice d’une critique permanente, par une expérimentation continue, et concluait qu’il n’y a pas opposition de nature entre expérimentation théâtrale et instauration d’un théâtre populaire, mais au contraire complémentarité et conditionnement réciproque. « Refusons donc les entités : avant-gardisme expérimental, d’une part, “ populaire ”, de l’autre. Et affirmons que nul choix n’est à faire, nul équilibre à maintenir » (Vitez, [1964] 1998 : 12). Bien que l’idée de développer un théâtre élitaire destiné au peuple ne soit pas née à Chaillot sous le ministère de Jack Lang, elle y a acquis une visibilité nationale qui n’a pas manqué, dans le contexte d’incompréhension et de critiques acerbes suscitées par la trilogie d’ouverture de sa première saison de directeur – Faust / Britannicus / Tombeau pour 500 000 soldats – de paraître provocatrice. Dans un article de mai 1982 intitulé « Un théâtre élitaire pour tous… six mois après », le metteur en scène s’expliquait de nouveau publiquement et défendait le bien-fondé de ses convictions. Il rappelait que l’idée venait d’Ivry, soulignait que tout théâtre d’art est, par nature, élitaire pour tous, ce qui ne veut pas forcément dire immédiatement pour tous, et revendiquait le droit à l’expérience au sein d’une institution nationale en affirmant que réduire l’idée de théâtre service public, révolutionnaire à l’époque de Jean Vilar, à celle d’une distribution de biens culturels existants, « comme le gaz, l’eau, l’électricité », était conservateur car « l’invention n’est jamais culturelle à sa naissance. Le théâtre reconnu de tous est toujours à l’horizon d’un théâtre de recherche dont le sens est nécessairement caché » (Vitez, [1982] 1998 : 185)[8].

Revenir sur la formule « élitaire pour tous » permet de mettre en évidence la constance et de la cohérence qui se dégagent, rétrospectivement, à l’examen de la pensée du rôle politique et social du théâtre chez Antoine Vitez, mais l’on peut également observer ce désir de concilier le populaire et l’expérimental dans les réalisations des premiers centres dramatiques dans lesquels cette conception d’un théâtre élitaire pour tous, sans être ainsi nommée, était motrice. Que l’on pense, par exemple, à la troupe de Jean Dasté présentant en 1947, à Grenoble puis à Saint-Étienne, plutôt qu’une comédie de Molière comme l’on aurait pu s’y attendre, Ce que murmure la Sumida de Zéami Motokyo, un nô japonais du XVe siècle adapté par Suzanne Bing. C’est d’ailleurs dans cette continuité qu’en mars 1967, invité par Jean Dasté, Antoine Vitez mit en scène Le Dragon d’Evgueni Schwarz, auteur russe alors inconnu en France. Continuité donc sur le plan des idées et sur le plan de la pratique, mais invention néanmoins puisqu’Antoine Vitez désigna ce qu’il observait, pratiquait et que d’autres avaient pratiqué avant lui, mais que personne n’avait encore jamais nommé ainsi. La nouveauté réside dans cet acte de langage qui est une manière de définir, et donc de démarquer, un certain théâtre populaire dans lequel tous ceux dont il se sentait proches sur des points essentiels – Stanislavski, Copeau, Meyerhold, Piscator, Gémier, Vilar ou Garran par exemple – avaient finalement leur place. L’invention était dans le dire, un dire qui dévoilait quelque chose qui existait, et qui tentait de le distinguer et de le faire reconnaître par la communauté en une formule qui n’avait rien d’un oxymore puisque, plutôt que de réunir les termes exclusifs et contradictoires d’élitisme et de populisme, elle affirmait la nécessité d’un théâtre élitaire justifié précisément par sa vocation à être (ou à devenir) populaire.

L’argument d’Antoine Vitez faisait écho, un siècle et demi plus tard, à celui que défendait Victor Hugo en 1834 quand il affirmait que « l’art et le peuple doivent être populaires » et quand, précisant qu’« entre popularité et popularité il faut distinguer », il développait l’idée d’une « popularité de génie » acquise au fil des générations.

Il y a pour [le poète] une autre popularité qui se forme au suffrage successif du petit nombre d’hommes d’élite de chaque génération ; à force de siècles, cela fait une foule aussi ; c’est là, il faut bien le dire, le vrai peuple de génie. En fait de masse, le génie s’adresse encore plus aux siècles qu’aux multitudes, aux agglomérations d’années qu’aux agglomérations d’hommes

Hugo, [1834] 1985 : 60[9]

Le facteur temps, sur lequel Antoine Vitez à l’instar de Vladimir Maïakovski rêvait tant de pouvoir agir, permet de dissocier la notion de popularité de celle de reconnaissance immédiate et massive, et ce faisant, de traduire un état d’esprit soucieux de concilier les notions communément considérées comme contradictoires de peuple et d’élite. La question des héritages théâtraux de l’artiste se fond alors dans celle des filiations poétiques et politiques[10]. Peut-être même s’y dissout-elle ?