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La société numérique

L’histoire de l’humanité est jalonnée de révolutions qui ont sans cesse contribué à réduire, à travers les communications, à la fois le temps et l’espace social. Pour les besoins de cette note de recherche, on peut aisément diviser cette histoire en trois périodes distinctes. On trouve d’abord l’apparition de l’écriture et de l’alphabet qui a permis, pour la première fois, de partager de l’information autrement que par le récit oral. On ouvre alors « un espace de plus haut savoir et de plus longue mémoire » à ce que Lévy appelle les peuples de tradition orale (Lévy, 2002, p. 36). À l’apparition de l’écriture succède, quelques siècles plus tard, l’invention de l’imprimerie. Selon McLuhan (1967), il s’agit de la plus grande révolution qu’ait connue la communication humaine parce qu’elle permet la diffusion et l’accessibilité du savoir à une plus grande échelle et à une plus grande rapidité. D’ailleurs, pour bien marquer l’importance de cette invention, l’auteur parle de la société qui se développera par la suite comme étant la galaxie Gutenberg. L’imprimerie permet, pour la première fois, le partage d’idées et d’un savoir à grande échelle, ce qui contribuera aussi au développement des démocraties modernes. Lévy affirme même que l’imprimerie a ouvert la voie à une croissance de la sphère publique (espace ouvert à tous) et, parallèlement, à une réduction de la sphère privée (espace personnel restreint) (Lévy, 2002).

La médiatisation des moyens de communication (invention de la radio, de la télévision) et l’ouverture d’Internet se présentent comme un aboutissement logique du mouvement amorcé par l’invention de l’imprimerie et comme une autre grande révolution dans la communication et la diffusion des idées et du savoir. D’abord, la radio et la télévision permettent la communication d’idées et de savoir à grande échelle autrement que par l’écriture. Ces technologies établissent une nouvelle forme de communication dite « de un à plusieurs ». L’ouverture d’Internet vient changer la structure de diffusion et de communication des idées et du savoir. Contrairement aux technologies de l’information et de la communication traditionnelles (radio, télévision), l’ouverture du cyberespace crée une communication dite de « plusieurs à plusieurs » (Cartier, 1997). Le Web illustre bien cette nouvelle réalité, puisque même avec des moyens rudimentaires et des connaissances limitées, n’importe qui peut maintenant créer des pages et les diffuser au bénéfice des autres. Mais ces pages demeurent essentiellement statiques. Le développement technologique de la fin des années 1990 et des années 2000 a permis la création de nouvelles normes qu’il est maintenant convenu d’appeler le Web 2.0. Les technologies sous-jacentes à ces nouvelles pages sont beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus complexes, mais elles permettent une interaction entre l’internaute et la machine et surtout entre les internautes à travers la machine qui n’existait pas à l’origine. Ce qui différencie principalement le « Web standard » du « Web 2.0 », c’est que dans le premier, celui qui consulte les pages est consommateur de contenu, alors que dans le second il est à la fois consommateur et producteur de contenu (Savard, 2010). Cette communication de « plusieurs à plusieurs » s’en trouve d’autant plus intensifiée.

Cela dit, pour qu’une innovation technique ait un impact sur la société, elle doit non seulement refléter les caractéristiques sociales, mais elle doit s’inscrire dans le contexte social du moment (Lajoie et Guichard, 2002). Autrement dit, la technologie doit exister dans la culture même d’une société et ne pas être uniquement un effet de mode. À ce propos, Lévy soutient que le cyberespace s’inscrit dans le mouvement de transformation de la sphère publique initié depuis l’avènement de l’impression et que nous assistons à la création d’un nouvel ordre défini par une mutation dans la nature de l’espace de communication (Lévy, 2002). La nouvelle sphère publique qui en résulte a l’ambition d’être plus inclusive, transparente et universelle (Lévy, 2002). Cette position de Lévy revêt un caractère plus technopositif que réaliste (Savard, 1998), car des travaux plus récents semblent montrer que les dynamiques de l’espace social « réel » se reflètent dans le cyberespace (Savard, 2010). Il n’en demeure pas moins que selon Doueihi, « ces bouleversements ont induit des pratiques de masse, qui instaurent vite de nouvelles normes culturelles, et celles-ci remettent en cause des conventions et traditions établies, bien ancrées dans le savoir-lire, le savoir-écrire et l’économie de la culture imprimée » (Doueihi, 2006).

Pour reprendre les mots d’Habermas, nous dirons que l’ouverture d’Internet et le développement du Web 2.0 ont permis de constituer une véritable culture dialogique du numérique. Toutes les normes communicationnelles sont aujourd’hui influencées par les normes du Web, de la logique argumentative à la présentation visuelle (Savard, 1998). Il s’agit aussi d’une sphère publique qui n’a jamais été aussi étendue, réduisant d’autant la sphère privée. À l’heure où les médias traditionnels (imprimerie, radio, télévision) se soudent aux technologies numériques et s’engagent résolument dans cette logique de communication « de plusieurs à plusieurs », on peut sans gêne affirmer que l’on vit aujourd’hui dans une société numérique.

Les administrations publiques doivent désormais faire face à ce nouvel environnement qui n’est pas sans soulever de nouveaux défis d’ordre social et administratif. Elles affrontent désormais un monde en perpétuel mouvement, des citoyens plus exigeants, des ressources plus rares, des problèmes plus complexes et un rythme accéléré (l’environnement numérique entraîne une recherche d’immédiateté). Bien qu’elles posent des défis de taille aux administrations publiques, les transformations sociales engendrées par l’environnement numérique peuvent également être vues comme un levier qui « permet d’améliorer l’efficience des processus administratifs, la qualité des services au public et l’efficacité des politiques et des programmes » (Boudreau, 2011). Ainsi, les administrations publiques, comme toutes les autres sphères de la société, doivent s’inscrire dans cette société numérique.

L’administration publique dans la société numérique

De nombreuses études ont été menées sur l’apport du numérique dans l’administration publique. La plupart d’entre elles ont montré l’avantage de cet outil moderne dans la livraison des services par l’administration publique. Par exemple, l’Observateur de l’OCDE relève une série d’avantages liés à l’administration électronique ; elle permet notamment de travailler plus efficacement, d’améliorer les services, de concourir à la réalisation d’objectifs précis et de contribuer à la concrétisation d’objectifs généraux des pouvoirs publics. L’administration électronique peut être un instrument de réforme essentiel et peut aider à instaurer la confiance entre administrations et citoyens (OCDE, 2004a, p. 2). L’Observateur fait également remarquer que les technologies de l’information et de la communication (TIC) peuvent « renforcer l’implication des citoyens dans l’élaboration des politiques publiques » (OCDE, 2004b, p. 2). Il estime que l’accès en ligne offre de multiples avantages qui ne peuvent s’acquérir qu’avec Internet. Quant à Fleury (2008), il considère que la nouvelle économie est fondée sur les nouvelles TIC. Boudreau et Tremblay (2008) regroupent les avantages des TIC autour de « l’accessibilité de l’information et la disponibilité du service, la diminution de la durée du traitement et les allègements administratifs » (Boudreau et Tremblay, 2008, p. 10). Selon eux, plusieurs programmes risqueraient de ne pas fonctionner aussi efficacement qu’actuellement si les TIC étaient absentes. Rethemeyer (2006) indique qu’Internet a permis d’atteindre un niveau élevé de communication entre les pouvoirs publics, les organisations et les citoyens qu’ils sont appelés à servir. Enfin, Margetts (2009) présente un certain nombre de valeurs normalement associées à Internet, soit l’innovation, la confiance, la transparence et l’égalité.

Dans le contexte canadien, la mise en oeuvre du gouvernement électronique avait pour objectif la restructuration et la modernisation de l’appareil étatique « pour permettre l’amélioration de la prestation des services et combler le prétendu déficit démocratique » (Goupil, 2007, p. 32). Déjà en 1999, le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada faisait savoir que les efforts du gouvernement fédéral en matière de prestation électronique des services (PES) lui avaient permis de se servir des technologies de l’information « pour revigorer ses relations avec la population et les entreprises » (Secrétariat du Conseil du Trésor, 1999, p. 7).

L’avènement du numérique dans l’administration publique a donc des effets indéniablement bénéfiques. Cela dit, l’adoption des TIC qui structurent aujourd’hui à la fois la gestion de l’administration publique et une offre de biens et de services publics est en fait l’aboutissement d’un processus de « numérisation » du travail des fonctionnaires. Ce processus s’est amorcé avec l’arrivée de la micro-informatique dans les organisations publiques au début des années 1980, puis a été propulsé par l’ouverture d’Internet au milieu des années 1990 et finalement a été consacré par le développement du réseautage sans fil et mobile dans les années 2000. Or, si ces technologies permettent aujourd’hui une mise en oeuvre plus efficace et plus efficiente de programmes publics, elles ne viennent pas sans un coût inhérent.

Pourtant, ce coût lié à tant d’avantages est rarement connu. En effet, peu d’études ont exploré cet aspect combien important pour la prise de décision dans le domaine du numérique. L’OCDE reconnaît que « les dépenses de TIC devraient être considérées comme des investissements » (OCDE, 2004a, p. 4), mais aucune étude n’a été menée pour évaluer le coût de cet investissement. En parlant de la prestation électronique des services publics (PESP), Marrec frôle la question du coût financier en faisant remarquer que le « fantasme qui a cours dans le discours des administrateurs sans expérience ne tient pas compte des réalités. Une réalité qui se conjugue avec la création de nouveaux emplois experts en PESP ou une impartition de services de consultants » (Marrec, 2004, p. 2).

Dans cette note de recherche, nous dressons un portrait sommaire du coût financier que représente le numérique dans l’administration publique canadienne. Nous nous proposons d’émettre des hypothèses qui devront être confirmées ou infirmées dans des recherches et analyses ultérieures. Pour cela, nous avons collecté des données sur le coût des équipements et des services liés au numérique dans douze ministères et organismes publics fédéraux. Le choix de ces ministères et agences nous a été dicté par notre désir d’avoir une vue panoramique de l’ensemble de l’administration publique canadienne. Ainsi, suivant la classification du Secrétariat du Conseil du Trésor (2000), nous avons retenu les agences centrales (le ministère des Finances, le Secrétariat du Conseil du Trésor et le Bureau du Conseil privé), des ministères et agences directeurs (Agence du revenu du Canada, Industrie Canada, Ressources humaines et Développement des compétences et Santé Canada), ainsi que des ministères essentiels (Environnement Canada, Patrimoine canadien, Pêches et Océans, Transports Canada et Travaux publics et Services gouvernementaux).

Étant donné qu’il nous a été pratiquement impossible de trouver les données sur les dépenses réelles desdits ministères, nous avons utilisé celles présentes sur les contrats relatifs au numérique dans ces ministères et organismes. Il s’agit d’une limite consciente de notre recherche, mais qui permet tout de même de dresser un premier portrait des dépenses publiques liées au numérique. Ces données sont accessibles dans les sites Internet des ministères respectifs, en vertu de la politique de la divulgation proactive du Secrétariat du Conseil du Trésor. Notons que la divulgation proactive concerne uniquement les contrats d’une valeur de dix mille dollars et plus, ceux de moins de dix mille dollars (et certainement qu’il y en a) ne sont pas mentionnés. Pour notre analyse, nous avons utilisé les données de sept années budgétaires, c’est-à-dire des années budgétaires 2004 à 2010 inclusivement. C’est en fait à partir de l’année budgétaire 2004 que la divulgation proactive des contrats d’une valeur supérieure ou égale à dix mille dollars est devenue obligatoire dans tous les ministères au Canada. Nous supposons que tous les contrats ont été honorés et nous employons donc, dans la suite de notre analyse, le terme « dépense » au lieu de « contrat ».

Les données et l’analyse

Dans notre analyse, nous avons d’abord ciblé les rubriques directement liées au domaine du numérique selon la terminologie du plan comptable des ministères. Les rubriques retenues sont les suivantes : conseillers en technologie d’information, matériel de transmission d’images et de communications vidéo, pièces d’équipement d’ordinateurs, matériel d’ordinateurs petit, dessus de bureau personnel/portatif, services de base de transmission de données, équipement d’informatique-appareils et logiciels, ensemble de logiciels d’ordinateurs, services audiovisuels, services d’ordinateurs, location de matériel de communication numérique, location de logiciels et réparation d’équipement informatique. Nous avons par la suite réparti ces différentes rubriques en quatre grands groupes, à savoir :

  • les conseillers en technologie de l’information ;

  • les ordinateurs et les équipements d’ordinateurs (dont le matériel d’ordinateurs petit, les dessus de bureau personnel/portatif et les pièces d’équipement d’ordinateurs) ;

  • les équipements informatiques et logiciels (dont l’équipement d’informatique-appareils et logiciels, l’ensemble des logiciels d’ordinateurs et location de logiciels) ;

  • les autres services liés au numérique (dont le matériel de transmission d’images et de communications vidéo, le service audiovisuel, le service de base de transmission de données, le service d’ordinateurs et la location de matériel de communication numérique).

Le tableau suivant présente, en millions de dollars, le total des dépenses liées au numérique par ministère de 2004 à 2010. Dans la publication proactive, l’année budgétaire commence le 1er avril et se clôture le 31 mars. Ainsi, l’année budgétaire 2004 commence le 1er avril 2004 et se clôture le 31 mars 2005, exception faite du ministère de l’Industrie où l’année budgétaire coïncide avec l’année civile, c’est-à-dire du 1er janvier au 31 décembre.

Tableau 1

Les dépenses liées au numérique dans les douze ministères et agences (en millions de dollars)

Les dépenses liées au numérique dans les douze ministères et agences (en millions de dollars)

ARC :

Agence du revenu du Canada

BCP :

Bureau du Conseil privé

EC :

Environnement Canada

IC :

Industrie Canada

MF :

Ministère des Finances

PC :

Patrimoine canadien

PO :

Pêches et Océans

RHDC :

Ressources humaines et Développement des compétences

SC :

Santé Canada

SCT :

Secrétariat du Conseil du Trésor

TC :

Transports Canada

TPSG :

Travaux publics et Services gouvernementaux

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Ce premier tableau permet déjà quelques observations intéressantes. D’abord, à l’exception de deux organismes, et malgré quelques variations, les dépenses ministérielles liées au numérique ont eu tendance à augmenter au cours des sept années observées. On note ensuite que l’Agence du revenu du Canada se hisse en tête en ce qui a trait aux dépenses liées au numérique, suivie du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, et ce, pour toutes les années. Il faut toutefois souligner que pour le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, le rapport d’une année contient aussi certains contrats attribués au cours des années antérieures, ce qui expliquerait peut-être les chiffres élevés obtenus pour ce ministère. Par ailleurs, notons que ce sont les agences centrales (Bureau du Conseil privé, Secrétariat du Conseil du Trésor et ministère des Finances) qui, d’une année à l’autre, dépensent le moins dans le numérique, bien que ces dépenses suivent les tendances observées dans les autres ministères et agences. Enfin, on ne peut ignorer la grande disparité qui caractérise les taux d’augmentation des dépenses entre les ministères et les agences fédéraux. En effet, si deux ministères ont connu une diminution de leurs dépenses liées au numérique (le ministère des Finances et Santé Canada), les taux d’augmentation des dépenses dans les autres ministères et agences sont inégaux. Alors que certains connaissent des augmentations de l’ordre de 27 % à 90 % (Bureau du Conseil privé, Environnement Canada, Industrie Canada et Pêches et Océans), d’autres se situent à une hauteur de 200 % à 575 % (Agence du revenu du Canada, Patrimoine canadien, Secrétariat du Conseil du Trésor et Transports Canada) et enfin d’autres enregistrent des hausses de 3 000 % à 14 000 % (Ressources humaines et Développement des compétences et Travaux publics et Services gouvernementaux). Nous avons voulu vérifier si ces disparités pouvaient s’expliquer par la catégorie à laquelle un ministère ou une agence appartient, mais notre analyse révèle que ces disparités se trouvent dans chacune des catégories. Ce facteur n’entre donc pas en jeu.

Comment expliquer alors la variation entre ces ministères ? Pour répondre à cette question, nous croyons que deux hypothèses doivent être vérifiées. Première hypothèse : la variation peut être expliquée par le nombre d’employés dans chacun des ministères. En effet, plus l’effectif d’un ministère sera élevé, plus ce dernier devra acquérir de postes informatiques, de licences de logiciel et d’autres ressources numériques pour répondre aux besoins de ses employés. Deuxième hypothèse : les programmes que doivent gérer les ministères engageant le plus de dépenses liées au numérique requièrent des ressources informatiques plus importantes que les autres ministères pour répondre aux exigences des programmes et pour livrer les services à la population. Ces deux hypothèses ne s’excluent pas nécessairement et peuvent toutes deux expliquer le niveau de dépenses dans chacun des ministères. Cela dit, ces hypothèses n’ont pu être vérifiées en raison du manque de données relatives au nombre d’employés par ministère et parce que pour vérifier la seconde hypothèse il faudra procéder à une évaluation des programmes gérés par chacun des ministères en vue de déterminer les besoins en ressources numériques.

Nous nous sommes ensuite proposé d’analyser l’évolution des dépenses liées au numérique dans l’ensemble des douze ministères et agences durant la période considérée. La figure 1 illustre l’évolution du total de ces dépenses depuis 2004. Des figures analogues pour chaque ministère et agence sont présentées à l’annexe I. Le dollar constant n’a pas été utilisé dans cette analyse, car il n’est pas aisé de trouver un indice des prix pour chacune des catégories considérées, par exemple celle de « conseillers en technologie de l’information ».

Figure 1

L’évolution du total des dépenses liées au numérique dans l’ensemble des ministères et agences

L’évolution du total des dépenses liées au numérique dans l’ensemble des ministères et agences

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Selon cette figure, les dépenses liées au numérique ont connu une certaine constance de 2004 à 2007, pour ensuite croître de façon presque exponentielle à partir de 2007. Comme les données représentées ici sont une agrégation de celles des douze ministères et agences, cette situation s’explique par une situation similaire observée dans la plupart des ministères et agences, notamment l’Agence du revenu du Canada, le Bureau du Conseil privé, Environnement Canada, Patrimoine canadien, Ressources humaines et Développement des compétences, le Secrétariat du Conseil du Trésor, Transports Canada et Travaux publics et Services gouvernementaux, où les courbes de l’évolution des dépenses (voir annexe 1) ont exactement ou presque la même forme que la figure 1. Cette croissance exceptionnelle pourrait-elle s’expliquer par une variation du taux d’inflation ? Nous sommes convaincus que cette progression n’est pas attribuable à l’inflation, car selon Statistique Canada (2011), la moyenne annuelle de l’indice des prix ne s’est accrue que de 2,6 % en 2007 ; de 0,3 % en 2008 et de 2,1 % en 2009. Ces accroissements, par ailleurs mineurs, ne sauraient expliquer la montée observée dans la figure 1.

Alors, comment appréhender cette croissance rapide des dépenses à partir de 2007 pour la majorité des ministères et des agences ? Une première hypothèse pourrait être celle d’un cycle de renouvellement des ressources numériques. Comme l’administration publique canadienne s’est graduellement informatisée au cours des 1980 et à un rythme similaire d’un ministère à l’autre, il est probable que l’on assiste à un vieillissement semblable des infrastructures numériques et que celles-ci exigent d’être modernisées à peu près en même temps. Comme cette modernisation ne peut être assumée au cours d’un même exercice financier (les coûts seraient trop élevés et les ressources humaines capables de procéder à cette modernisation ne seraient pas suffisantes), il serait normal d’échelonner sur trois années les coûts de cette modernisation. Une autre hypothèse est celle de l’actualisation des sites Web des ministères et agences de l’administration publique canadienne qui s’est amorcée en 2005-2006, mais qui a véritablement pris son envol en 2007. Cette mise à jour visait à normaliser la présentation des sites Web et de leur contenu dans l’ensemble de l’administration publique canadienne. Elle cherchait aussi à apporter un plus grand dynamisme aux sites Web fédéraux, en optimisant la recherche d’informations et en offrant un nombre plus élevé de bases de données accessibles sur le Web. Enfin, l’hypothèse la plus plausible est celle selon laquelle il s’agit d’un phénomène multifactoriel. De 2004 à 2009, l’administration publique fédérale a, coup sur coup, adopté une série de politiques administratives qui ont exigé des ressources numériques importantes et imposé la mise en ligne d’un nombre considérable d’informations. Pensons ici à la divulgation proactive, à la mise en ligne systématique de tous les rapports publics, aux nouvelles normes de sécurité des serveurs fédéraux et aux ressources de plus en plus importantes (humaines comme financières) dédiées à la cybersécurité. Cette liste de facteurs n’est pas exhaustive, mais elle peut expliquer la croissance rapide des coûts liés au numérique. Certes, ces trois hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives, chacune pouvant rendre compte en partie du phénomène à l’origine de cette croissance rapide.

Deux autres hypothèses auraient pu être émises dans notre analyse : la création de sites répondant à la norme du Web 2.0 et la conception d’applications ou de sites Web dédiés à Internet mobile. Or, aucun site fédéral ne répond présentement à la norme du Web 2.0, sauf peut-être certaines initiatives encore marginales où les citoyens peuvent participer à une forme de consultation publique. En outre, la conception d’applications ou de sites Web dédiés à Internet mobile demeure une activité marginale qui ne semble pas représenter un grand poids financier, puisque l’un des ministères les plus engagés dans la voie d’Internet mobile, Santé Canada, a connu une diminution de l’ordre de 28 % de ses dépenses liées au numérique de 2004 à 2010.

Nous avons par la suite cherché à connaître la part des rubriques dans les dépenses liées au numérique. Le tableau suivant présente le pourcentage des dépenses liées à chaque rubrique dans l’ensemble des douze ministères.

Tableau 2

Le pourcentage des dépenses liées au numérique selon la rubrique

Le pourcentage des dépenses liées au numérique selon la rubrique

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De manière générale, les dépenses engagées avant 2007 étaient davantage orientées vers l’achat d’ordinateurs et d’équipements d’ordinateurs. À partir de 2007, elles servaient plus au recrutement des conseillers en technologie de l’information et à l’achat des équipements informatiques et des logiciels. Ces données semblent appuyer les hypothèses formulées précédemment relativement à la modernisation des infrastructures numériques de l’administration publique fédérale et à celle des sites Web des ministères. Il faut savoir que plusieurs agences et ministères ne disposaient pas dans leurs rangs des effectifs nécessaires pour mener la modernisation des sites Web et que cette dernière a fait l’objet de plusieurs contrats offerts à des conseillers en technologie de l’information. Encore une fois il ne s’agit que d’indications qui appuient des hypothèses et non pas de conclusions fondées sur des données probantes. Ces affirmations restent à démontrer et pour ce faire nous devrons procéder à une analyse minutieuse des contrats pour en déterminer les objectifs et les livrables. C’est seulement sur la base de cette analyse que nous pourrons confirmer ou infirmer nos hypothèses relatives à la modernisation.

Nous avons par ailleurs comparé les dépenses liées au numérique par rapport au budget principal des dépenses des ministères et agences. Le tableau suivant présente le rapport (en pourcentage) entre le budget principal des dépenses et les dépenses liées au numérique dans les douze ministères et agences. Le ministère des Finances et celui des Ressources humaines et Développement des compétences sont absents du tableau, car ils affichent des pourcentages inférieurs à 0,05 %, et ce, pour chacune des années.

Tableau 3

Rapport entre les contrats liés au numérique et le budget principal des dépenses (en pourcentage)

Rapport entre les contrats liés au numérique et le budget principal des dépenses (en pourcentage)

ARC :

Agence du revenu du Canada

BCP :

Bureau du Conseil privé

EC :

Environnement Canada

IC :

Industrie Canada

PC :

Patrimoine canadien

PO :

Pêches et Océans

SC :

Santé Canada

SCT :

Secrétariat du Conseil du Trésor

TC :

Transports Canada

TPSG :

Travaux publics et Services gouvernementaux

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L’Agence du revenu du Canada alloue une part importante de son budget au numérique, soit de 3,42 % à 28,27 %, ce qui explique pourquoi elle se classe en tête selon la moyenne annuelle des dépenses liées au numérique. Le tableau montre également qu’en 2010 le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux aurait octroyé près de 60 % du budget principal des dépenses au numérique. Une large part de ces dépenses est liée au recrutement des conseillers en technologie de l’information et à l’acquisition des services de télécommunication par voie numérique (données non présentées ici). Par ailleurs, en règle générale là où les croissances des dépenses liées au numérique ont été les plus fortes en sept ans, la part du budget numérique par rapport au budget principal est beaucoup plus importante. Une corrélation entre l’augmentation des dépenses et la part du budget principal consacrée au numérique semble donc se dessiner, mais deux exceptions doivent toutefois être notées. D’abord, Industrie Canada et Pêches et Océans ont connu des augmentations de leurs dépenses liées au numérique de l’ordre de 27 % à 28 %, mais en dépit de cette hausse, la part du budget principal impartie au numérique a diminué en sept ans. Ensuite, Ressources humaines et Développement des compétences, qui a connu une augmentation de près de 60 % de ses dépenses liées au numérique, n’y consacre pas plus que 0,05 % de son budget principal.

Comment expliquer ces exceptions ? L’hypothèse la plus probable et la plus simple est que le budget principal de ces ministères ait considérablement augmenté en sept ans, ce qui a pu atténuer la part représentée par la hausse des dépenses liées au numérique. Bien que nous disposions des données relatives aux budgets principaux, une analyse plus fine nous permettra non seulement de confirmer cette hypothèse, mais aussi d’apporter un meilleur éclairage sur cette question, car bien que nous puissions déduire que le budget principal a davantage augmenté dans ces ministères que dans les autres, atténuant ainsi la part des dépenses liées au numérique, des questions demeurent : pourquoi ont-ils profité d’une telle augmentation de leur budget principal ? Cette croissance du budget principal vise-t-elle à compenser les dépenses engagées dans le numérique ou est-elle attribuable à d’autres facteurs ? Et si elle vise à compenser les dépenses engagées dans le numérique, pourquoi ces ministères bénéficieraient-ils d’un tel investissement du gouvernement, alors que les autres ministères doivent assumer l’augmentation des dépenses liées au numérique à même le budget principal courant ? Des recherches supplémentaires doivent être réalisées pour répondre à ces questions.

Conclusion

L’objectif de cette note de recherche était de dresser un portrait des dépenses liées au numérique dans l’administration publique canadienne et d’émettre des hypothèses relatives à ces dépenses qui pourront être confirmées ou infirmées dans la suite de nos travaux. Nous n’avions pas l’ambition d’évaluer ces dépenses, ni même de juger de leur pertinence. En effet, ce sujet étant particulièrement nouveau, nous estimions qu’il était prématuré d’évaluer ainsi ces dépenses, alors qu’un portrait global n’avait pas encore été brossé pour bien les comprendre. À défaut d’avoir pu trouver des données sur les dépenses réelles des douze ministères et agences retenus, nous avons utilisé les données sur les contrats liés au numérique, tout en supposant que ceux-ci ont été honorés. Ces données sont disponibles, sur une période de sept ans, sur les sites des différents ministères et agences fédéraux. Comme nous l’avons déjà souligné, certaines données étant toujours manquantes, nous n’avons pu procéder à des analyses exhaustives et nous avons dû nous limiter, dans cette note de recherche, à formuler des hypothèses.

Cela étant dit, les données dont nous disposons rendent possible l’élaboration d’un portrait sommaire des dépenses liées au numérique dans l’administration publique fédérale. Ces dépenses ont eu tendance à croître au cours des sept années observées, mais le taux d’augmentation varie considérablement d’un ministère à l’autre, passant de 27 % dans certains ministères à plus de 3 000 % dans d’autres. Certains ministères ont en outre connu une baisse de leur taux de dépenses liées au numérique. Selon nos recherches, ces disparités ne peuvent s’expliquer par le type de catégorie à laquelle un ministère ou une agence appartient. Par ailleurs, nos données indiquent qu’en général, avant 2007, les dépenses étaient davantage orientées vers l’achat d’ordinateurs et d’équipements d’ordinateurs et qu’à partir de 2007, elles sont plus liées au recrutement des conseillers en technologie de l’information et à l’achat d’équipements informatiques et logiciels. Après avoir examiné les dépenses liées au numérique et le budget principal des dépenses des ministères et des agences, nous avons noté une certaine corrélation entre l’augmentation des dépenses et la part du budget principal consacrée au numérique, à quelques exceptions près.

Quelles hypothèses ces premières analyses nous ont-elles permis d’émettre ? Notre première a trait à la variation des dépenses entre les ministères qui peut être expliquée par le nombre d’employés dans chacun des ministères. Notre deuxième hypothèse suppose que l’augmentation des dépenses liées au numérique peut être attribuable à des programmes que doivent gérer les ministères, programmes qui entraîneraient plus de dépenses liées au numérique et requerraient plus de ressources informatiques que dans d’autres ministères. Nos troisième et quatrième hypothèses concernent la croissance rapide des dépenses à partir de 2007 pour la majorité des ministères et des agences. Il pourrait exister un cycle de renouvellement des ressources numériques et 2007 marquerait le début de ce cycle. Cette croissance rapide des dépenses à partir de 2007 pourrait aussi s’expliquer par la modernisation des sites Web des ministères et des agences de l’administration publique canadienne qui s’est amorcée en 2005-2006. Nous avons toutefois émis une cinquième hypothèse, plus plausible, selon laquelle l’augmentation rapide des dépenses liées au numérique à partir de 2007 serait associée à un phénomène multifactoriel. Enfin, une sixième hypothèse attribue la relation paradoxale entre l’augmentation des dépenses liées au numérique et la diminution de la part du budget principal consacrée au numérique dans certains ministères à une augmentation du budget principal de ces ministères. Or, bien que cette hypothèse semble, de prime abord, assez simple, elle soulève plus de questions qu’elle n’aide à en résoudre.

Les analyses présentées dans cette note de recherche nous ont permis d’atteindre le double objectif que nous nous étions fixé en dressant un portrait sommaire des dépenses liées au numérique et en émettant des hypothèses de travail que nous devons maintenant vérifier. Bien que cette note soulève certainement plus de questions qu’elle n’offre de réponses, elle a toutefois le mérite de présenter un premier état de situation sur ce type de dépenses et de proposer des théories qui peuvent guider nos prochains travaux sur cette question fort importante, mais encore largement ignorée.