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Planter le décor

L’évolution du rôle des gouvernements dans un monde complexe

Le rôle que joue le gouvernement au sein de la société évolue de manière rapide et continuelle. Cette évolution semble s’être accélérée au cours des vingt dernières années, principalement en raison de l’adoption massive des technologies de l’information et des processus de libéralisation des États et de mondialisation de l’économie. Subissant de plus en plus de pressions, les gouvernements doivent redéfinir leurs activités dans des domaines où ils étaient jusqu’à maintenant directement impliqués, comme les services publics, l’éducation ou la santé. Cette tendance est désormais influencée par la crise financière, par certains échecs liés à des privatisations ainsi que par l’émergence de certaines nouvelles approches, issues en particulier de pays en développement tels que ceux de la zone BRIC [2], mais également des États-Unis. On est en droit de s’interroger sur l’avenir de l’externalisation des prestations de services, qui pourrait se poursuivre ou prendre de nouvelles formes (Misuraca, Codagnone et Rossel, 2011).

La question n’est cependant pas uniquement centrée autour de l’idée de la privatisation ou d’une tendance linéaire à réduire les activités gouvernementales (Dunleavy et autres, 2006). De fait, même avant la récente tourmente financière et la nationalisation de certaines composantes du système financier, le rôle des gouvernements dans la plupart des sociétés évoluées subissait des transformations allant au-delà de la réduction. Par ailleurs, on reconnaît que l’émergence de problèmes nouveaux et complexes force les gouvernements à collaborer de plus en plus avec des intervenants privés afin d’assimiler et de prendre en charge ces défis, tout en augmentant le niveau de coopération entre les différents paliers de gouvernement. C’est particulièrement le cas lorsqu’il y a pression d’une plus vaste régionalisation et besoin de se rapprocher des citoyens, de les impliquer directement dans le processus d’administration et de leur permettre de contribuer au système de prise de décision de manière participative, en prenant le chemin d’une ère nouvelle au cours de laquelle la prestation des services publics sera orientée vers la création de valeurs sociales efficaces et vers un élargissement du pouvoir des usagers (Misuraca et autres, 2010).

En plus de ces défis nouveaux et complexes, la légitimité des actions gouvernementales et la confiance des citoyens en leur gouvernement sont toutes deux controversées. Les structures institutionnelles existantes ont peine à gérer la volonté des citoyens de vérifier le bien-fondé des comportements du gouvernement et de profiter d’un contrôle accru sur l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques. Les mouvements de masse démocratiques modifient leurs structures afin de réduire les boucles de réaction et de simplifier les structures hiérarchiques, au moment même où l’engagement des citoyens dans les partis politiques traditionnels semble diminuer. Dans le même temps, de nombreux citoyens participent à des initiatives sans but lucratif qui partent de la base et s’attaquent à des besoins concrets plutôt qu’à des questions idéologiques. En somme, d’importants signes de changements apparaissent dans la manière dont sont offertes les prestations des gouvernements, et l’on s’attend à ce que ces changements soient de nature complexe et non linéaire et qu’ils aillent bien au-delà des traditionnelles catégories qui opposaient la grande et la petite échelle, la gauche et la droite, la fermeture et l’ouverture, le public et le privé (Misuraca, Broster et Centeno, 2012).

Les gouvernements ont pourtant à leur disposition les systèmes les plus avancés de l’histoire relativement aux technologies de l’information et de la communication (TIC), ils comptent sur des réseaux largement ramifiés et profitent d’une puissance de calcul jusqu’alors inédite. Or, ils se heurtent à un paradoxe : malgré leur capacité à accumuler des quantités inouïes d’information, ils ne parviennent toujours pas à traiter ces données pour en tirer une meilleure compréhension, pour entreprendre des actions efficaces ou pour résoudre leurs principales difficultés (Misuraca, Codagnone et Rossel, 2011).

Dans ce contexte, et à la suite des différents ordres du jour des sociétés de l’information organisés par exemple dans le cadre du Sommet mondial sur la société de l’information, de la Stratégie de Lisbonne de l’Union européenne ou de la Stratégie numérique pour l’Europe 2020, les tendances politiques et les avis consensuels des experts et des chercheurs ciblent les principaux enjeux. Les gouvernements doivent s’assurer que le processus de prise de décision : (1) est véritablement inclusif et participatif, qu’il implique tous les intervenants et représente les intérêts de tous les citoyens ; (2) est fondé sur des données probantes de haute qualité, même dans les domaines très spécialisés, tout en prenant en compte la complexité des systèmes et la nature « réflexive » des variables présentes dans les systèmes sociaux ; (3) est rapide et efficace et qu’il permet de gérer et d’éviter des crises et des désastres avant même que ceux-ci se manifestent dans un contexte en constante évolution et où émergent des situations imprévues. Traditionnellement, ces objectifs ont été considérés comme difficilement réalisables, en particulier en ce qui concerne l’équilibre entre les ordres du jour politiques à court terme et les effets à long terme de ces politiques sur les sociétés (Misuraca et Rossel, 2011b).

Le moment est peut-être venu de réaliser le plein potentiel des TIC pour opérer la transformation des systèmes des administrations. Un changement de paradigme dans la théorie et la pratique du gouvernement électronique sera cependant nécessaire afin de prendre en compte et d’évaluer les effets de ces changements et de mieux comprendre leurs incidences sociales.

Les objectifs et la théorie

Dans cet article nous abordons la question de l’évolution de la théorie et de la pratique de la gouvernance électronique en nous fondant sur l’expérience, pour ensuite envisager les futurs progrès susceptibles d’influencer les politiques actuelles. Le débat sur la question de la combinaison des TIC et de la gouvernance a évolué au cours des dix dernières années, parallèlement à une discussion plus vaste sur la gouvernance électronique dans le cadre de laquelle la conception et la pratique de la gouvernance électronique englobent le phénomène du gouvernement électronique. Bien qu’elles se complètent tout en se chevauchant, les conceptualisations des deux phénomènes ne sont pas encore arrivées à maturité et leurs caractères multidisciplinaires, à la frontière de la théorie et de la pratique, n’ont pas permis l’émergence d’un champ scientifique robuste et autonome (Misuraca et Rossel, 2011b).

La pertinence de la recherche dans le domaine des TIC appliquées à l’administration est cependant indiscutable et ce n’est pas par hasard que l’on trouve habituellement la question au coeur des programmes politiques du monde entier. Au cours des dernières années, le phénomène a pris de l’ampleur et l’on s’attend à ce que ces technologies jouent un rôle crucial dans la recherche de solutions à des problèmes sociaux complexes.

Nous nous appuyons sur une analyse de l’évolution des politiques et sur des discussions scientifiques portant sur le gouvernement électronique et proposons de redéfinir la théorie et la pratique du gouvernement électronique en l’harmonisant avec la conception primordiale du gouvernement assisté par les TIC, une conception selon laquelle les TIC servent à simplifier et à améliorer les opérations administratives internes du gouvernement, à faciliter l’interaction des fonctionnaires, du public et des principales parties prenantes et à encourager la participation des citoyens en vue de favoriser des politiques d’inclusion et d’égalité des chances (Misuraca, 2010).

Pour y parvenir, nous offrons un cadre d’interprétation théorique original, de manière à évaluer les valeurs sociales soutenant la construction abstraite du gouvernement assisté par les TIC. Cet article va plus loin et jette les bases de l’avenir du gouvernement électronique en soulevant le débat généré autour de la question des TIC associées à la gouvernance électronique et à l’élaboration des politiques, ce qui peut être vu comme un terme général signifiant l’interaction entre les TIC dans la mise sur pied d’une administration participative, fondée sur des données probantes et les processus organisationnels et sociaux qui y sont associés.

Les convergences et les divergences jalonnant la route du déploiement du gouvernement électronique sont par la suite exposées, et ce, dans le but de compiler les renseignements sur les politiques et les capacités de gestion des organisations du secteur public et de cibler les progrès technologiques les plus à même d’améliorer l’administration et le développement socioéconomique.

Dans ce contexte, le cadre théorique du gouvernement électronique proposé est élaboré de manière à favoriser l’interprétation des changements et des développements en vue d’un modèle ouvert de gouvernement renforcé par les TIC d’aujourd’hui (et du futur) et en phase avec les valeurs sociales prédéterminées.

Nous terminons en soulignant les défis que devront relever la recherche et l’élaboration de politiques dans le domaine du gouvernement électronique.

Les gouvernements électroniques à l’ère du numérique

Une décennie de leçons à retenir sur l’évolution des gouvernements électroniques

Une analyse de l’évolution des programmes des gouvernements électroniques européens au cours de la dernière décennie révèle de nombreux changements dans la hiérarchisation des priorités liées au gouvernement électronique [3]. En 2001, le concept de gouvernement électronique était associé à des mots tels que modernisation, réorganisation, accès et participation. En 2003 s’ajoutent les thèmes de la transparence, de l’efficacité et des mesures. L’insistance sur les thèmes de transformation, d’efficacité, d’inclusion, d’identité et d’échanges sur les pratiques exemplaires apparaît en 2005 à Manchester et prend véritablement corps dans le plan d’action i2010 pour le gouvernement électronique de la Commission européenne. À Lisbonne, en 2007, les nouveaux mots clés innovation et interopérabilité font leur apparition et, finalement, à Malmö en 2009, l’ordre du jour politique se recentre autour des idées d’engagement, d’ouverture, de qualité des services et des besoins des usagers (Broster, Misuraca et Bacigalupo, 2011).

Au début des années 2000, le projet était de créer une vitrine électronique pour les gouvernements de façon à offrir aux citoyens un accès varié aux services publics. On considérait les TIC comme un ensemble d’outils qui devaient moderniser le secteur public et ainsi améliorer la prestation de services. L’inclusion et une plus grande participation s’en trouveraient favorisées. Progressivement, les objectifs ont été ajustés jusqu’à inclure la réduction du fardeau administratif pour libérer des ressources et par le fait même offrir un meilleur rendement par rapport à l’investissement des contribuables tout en stimulant la productivité grâce à un effet de levier sur l’efficacité.

Au cours de la même période, l’importance de l’utilisation transfrontalière de solutions émergentes s’est considérablement transformée depuis des échanges de pratiques exemplaires jusqu’à la coopération, aux actions conjointes et au partage de connaissances rendant possible le déploiement des systèmes transfrontaliers d’identification électronique et d’authentification. L’interopérabilité est devenue le point central des services intégrés des gouvernements électroniques transfrontaliers et est destinée à favoriser la mobilité des citoyens et le commerce tout en retirant les barrières procédurières qui barraient la route au marché unique.

Pour autant que la prestation de services publics inclusifs ne disparaisse jamais de la liste, les citoyens (ainsi que les entreprises) cesseront peu à peu de recevoir passivement les services et deviendront des intervenants actifs. À l’origine, les citoyens étaient encouragés à participer à la définition des politiques et aux processus de prises de décisions par le truchement de mécanismes de consultation. Or l’implication des usagers a connu une croissance graduelle au point où ils deviennent des coconcepteurs des services publics et des intervenants actifs dans la création des valeurs sociales. Bref, on assiste à une lente transformation d’un rôle effacé à un rôle prédominant. La progression sans précédent de l’emploi des TIC a engendré un mouvement vers l’ouverture et l’engagement. Cependant, il est largement admis que cette transformation est à la traîne du phénomène du Web 2.0 qui a pris le devant de la scène à mi-chemin des années 2000 et qui devient aujourd’hui la nouvelle norme [4].

Parallèlement à cette évolution du gouvernement électronique, le concept de gouvernance électronique a d’abord été conçu comme une composante de la réforme de l’administration publique avant d’émerger en tant que grand défi social et mécanisme capable non seulement d’améliorer les services administratifs et la satisfaction des usagers, mais aussi de promouvoir des formes approfondies de la démocratie. À la base, le gouvernement électronique permet l’expression de l’efficacité de l’administration, mais au niveau le plus complexe, son impact s’étend bien au-delà des frontières de l’administration publique, permettant la pleine participation de la société civile et du secteur privé en tant qu’intervenants actifs. Par ailleurs, cet outil facilite et favorise les interactions entre les intervenants, ce qui entraîne des changements dans les processus de conception des politiques et des réglementations (Misuraca, Rossel et Finger, 2006). De plus, et ça ne semble pas être un accident de parcours, alors que le débat sur le gouvernement électronique s’est principalement polarisé dans les pays industrialisés, la gouvernance électronique a plutôt vu le jour à partir d’expériences sur le terrain dans les pays en développement. Une expérience pionnière et une tentative de conceptualisation de la gouvernance électronique dans une perspective axée sur le développement a été mise sur pied en 2002 dans le cadre de l’initiative e-Afrique pour la bonne gouvernance, parallèlement à l’élaboration du gouvernement électronique comme les initiatives de développement du gouvernement italien et du Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies à la suite de la présentation du plan d’action du G8 et du groupe de travail des Nations Unies sur les TIC (Misuraca, 2007).

Un certain enthousiasme pour la gouvernance électronique s’est ensuite répandu dans le monde en voie de développement et émergent, en particulier en Asie du Sud-Est et en Inde. Par exemple, Basu (2004) se penche sur les questions de lois et d’infrastructures liées à la gouvernance électronique du point de vue des pays en développement, avec un accent particulier sur le succès de ces pays dans l’élaboration de cadres légaux pour le gouvernement électronique. La confusion entre gouvernement électronique et gouvernance électronique, comme dans de nombreux autres cas, n’a cependant pas été clarifiée.

Au demeurant, la forte progression prédite par plusieurs universitaires pour les pays en développement qui effectueraient le virage des TIC ne s’est jamais matérialisée. De nombreux et coûteux projets pilotes et expériences ont été organisés, mais souvent sans grand succès (Heeks, 2001). Jusqu’à présent, la plupart des tentatives de promotion de ce concept dans les régions en développement ont produit des résultats relativement controversés (Chavan et Rathod, 2009). Par exemple, dans le cas de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est en général, on constate un mouvement actif en faveur de la gouvernance électronique et du développement des TIC. Cependant, plutôt que d’être fondée sur une base théorique solide et sur un cadre de travail stratégique, la gouvernance électronique est toujours vue comme une extension du gouvernement électronique (mouvement vers une plus grande participation politique et de plus nombreuses relations entre les intervenants non gouvernementaux).

L’évolution du débat

Les politiques du gouvernement électronique se sont développées en même temps qu’évoluait la théorie dans le domaine au sein de la communauté universitaire et dans les milieux de la recherche, où l’on a assisté à des changements similaires sur le plan des priorités. Depuis les années 1990, l’introduction systématique des TIC dans les opérations gouvernementales a engendré le concept de gouvernement électronique. De nombreux vocables désignent ce concept en anglais : e-gov, digital government, e-administration, online government et, dans certains contextes, transformational government. Tous ces termes reflètent différentes priorités au sein des stratégies gouvernementales (voir par exemple, Dunleavy et autres, 2006 ; Dutton, 1996 et 1999 ; Frissen, 1997).

Le terme gouvernement électronique (e-government) a été défini de diverses manières par une variété d’universitaires et d’intervenants. Au sens propre, gouvernement électronique indique un système efficace de prestation de services publics au moyen des TIC. Il désigne également les transactions électroniques liant le gouvernement et les différents intervenants de la société, tels que les citoyens ou les entreprises, par le truchement de nouvelles technologies, dont Internet (Evans et Yen, 2005 ; Gil-García et Pardo, 2005). Le concept de gouvernement électronique comprend toutes les applications des TIC susceptibles d’améliorer l’efficacité, le rendement, la transparence et l’imputabilité des opérations quotidiennes de l’administration publique (voir Moon, 2002 ; Sharma et Gupta, 2003). Une vision plus large du gouvernement électronique, engendrée par la définition plus simple d’administration gouvernementale électronique au niveau central ou local, envisage le gouvernement électronique sous son angle le plus convivial pour les citoyens, fournissant des services publics améliorés et promettant une meilleure productivité pour tout le secteur public grâce aux réseaux étendus et aux technologies à la fine pointe. On peut également, comme le font Nour et ses collègues (2008), définir le gouvernement électronique autrement, soit comme « un système sociotechnique complexe dans lequel des intervenants hétérogènes sont reliés afin de servir au mieux leurs propres intérêts ».

À cet égard, le concept de gouvernement électronique a été étudié et analysé dans de multiples recherches et selon diverses perspectives. D’aucuns y voient une discipline à part entière, malgré son caractère clairement multidisciplinaire. Jusqu’ici, comme le décrit Cordella (2007), « les principales recherches ont vu le gouvernement électronique comme le prochain pas vers la rationalisation des activités gouvernementales, dans l’esprit de la nouvelle gestion publique » (Bellamy et Taylor, 1998 ; Heeks, 2001 ; Fountain, 2001 et 2008). La conception et l’application pratique du gouvernement électronique ont également été analysées en profondeur du point de vue de la théorie des systèmes d’information (voir Avgerou, 2002 ; Batini, Viscusi et Cherubini, 2009 ; Ciborra et Navarra, 2005). En règle générale, le gouvernement électronique est considéré comme un domaine non scientifique, dont l’analyse ne peut se pratiquer que du point de vue du praticien, tout en s’appuyant sur les principaux piliers de l’ordre du jour de la nouvelle gestion publique, c’est-à-dire l’efficacité, l’imputabilité, la décentralisation et la mise en marché.

Des critiques de ces opinions ont également vu le jour dans la littérature, par exemple chez Dunleavy et ses collègues (2006), Finger et Pécoud (2003), Misuraca, Rossel et Finger (2006), Misuraca (2007), Misuraca et Rossel (2007). Ces auteurs signalent les composantes multidimensionnelles inhérentes et les niveaux d’administration qui doivent être pris en compte au moment de procéder à l’analyse d’une facette du gouvernement électronique, en particulier dans un contexte mondialisé où l’État subit des transformations et où on constate des tensions dynamiques entre les avancées technologiques très rapides et les cadres de réglementation.

Ainsi, le gouvernement électronique peut être considéré comme un concept à mi-chemin entre les divers niveaux de gouvernement et les citoyens. Cette notion a pour objectif de favoriser : (1) l’avènement d’une administration améliorée et plus efficace ; (2) une meilleure communication entre les administrations et entre les entreprises et les administrations ; (3) l’autonomisation des usagers et l’offre aux citoyens d’un accès plus transparent aux processus d’élaboration des prises de décisions politiques (Misuraca, 2009 et 2010).

La situation actuelle

Un cadre de travail pour l’élaboration des politiques de gouvernance électronique en Europe

Après plus d’une décennie d’annonces, de déclarations et de plans d’action politiques, l’idée que les TIC peuvent transformer les systèmes administratifs (et elles le font déjà) est de nos jours admise. Cependant, pour qu’elles puissent y parvenir, ces systèmes devront dépasser les barrières culturelles et institutionnelles qui les enferment en naviguant entre le modèle bureaucratique de gouvernance hiérarchique et verticale et les changements (souvent attendus avec craintes et résistance) que pourraient entraîner les TIC – et ces changements sont pratiquement inévitables, en particulier pour les collaborations horizontales et transorganisationnelles. Sur cette question, les pays membres de l’Union européenne ont réalisé qu’il leur était possible d’optimiser leurs efforts en travaillant de concert. À cet égard, la Commission européenne a joué un rôle de facilitateur, spécialement bien défini dans le Plan d’action européen 2011-2015 pour l’administration en ligne, qui ouvre la voie à la transition du gouvernement électronique vers une nouvelle génération de services gouvernementaux ouverts, flexibles et intégrés, tant aux niveaux local, régional, national que continental, qui permettront dans les faits l’autonomisation des entreprises et des citoyens (Commission européenne, 2010).

Cependant, selon le nouveau plan d’action, la part du lion revient aux États membres, aux particuliers et aux entreprises d’Europe, ce qui met en lumière l’aspect de gouvernance multiniveau inhérent à l’administration et à sa mise en place. Par-dessus tout, le travail d’élaboration du gouvernement électronique en Europe (mais comme on l’a vu, encore plus dans certaines autres régions du globe) a pour objectif la mise sur pied d’une relation cordiale et ouverte avec les entreprises et les citoyens européens (à tous les niveaux, local, régional, national et à travers l’Union européenne), ce qui constitue un thème clé parmi les idéaux sur lesquels se construit la société européenne telle qu’elle se conçoit à l’avenir.

L’emploi des TIC dans l’administration publique ne se résume pas à l’acheminement des données, à la virtualisation, à des technologies de l’information plus écologiques et aux économies réalisées grâce à un meilleur rendement. Il faut concevoir les TIC comme des outils favorisant une prestation de services publics plus rapide et plus flexible. Ceux-ci peuvent devenir les pierres d’achoppement de l’innovation qui augmenteront la compétitivité et deviendront des moteurs en faveur du développement de l’écosystème du gouvernement électronique paneuropéen. Pour que le marché unique numérique européen voie le jour, l’interopérabilité est cruciale sur les plans sémantique, légal et opérationnel. Elle est nécessaire pour effectuer des transactions de biens et de services commerciaux et faire de la mobilité des citoyens et des entreprises une réalité concurrentielle. C’est la condition idéale à l’intégration des services publics paneuropéens, qui devront jouir de standards communs, de coopérations actives et de partages sur les plans de l’expérience et de l’information. À ce sujet, la Commission européenne a adopté en 2010 l’initiative Vers l’interopérabilité pour les services publics européens qui vise à « encourager les administrations publiques à travers toute l’Union européenne à développer autant que possible le potentiel social et économique des TIC » (Commission européenne, 2010). Elle examine la possibilité « d’élaborer une vision commune pour les administrations publiques des États membres afin d’aider les particuliers et les entreprises à profiter pleinement du marché unique européen » (Commission européenne, 2010).

Une priorité en Europe demeure le développement de services intégrés de gouvernement électronique qui correspondraient à des besoins bien définis et qui permettraient, d’une part, aux entrepreneurs de créer et de diriger des entreprises n’importe où en Europe, quel que soit leur lieu d’origine, et, d’autre part, aux citoyens d’étudier, de travailler, de résider et de prendre leur retraite n’importe où dans l’Union européenne. D’importants projets pilotes concentrés sur des services transfrontaliers sont en cours d’implantation. Ils ont été conçus dans le but d’abattre les barrières administratives bloquant les prestations de services sur une base non discriminatoire au profit de tous les particuliers et de toutes les entreprises d’un bout à l’autre de l’Europe. Le prochain pas consistera à tirer profit des synergies entre les projets en réutilisant les infrastructures existantes, en partageant les données résultant des vastes projets pilotes et en ciblant les faiblesses et les possibilités. De cette manière, les efforts de développement pourront être harmonisés et il deviendra possible d’évaluer les véritables besoins économiques et sociaux, de mesurer les coûts des prestations et de relever les obstacles aux services transfrontaliers de l’avenir, pour lesquels l’interopérabilité est cruciale. Malgré l’existence de solutions techniques, il semble qu’il faille encore traverser le mur des modèles de confiance nationaux et harmoniser les structures légales.

En réalité, pour récolter les fruits de ce que l’on appelle souvent les pratiques exemplaires (pratiques souvent impossibles à reproduire ou à mettre à l’échelle), les gouvernements doivent être en mesure de répondre à des questions telles que : nos prestations et nos services administratifs sont-ils efficaces du point de vue du citoyen ? Cette question en engendre d’autres : combien d’heures de travail ou de temps commercial faudra-t-il ? La situation s’améliore-t-elle ? Est-ce que ce sera plus facile l’an prochain ? Le système remplira-t-il automatiquement une partie des formulaires en réutilisant les données de l’année précédente, économisant du temps aux particuliers, aux entreprises et à l’administration publique ? Une réingénierie fondamentale des processus et une réorganisation des frontières institutionnelles et des règles administratives sont nécessaires, et les TIC peuvent représenter un outil de soutien utile. L’établissement de mesures communes permettant d’établir des comparaisons au chapitre du rendement et de l’efficacité et d’évaluer les rapports entre créativité et investissement, en particulier au cours d’une période caractérisée par l’incertitude et pendant laquelle les conséquences de la crise économique demeurent très présentes, représente un défi sans fin. Dans ce contexte, l’efficacité et la compétitivité impliquent également la prestation de nouveaux services de plus haute qualité et la capacité de « faire mieux avec moins ».

Redéfinir la gouvernance électronique dans un contexte changeant

Le cadre théorique servant de base à la gouvernance électronique est évolutif et, comme il a été démontré dans des travaux antérieurs (Misuraca, 2007 ; Misuraca et Rossel, 2007), il est nécessaire de considérer un changement de paradigme radical lorsque l’on tente de conceptualiser cette gouvernance.

De fait, le terme « gouvernance » est employé dans de nombreuses sciences sociales contemporaines, en particulier en économie et en science politique. Il tire son origine du besoin des études économiques (en ce qui a trait à la gouvernance des entreprises) et politiques (pour ce qui est de la gouvernance de l’État) de compter sur un concept vaste capable de porter de nombreuses significations absentes de la notion traditionnelle de « gouvernement ». Le gouvernement, en fait, n’est qu’un des intervenants dans le domaine plus large de la gouvernance.

Le concept de gouvernance a été étudié selon de nombreuses perspectives et dans diverses disciplines ; il propose des définitions en évolution et laisse place à une gamme d’interprétations. En science politique et en sociologie, la gouvernance peut également décrire « un processus de transformation et de reformulation de l’approche des affaires publiques qui implique le développement de systèmes destinés à ordonner les différents intervenants à l’échelle locale au sein des sociétés » (Jacquier, 2008). Cette approche est en accord avec une autre définition développée par les Nations Unies qui considère la gouvernance comme « un ensemble polymorphe d’institutions, de systèmes, de structures, de processus, de procédures, de pratiques, de relations et de comportements de leadership dans l’exercice de l’autorité politique, économique et administrative au sein de la gestion des affaires publiques ou privées » (Nations Unies, 2003). La gouvernance n’est donc pas considérée uniquement comme une question gouvernementale. Il s’agit d’une situation aux multiples interrelations dans le contexte de laquelle différents intervenants des secteurs public et privé ainsi que de la société civile jouent différents rôles – parfois en conflits ou au contraire en complémentarité – centrés sur la satisfaction des intérêts de la communauté locale.

La définition de la gouvernance offerte dans cet article concerne le « processus de prise de décision et de mise en oeuvre des décisions faisant l’objet d’une forme de contrôle et d’évaluations ». De fait, les multiples facettes de la gouvernance – les structures, les rôles et les relations présidant aux fonctions sociales – sont en constante évolution. Ces changements sont fortement conditionnés par les transformations historiques des valeurs sous-jacentes et des modèles organisationnels de la société et peuvent être analysés dans diverses perspectives de recherche (Misuraca et autres, 2010).

En effet, les TIC constituent d’importants outils qui permettent de soutenir les processus de transformation des administrations. Au cours des dernières années, on a assisté à une prolifération d’outils et d’initiatives basés sur les TIC, principalement pour la prise en charge de la prestation de services publics et pour les processus administratifs qu’il est possible de ranger parmi les phénomènes de gouvernement électronique et qui développent également des formes innovantes de prestation locale de services (Misuraca, 2009). Cependant, malgré le fait que le concept de gouvernance électronique ne soit pas reconnu et partagé à l’échelle mondiale (voir par exemple, Kolsaker et Lee-Kelley, 2007 ; Marche et McNiven, 2003) en tant qu’activité complémentaire fondamentalement différente du gouvernement électronique, nous définissons la gouvernance électronique comme « le domaine d’activité couvrant la conception de politiques, la prise de décision, la coordination, l’arbitrage, le réseautage et la régulation assistés par les TIC » (Misuraca, 2010). Ce concept comprend les liens touchant les intervenants administratifs – dont les représentants de l’État sont les plus importants – et les dynamiques évolutives résultant de toutes ces interactions, en termes de formes organisationnelles, de processus, de résultats et d’impacts, tant du point de vue du gouvernement que des citoyens.

Ainsi, la gouvernance électronique peut être considérée comme un cadre large permettant de noter la coévolution des divers intervenants du domaine des TIC dans leurs rapports aux institutions politiques locales, nationales ou internationales. Dans le même temps, elle devrait être vue en tant que construit multidimensionnel comprenant la recherche dans le domaine des TIC, à la frontière avec la recherche dans les sciences sociales, économiques, politiques et organisationnelles, et prenant en charge le contrôle des missions des gouvernements en lien avec les intérêts de la société (Misuraca, 2009). À cet effet, de manière à consolider le débat scientifique et dans le but d’harmoniser les perspectives de la recherche et de la politique, nous proposons de redéfinir la théorie et la pratique de la gouvernance électronique dans le large concept de la gouvernance assistée par les TIC : « le recours aux TIC a pour objectif de simplifier et d’améliorer les opérations administratives internes du gouvernement, de faciliter l’interaction des gouvernements, des citoyens et des autres parties prenantes et d’assurer la participation citoyenne, en garantissant l’inclusion et l’égalité des chances pour tous » (Misuraca, 2010).

Ce concept est mis de l’avant en tant que cadre de travail interprétatif global comprenant une vaste gamme de descriptions formelles et informelles, dont la prise de décision, l’élaboration de politiques, les processus stratégiques et opérationnels, les structures légales et organisationnelles et les relations entre les acteurs. Ce cadre devrait donc être considéré comme un métaconstruit comprenant les concepts de gouvernement électronique et de gouvernance électronique ainsi que les concepts et pratiques complémentaires comme l’e-inclusion, l’e-participation (la participation électronique), l’e-democracy (la cyberdémocratie) et d’autres interrelations.

La mise en oeuvre d’un tel cadre de gouvernance électronique assistée par les TIC et les analyses de l’impact des TIC sur les organisations et les politiques sont influencées par des perspectives néo-institutionnelles. Elles sont combinées à des approches constructivistes de l’élaboration des politiques et des institutions sociopolitiques telles que celles qu’ont par exemple développées Hay (2006) ou Schmidt (2008), mais elles sont réinsérées au sein du débat plus vaste de la théorie des réseaux appliqué aux organisations (voir par exemple, Alter et Hage, 1993 ; Brass et autres, 2004). De fait, les réseaux ont été largement reconnus tant par les universitaires que par les praticiens (Provan et Milward, 2001 ; Provan et Kenis, 2007) en tant que forme importante d’administration à niveaux multiples. Les avantages de la coordination des réseaux sont considérables (en particulier dans le cas d’une assistance des TIC), tant dans le secteur privé que public et comprennent un apprentissage amélioré, un emploi plus efficace des ressources, une capacité accrue à planifier et à prendre en charge certains problèmes complexes, une plus grande compétitivité et une amélioration des services pour les clients et les consommateurs. La recherche dans le domaine de la gouvernance assistée par les TIC devrait conséquemment être liée, d’une part, à l’influence qu’ont les solutions des TIC sur la qualité de la relation entre le gouvernement, ses électeurs et ses intervenants et, d’autre part, à l’évaluation du degré de soutien qu’offrent les réseaux assistés par les TIC aux nouveaux modèles de « connexion ».

Le cadre interprétatif formulé ici pour évaluer les diverses dynamiques émergeant de l’application des services et des innovations assistés par les TIC se concentre sur les questions sociales, organisationnelles et technologiques en tant qu’éléments clés de la définition des changements politiques et organisationnels impliqués dans la mise en oeuvre des TIC au sein des processus administratifs. En référence aux travaux récents dans le domaine des sciences sociales, des politiques sociales et des TIC (voir par exemple, Misuraca et Viscusi, 2010 ; Viscusi, Batini et Mecella, 2010), nous sommes pour l’adoption d’une définition large du gouvernement électronique en tant que système d’innovation dans le cadre de l’élaboration des politiques assistées par les TIC pour l’administration publique et les fonctions gouvernementales qui s’y rattachent. De ce point de vue, les projets assistés par les TIC peuvent être considérés comme des interventions contextuelles de haut niveau ayant pour objectif d’introduire et de faciliter des changements graduels (Misuraca, Reid et Deakin, 2011). Ainsi, notre cadre théorique proposé considère la gouvernance assistée par les TIC comme un construit abstrait qui comprend les moteurs suivants en ce qui concerne les valeurs sociales [5] (voir figure 1).

Figure 1

Cadre théorique pour l’interprétation de la gouvernance électronique

Cadre théorique pour l’interprétation de la gouvernance électronique
Source : adapté de Misuraca et Viscusi, 2010

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La performance

La performance comprend l’efficacité et le rendement (qui permettent l’utilisation optimale des ressources pour les citoyens lors de la prestation des services) et, indirectement, la réactivité (la capacité à servir tous les citoyens d’une manière normalisée et prévisible).

L’ouverture

L’ouverture renvoie à l’accès à l’information en tant que fondé de pouvoir pour la participation (permet le processus d’autonomisation des citoyens ouvrant la voie à un contrôle légal des prestations de service), à la transparence (laquelle engendre une visibilité du déroulement du travail pour le service aux citoyens par le truchement d’un système automatisé de prestation de services) et à l’imputabilité (implique la création de standards auxquels les personnes offrant les services peuvent être comparés). Elle aide également à atteindre l’objectif de garantir une orientation consensuelle (suivant des pratiques démocratiques).

L’inclusion

L’inclusion comprend l’égalité et l’inclusivité (pour que les citoyens bénéficient des services de manière équitable, qu’ils soient membres ou non de groupes sociaux minoritaires ou défavorisés), ce qui assure de manière implicite le respect de la règle de droit (implique de s’assurer que les lois et les règlements régissant les services soient appliqués de manière impartiale).

Ces trois dimensions tentent de décrire, selon une perspective organisationnelle et politique, les objectifs qui devraient motiver tous les modèles d’administration, quelles que soient leurs caractéristiques techniques ou opérationnelles. Le but de la précision de ces dimensions est la satisfaction et l’harmonisation de différentes requêtes touchées par la mise en oeuvre des systèmes des TIC. Les représentants, les gestionnaires du secteur public et les praticiens concernés par la mise sur pied de tels services devraient être guidés par des systèmes abstraits et des objectifs généraux dans leur démarche, quels que soient les traditions administratives, les contextes institutionnels et la culture organisationnelle servant de décor à leurs activités professionnelles. Le cadre proposé a pour objectif d’offrir une perspective systémique et un instrument permettant de mettre en valeur les liens rattachant les TIC et l’administration et d’esquisser les divers défis que cette entreprise sous-entend. Ces moteurs de valeurs représentent les principes et les résultats attendus des services assistés par les TIC à différents niveaux de l’administration. Bien qu’il soit reconnu que les TIC peuvent jouer un rôle substantiel dans les transformations administratives, peu de recherches ont été menées sur les dimensions non techniques de ce phénomène. De plus, peu d’instruments permettent d’obtenir la perspective systémique nécessaire aux chercheurs et aux praticiens qui voudraient relever les défis représentés par l’observation des multiples facettes de l’administration assistée par les TIC.

Dans la prochaine partie, nous discuterons de la relation entre la gouvernance assistée par les TIC et les changements sociaux et nous introduirons le concept de la modélisation des politiques en tant qu’instrument permettant potentiellement de rassembler et de traiter les connaissances et, au final, d’améliorer les capacités de cueillette des renseignements sur les politiques.

Les perspectives dans le domaine de la gouvernance électronique

Les TIC appliquées à la gouvernance électronique et à l’élaboration des politiques : une plateforme favorisant l’autonomie pour les renseignements en matière de politique

L’économie et la société sont de nos jours plus interconnectées, plus instables et plus imprévisibles que jamais. En outre, les progrès dans le domaine des TIC surviennent très rapidement. Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui est déjà un remarquable catalyseur de créativité, de collaboration et d’innovation, offrant des possibilités qu’il aurait été impossible d’imaginer il y a à peine vingt ans. Celui qui aurait prédit à l’époque que les enfants jouiraient d’un accès libre et gratuit à des images satellites de n’importe quel coin de la Terre, que les internautes de toutes les régions du globe pourraient entrer en contact, que les usagers pourraient lancer des recherches parmi des billions d’articles d’un simple clic sur leurs minuscules ordinateurs aurait passé pour fou (Misuraca et autres, 2010).

Les stratégies actuelles d’élaboration des politiques et les façons habituelles d’assurer la cueillette des éléments probants relatifs aux prises de décisions ne parviennent plus à prendre en compte les défis sociaux modernes de plus en plus complexes, multidimensionnels et hautement dynamiques. Depuis plus de soixante ans, la société a échoué largement dans son ambition de combattre les problèmes sociaux, et ce, malgré des investissements croissants de ressources dans l’élaboration des politiques de l’État (Ormerod et Squared, 2010). Il semble que la résistance aux politiques soit responsable de ces échecs ; elle survient lorsque les résultats visés par une politique sont sabotés intentionnellement ou non par des éléments dynamiques complexes, par certains facteurs, par des boucles de rétroaction du premier ou du second ordre, etc. Les causes sont fréquemment multidimensionnelles et le phénomène a été observé tout au long de l’Histoire (Sterman, 2006).

Les chercheurs actifs dans le domaine ont désormais à leur disposition une puissance de calcul radicalement augmentée en plus d’un accès largement répandu à un réseau de communautés interconnectées. Les possibilités modernes de cueillette et de traitement de données à coûts modérés restaient impensables il y a à peine une dizaine d’années. Ces progrès ont mené à l’émergence de visions futuristes comme la « singularité », selon laquelle les ordinateurs dépasseront éventuellement les capacités cognitives humaines, et une possible « explosion de l’intelligence » qui pourrait, entre autres, conduire à prolonger l’existence et améliorer la qualité de vie (Kurzweil, 2005). Or les techniques et les approches actuelles d’élaboration, de mise en oeuvre et d’évaluation des politiques ne sont pas adaptées à l’observation de ce futur complexe et interconnecté. De plus, elles sont basées sur une vision abstraite et irréaliste de l’être humain : rationnelle (maximisant les utilités), moyenne (non hétérogène), atomisée (non connectée), sage (prévoyant à long terme), souvent très simplifiée (déni de complexité) et engagée politiquement (Misuraca, Codagnone et Rossel, 2011). Bref, le cadre intellectuel sur lequel repose l’élaboration des politiques n’est plus adéquat. Il est donc nécessaire d’opérer un changement de paradigme dans le domaine par la mise en oeuvre d’un nouveau cadre de renseignement sur les politiques. Il ne suffira pas cependant d’une augmentation de la puissance de calcul et de la quantité de données. De nombreux problèmes présents de longue date pourraient également devoir être pris en charge.

En outre, un certain nombre d’avancées technologiques, économiques, sociales et environnementales affectent tous les pays, ainsi que la majorité des domaines touchés par les politiques. Afin de prendre en charge les problèmes associés à ces développements, une nouvelle culture de réflexion axée sur l’avenir devient essentielle (Havas, Schartinger et Weber, 2010). Il pourrait être utile de combiner prévoyance et techniques de modélisation assistées par les TIC pour soutenir l’administration et l’élaboration de politiques afin d’améliorer les renseignements en matière de politiques. Plus spécifiquement, l’insertion des méthodologies de prévoyance dans les techniques de modélisation des politiques pourrait engendrer une nouvelle génération d’élaboration de politiques qui permettrait d’éviter les approches partielles et à courte vue fréquemment employées de nos jours.

Cependant, étant donné l’importance de la mondialisation, les changements croissants sur les plans technologiques et organisationnels et l’évolution continue des facultés d’apprentissage et des applications de la connaissance, notre avenir ne peut être prédit d’une manière fiable par un quelconque modèle sophistiqué (Havas, Schartinger et Weber, 2010). Quant à l’élaboration des politiques, on constate un gouffre de plus en plus vaste entre la vitesse, la complexité et l’incertitude de certains changements technologiques et socioéconomiques, d’une part, et la capacité à élaborer des politiques appropriées, de l’autre. Même la crédibilité de la science en prend pour son grade. La recherche scientifique n’est plus vue comme « vraie » en elle-même et l’objectivité des politiques basées sur des modèles est remise en question dans un contexte où scientifiques et créateurs de modèles prennent parti pour des opinions et des modèles souvent divergents et arrivent fréquemment à des conclusions opposées sur certaines questions. Dans ce contexte en évolution, la Commission européenne a lancé en 2009 un nouveau champ de recherche portant sur les TIC appliquées aux domaines de l’administration et de l’élaboration de politiques, réunissant deux domaines de recherche complémentaires, jusque-là traditionnellement séparés : l’espace de l’administration et de la participation, qui comprend des technologies telles que la conversation de masse et certains outils collaboratifs, et le domaine de la modélisation des politiques, qui inclut la prévoyance, la modélisation en mode agent, la simulation et la visualisation. Ces outils de TIC pour l’administration et l’élaboration des politiques visent l’amélioration des prises de décisions dans une ère complexe et aspirent à une élaboration des politiques et à une administration plus efficace et plus intelligente, tout en accélérant les courbes d’apprentissage enchâssées dans les cycles politiques globaux (Commission européenne, 2009).

De manière générale, on espère repousser les frontières traditionnelles de la recherche sur le gouvernement électronique jusqu’à atteindre de nouvelles options de rayonnement afin de s’attaquer à des problèmes sociaux complexes auxquels le monde fait face, en mettant en application des innovations assistées par les TIC et des approches coopératives de modélisation des politiques. Dans ce contexte, il est nécessaire de cibler et de caractériser les principaux défis qu’affronteront à l’avenir la recherche et la mise en oeuvre des politiques.

Les TIC peuvent effectivement aider à briser les cloisonnements administratifs et à ouvrir les processus gouvernementaux (par exemple, par l’ouverture d’accès aux données). Elles peuvent offrir de nouvelles formes de coopération en vue de l’élaboration et de la mise en oeuvre des services publics (valeurs sociales générées par les usagers, selon le modèle du Web 2.0). De plus, les architectures axées sur le service peuvent favoriser la production de services innovateurs par le truchement de combinaisons flexibles de composantes modulaires. De ce point de vue, les services innovateurs assistés par les TIC d’aujourd’hui, telles que l’analyse visuelle, les applications géospatiales, la mobilité, le réseautage social, peuvent augmenter le potentiel représenté par la cueillette de données via les téléphones cellulaires pour engendrer un flux de données synchrone ascendant (par exemple les embouteillages via les téléphones mobiles ou les conditions météo via Twitter). Les TIC permettent l’avènement d’un gouvernement par les citoyens autonomes, ce qui pourrait s’avérer d’une grande valeur, en particulier dans les pays en développement [6].

Mais une question critique demeure. Comment les gouvernements peuvent-ils faire confiance au secteur privé et comment mettre en oeuvre de manière efficace une approche aux multiples intervenants ? Les représentants de l’industrie des TIC mettent de l’avant la nécessité d’un partenariat sain entre les secteurs public et privé. Dans le contexte d’un tel partenariat, le secteur public détiendrait le pouvoir d’inclure dans son processus d’approvisionnement une administration à plusieurs intervenants qui, éventuellement, offrirait de la valeur à la société. Une partie des tensions sur cette question viennent de la lenteur que prennent normalement les projets gouvernementaux à se mettre en place, ainsi que du caractère complexe et interconnecté de ces initiatives, alors que les technologies sous-jacentes changent plus vite que le temps d’attente standard pour la prestation des systèmes.

L’informatique en nuage et les services partagés sont de nouvelles solutions technologiques qui pourraient favoriser la mise en place d’une telle plateforme de renseignements sur les politiques. Mais pour que cela soit possible, des standards ouverts doivent être mis en place, et le secteur public doit rendre transparents ses objectifs et ses motivations pour permettre à l’industrie de livrer la marchandise : les TIC deviennent chose commune et les aspects sécuritaires prendront une importance indéniable. Il faudra sans nul doute jongler habilement avec les standards ouverts pour la définition de service, les structures et la sémantique des données. Le Web 2.0, l’informatique en nuage et les applications Web évoquaient des concepts très futuristes lorsque le gouvernement électronique est né il y a à peine dix ans, mais certaines technologies sont désormais bien présentes et on ne peut les ignorer.

En paraphrasant le concept de « nouvelle normalité », l’administration ouverte sera la norme du futur, mais cette transformation sera apportée principalement par des changements de comportements et non par les TIC. Nous assistons déjà à de multiples changements dans nos vies quotidiennes, dans nos attitudes personnelles et professionnelles. Ces changements peuvent être observés en particulier dans la manière dont les jeunes intègrent leurs personnalités numériques et réelles, ou en analysant la façon dont sont employés et consommés, voire abusés, les contenus générés par les usagers ou les réseaux sociaux. Or, on ne se trouve qu’à mi-chemin sur la route de la révolution numérique. Beaucoup reste à faire, et plus que jamais du côté de l’organisation du secteur public pour institutionnaliser les changements et s’assurer qu’une nouvelle génération de services publics assistés par les TIC peut devenir utile et profitable aux citoyens. La tâche symbolisée par la prestation de services publics exigeant de hauts niveaux de fiabilité, de confiance et d’ouverture et engendrant de lourds investissements représentera en effet les principaux défis à venir.

Vers l’administration ouverte à l’ère numérique : les défis politiques et les directions pour la recherche

Pour que fonctionne de manière bénéfique un modèle ouvert d’administration assistée par les TIC actuelles (et celles du futur), de nombreux problèmes relatifs aux politiques et à la recherche devront être résolus. Selon les moteurs des valeurs sociales esquissés, les dimensions administratives primordiales suivantes doivent être prises en compte.

La première de ces questions est la relation entre les gouvernements et les citoyens et les entreprises à qui les prestations de services sont destinées. Les leçons du passé en matière de politiques démontrent l’indéniable préoccupation des gouvernements qui aspirent à devenir davantage centrés sur les citoyens et les entreprises. Cependant, cette ambition dépend de la capacité des gouvernements à évaluer les besoins réels, les attentes et les désirs de leurs populations cibles avant de redessiner les processus et les services afin de les satisfaire. La capacité à établir un dialogue bidirectionnel entre les gouvernements, les administrations publiques, les individus et les agents collectifs demeure l’un des principaux défis dans le déploiement d’un modèle ouvert d’administration ; un modèle dans le contexte duquel les citoyens sont autonomisés en tant qu’électeurs, contribuables, utilisateurs de services et participants actifs dans la création de services dont l’impact sera collectif.

La seconde dimension aborde la question de l’évolution technologique. La tendance vers une virtualisation du traitement et de la capacité de stockage dans des environnements d’informatique en nuage ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Mais bien que l’informatique en nuage offre un rendement efficace et d’intéressantes économies, cette technologie crée également une pléthore d’incertitudes à propos de la vie privée et de la sécurité. Ces doutes n’ont rien de nouveau. Ils ont engendré nombre de questions plus vastes sur le plan légal et forcent la définition d’une perspective législative sur l’évolution des services électroniques dans un espace informatique à large diffusion. Toujours sur le plan technologique, des restrictions grandissantes sont imposées en termes de consommation d’énergie sur les processus de production basés sur les ressources informatiques. Il est inévitable que le monde se dirige vers des technologies de l’information plus écologiques. Le défi n’est pas que technique, mais également économique et politique. De plus, les coûts et les profits de la virtualisation des ressources informatiques, tout comme le déploiement de technologies de l’information économes énergétiquement, doivent être évalués et mesurés. La capacité de mesurer les coûts et les profits du déploiement de nouvelles technologies ne représente pas le seul défi de l’évaluation dans un contexte d’administration électronique. En plus de devoir offrir de manière transparente des services électroniques efficaces et efficients, le secteur public doit mettre sur pied les moyens d’évaluer les impacts des transformations assistées par les TIC tant en termes de performance économique qu’en termes de coûts des services de soutien et des transactions. Cette nécessité de procéder à la cueillette de données empiriques dans le but d’analyses permettant l’évaluation des rendements des investissements s’étend jusqu’à la mise en correspondance des valeurs sociales et à l’évaluation de la satisfaction des intervenants.

Troisièmement, la dimension réglementaire engendre des goulots d’étranglement dans la mise en oeuvre d’un paysage uniforme de services publics transfrontaliers. L’absence d’un cadre législatif ayant force exécutoire pour l’identité, les règles commerciales, les lois contractuelles et la protection de la vie privée forme une barrière empêchant l’interopérabilité efficace et intégrée et retarde la mise sur pied d’un marché électronique mondial. Les cadres législatifs existants, à l’échelle nationale et mondiale, pourraient devoir être révisés de façon à mieux refléter le paysage technologique et commercial en pleine mutation. En théorie, les lois devraient être neutres sur le plan de la technologie de manière à être indépendantes de l’évolution technologique. Ainsi, le principe de la neutralité technologique est crucial tant dans une perspective systémique que légale. Les efforts pour évaluer les lois en vigueur sont déjà entrepris. Cependant, il faut prendre en considération le fait que les rôles nationaux de certaines organisations gouvernementales ralentissent parfois la croissance des activités ou des transactions transfrontalières. En d’autres termes, celles-ci sont forcées d’adopter des règles et des positions qui empêchent certaines activités transfrontalières en raison de considérations nationales.

Conclusion

En conclusion, et de manière à se tourner vers l’avenir, l’histoire de l’administration électronique devrait être analysée en appliquant les célèbres Hype Cycles de Gartner [7] pour illustrer comment le gouvernement électronique, après avoir atteint le « pic des attentes démesurées » entre maintenant dans la phase du « détroit des désillusions ». Cependant, l’histoire des vingt dernières années (et les attentes de l’ère d’Internet) offre déjà une forte impression de déjà vu, puisque l’humanité s’est trouvée exactement à ce pic en train de regarder vers le même détroit à maintes reprises.

Le paradigme pour l’avenir de la gouvernance ouverte devrait conséquemment apprendre des expériences passées et évoluer en tant que relation plus saine entre gouvernements, entreprises et citoyens. Il est également clair que les renseignements détenus par le secteur public devront être de plus en plus accessibles afin qu’ils soient réutilisés par une gamme étendue d’intervenants. Les récentes avancées dans la théorie de la transparence constituent une nette inspiration pour le concept de gouvernement ouvert. Elles plaident pour l’application des philosophies issues du mouvement pour les logiciels libres dans le contexte des principes démocratiques de façon à autonomiser les citoyens intéressés et à leur permettre de participer directement au processus législatif. Cependant, la gouvernance ouverte a plus à voir avec l’ouverture des données qu’avec les logiciels libres. Dès que les données sont ouvertes, disponibles et bien structurées, le pouvoir des masses, qui a transformé l’industrie de l’information journalistique avec la naissance des blogues, pourrait s’étendre à pratiquement tous les coins du Web. Comme les fournisseurs extérieurs subissent moins les contraintes de bureaucraties rigides et de la stricte imputabilité, ils pourront innover autour des données de façon beaucoup plus rapide et libre que les gouvernements. Mais les données ouvertes ne représentent pas pour autant une panacée ; la libération des données ne sera qu’un petit pas dans un long parcours.

Malgré tous les efforts et les succès du passé, le travail est loin d’être terminé. En effet, bien que l’engagement politique et les attentes des citoyens et des entreprises soient plus forts que jamais, le cadre d’interprétation proposé par le présent article afin d’évaluer les performances pourrait guider les stratégies innovatrices qui nous permettront de repousser les frontières traditionnelles du gouvernement électronique et de résoudre des problèmes sociaux complexes auxquels nous faisons face en appliquant des innovations assistées par les TIC et des approches coopératives de l’administration. L’innovation, la durabilité, la reprise économique et la croissance dépendront en fait de plus en plus de la capacité des personnes responsables de l’élaboration des politiques à visualiser clairement et efficacement tant les causes originelles que les possibles solutions des questions mondialisées (Misuraca et autres, 2010). C’est uniquement dans ce contexte que les principales barrières empêchant l’amélioration de l’administration pourront être retirées et qu’il sera possible de construire une société numérique à la fois ouverte, innovante et inclusive.