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Désormais disponible en version française chez Lux, le livre de Sherene H. Razack entend faire la lumière sur une évolution observable depuis les attentats du 11 septembre 2001 au sein des démocraties occidentales : la désignation des musulmans comme une catégorie distincte de citoyens et leur expulsion de l’espace public. L’auteure montre de quelle manière, sous l’action conjuguée des médias et des politiques, parvient à s’installer l’idée que les musulmans des pays occidentaux constituent un danger pour la sécurité des citoyens, un obstacle à l’émancipation des femmes et à la pérennité de la culture nationale.

Sherene Razack entend démasquer la « pensée raciale » (p. 30-35), présente au sein de la classe politique et médiatique, qui perçoit les musulmans comme étant foncièrement différents, antimodernes et potentiellement dangereux. Se mettent en place, dans l’imaginaire collectif occidental, trois figures archétypales : « le dangereux musulman, la musulmane en péril et l’Européen civilisé » (p. 10). Le premier, par ses moeurs contraires à la modernité, constituerait un danger pour les sociétés occidentales. La deuxième, culturellement soumise et incapable de faire valoir ses droits, resterait constamment sous la domination du premier. Quant à l’Européen civilisé, il serait l’opposé du musulman : sécularisé, éclairé et respectueux des droits de la femme.

Razack étaye sa théorie par plusieurs études de cas survenues au cours de la dernière décennie, chacune correspondant aux différents chapitres de son ouvrage : le profilage racial lors d’entretiens d’embauche sur les questions de sécurité (chap. 1), la torture des prisonniers de la prison d’Abou Graïb (chap. 2), la vision culturaliste et orientaliste de la femme musulmane (chap. 3), la progression du racisme antimusulman en Norvège (chap. 4) et finalement la polémique sur les tribunaux d’arbitrage religieux en Ontario (chap. 5).

Ces différents thèmes ont pour point commun de mettre en scène les acteurs du triptyque susmentionné. Derrière cet éclectisme empirique, Razack cherche à montrer qu’une même logique est à l’oeuvre : les autorités politiques et médiatiques créent un climat propice aux pressions sur les musulmans, dans le but de les évincer de l’espace public.

Le processus s’articule autour de différentes étapes : débutant par la stigmatisation, il se poursuit par la justification d’une surveillance accrue de certains types de population sur la base de l’appartenance religieuse, avant de prendre des formes plus coercitives, comme l’exclusion de l’espace politique, cette dernière étape pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement ou la torture (p. 38-42, voir également la conclusion). Un tel ostracisme serait rendu légitime par l’urgence de la situation géopolitique mondiale, où, aux yeux des dirigeants occidentaux, un islam revendicateur et agressif aurait remplacé le communisme comme ennemi mondial de la démocratie libérale. Par son caractère antimoderne, irrationnellement religieux et intrinsèquement violent, le musulman se voit érigé en antithèse de l’Occident et, à ce titre, toute mesure visant à surveiller, endiguer et contrôler les populations musulmanes se verrait frappée du sceau de la légitimité.

Cette mise au ban, qui prend des formes plus ou moins prononcées, s’appuie sur une vision orientaliste du musulman, perçu comme radicalement étranger. Elle s’effectue parfois sous l’alibi du progressisme, comme on peut le voir aux chapitres 4 et 5 où des arguments féministes sont invoqués à des fins discriminatoires. Alors que les hommes musulmans constituent une menace, les femmes musulmanes, elles, doivent être protégées de l’agressivité de leur conjoint ou mari, ce qui justifie l’intervention de l’État (p. 25). Razack dénonce ici le mode de raisonnement binaire dominant, traçant une frontière raciale entre un Occident éclairé, blanc, moderne, et les populations musulmanes supposées prisonnières de leurs atavismes culturalistes.

On peut savoir gré à Razack d’aborder des thèmes qui restent encore insuffisamment explorés dans la théorie sociologie contemporaine. Si des auteurs comme Nilüfer Göle (2005), Jocelyne Cesari (2006) ou Talal Asad (2003) ont abordé la question des transformations de l’islam au contact des sociétés occidentales et de la vision orientaliste véhiculée par les médias sur les femmes musulmanes, l’angle d’approche de Razack apporte une dimension comparative intéressante, notamment par son volet empirique. Par ailleurs, le triptyque du « musulman agressif, de la musulmane soumise et de l’Européen civilisé » s’avère être une grille de lecture pertinente pour l’analyse de plusieurs situations contemporaines.

L’argumentaire du livre n’est cependant pas exempt de certaines approximations, notamment en ce qui a trait à son cadre théorique et à sa méthodologie. Je mentionnerai ici deux exemples.

Évoquant la polémique lancée par le pamphlet islamophobe d’Oriana Fallaci, La Rage et l’Orgueil, l’auteure affirme (p. 154) : « En dépit du racisme patent dont ce texte se fait le porte-parole, je n’ai trouvé sans difficulté qu’une seule critique défavorable. » (La critique en question se trouve dans le journal britannique The Guardian.) Les références en notes de bas de page révèlent que l’analyse de Razack s’est uniquement portée sur The National Post et The National Review Online, journaux réputés conservateurs (p. 155 et 304). Un simple coup d’oeil dans les archives des principaux quotidiens anglophones permet pourtant de découvrir que l’ouvrage de Fallaci a reçu maints commentaires acerbes, tant dans la presse canadienne que britannique ou américaine, y compris de la part de publications comme The Atlantic Monthly, où Christopher Hitchens, pourtant lui-même très critique envers l’islam, compare le texte de Fallaci aux brûlots antisémites du début du siècle dernier.

Par ailleurs, l’emploi récurrent des termes tels que « nations blanches » ou « empire américain » confère parfois une tonalité manichéenne à la démonstration de Razack, gommant la complexité de la réalité sociale au profit d’une vision binaire qu’elle semble pourtant dénoncer chez ses contempteurs. D’un strict point de vue méthodologique, ces termes, insuffisamment explicités, laissent un sentiment d’inachevé à sa démonstration.

À titre d’exemple, elle affirme, à propos de l’instrumentalisation du féminisme par l’extrême droite (p. 256) : « Les féministes canadiennes qui rejettent les tribunaux religieux le font dans un pays colonisé par les Blancs et où les dirigeants entendent surveiller davantage les minorités, afin de faire bonne figure au sein de la fratrie des nations blanches. » Dans le même registre, certaines allégations laissent parfois le lecteur dubitatif : « Les féministes canadiennes, en effet, ne voient pas que la montée des fondamentalismes correspond point par point à l’idée largement répandue selon laquelle un ensemble de nations blanches estime indispensable de déclencher une guerre contre le terrorisme et contre la religion, en vertu des lois occidentales et au nom de la laïcité. » (p. 264)

L’ouvrage de Razack est parsemé de commentaires de ce genre, qui viennent parfois ponctuer des démonstrations qui auraient gagné à être étayées par un vocable théorique mieux élaboré. Ainsi en est-il de la conclusion de l’ouvrage (p. 276) lorsque l’auteure soutient que les musulmans des pays occidentaux sont « casés dans des camps » (p. 276), lorsqu’elle évoque un « plan néolibéral pour mieux contrôler les frontières raciales » (p. 240), ou encore lorsqu’elle dénonce le « grand dessein occidental, qui consiste à faire des musulmans des suspects en puissance et à restreindre leurs droits à la citoyenneté » (p. 238).

De telles approximations contreviennent à la rigueur scientifique de la démonstration et, à certains égards, le livre de Razack semble parfois privilégier le militantisme politique. Si ces travers n’obscurcissent pas les qualités de l’ouvrage, d’une lecture agréable et d’un intérêt empirique certain, il reste que les failles méthodologiques empêcheront de convaincre un lectorat plus large que celui déjà acquis aux thèses de l’auteure.