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Ce livre pose la question de la légitimité de l’Union européenne aux yeux de ses citoyens et celle de l’identification de ceux-ci à l’Union, alors que l’ue, en s’élargissant, est devenue de plus en plus diverse culturellement. Il répond à cette double question en recourant à de multiples données statistiques et en les traitant avec précaution. L’ouvrage se divise en trois parties : d’abord une revue des discussions sur la diversité et la légitimité de l’ue, accompagnée de quelques considérations théoriques ; ensuite, des études de cas et des enquêtes statistiques ; enfin, une réflexion sur la formation des attitudes générales positives ou négatives vis-à-vis de l’ue. L’ensemble des contributions forme un tout cohérent et rigoureux. Huit des dix auteurs sont de langue allemande, deux sont de langue française, tous écrivent en anglais et semblent partager un même horizon intellectuel.

L’ouvrage distingue une légitimité fondée sur l’expérience subjective des citoyens, c’est-à-dire sur leur approbation de l’ue, et sur une légitimité fondée sur des considérations théoriques au sujet des institutions et procédures démocratiques de l’Union. C’est évidemment à la première qu’il s’intéresse. Il reconnaît qu’il n’y a pas un peuple européen, que ce peuple est multiple et divisé, que l’ue ne peut rivaliser avec les nations qu’elle rassemble pour l’allégeance de ses citoyens, mais qu’elle constitue un corps politique fondé sur le vouloir vivre ensemble de ses membres, si ce n’est pas sur une culture et une histoire communes. Si l’allégeance nationale est la plus forte, elle ne contredit pas nécessairement celle, plus faible, que l’on porte à l’ue. Les deux peuvent fort bien être complémentaires. Contrairement à des impressions répandues depuis les refus français et néerlandais au projet d’une constitution européenne, le soutien à l’ue n’a pas faibli.

Je m’attarderai sur deux contributions qui me paraissent particulièrement pertinentes et qui se complètent. L’une porte sur la relation entre la tolérance de certaines nations vis-à-vis du multiculturalisme en leur sein et leur acceptation d’une ue elle-même multiculturelle, alors que l’autre porte sur la singularité française. La première commence par distinguer trois types de communautés nationales : il y a d’abord des nations fondées sur une commune ethnicité et excluant les étrangers ; il y a ensuite des nations républicaines, fondées sur le choix des citoyens, mais exigeant l’assimilation des immigrants ; enfin, il y a des nations postnationales, pourrait-on dire, libérales et ouvertes aux différences culturelles. Cette distinction est testée empiriquement et, curieusement, le Royaume-Uni et la France se retrouvent dans la première catégorie. L’auteur montre que les nations de la troisième catégorie s’identifient davantage à l’ue, tandis que celles de la deuxième catégorie s’y identifient moins. Les nations de la première catégorie se prêtent moins à des conclusions claires, bien qu’elles ne contredisent pas les résultats attendus.

Quant à la singularité française, elle est présentée avec nuance. Habituellement, on distingue une identité nationale héritée, culturelle et ethnique d’une autre, politique, délibérée, fondée sur la volonté des citoyens de s’unir. La France est habituellement présentée comme l’exemple même de la seconde identité. La Révolution le prétendit. La lutte pour reprendre l’Alsace et la Lorraine se fonda sur cette distinction entre deux identités nationales, qui permettait d’opposer la France à l’Allemagne, de glorifier l’une, républicaine, et de noircir l’autre, culturelle. En fait, nous dit l’auteur, il y a toujours eu une France qui se voulait culturelle, tantôt monarchiste, tantôt fasciste, tantôt populiste et opposée aux immigrants. Cette France s’oppose aujourd’hui à l’ue supranationale. Si la France a refusé par référendum le projet de constitution européenne, c’est parce que ce courant de l’extrême droite a renforcé les voix d’une gauche qui s’opposait à l’Europe pour des raisons différentes, des raisons qui tiennent au prétendu libéralisme économique de l’ue. Encore fallait-il que le courant de cette droite soit mobilisé par un parti et des dirigeants habiles.

La théorie de la démocratie délibérative d’Habermas inspire quelques réflexions à la lecture de ce livre. Les partisans de l’intégration européenne et du projet de constitution avaient espéré que les discussions au sujet de ce projet créeraient un horizon politique commun et renforceraient l’identité comme la légitimité de l’ue. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Ce que nous montre l’un des auteurs, c’est que les organisations de la société civile promouvant les débats au sujet de la constitution n’ont pas eu un grand rayonnement public. Elles se sont limitées à influencer les institutions européennes. Celles qui s’en sont éloignées pour rejoindre une plus large audience ont perdu leur influence sur la politique européenne qui se définit à Bruxelles.

Le rôle des partis est un thème important dans cet ouvrage. Les partis politiques nationaux devraient être des lieux de discussion au sujet de la politique européenne et des instruments de la légitimité démocratique de l’ue. Mais les grands partis nationaux du centre ou proches du centre tendent à éviter les enjeux européens, tandis que les partis de l’extrême droite ou de l’extrême gauche sont généralement opposés à l’ue. Une contribution examine la congruence entre les préférences des électeurs, celles des partis et celles des politiques européennes. Une autre note la faiblesse des partis du Parlement européen et le manque de politisation des débats au sein des institutions européennes.

Cet ouvrage est bien construit, ce qui est remarquable pour un ouvrage collectif, et propose toujours des analyses sérieuses. Il pose de bonnes questions et y répond avec rigueur. On aura compris qu’il n’est pas écrit par des eurosceptiques, mais il traite ces derniers avec objectivité.