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Dès la fin des années 1940, Romain Gary (nom choisi pendant la guerre et ensuite officiellement adopté) a mené, parallèlement à son parcours professionnel [2], une intense et fiévreuse activité d’essayiste et de romancier qu’il n’a cessé de poursuivre tout au long de sa vie. Auteur à grand tirage, méprisé par une bonne partie de la critique, il a également été dramaturge, reporter, scénariste et cinéaste. L’énorme popularité acquise grâce à sa personnalité polyédrique et à la puissante charge idéaliste qui marque son écriture a concouru à atténuer les contours déjà incertains d’un personnage ambigu et fuyant : la vie de Romain Gary a été entourée d’un halo mythique continuellement alimenté par l’auteur lui-même, au moyen de jeux de dédoublement, de falsifications, de confessions et de démentis qui, issus de sa vie publique, sont devenus matière romanesque [3]. Sa notoriété est surtout liée, en effet, à la mystification mise en place à partir de 1974 : après la parution de Gros-Câlin [4], sous le pseudonyme d’Émile Ajar, Gary décida de ne pas révéler l’artifice et demanda à son petit-cousin Paul Pavlowitch de personnifier cet écrivain pour lequel la critique s’était montrée enthousiaste. Le succès d’Ajar dépassa toute attente : La vie devant soi [5] obtint le prix Goncourt en 1975 et Romain Gary devint, à l’insu de tous, le seul écrivain à l’avoir remporté deux fois (la première, sous son nom véritable, avec Les racines du ciel en 1956). Ce n’est qu’après la mort de Gary, en 1980, que la supercherie fut dévoilée et que l’on apprit les dessous inquiétants du canular. Les rapports entre Gary et Pavlowitch étaient devenus ingérables : craignant que l’échafaudage mensonger qu’il avait bâti ne lui glissât des mains, Gary se montrait toujours plus autoritaire ; Pavlowitch, de son côté, supportait mal de n’être qu’un homme de paille et aspirait à plus d’autonomie. Vie et mort d’Émile Ajar de Romain Gary et L’homme que l’on croyait [6] de Paul Pavlowitch témoignent d’ailleurs des proportions inattendues prises par l’affaire.

Or, si l’affaire Ajar apparaît comme le résultat d’un projet déjà formulé par Gary dans Pour Sganarelle [7] (1965), c’est pourtant à partir de La promesse de l’aube [8] (1960) qu’il entame un véritable réquisitoire contre tout discours sur l’identité et sur la subjectivité, qui aboutira à l’invention d’Émile Ajar et à sa liquidation posthume dans Vie et mort d’Émile Ajar [9]. Dans cette perspective, il est intéressant d’isoler son parcours autobiographique de l’ensemble de l’oeuvre : en effet, un fil rouge court au long de La promesse de l’aube, de La nuit sera calme, de Pseudo [10] et de Vie et mort d’Émile Ajar. C’est que Gary décide d’utiliser le genre autobiographique pour en dénoncer les limites : il choisit de surmonter les impasses de l’écriture de soi par le moyen de la création. Dans ces quatre ouvrages, la dimension autobiographique se trouve directement visée et exploitée et leur analyse nous permettra d’envisager le choix poétique de Gary-Ajar sous un angle précis : celui d’une résolution ferme et opiniâtre en faveur du romanesque. Pour Sganarelle nous permettra d’établir les données théoriques de base, alors que l’examen des ouvrages retenus nous mettra à portée de voir comment la désagrégation délibérée du dispositif générique est accomplie par l’auteur. Le parti pris critique dont se réclame toute l’oeuvre de Romain Gary, d’ordre esthétique et éthique à la fois, se retrouve a fortiori dans son parcours autobiographique : nous verrons que c’est seulement grâce au roman que l’écriture de soi peut dépasser son caractère narcissique pour ouvrir un champ de possibilités inédites.

Un Sganarelle aux gages du chef-d’oeuvre

Pour Sganarelle est un livre farfelu, au statut générique incertain : préface de roman aussi bien que manifeste poétique et mise en abyme du roman lui-même, il constitue l’introduction et la justification d’un ensemble picaresque (la trilogie Frère Océan), poursuivi avec La danse de Gengis Cohn [11] et La tête coupable [12]. Même si, à plusieurs reprises, Gary répète l’inutilité de toute théorie romanesque [13], il livre ici son « art du roman » en interrogeant les assises de tout acte de création [14]. Où réside le pouvoir de conviction d’un roman ? Qu’est-ce que l’authenticité romanesque ? Comment un personnage peut-il nous concerner ? Ce sont là les quelques questions auxquelles l’auteur essaie de répondre.

S’il n’y a pas, dans cet ouvrage, de théorie littéraire au sens strict, il y a pourtant une partition de base qui revient tout au long de l’essai : c’est le partage que Gary établit entre le roman total et le roman totalitaire. Selon Gary, la littérature française aurait subi une violente débandade pendant l’après-guerre et les écrivains de cette période auraient trahi la véritable vocation de l’art du roman : combattre la Puissance, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle est, afin d’en dévoiler les mystifications. En revanche, on assisterait au triomphe du roman totalitaire qui fige l’homme dans une condition d’aliéné en l’empêchant de se penser autrement. La littérature aurait ainsi perdu son pouvoir subversif pour s’abandonner à la pure transcription du réel :

Une petite musique de fin d’un monde, une mi-temps de la littérature et du siècle, un roman de la dernière heure, une dernière heure qui n’est ni celle du roman, ni celle du monde, mais seulement d’un monde, d’un souffle, d’un épuisement, d’une couche de recrutement, peut-être d’une société, une littérature de mutilé et de la mutilation, où l’infirme, au lieu de tenter de se réadapter à l’univers, cherche à réduire l’univers à ses infirmités

PS, p. 59

Gary s’en prend, en général, à un certain esprit du temps et son attaque vise, en vrac, la psychanalyse, le marxisme, l’existentialisme sartrien, Camus, Kafka et Dostoïevski. Toutefois, le caractère militant de l’essai acquiert une force particulière quand il s’en prend au Nouveau Roman. La poétique d’écrivains tels qu’Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Claude Simon serait marquée par un nombrilisme exacerbé : au nom d’une écriture de la neutralité et contre l’imposture de la création, les nouveaux romanciers ne feraient rien d’autre qu’élever une clôture autour de ce que Gary appelle « leur Royaume du Je », en obligeant le lecteur à les suivre dans le déploiement de leur égocentrisme maniaque. Et ce serait les « rapports fétichistes » à une prétendue vérité à révéler qui auraient mené à une « mystique du langage », même chez les « très remarquables », Le Clézio ou Roland Barthes par exemple [15] :

Cette mystique actuelle du langage adore dans le Mot une sorte de déchéance sacrée de l’incompréhensible, du chef-d’oeuvre originel perdu qu’il s’agit de retrouver, une relique d’un Mot véritable, un Mot à la fois messianique et premier qui sera un jour atteint, rejoint, et qui viendra nous éclairer. […] Tous les rapports fétichistes des sociétés matérialistes d’aujourd’hui avec la vérité portent la marque du rapport de l’homme primitif avec l’incompréhensible. Ils excluent l’opposition, l’ironie, la provocation par la moquerie, le doute, immédiatement qualifiés soit de cynisme, soit de réaction, soit d’anarchie, car ils nous rendent à notre terreur de la liberté. L’incompréhensible rend toutes nos vérités sacrées

PS, p. 293

Dans des pages enragées et flamboyantes, Gary relève et déplore la même tendance qu’Italo Calvino avait définie comme une reddition, un abandon « à la mer de l’objectivité, au flux ininterrompu de ce qui existe [16] ».

Pourtant, au-delà de cette réaction, Gary propose, avec Pour Sganarelle, un manifeste poétique où le « Royaume du Je » est sapé par un personnage à identités multiples, en fuite continuelle : il s’agit de Sganarelle, un picaro moderne qui incarne à la fois le romancier, le personnage et l’art romanesque tel qu’on le connaît depuis le Don Quichotte. Valet de son maître et parasite, il s’engage à personnifier le contrepoint, le non-dit : il « invente, ce n’est pas vrai, il nous raconte des histoires, c’est un saltimbanque, un malhonnête, un foutriquet » (PS, p. 48). Le Sganarelle de Gary est ce personnage errant, malin, cet antihéros aux allures de vaurien qui, dans la littérature espagnole des xvie et xviie siècles, oppose ses vices aux vertus chevaleresques. Ses vicissitudes sont pourtant maîtrisées grâce à la leçon donnée par Cervantès : il possède une conscience toute moderne qui préfère la multiplicité de points de vue à la mise en scène d’une position subjective stable. Contre une critique littéraire normative et prescriptive, Gary s’adonne à une narration qui se fait critique de la réalité et d’elle-même, afin de toucher au contraste insoluble entre l’homme, ses idéaux et l’Histoire :

On ne peut se battre pour le roman total sur le front théorique, mais seulement en se donnant à un tel roman, et en le donnant. On peut tout de même rappeler que l’originalité du romancier n’a jamais consisté en une « découverte » quelconque, et certainement pas dans une « révélation » abyssale, mais dans la puissance et la nature de son imagination, à laquelle la réalité fournit des éléments de vraisemblance. Ce qui constitue la richesse romanesque « psychologique », ce n’est pas la verticale intérieure du psychisme authentique, mais une absence de démenti : le romancier ne demande à la réalité que de ne pas le contredire. Ce n’est pas le Sens de la donnée humaine que poursuit le roman : bien au contraire, il profite de son absence, de la disponibilité du matériau

PS, p. 345

Le caractère impromptu et l’esprit pamphlétaire de Pour Sganarelle empêchent, en partie du moins, de saisir l’ampleur du projet esquissé : il s’agit d’une entreprise protéenne [17] et prométhéenne à la frontière entre la littérature et la vie, dirigée par la volonté de sonder le pouvoir de la création afin de montrer l’inconsistance du partage entre réalité et fiction. Cette entreprise trouvera sa réalisation définitive grâce à la figure d’Émile Ajar : dans son testament littéraire (Vie et mort d’Émile Ajar), Gary dira avoir voulu pousser la fiction à sa limite, donnant enfin vie à ce picaro, à la fois personnage et auteur, tel qu’il l’avait décrit dans son essai de 1965.

La création artistique se charge, pour Gary, d’une valeur qui n’est pas seulement esthétique : elle concerne l’homme en général et constitue le fondement de sa liberté. Il choisit de vivre un déracinement total afin de mettre en doute la validité même d’une identité stable, miroir d’un sujet défini. Dans cette perspective, il répond de façon originale aux exigences exprimées dans certaines réflexions philosophiques des années 1960 à la recherche de nouveaux paramètres pour définir la subjectivité — qu’il s’agisse du Sujet ontologiquement partagé théorisé par Jacques Lacan ou du Sujet à nier, et puis à reformuler, dont parlait Michel Foucault, ou encore du sujet larvaire, constamment in fieri, de Gilles Deleuze [18]. Si le Nouveau Roman et Tel Quel avaient voulu s’insérer dans le sillage ouvert par la philosophie pour exprimer un clivage inhérent au sujet, Gary pratique une véritable fuite identitaire qui dépasse le caractère autoréférentiel des expériences néo-avant-gardistes.

Se séparer de soi-même, l’espace d’un livre

La promesse de l’aube, La nuit sera calme, Pseudo et Vie et mort d’Émile Ajar donnent une vue d’ensemble fort intéressante sur le rapport décalé que l’oeuvre de Romain Gary entretient avec le genre autobiographique. C’est que Gary utilise l’autobiographie dans un but critique précis : celui de nier sa valeur autocognitive et testamentaire. Et le contenu et la forme des quatre ouvrages se trouvent en conséquence marqués par une ambiguïté irréductible qui permet à l’auteur de dépasser ce qu’il considère comme les tendances « intimistes » de son époque.

En jouant avec la notion même d’autobiographie, Gary veut faire éclater la double idée d’identité qui l’institue. Si l’on s’en tient, en effet, à la célèbre analyse de Philippe Lejeune, il est moins question d’authenticité, de vraisemblance ou bien de personne grammaticale que d’identité. Et cette identité se décline à deux niveaux : un premier niveau, textuel — voire grammatical —, lié à un contrat de lecture qui pose l’identité de l’auteur, du narrateur et du héros comme condition sine qua non ; un second niveau, celui du contenu, qui traite justement du dévoilement de cette identité, ou de son masquage définitif par la mystification [19]. Nous verrons comment Gary arrive à décomposer les deux niveaux en amenant le genre à se désagréger. L’autobiographie ne sera donc pas le compte rendu narcissique d’une vie, mais elle deviendra la forme particulière qui permettra au Sujet de s’engendrer :

La vérité est que j’ai été très profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité. Une fringale de vie, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités que chaque saveur goûtée ne faisait que creuser davantage. Mes pulsions, toujours simultanées et contradictoires, m’ont poussé sans cesse dans tous les sens, et je ne m’en suis tiré, je crois, du point de vue de l’équilibre psychique, que grâce à la sexualité et au roman, prodigieux moyen d’incarnations toujours nouvelles. Je me suis toujours été un autre

VMÉA, p. 29-30 [20]

La promesse de l’aube ou la vie par procuration

La promesse de l’aube, publié en 1960, se présente au premier abord comme une autobiographie à part entière, dans le sillage de Rousseau : l’écriture du parcours d’une vie où chaque épisode raconté s’insère dans un ensemble qui lui donne une signification ultérieure. La composition même du livre suit une tripartition classique qui marque les étapes de l’évolution d’un homme : le lecteur s’attend donc à une narration qui, par son caractère individuel justement, puisse devenir exemplaire et prendre une valeur partageable [21]. Le premier et le dernier chapitres, où le narrateur parle au présent de l’indicatif, ont une fonction d’enchâssement assurant le déroulement d’un temps linéaire. Le récit s’ouvre sur une phrase qui est symptomatique de tout l’ouvrage : « C’est fini ». En renvoyant à un temps révolu, la biographie est donc envisagée comme un espace fermé.

Si le pacte référentiel est donc conclu et tenu, à mesure qu’on avance dans la lecture, on repère un certain nombre d’anomalies par rapport à l’autobiographie traditionnelle. Dès que le héros commence à évoquer ses souvenirs, le lecteur comprend que la vie racontée est plutôt celle d’un couple formé par une mère et par son fils. Et tout le récit se déroule à partir d’une promesse que le héros, enfant, avait faite à sa mère Nina « de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont [il] avai[t] si bien appris à connaître, dès [s]es premiers pas, la puissance et la cruauté » (PA, p. 16-17).

Une ambiance de rêve envahit le récit et la prétendue vérité des faits racontés répond à des critères qui relèvent plutôt du domaine de l’imaginaire. Parmi les personnages qui peuplent le livre, on trouve des hommes en chair et en os — des camarades du lycée jusqu’au général de Gaulle —, mais également les esprits malins qui accompagnent l’existence d’un enfant. Après avoir fait défiler les images de Totoche — « le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions » —, de Merzavaka — « le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque débout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l’oeil et son rictus hilare » — et de Filoche — « le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine » (PA, p. 17-18) —, le narrateur conclut :

Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis et c’est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit ; ma mère avait été un de leurs jouets favoris ; dès mon plus jeune âge, je m’étais promis de la dérober à cette servitude ; j’ai grandi dans l’attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le voile qui obscurcissait l’univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié ; j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour

PA, p. 19

Il envisage donc toute son histoire personnelle sous le signe de l’effort à accomplir pour obtenir le rachat de sa mère. La littérature et la biographie du héros sont ici convoquées pour accomplir une même tâche : faire face aux données brutes du réel pour les plier au gré de l’auteur. Et c’est là que se mêlent, emblématiquement, la littérature et la vie, car un double projet commun les soutient :

Je croyais fermement qu’on pouvait, en littérature comme dans la vie, plier le monde à son inspiration et le restituer à sa vocation véritable, qui est celle d’un ouvrage bien fait et bien pensé. Je croyais à la beauté et donc à la justice. Le talent de ma mère me poussait à vouloir lui offrir le chef-d’oeuvre d’art et de vie auquel elle avait tant rêvé pour moi, auquel elle avait si passionnément cru et travaillé. Que ce juste accomplissement lui fût refusé me paraissait impossible, parce qu’il me semblait exclu que la vie pût manquer à ce point d’art. Sa naïveté et son imagination, cette croyance au merveilleux qui lui faisaient voir dans un enfant perdu dans une province de la Pologne orientale, un futur grand écrivain français et un ambassadeur de France, continuaient à vivre en moi avec toute la force des belles histoires bien racontées. Je prenais encore la vie pour un genre littéraire

PA, p. 352

Dans cette « autobiographie sensationnelle » (comme il l’avait définie lors de sa parution), Gary arrive à dépasser le « petit Royaume du Je » en s’adonnant à une recréation libre et fantastique de sa propre histoire [22] : sans optimisme irréfléchi, il décide de donner libre cours à son imagination et, tout comme ses modèles humains (le jongleur Rastelli, Malraux, de Gaulle ou bien sa mère Nina), il mène jusqu’au bout sa lutte contre les limites. Lorsque Gary définit l’homme comme une « tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale, intellectuelle » (PA, p. 161), il éclaire également la signification de son autobiographie : un défi aux règles du genre. Peu importe si les faits narrés ne sont pas véridiques, ce qui compte pour lui, dans la vie comme dans la littérature, c’est de ne pas se laisser engloutir par les aléas de l’existence.

Faire la part du feu : La nuit sera calme

Du point de vue générique, La nuit sera calme pourrait être considéré comme un livre-interview : Gary répond ici aux questions posées par François Bondy, un ancien camarade de lycée devenu journaliste. La première question posée par Bondy concerne justement le choix de s’adonner à une interview et Gary revient sur la nécessité de saper les prétentions du sujet par le biais d’une ironie mordante, d’une attitude grivoise et d’un humour décapant :

« Je » est d’une prétention incroyable. Ça ne sait même pas ce qui va lui arriver dans dix minutes mais ça se prend tragiquement au sérieux, ça hamlétise, soliloque, interpelle l’éternité et a même le culot effarant d’écrire les oeuvres de Shakespeare. Si tu veux comprendre la part que joue le sourire dans mon oeuvre — et dans ma vie — tu dois te dire que c’est un règlement de comptes avec notre « je » à tous, avec ses prétentions inouïes et ses amours élégiaques avec lui-même

NC, p. 8

L’image publique de Gary qui ressortait des commentaires de la presse était, en effet, doublement caricaturale : romancier traditionnel d’une part, affecté d’une graphomanie irrépressible, incapable de se renouveler et, d’autre part, diplomate qui se plaisait dans le milieu des starlettes de Hollywood, gaulliste invétéré qui jouait l’homme de spectacle. Il s’agit donc, par le biais de cet ouvrage, de « faire la part du feu » (NC, p. 7) : Gary entend faire certaines mises au point, mais il rejette avec constance toute forme d’autodéfinition identitaire :

Un homme qui est « bien dans sa peau » est ou bien un inconscient ou bien un salaud. Personne n’est dans sa peau sans être aussi dans la peau des autres et cela devrait tout de même poser quelques problèmes, non ? […] Je me suis déjà étendu là-dessus et je ne veux pas y revenir, mais le « je » est toujours du plus haut comique et il a trop tendance à l’oublier. Certainement, il donne parfois de beaux fruits mais il faut régulièrement lui couper les branches, comme avec toutes les plantes. L’humour fait ça très bien

NC, p. 166

Dans ce sens, ses racines littéraires se superposent emblématiquement à ses racines culturelles : « Je plonge toutes mes racines littéraires dans mon “métissage”, je suis un bâtard et je tire ma substance nourricière de mon “bâtardisme” dans l’espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d’original » (NC, p. 185). La forme de l’entretien permet à Gary de déployer son habileté rhétorique en abordant même les questions les plus complexes avec esprit ; elle lui permet également d’exprimer certaines réticences, de formuler des phrases elliptiques, de maintenir un minimum d’ambiguïté. En ce qui concerne la réception des romans, c’est à une certaine attitude de l’époque qu’il s’en prend et, comme dans Pour Sganarelle où il avait dénoncé les limites des néo-avant-gardes, il relève ici une autre tendance qu’il blâme : un certain besoin, mal caché, de moralité, qui tiendrait à la vérité des faits racontés (NC, p. 187). Encore une fois, c’est du pouvoir démystifiant du roman qu’il se réclame. De même, c’est le roman qui permet à l’écrivain de « vivre une multiplicité de vies différentes — les plus différentes possibles. C’est un processus de mimétisme qui est au fond celui d’un acteur… » (NC, p. 183).

Dans ce livre qui, en raison de l’interférence d’un médiateur, ne semble pas respecter le pacte autobiographique, Romain Gary nous donne son meilleur portrait, évoquant les événements centraux de sa vie avec un souci d’authenticité et une rigueur documentaire qui n’étaient pas présents dans La promesse de l’aube. Toutefois, lorsque l’on découvre que c’est Gary lui-même qui a confectionné l’ouvrage en entier — François Bondy n’étant qu’un prête-nom [23] —, d’autres éléments entrent en jeu dans la lecture. La dimension autobiographique revient avec force dans le texte, mais, justement à cause de la forme choisie, elle est en même temps éludée. Et il apparaît évident que Gary utilise la structure formelle souple du livre-interview pour mettre en lumière, encore une fois, les limites de l’autobiographie traditionnelle. Dans ce faux dialogue, Gary répète continuellement l’inutilité de tout discours qui a le « je » comme sujet, en niant encore une fois la valeur autoreprésentative et autocognitive de l’autobiographie. À partir du constat que « les gens font toujours du casting, ils vous distribuent des rôles suivant leur propre imagination, sans aucun rapport avec ce que vous êtes » (NC, p. 37), Gary décide donc de tout dire à propos de son image publique, mais, en ce qui concerne le discours identitaire, il rejette toute définition : ficher le camp est la seule possibilité permise. Les bases pour sa métamorphose en Ajar sont jetées.

Pseudo : s’autodafer

Si, dans La promesse de l’aube et dans La nuit sera calme, Gary travaille, pour ainsi dire, par estompage, ce n’est qu’avec Pseudo, publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar, que l’on assiste à une désagrégation définitive : à la fois de la structure, du contenu et de la forme. C’est comme si la négation identitaire développée par l’auteur dans les autobiographies précédentes atteignait ici une limite infranchissable.

Le livre sort en 1979 et Émile Ajar est déjà connu du public : Gros-Câlin et surtout La vie devant soi ont obtenu un grand succès. En outre, l’intérêt pour l’écrivain est alimenté par la bizarrerie de son caractère : après s’être fait passer pour un terroriste libanais nommé Hamil Raja, il avait confessé s’appeler Paul Pawlovitch, petit-cousin du célèbre (mais moins doué) Romain Gary. Et, dans Pseudo, l’ironie mordante, l’allure enfantine, les formules bouleversantes typiques du style Ajar sont magistralement agencées pour donner le jour à ce qui apparaît comme le journal intime d’un fou.

Le narrateur fait référence à une cure psychiatrique qu’il aurait entamée à Copenhague à cause de certains troubles d’identité et, dans un rythme syncopé martelant les 32 chapitres du livre, il mène un discours débridé et délirant [24]. La cause principale de son malaise serait à chercher dans le prétendu caractère fictif de son existence ; à cela s’ajouterait un sentiment d’inaptitude qui, depuis l’enfance, l’aurait toujours obligé à la fuite et à la mascarade. Le livre semble naître du besoin de livrer une confession définitive pour revendiquer, finalement, son oeuvre et sa vie. La dimension autobiographique [25] est rendue à travers deux types de renvoi : d’abord par des allusions aux faux détails biographiques déjà donnés à la presse et, ensuite, par le truchement d’une série de références intertextuelles relatives à Gros-Câlin et à La vie devant soi.

Or, de nos jours, le lecteur est inévitablement pris de vertige : le narrateur est en réalité Gary, qui écrit l’autobiographie de son pseudonyme Ajar, tandis que tout le monde croit qu’Ajar est Paul Pavlowitch. Le narrateur exprime, en outre, une haine profonde envers son oncle Tonton Macoute, sobriquet sous lequel se cache Romain Gary. Les attaques sont déclenchées avec un sarcasme mordant, qui comporte de nombreuses insinuations sur certaines questions brumeuses où le mépris se mêle à la diffamation :

J’ai un oncle que j’appelle Tonton Macoute, parce que pendant la guerre, il était aviateur et il massacrait les populations civiles de très haut. Il faisait de temps en temps des cures de désintoxication à Copenhague, dans la clinique du docteur Christianssen. Il ne boit pas, ne se drogue pas et je pensais qu’il venait se désintoxiquer des populations civiles qu’il avait massacrées. Qu’il cherchait à se désintoxiquer de lui-même.

C’était faux. Tonton Macoute allait se faire désintoxiquer chez le docteur Christianssen à Copenhague parce qu’il fumait trop de cigares. Je ne ferai aucun commentaire là-dessus. Aucun.

Je pourrais vous parler de lui pendant des heures, parce que c’est d’une drôlerie. Il se prend pour mon père et s’imagine que j’éprouve à son égard des ressentiments de fils, alors que c’est à mourir de rire

P, p. 28

L’ambiguïté monte dans un tourbillon de phrases impromptues, de formules érudites et de tournures inattendues : « Il me regardait fixement de ses yeux aux reflets de moi-même. Le jansénisme du néant promettait la pureté rédemptrice de l’oeuvre d’art » (P, p. 168). Et le sommet du délire est atteint dans un dialogue entre Émile Ajar et Tonton Macoute (P, p. 109-111).

Avec le même esprit ravageur, le narrateur exploite un autre motif : celui de son rapport avec les avant-gardes. C’est ainsi que, sur le plan formel, il singe les postures avant-gardistes et, sur le plan thématique, aborde quelques sujets « très à la mode » : le Sujet — justement —, le manque de sujets, l’Auteur, l’écriture en général, ou bien des questions d’ordre philosophique telles la culpabilité ou la responsabilité :

J’écrivais. J’écris. Je suis à la page 77 du manuscrit. Certes, je ruse. Je ne parle ici de   ni de   et surtout pas de   car ce serait du langage articulé, avoué, qui perpétue et colmate les issues et les sorties de secours, met à l’absence des fenêtres des barreaux qu’on appelle certitudes.

Prenez, par exemple, la crapolette. C’est un élément capital de transplantation et de Sacco Vanzetti et ça ne veut rien dire. Il y a donc espoir. Il y a absence de sens quotidien familier et donc une chance de quelque chose.

Je finirai mon livre parce que les blancs entre les mots me laissent une chance

P, p. 120

Il me fallait à présent un autre sujet pour me défendre et évacuer. Or, comme chacun sait, il y a crise de sujets. Ce n’est pas qu’il en manque, grâce à Dieu, mais la plupart ont déjà été traités. Il y en a aussi dont je ne voulais à aucun prix, parce qu’ils infectent. Je ne parle même pas du Chili, comment s’en débarrasser par un roman. Ils ont de très bons écrivains en Amérique du Sud, ils s’en occupent. Il y avait les six millions de Juifs exterminés mais c’était déjà fait

P, p. 64

Il joue également avec les interprétations psychanalytiques, la pseudonymie, la prétention au sérieux de la critique : il mélange tout, afin de tout tourner au ridicule.

La tentative de rendre compte de l’entreprise de Gary dans cette troisième autobiographie aboutit toujours à des impasses et il semble impossible d’envisager l’ouvrage sous un angle précis : là où l’on pense trouver l’opinion de l’auteur, on s’aperçoit bientôt qu’il s’agit d’un énième piège. Avec l’affaire Ajar et sa mise en abyme dans Pseudo, Gary pousse le pouvoir de la création jusqu’à l’effacement de toute certitude : on n’arrive plus à discerner le document de la fiction et le discours ne peut plus être analysé en termes d’authenticité ni de véracité. L’auteur donne à son texte une dimension autobiographique au détriment des paramètres traditionnels de l’autobiographie et le pacte de lecture est valable seulement pour le lecteur contemporain [26]. Dans Pseudo, une phrase semble résumer toute la poétique d’Ajar et rendre manifeste son exaspération : « J’essaye toujours de parler à l’envers, pour arriver peut-être à exprimer quelque chose de vrai » (P, p. 128).

Entre la publication de La promesse de l’aube en 1960 et celle de Pseudo en 1976 a lieu un changement qui n’est pas simplement de l’ordre du canular, de la ruse. Celui-ci concerne le discours identitaire que Gary avait développé à partir de Pour Sganarelle. Pseudo commence par une phrase qui renvoie, en l’inversant, à celle de l’incipit de La promesse de l’aube : « Il n’y a pas de commencement » (P, p. 9). Lorsqu’on connaît les dessous de l’affaire, cet ouvrage ne peut plus être lu comme une simple moquerie : le court-circuit provoqué par la superposition des niveaux de lecture se double d’une signification ultérieure. Loin de considérer la biographie comme un espace clos à définir, Gary, dans Pseudo, charge le discours d’une dimension tragique liée à l’impossibilité de se dire. L’intention qui avait dirigé la rédaction de Pseudo sera expliquée dans Vie et mort d’Émile Ajar, en 1981, où Gary dira que c’est seulement grâce à l’invention du Pavlowitch « autobiographique » (VMÉA, p. 33) qu’il était parvenu à écrire le roman de l’angoisse dont il rêvait depuis l’âge de vingt ans. Avec la présence simultanée de ses deux ou trois identités, il avait pu ainsi exprimer cette tentation de la multiplicité qu’il avait toujours ressentie : une tentation qui, en se matérialisant, était toutefois devenue destructrice.

Vie et mort d’Émile Ajar

Vie et mort d’Émile Ajar est une longue lettre où Romain Gary s’adresse « à la postérité » et c’est notamment au dévoilement du cas Ajar qu’elle est consacrée. Par ailleurs, l’auteur donne quelques clés de lecture d’une portée plus ample en mâtinant les questions qui ont marqué son esthétique de réflexions sur la littérature et sur la valeur sociale de celle-ci :

J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps — une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès — il ne reste même plus l’illusion lyrique

VMÉA, p. 15-16

Il s’agit d’un deuxième Pour Sganarelle ; mais si, en 1965, le travail du romancier était in itinere, avec Vie et mort d’Émile Ajar, nous nous trouvons face au discours clair et condensé d’un écrivain chevronné : la vie et l’oeuvre accomplies, il se livre à un commentaire de ses choix et à l’éclaircissement des intentions qui les soutenaient. Pour Sganarelle était un texte hybride, une sorte de préface embrouillée à un choix littéraire encore à faire ; Vie et mort d’Émile Ajar possède, en revanche, la clarté et la concision de l’épilogue.

Plusieurs passages sont ainsi consacrés à la démonstration que « tout Ajar est déjà dans Tulipe » (VMÉA, p. 18) et à la victoire personnelle remportée grâce à Pseudo, dont personne ne se doutait qu’il pouvait en être le véritable auteur :

Mais ce fut avec la parution de Pseudo que ma témérité fut vraiment récompensée. Alors que je m’y étais fourré tel qu’on m’a inventé et que tous les critiques m’avaient donc reconnu dans le personnage de « Tonton Macoute », il n’est venu à l’idée d’aucun qu’au lieu de Paul Pavlowitch inventant Romain Gary, c’était Romain Gary qui inventait Paul Pavlowitch. Celui de L’Express, après avoir déclaré, fort d’une indiscrétion d’une personne pourtant tenue par le secret professionnel que, pour ses oeuvres précédentes, Ajar avait eu des « collaborateurs », dont sans doute moi, ajoutait que Pseudo avait manifestement été écrit par Ajar lui-même, et tout seul. Un livre « vomi » hâtivement, déclarait-il, et il expliquait que ce jeune écrivain, devenu célèbre et la tête gonflée, avait répudié ses « collaborateurs », refusé d’écouter leurs conseils, et y était allé de sa propre main, tout seul et n’importe comment. D’où, disait notre critique, l’absence de « roueries », de « métier », que l’on trouvait, d’après lui, dans les deux précédents ouvrages, et le caractère « vomi », bâclé, du livre. Bonne mère ! S’il est un livre de vieux professionnel, c’est bien Pseudo : la rouerie consistait à ne pas la laisser sentir

VMÉA, p. 20

Mais là où il explique les troubles qu’il a vécus, on voit clairement jusqu’à quel point le jeu était devenu dangereux :

Pourquoi, se demandera-t-on peut-être, me suis-je laissé tenter de tarir la source qui continuait encore à charrier en moi des idées et des thèmes ? Mais parbleu ! parce que je m’étais dépossédé. Il y avait à présent quelqu’un d’autre qui vivait le fantasme à ma place. En se matérialisant, Ajar avait mis fin à mon existence mythologique. Juste retour des choses : le rêve était à présent à mes dépens…

VMÉA, p. 33

Ce rêve de roman total, à la fois personnage et auteur, envisagé depuis Pour Sganarelle, avait vu le jour et Gary avait exploité le pouvoir de la création jusqu’au mélange définitif de la réalité et de la fiction. Tel un Sganarelle refusant de s’aplatir devant le jeu totalitaire qui enferme l’homme, il avait montré la puissance du romanesque. Mais, au moment où le roman total s’était matérialisé, il avait perdu sa valeur mythique pour entrer avec une force inouïe dans la réalité : la tentation de la multiplicité avait produit l’éclatement ingérable de la personne. C’est ainsi que la plaisanterie s’était transformée en cauchemar et que la fausse autobiographie d’un homme inexistant avait pris forme au détriment de son créateur : Pseudo était devenu le document d’une pathologie poussée au paroxysme.

Dans la quarantaine de pages de Vie et mort d’Émile Ajar, Gary donne donc les clés de lecture de son oeuvre entière. Livre-confession, manifeste poétique et lettre d’adieu à la fois, ce texte est indispensable pour suivre le fil qui traverse toute l’oeuvre autobiographique de Romain Gary. Et la parution posthume se révèle être un fait emblématique : comme si le compte rendu d’une quête identitaire toujours niée ne pouvait être publié que post mortem.

« La vérité est peut-être que je n’existe pas »

Cette lecture de La promesse de l’aube, de La nuit sera calme, de Pseudo et de Vie et mort d’Émile Ajar nous permet d’envisager l’entreprise accomplie par Romain Gary ainsi que le rapport qu’elle entretient avec l’histoire littéraire du siècle dernier. Et le choix autobiographique de Gary-Ajar est, en effet, doublement marqué par ce rapport : si, d’une part, l’auteur y livre sa condamnation de la voie formaliste empruntée par les néo-avant-gardes, il développe de façon originale et continue, d’autre part, un discours sur l’identité et sur la subjectivité qui est le véritable pivot autour duquel tourne la réflexion philosophique de l’époque. Afin de dépasser le nombrilisme qui lui semble être inévitablement lié à tout récit de soi, l’auteur se consacre à la désagrégation d’un genre littéraire.

Le lecteur se trouve donc à composer avec une tradition générique différente : non pas avec une énième déclinaison de l’aveu rousseauiste, mais avec une tradition du roman et de la fiction dont Gary brouille les frontières en la confrontant avec les formes de l’autobiographie. Dans cette perspective, l’invention de pseudonymes, d’incarnations et de faux-semblants à laquelle Gary s’est adonné durant toute sa vie, aussi bien que son écriture autobiographique sui generis, apparaissent comme des modalités tout à fait inédites d’élaboration d’« ego[s] expériment [aux] [27] » dont Milan Kundera parlera quelques années plus tard.

Si, du point de vue esthétique, Gary proclame la primauté de la grande tradition romanesque en se réclamant d’une lignée qui va de Cervantès jusqu’à Proust en passant par Sterne, Stendhal ou encore Balzac, il confère également à son oeuvre (romanesque et autobiographique) une valeur éthique. Comme Jean-Pierre Martin l’a souligné, c’est par rapport au concept de liberté qu’il faut envisager la connotation spécifique qu’assume la création chez Gary :

Ce n’est pas la liberté au sens des existentialistes ; en tout cas pas au sens de Sartre. Gary part de la considération suivante : aussi longtemps que l’homme sera aux prises avec du « donné », avec quelque chose qui le précède et sur lequel il aura forcément à buter, sa liberté sera non pas rendue possible (c’est la position de Sartre), mais entravée. La liberté rencontre en effet comme son obstacle immédiat, j’oserai même dire comme son ennemi absolu, ce qui se prétend préalable à elle, ce qui se trouve donné avant même que la liberté puisse s’exercer, s’épanouir. Face au donné, le combat est néanmoins presque impossible. […] Mais le donné va surtout prendre une figure emblématique dans l’oeuvre entière, et essentiellement dans l’oeuvre d’Émile Ajar, avec ce que Gary appelle les « lois de la nature » — des lois auxquelles nous nous sentons toujours déjà assujettis. En raison de ce « toujours déjà » l’homme se voit en quelque sorte prisonnier de sa propre existence, de sa loi transcendante et destinale, et l’expérience de la liberté se trouve de ce fait, du fait de cette oppression, non seulement réduite, mais quasiment annihilée. Face à ces déterminations, à tous les déterminismes possibles et imaginables, Gary découvre une figure de la liberté qui lui paraît alors inédite. Cette figure a pour nom : création [28].

Et c’est à la lumière de l’importance souveraine que Gary donne à la création que se clarifient et s’organisent toutes les données que nous avons analysées. L’invention d’Ajar, la théorisation du roman total et l’usage d’un humour poussé au paroxysme concourent à une volonté radicale de s’inscrire en faux contre le nihilisme passif qui semble engloutir la littérature de l’époque. Pseudo — véritable mise en abyme de l’univers garyen tout entier — l’explique à sa manière :

Mais c’est alors que j’ai remarqué ce qui se passait dans un coin de la chambre, un peu à l’écart. Nini essayait de se taper Ajar. Nini, comme son nom l’indique, ne peut pas souffrir qu’il y ait une oeuvre littéraire dans laquelle elle ne serait pas glissée. L’espoir, ça la rend malade. Nini essaye depuis toujours et de plus en plus de se taper chaque auteur, chaque créateur, pour marquer son oeuvre de néant, d’échec, de désespoir. Elle se fait appeler Nihilette, chez les gens bien élevés, du tchèque nihil, nihilisme, mais nous l’appelons Nini, avec majuscule, parce qu’elle a horreur d’être minimisée. En ce moment, sur le tapis, elle essayait de se faire ensemencer par Ajar, pour lui faire ensuite des enfants du néant.

Ajar se défendait comme un lion. Mais il y a toujours avec Nini la tentation de se laisser faire, pour accéder enfin au fond du néant, là où se trouve la paix sans âme ni conscience. La seule chance qu’avait Ajar de s’en tirer était de bien prouver son inexistence, son état bidon pseudo-pseudo, son absence absolue d’état humain digne d’être infecté par Nini, car le néant ne baise jamais le néant, pour des raisons techniques. Ou bien au contraire, de trouver sur le champ de bataille quelque chose de vrai et d’alabri [sic], d’à l’abri, je veux dire, le chevalier Bayard d’Alabri sans peur et sans reproche, face à Nini cul-de-dragon, à l’abri de tout creux et de vide, où Nini se réfugie pour pondre et déposer ses oeufs afin qu’ils envahissent tout de leur pourriture néantiste. Je tenais la main d’Annie dans la mienne comme dans les plus vieux clichés d’amour qu’aucune agrégation n’a encore réussi à désagréger. Je pensais à ceux qui s’aiment et Nini se tordait par terre dans d’atroces coliques, et ne parvenait plus à trouver le creux dans la fameuse sombre et sonore citerne qui sonne dans la mort une vie toujours future.

Je m’en étais tiré encore une fois. Ce n’était pas la dernière. Entre la vie et la mort, c’est la lutte des procédés littéraires

P, p. 126-127

Romain Gary rejette toute définition identitaire stable et décide de faire éclater un dispositif générique établi : dans son oeuvre, l’autobiographie perd son caractère narcissique et se traduit dans une forme qui permet au Sujet de s’engendrer. C’est ainsi que la valeur esthétique et la valeur éthique de la littérature se trouvent ici inextricablement liées pour donner le jour à une conception de l’homme comme « tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale, intellectuelle » (PA, p. 161).