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Sur quoi porte le discours critique développé par les écritures du moi ?

Il porte d’abord sur le moi. Soit positivement, pour le valoriser, et on est alors dans l’apologie de soi telle qu’elle apparaît, par exemple, dans quelques textes de l’Antiquité préchrétienne et dans la plupart des Mémoires. Soit négativement, pour recenser ses fautes ; on est alors dans le discours chrétien de l’aveu qui, comme l’a montré Michel Foucault, a imprégné profondément la culture occidentale. Soit, enfin, par-delà le bien et le mal, le récit autobiographique développe une réflexion critique sur la genèse du sujet, sur son identité, sur sa précarité, sur ses mutations. Mais l’écriture du moi ne se réduit pas à l’introspection. Elle peut aussi se tourner vers les autres, pour faire leur apologie, leur procès, ou simplement leur portrait, mais, la plupart du temps, dans une perspective axiologique.

Si on élargit encore la focale, l’écriture du moi dépasse le niveau interpersonnel pour s’intéresser aux rapports du sujet avec le monde. S’appuyant sur une expérience personnelle pour décrire des faits ou des phénomènes sociaux, politiques, économiques, culturels, l’écriture prend alors valeur de témoignage.

Le moi, les autres, le monde, avons-nous fait le tour des champs critiques accessibles au « biographique » ? Non. Je crois que l’écriture du moi ne devient véritablement critique qu’à partir du moment où elle s’interroge, avec ténacité, sur elle-même. Ou, plus exactement, sur sa capacité à communiquer une expérience personnelle. L’autobiographie traditionnelle se pose parfois ce genre de question, ponctuellement, en guise d’avertissement ou de précaution oratoire ; après quoi la narration suit son cours mimétique comme si de rien n’était. Depuis les années 1970, l’écriture du moi se caractérise, au contraire, par un questionnement constant sur les limites de sa propre validité ; le métadiscours est devenu partie intégrante du récit. Et certains auteurs poursuivent cette réflexion autocritique jusqu’à contester, déconstruire ou récuser la plupart des procédés de représentation dont ils disposent.

Si le terme d’autofiction présente un intérêt, pour nous, aujourd’hui, c’est précisément parce qu’il nous permet de désigner l’espace générique dans lequel se noue cette nouvelle relation dialectique entre écriture du moi et critique. Et cette vocation essentiellement critique de l’autofiction fut, d’emblée, inscrite dans le processus de son émergence :

Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau [1].

Dès son apparition, en 1977, en quatrième de couverture d’un « roman » intitulé Fils, le concept d’autofiction s’est construit contre celui d’autobiographie, dans un rapport critique au genre que venait de définir Philippe Lejeune, deux ans auparavant, dans Le pacte autobiographique. Et ce n’est guère étonnant, car l’inventeur de ce concept, Serge Doubrovsky, était un critique. Et pas des moindres. Sa thèse sur Corneille, publiée en 1964, avait fait presque autant de bruit que le Sur Racine de Roland Barthes. Et son deuxième essai, Pourquoi la nouvelle critique ?, l’avait promu porte-parole de la critique française aux États-Unis où il enseignait.

Cependant, comme Barthes, ce critique avait l’ambition de devenir écrivain, c’est-à-dire romancier. Le héros et narrateur de ses « romans » s’appelle « Serge Doubrovsky » et relate des épisodes de la vie du véritable Serge Doubrovsky. Mais il ne voulait pas présenter Fils comme une autobiographie, car il n’aurait eu aucune chance de le publier. Il racontera par la suite (dans Un amour de soi) ses difficultés à trouver un éditeur pour ce « roman » de 3 000 pages qui s’intitulait Le monstre [2]. Galilée, la maison d’édition qui finit par l’accepter, lui fit modifier le titre et réduire le volume, puis demanda à Doubrovsky de rédiger le prière d’insérer, c’est-à-dire le texte de quatrième de couverture qui présente le livre et donne envie de le lire.

Doubrovsky utilisa cet espace pour inscrire son texte dans le bouillonnement théorique des années 1960 et 1970. Dans cette première définition de l’autofiction, il faisait ainsi référence, en quelques lignes, aux travaux de Philippe Lejeune, au Nouveau Roman et à la Nouvelle Critique, notamment Ricardou. Il s’appuyait également sur un nouvel emploi du mot « fiction » dans le sens de « narration littéraire ». Cette culture critique était mise au service d’une rhétorique de l’innovation. Il faut se souvenir qu’à cette époque la valeur des oeuvres d’art était indexée sur leur capacité à révolutionner les modes d’expression. Dans ce contexte, Doubrovsky assignait à son prière d’insérer une fonction performative. Il devait notifier ce qui était radicalement inédit, inouï, dans son écriture. En postulant un nouveau type d’énoncé, l’autofiction, il bousculait les genres canoniques pour dégager un champ vierge, inexploré. À côté du roman « traditionnel », qu’avait fustigé Alain Robbe-Grillet, et du « Nouveau Roman », qui avait déjà vingt ans et peu de lecteurs, il prétendait inaugurer une troisième voie. Sous-titré « roman », Fils prétendait, à son tour, renouveler le genre.

En revanche, Doubrovsky récusait toute affiliation à l’autobiographie et ce, avec une certaine mauvaise foi. Car il connaissait parfaitement la définition qu’en avait donnée Philippe Lejeune, fondée sur l’engagement de l’auteur à être sincère. Il savait que les Mémoires, qui retracent la vie publique d’une personnalité emblématique, ne constituent qu’un type d’autobiographie. Mais il alléguait cette acception restreinte, ce sous-genre particulier, « réservé aux importants de ce monde au soir de leur vie, et dans un beau style », pour lui opposer sa propre pratique d’écrivain.

Sa critique de l’autobiographie, ou plutôt des Mémoires, était double. D’une part, dans le contexte politique des années 1970, un genre réservé aux « importants de ce monde » ne pouvait que soulever la réprobation. D’autre part, dans le contexte critique, un genre cultivant « le beau style » ne pouvait se justifier ni sur le plan esthétique, puisqu’il s’interdisait toute recherche formelle, ni sur le plan référentiel, puisque les conventions stylistiques et autres lieux communs excluent toute singularité.

Cette tentative de discréditer l’autobiographie feignait d’ignorer ce qu’avaient de novateur, d’aventurier, de littéraire, les textes de Rousseau, Stendhal, Vallès, Gide, Céline, Violette Leduc, Genet, Leiris, Perec, Claude Simon et bien d’autres, dont « le » Roland Barthes par Roland Barthes paru deux ans plus tôt. Sans doute l’exercice du prière d’insérer, qui se doit d’être aussi bref et prégnant qu’un message publicitaire, n’autorisait-il pas de nuances dans l’argumentation. Les nuances, les rectifications, les développements viendront par la suite.

Doubrovsky va en effet publier coup sur coup, dans des revues universitaires, plusieurs articles consacrés à son propre roman, Fils. Dans le premier, intitulé « L’initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », le mot « autofiction » n’apparaît pas. La fonction qui est assignée à Fils n’est plus d’inaugurer un nouveau genre mais de renouveler l’ancien, l’autobiographie, en tirant les leçons à la fois de la « Nouvelle Critique » et de la psychanalyse :

Pour n’importe quel écrivain, mais peut-être moins consciemment que pour l’autobiographe (s’il est passé par l’analyse), le mouvement et la forme même de la scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie « trace » indélébile et arbitraire, à la fois entièrement fabriquée et authentiquement fidèle. Par un paradoxe qui n’en est pas un, l’originalité de l’écriture est l’unique garantie d’origine [3].

Pour la poétique formaliste, qui dominait la scène critique, l’écriture n’avait pas pour fonction de représenter une réalité existante, ou ayant existé, mais de créer une forme purement langagière. Doubrovsky étend cette exigence à l’écriture autobiographique qu’il conçoit comme un processus d’invention de ce personnage particulier qu’est l’auteur lui-même. D’un autre côté, l’expérience de l’analyse lui a montré que les mots ne révèlent la vérité du sujet qu’à son insu, lorsque les défenses conscientes se relâchent. C’est pourquoi, suivant le précepte de Mallarmé, il a laissé « l’initiative aux mots », qui s’appellent et s’engendrent les uns les autres, en fonction de leur sonorité et de leur polysémie. Cette méthode d’écriture, qu’il nomme « consonantique », désarticule la syntaxe du « beau style » afin de faire remonter le non-dit des profondeurs du moi. Cette émancipation langagière est étroitement encadrée par la structure du récit. C’est ainsi que Fils retrace, heure par heure, une journée du « professeur Doubrovsky » à New York, une journée au cours de laquelle le passé, à tout moment, fait retour. L’autofiction se distingue donc de l’autobiographie traditionnelle sur deux plans : davantage de liberté au niveau de l’énonciation, davantage de contrainte en ce qui concerne la structure temporelle.

Quel est le but de cette double stratégie ? Découvrir, exprimer, construire une vérité autre que celle qui était accessible à l’autobiographie traditionnelle. Dans son second article d’autocritique intitulé « Autobiographie/vérité/psychanalyse [4] », Doubrovsky affirme que « l’autobiographie classique » est « discréditée sur le plan aléthique », c’est-à-dire sur le plan de la vérité. « Dieu sait, argue-t-il, si l’on a dénombré les erreurs et les mensonges de Rousseau ou de Chateaubriand [5]. » L’autofiction, quant à elle, ne se donne pas pour une histoire vraie, mais pour un « roman » qui « démultiplie » les récits possibles de soi. D’abord en altérant « la solitude romantique du “moi seul” de Rousseau [6] ». Dans le récit de cure (Doubrovsky se réfère à Fils mais aussi à Les mots pour le dire de Marie Cardinal), c’est le personnage du psychanalyste qui conteste le discours de l’auteur et qui donne une autre version des faits. Cette recherche d’altérité, qui décentre le héros, est effectivement devenue une des tendances les plus intéressantes de l’écriture du moi [7]. La démultiplication du récit s’obtient ensuite par le travail de construction, d’invention narrative que Doubrovsky nomme « fiction ». « En ce sens, [écrit-il], une autobiographie postanalytique, par rapport à l’autobiographie classique, ne saurait être plus “vraie” que d’être plus riche. Au sens où l’on dit que l’uranium a été par traitement, lui aussi, enrichi [8]. » Dès lors, l’autofiction ne se constitue plus versus, contre l’autobiographie. Elle la problématise, elle la dialectise, elle développe ses potentialités. Elle creuse le même sillon, le même versus.

Contre le récit d’enfance

La critique de l’autobiographie va néanmoins reparaître dans un « roman » de 1989, Le livre brisé, en s’appliquant, cette fois, à un texte précis, Les mots de Jean-Paul Sartre. C’est avec un mélange d’admiration et d’irritation que le narrateur relit Les mots pour préparer un cours. Qu’est-ce qu’il reproche à ce texte ? D’être aussi fascinant, captivant et définitif qu’un roman réaliste du siècle précédent, dont les personnages vérifient [valident ?] nécessairement les schémas explicatifs qui les gouvernent :

Avec Marx et Freud à la rescousse, tout est net. À condition d’ajouter un concept fondamental qui leur manque : La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté. Voilà, le tour, le retour sur soi, est joué. L’homme est à lui-même transparent, son destin devient diaphane. Le sens d’une vie est l’évidence même. La véritable autobiographie est comme l’idée cartésienne : claire et distincte. Pourvu, bien sûr, qu’on possède le bon instrument critique, qu’on applique la bonne grille [9].

En tant que critique, Serge Doubrovsky comprend fort bien que l’écriture autobiographique est affaire de reconstruction selon une vision du monde, une idéologie, un système de valeurs. Quels que soient les souvenirs, et leur fiabilité, ils sont triés, élucidés, organisés en fonction des outils critiques dont dispose l’auteur. « Il suffit de construire le bon système, écrit-il : une vie, ça rentre dedans. » Et le récit d’enfance est le plus exposé à ce travail de concaténation :

Les mots sont un récit d’enfance. Le malheur, un récit d’enfance est impossible. Il est toujours fait par un adulte. Ça l’adultère. Du tout au tout. Du simple fait que l’adulte écrit ce que l’enfant vit. […] Il vole à Poulou sa parole, il lui reconstruit son être. Mais, du coup, ce n’est pas l’image de Poulou qu’on nous renvoie : c’est celle de Sartre. […] En train d’écrire. Un récit d’enfance ne montre que le récitant. L’enfant, il s’est perdu en cours de route, il est mort [10].

Doubrovsky, pour sa part, n’évoquera jamais son enfance que par bribes. Et il ajoutera bientôt aux critères définitoires de l’autofiction la proximité du temps de l’histoire et du moment de l’écriture, proximité accentuée par l’emploi systématique du présent de narration :

Dans mes romans, mon enfance n’est pas présente. Elle est présentable. En l’écrivant, je la déguste avec plaisir. Mais comment l’ai-je vécue ? Cela m’échappe. Complètement. À tout jamais. D’emblée, mon autobiographie doit dire adieu à mon enfance : Tartempion est un adulte désemparé, face à un enfant introuvable [11].

Si l’enfant est « introuvable », comment l’adulte, « désemparé », va-t-il retracer cette « histoire de sa personnalité » qui est constitutive du projet autobiographique selon Philippe Lejeune ? Le genre qu’ont inauguré les Confessions postulait déjà que « l’enfant est le père de l’homme [12] ». En prétendant parler de sa vie sans passer par le récit de son enfance, Doubrovsky rompt avec les modèles rousseauiste et sartrien. Son concept d’autofiction est fondé sur la critique de l’autobiographie en tant que discours fallacieusement référentiel. Mais, à partir de là, il développe deux types de récit. L’enfance, il renonce à la raconter chronologiquement, au nom d’une éthique plus exigeante que celle de ses prédécesseurs ; mais il l’évoque, par bribes, par flashs, dans tous ses livres. Son itinéraire d’adulte, au contraire, il le développe en longues séquences narratives qu’il s’autorise à fictionnaliser au nom d’une poétique délibérément ambiguë.

On a là les deux grandes tendances qui se partagent le champ des écritures du moi contemporaines. La critique portant sur l’exactitude du récit autobiographique n’est pas propre à Doubrovsky. Elle court tout au long de l’histoire des écritures du moi, on la trouve chez Rousseau et elle fait aujourd’hui l’unanimité. Toute narration autobiographique tend à se développer comme un roman. À partir de cet axiome, deux attitudes sont possibles. Les uns vont se garder, autant que possible, de tomber dans le récit. C’est le cas de Michel Leiris, de Georges Perec, d’Annie Ernaux ou de Paul Nizon, par exemple ; et c’est celui de Serge Doubrovsky lorsqu’il évoque son enfance. Les autres vont assumer et amplifier la compulsion fictionnelle du récit de soi, pratiquant ce qu’on peut appeler l’autofiction.

Contre l’autobiographie

Je voudrais évoquer maintenant quatre écrivains de la même génération que Doubrovsky qui ont, eux aussi, fondé leur pratique et leur théorie de l’écriture du moi sur une critique de l’autobiographie. Bien entendu, il s’agissait pour eux de valoriser leurs propres textes autobiographiques en écartant une étiquette générique qu’ils jugeaient dévalorisante. Mais, quelles qu’aient été leurs arrière-pensées autojustificatives, ils ont contribué à rouvrir, sur de nouvelles bases, le débat sur les rapports entre la littérature et la vérité.

D’abord Paul Nizon. Après s’être qualifié, dès 1983, de « fictionnaire autobiographique », Paul Nizon s’est défini comme un « écrivain autofictionnaire ». Ce glissement traduit son désir de s’affranchir de la tradition autobiographique :

Je suis un écrivain égotiste, mais suis-je pour autant un autobiographe ? Ce concept d’autobiographie permet de classer sous la même rubrique les productions les plus hétérogènes : des mémoires de toute provenance ainsi qu’Anton Reiser, Poésie et Vérité ou Simplicissimus, Blaise Cendrars, tout Henry Miller, tout Thomas Wolfe, Constantin Paoustovski, Isaac Babel, en particulier sa Cavalerie rouge, Elias Canetti avec La langue sauvée, tout Robert Walser… Je donne juste ces quelques exemples pour mettre en évidence combien ce domaine est vaste, combien ce concept peut être extensible. Le mieux est de ne pas y toucher, je me contenterais de constater à ce propos que MES LIVRES TOURNENT AUTOUR DE MA PERSONNE ET FOUILLENT DANS MA VIE. JE POURRAIS AUSSI DIRE QU’ILS SONT À LA RECHERCHE DE MA VIE [13].

On observe que les références de Nizon dans ce domaine sont plus riches et plus variées que celles de Doubrovsky. Mais, raisonnant en écrivain plus qu’en critique, il refuse d’entrer dans un débat théorique. Plus tard, il abandonnera le terme d’autofiction mais deviendra plus tranchant :

L’autobiographie est une reconstruction du passé, ce qui ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est que le moi est une chose très fluide, insaisissable. Il s’agit, en écrivant, de descendre vers ce moi inconnu afin de le constituer d’une manière ou d’une autre, comme personnage. Le « je » n’est donc pas le point de départ, comme dans l’autobiographie, mais le point d’arrivée [14].

En d’autres termes, la fonction de son écriture n’est pas tant rétrospective qu’exploratoire. Elle ne vise pas à faire connaître celui qu’il était mais à faire surgir un aspect de lui-même qu’il ignore. Paul Nizon révère trop les grands écrivains du moi pour critiquer leur démarche. Il reconnaît sa dette envers Robert Walser et Henry Miller qui l’ont initié au « déblocage » de l’écriture qu’il nomme « action prose ». Mais, de fait, sa poétique est fondée sur une nouvelle conception du moi, « fluide, insaisissable, inconnu », qui relègue les reconstitutions autobiographiques dans une époque révolue, préfreudienne et, si je puis dire, prépostmoderne.

L’itinéraire d’Alain Robbe-Grillet est tout à fait différent. On se souvient que la parution, en 1985, du premier volume de la série des Romanesques, intitulé Le miroir qui revient, lui a permis de revenir sur le devant de la scène littéraire. Or il s’agissait d’un texte apparemment autobiographique, ce qui ne manqua pas de surprendre de la part d’un tenant de l’autotélisme littéraire. Il s’en est expliqué dans une conférence intitulée « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi [15] ». Sa défense contre le soupçon de palinodie consistait à nier qu’il y ait la moindre différence entre autobiographie et roman. D’une part, « un roman est toujours autobiographique » (LV, p. 254) et, en ce qui le concerne, il a toujours « alimenté fortement [ses] oeuvres avec de l’expérience vécue » (LV, p. 251). D’autre part, « il y a dans la relation autobiographique à soi-même quelque chose d’impossible et qui nécessite d’être truqué » (LV, p. 256), d’où le caractère inévitablement fictionnel des textes qui prétendent respecter un pacte de vérité :

Il y a des livres remarquablement truqués qui disent « je » et « je signe » : les Mémoires d’outre-tombe, par exemple, qui est pour moi un très grand livre, qui signe en effet le pacte, fait semblant de le respecter, pour devenir bientôt quand même un tissu de mensonges invraisemblables, ce qu’il est facile de démontrer (sur ses relations avec le jeune Charles X, par exemple)

LV, p. 256

Dès lors, il se demandait pourquoi Le voyeur ou La jalousie n’avaient pas créé le même « effet de proximité » avec les lecteurs que Le miroir qui revient alors que, dans tous ses livres, il parle de lui de manière truquée. Il reconnaissait sa responsabilité dans cette méprise : il n’avait pas sous-titré « roman » Le miroir qui revient et la quatrième de couverture suggérait, interrogativement, qu’il pourrait s’agir d’une autobiographie. Certains s’étaient donc imaginés qu’il instituait un pacte autobiographique. Bien entendu, en ce qui le concernait, il ne faisait « pas une confiance plus naïve à l’auteur quand il dit “je” que quand il dit “il”, même s’il a en outre écrit “mémoires” ou “souvenirs” sur la couverture » (LV, p. 256). Mais il sera bien obligé de constater que les lecteurs, « les lecteurs populaires en particulier », sont extrêmement sensibles à tout « effet autobiographique » (LV, p. 253).

Ce qu’il récuse, ce n’est pas l’effet autobiographique, qu’il avait calculé, c’est la réception référentielle du texte. Ce qu’il critique, c’est la naïveté et l’ignorance des lecteurs auxquels il fait une leçon de poétique : « Ce qu’on attend d’un écrivain n’est pas du tout une relation historique entièrement authentifiée par des instances extralittéraires, c’est au contraire quelque chose qui n’a en fin de compte d’existence que littéraire » (LV, p. 257). Robbe-Grillet devra admettre que cette conception autotélique du texte n’était pas encore la chose du monde la mieux partagée. Il faudra que l’horizon d’attente évolue pour que se développe la « nouvelle autobiographie » : que les lecteurs apprennent à fixer leur « attention sur le travail même, opéré à partir de fragments et de manques, plutôt que sur la description exhaustive et véridique de tel ou tel élément du passé, qu’il s’agirait seulement de traduire » (LV, p. 258).

Pour Raymond Federman, l’autobiographie est, par nature, « banale, ennuyeuse, dérisoire, dépourvue d’intérêt [16] ». C’est en dénonçant inlassablement ses conventions que les auteurs d’aujourd’hui transforment leur témoignage en « surfiction » :

De nombreux écrivains contemporains utilisent des éléments de leur propre vie pour créer leur fiction, mais en même temps, ils en sapent la crédibilité par le recours à l’ironie, l’auto-réflexion, les interventions de l’auteur, les digressions et les contradictions délibérées ; ce faisant, ils estompent la ligne qui sépare les faits de la fiction, le passé du présent et de l’avenir [17].

Dans ses propres romans, cette ironie métadiscursive intervient constamment pour dénoncer le leurre de la mimésis autobiographique. Ainsi, dans Chut, paru en 2008, un an avant sa mort :

Fais gaffe, Federman. Si tu continues comme ça, tu vas chavirer dans le naturalisme misérabiliste à la Zola.

Je m’en fous. Faut bien que je dise la vérité, même si la vérité fait mal. D’accord, les lecteurs diront : C’est pas du roman que tu fais là, Federman, c’est de l’autobiographie, ou, pire encore, de l’autofiction.

Eh bien moi je leur dirai, vous vous gourez, c’est de la fiction pure que je vous raconte, parce que toute mon enfance, je l’ai complètement oubliée. Elle a été bloquée en moi. Donc tout ce que je vous dis, c’est inventé, c’est de la reconstruction. Et puisque tout ce qui s’écrit est fictif, comme l’a dit Mallarmé, ce que je suis en train d’écrire, c’est de la fiction [18].

Federman et Robbe-Grillet ne récusent pas l’autobiographie en tant que récit d’expériences personnelles, mais l’hypothèse d’un pacte autobiographique qui garantirait la vérité de ce récit. Le lecteur se trouve ainsi pris en otage par un système de double contrainte. L’auteur lui raconte assez conventionnellement, mais avec talent, certains des événements qui ont marqué sa vie d’homme et d’écrivain ; à ces confidences, il prête une oreille polie, compréhensive ou passionnée. Et, soudain, voilà que ce narrateur se met à lui reprocher d’être tombé dans le piège grossier du pacte autobiographique, d’être un grand naïf, indigne de la littérature qu’on lui sert !

Je ne crois pas que ce double discours résulte d’une stratégie délibérément, ou compulsivement, perverse. Il traduit plutôt la contradiction dans laquelle se trouvent ces auteurs, leur difficulté à concilier leur théorie de la littérature et leur pratique de l’écriture. Le critique, en eux, reste attaché à la conception autotélique du texte, tandis que l’écrivain ressent la nécessité de dépasser cette aporie. Contradiction aussi inconfortable pour le lecteur que pour l’auteur, mais féconde sur le plan de la réflexion critique. J’en veux pour preuve le séminaire de Roland Barthes de 1973-1974, dont les notes viennent d’être publiées sous le titre Le lexique de l’auteur. On aurait pu intituler ce texte : Fragments d’un discours autobiographique. Le théoricien de la « mort de l’auteur » y prend en effet pour objet d’étude la genèse problématique de Roland Barthes par Roland Barthes, qui paraîtra en 1975. Deux formules, explique-t-il, le tentaient. Soit critiquer ses propres ouvrages de critique, quitte à s’autoparodier ; soit céder à « la libération romanesque » en laissant écrire la première personne :

Série de fragments plus ou moins biographiques ; auto-analyses : ce que moi seul je sais, les restes de l’oeuvre (# l’essentiel écrit), le non encore dit. Esprit de la biographématique, de la biographie heureuse. Retour de l’auteur, mais « à la moderne », non pas retour du Passé : ce sont les souvenirs qui font vieillir ; je ne veux pas que le passé me pousse, m’expulse. Non pas m’exprimer mais m’écrire. Effet : heureux pour ceux avec qui je suis déjà en complicité [19].

Longtemps, raconte-t-il, il fut « bloqué » par cette alternative, par l’impossibilité de « choisir, c’est-à-dire de sacrifier une solution à l’autre [20] ». Comme il ajoute, en passant, qu’il craignait de tomber dans l’« infatuation », « la Faute narcissique, le miroir triomphant [21] », on ne peut s’empêcher d’imputer ses tergiversations génériques à un sentiment de culpabilité. Chez lui, comme chez Doubrovsky, Federman ou Robbe-Grillet, le discours critique et l’écriture du moi entretenaient une relation complexe de proximité et d’antagonisme. Il ne put résoudre ces contradictions qu’en alléguant le caractère fictionnel, ou romanesque, de ses confidences : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman [22]. » Ainsi le texte était-il légitimé du double point de vue de l’éthique et de la poétique.

Bien que les écritures du moi aient, depuis Barthes, conquis une certaine légitimité littéraire, cette norme anti-autobiographique resurgit dès qu’il s’agit de définir des critères de littérarité. Elle permet de séparer, jusque dans le champ de l’« autofiction », le bon grain littéraire de l’ivraie référentielle. Ainsi, pour Vincent Colonna, l’autofiction doubrovskienne et courante relève d’une « littérature personnelle » et « manufacturière » dénuée de créativité [23]. Le nouveau concept n’a de pertinence, à ses yeux, que s’il désigne un processus de projection de l’auteur dans des situations imaginaires.

Philippe Forest, pour sa part, assigne à l’écrivain du moi la tâche de « répondre […] à l’appel que le réel lui adresse [24] » sans tomber dans le « naturalisme anachronique qui domine désormais le champ littéraire [25] ». Aussi oppose-t-il sa pratique du « roman vrai », « dans la confrontation perpétuelle avec l’horizon du négatif, de l’impossible », à « l’égolittérature [26] » dans laquelle « le Je se présente comme une réalité […] antérieure à toute mise en forme par l’écriture [27] ». Instrumentalisée par l’idéologie hédoniste de la posthistoire, cette mauvaise autofiction offre un « miroir consolateur dans lequel auteur et lecteur cherchent à contempler une image retrouvée d’eux-mêmes à la faveur de rassurants récits intimes et familiaux ressuscitant narcissiquement la fiction d’un monde stable et inquestionné [28] ». Le type d’autofiction qu’il appelle de ses voeux devrait au contraire, dans le sillage des modernes, remettre sans cesse le « je » en question à travers une déconstruction textuelle du sujet.

Dans son dernier essai, Philippe Vilain trace la même ligne de partage, quoique dans une optique moins normative :

L’autofiction a eu le mérite de créer au moins deux écoles du « moi » : l’une privilégiant la fidélité d’un rapport historique à soi, l’autre revendiquant la recréation romanesque de soi (et, avec celle-ci, la sincérité d’un rapport à soi fondé sur l’impossibilité de se décrire). La première ne présente pas plus de crédit que la seconde, ni la seconde plus que la première, mais ces deux écoles évoquent deux manières radicalement opposées de concevoir la vérité du « moi », deux tendances inconciliables de l’autofiction qui confinent toujours à une saisissante irréductibilité des points de vue. De plus en plus, je rejoins la position fictionnalisante de Vincent Colonna que j’avais rejetée dans un premier temps [29].

Nous ne sommes plus dans un schéma binaire fondé sur l’exclusion. Non seulement l’option autobiographique est-elle aussi légitime que l’option fictionnelle, mais on peut passer de l’une à l’autre. Toutefois, Vilain ne manque pas de justifier son choix en créditant la « recréation romanesque » d’une plus grande sincérité, puisqu’elle prend en considération « l’impossibilité de se décrire [30] ».

Ces quelques exemples de métadiscours montrent que l’autofiction ne peut se définir qu’à travers une critique de l’autobiographie. Elle se constitue comme genre littéraire en s’opposant au genre dont elle dérive et avec lequel on risque de la confondre. Et, pour s’en distinguer, elle le construit comme un mauvais objet, immoral et prosaïque, dont elle doit éviter la contamination. Quelles que soient leurs visées autojustificatives, ces réflexions théoriques méritent d’être analysées, poursuivies et débattues par la critique dite « savante ». C’est en engageant le dialogue avec les auteurs que nous pourrons avancer dans la compréhension de ce phénomène littéraire radicalement nouveau.