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Le titre de ce dossier publié dans la revue du mouvement leplaysien avait suscité en nous de grandes attentes. Il nous donnait à espérer un bilan de l’historiographie des sciences sociales au Québec pour l’histoire critique de la science sociale de Le Play et de ses continuateurs, le projet particulier de la revue hôte. Nous avions une inquiétude quant à la signification des : qui lient dans ce titre « Les sciences sociales au Québec » au signifiant équivoque « l’héritage leplaysien . Au-delà d’un panorama de faits et de conjectures sur les influences et les reprises d’idées qui constitueraient quelque chose comme une généalogie spirituelle des Québécois « tributaires » des leplaysiens, l’intérêt des articles de ce dossier nous paraît surtout résider dans le souci des auteurs de rappeler la pertinence toujours actuelle de certains travaux d’Antoine Gérin-Lajoie, de Léon Gérin, de Horace Miner et d’Everett C. Hughes. Ici, l’histoire de la pensée est vouée à ébranler des convictions et à enrichir les créations de penseurs contemporains.

Pour une histoire de la sociologie québécoise où, affirme Frédéric Parent, l’on « paresse intellectuellement devant la tâche d’analyser réellement » les travaux de Gérin « dans leur complexité », son article trouve dans ses textes une conception originale de l’espace social qui reconnaît sa constitution symbolique ainsi que l’individu comme un sujet actif. Cette conception ferait de Gérin le « précurseur » de ce que Bruno Jean présente comme le « nouveau paradigme du développement territorial », et du « retour du sujet » dont ce dernier fait la promotion en sociologie de la ruralité. L’espace consacré à l’éclaircissement des idées de Gérin est malheureusement restreint, non par leur mise en dialogue avec l’étude contemporaine de la construction sociale des territoires que nous aurions souhaitée à l’appui de son allusion, mais par un exercice douteux aboutissant à des rapprochements avec certaines idées d’Halbwachs et d’autres pour souligner leur originalité par rapport aux conceptions de Durkheim, de Tourville et de Demolins. Paresse intellectuelle ou ambition limitée dans cette voie : Parent attribue à ces trois références des positions, pour le moins dire avec lui, « trop simplistes et réductrices » – surtout pour Durkheim chez qui l’espace social ne serait « pas le Lieu de la Science sociale, mais plutôt un espace démographique » –, en signalant d’ailleurs ne pas avoir étudié attentivement leur pensée.

Dans le deuxième article du dossier, Jacques Hamel s’appuie sur les exemples des travaux de Miner et de Hughes pour répondre à des critiques des monographies qui négligent 1) que l’étude d’un site peut servir la construction d’explications générales d’un phénomène, 2) que la description peut y être celle d’un objet conçu par la théorie et offrir une compréhension « concrète » préalable à l’explication théorique « abstraite », et 3) que l’artisan d’une monographie peut faire preuve d’astuce et de créativité dans la production d’un objet sous une forme conçue théoriquement. Pour appuyer le même argument sur un exemple plus généreux en remarques méthodologiques, Hamel aurait aussi pu faire mention de Gérald Fortin, 1) qui situe le choix de faire sa monographie sur Sainte-Julienne dans sa classification typologique des municipalités agricoles du Québec, 2) qui annonce que son objet principal est la mobilité professionnelle dans une paroisse d’agriculture « moyenne », et 3) qui lie son objet, en description et en théorie, aux attitudes des générations d’acteurs et à un plus large ensemble de changements socioculturels qui, peu après, seront saisis dans sa thèse de la fin du règne du rural. Rappelons que Fortin avait aussi proposé sa relecture de la tradition monographique québécoise lors du colloque de Recherches sociographiques de 1961, précisément pour y montrer l’hétérogénéité du monde rural et la complexité de la société québécoise depuis la fin du 19e siècle. Son intervention appelait des recherches sur les transformations passées et présentes du Québec et de la diversité de ses villages : le plaidoyer de Hamel pourrait ainsi trouver chez lui une première invitation formelle à la monographie sous une forme qui ne correspond pas au schéma de la description routinière d’une vie communautaire.

Le dernier article, de Paul Sabourin, est centré sur une intéressante analyse du Jean Rivard, le défricheur et l’économiste de Gérin-Lajoie, qu’il aborde comme un « roman-monographique » dans la conjecture d’une influence leplaysienne. Cette utopie singulière des années 1860, fondée sur un travail d’observation par souci d’imaginer un développement local qui convienne aux moeurs et aux conditions d’existence des Canadiens français, serait à relire comme l’oeuvre fondatrice d’une ingénierie sociale québécoise et d’une connaissance hétérodoxe de l’économie adaptée à la société québécoise. Ce texte inspirant laisse le lecteur sur l’horizon d’un autre projet de Sabourin consistant à étudier une conception de la rationalité économique construite socialement dans la filiation intellectuelle liant Monpetit et Minville à Gérin, le fils de Gérin-Lajoie.