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Dans un petit livre plutôt dense, la sociologue Céline Lafontaine se demande comment les acteurs des nanosciences et des nanotechnologies définissent leur propre champ de recherche et se représentent la portée sociale de leurs recherches. Issue d’entretiens auprès d’une vingtaine de chercheurs du génie, de la médecine et, plus rarement, des sciences fondamentales, l’étude prend le point de vue des praticiens et non des « marchands » de nanotechnologies. En effet, le terrain est souvent miné. Lancées dans la quête de la pierre philosophale de la science, les nanotechnologies font à la fois saliver ou, au contraire, frémir. On s’inquiète des effets sur la santé, l’environnement et la sécurité, mais, à ce discours triste, s’oppose un discours plus enjoué, axé sur les promesses incomparables et incommensurables des nanotechnologies. Lorsque la National Science Fondation se tourne, au début des années 2000, vers les chercheurs du domaine, le ton est optimiste ; publié sous la direction d’un ingénieur, Mihail Rocco, et d’un sociologue, William Sims Bainbridge, son rapport donne une impulsion particulière aux nanotechnolgies. On est en régime de technosciences qui ne peuvent promettre que d’extraordinaires retombées sociales, économiques, écologiques et sanitaires. Mais le message est encore plus spécifique : ces technologies se destinent à améliorer la « performance humaine ». Forts du succès des technosciences du 20e siècle, mais oubliant le périlleux et pénible débat sur les organismes génétiquement modifiés, les promoteurs – et « prometteurs » – des nanotechnologies ne tarissent pas de promesses, taisant souvent les risques, comme si on n’avait pas appris des OGM et du nucléaire, et amplifiant les effets positifs escomptés. Le mot d’ordre scientifique est que l’on assiste à la convergence des technologies, fondées sur des sciences de pointe, soit : les sciences et technologies des matériaux, l’informatique, les sciences et technologies biomédicales et les sciences cognitives, y compris les neurosciences. L’ère du bio, nano, info, neuro (on dit aussi « cogno »), unifiés dans le petit et l’atome, est en voie d’émerger.

Le grand mérite de Lafontaine est de s’être adressée aux chercheurs eux-mêmes afin de savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils font. Non seulement comment ils définissent et comprennent les domaines dans lesquels ils se sont investis, mais quels sont les risques, les enjeux sociaux et éthiques, les promesses réelles, les chimères et les difficultés, les défis cognitifs et méthodologiques. En somme, la chercheure leur a demandé d’être à tour de rôle historien, épistémologue, éthicien et citoyen. Ils se sont prêtés à l’exercice avec sérieux et ont tenu des propos très nuancés. Le discours triomphaliste de certains promoteurs ne domine pas, bien que tous aient beaucoup investi, temps, carrière et réputation, dans le bouillonnant domaine des nanotechnologies. À noter que quelques chercheurs préfèrent parler de nanosciences, pour bien marquer la distance entre les découvertes et les applications, mais l’expression la plus répandue demeure nanotechnologie. Si le terme technologie prend le dessus sur celui de science, c’est, selon l’auteure, en vertu de la sélection des informateurs, qui proviennent pour la plupart des disciplines du génie et du génie médical.

Les chapitres sont organisés autour de thèmes définis par la sociologue. Chacun démarre sur une mise en contexte qui établit un lien tantôt avec un débat social, tantôt avec une interrogation plus sociologique. Le lien avec les enjeux sociaux est évident. Quels sont les risques ? Sommes-nous en pleine science-fiction quand on promet mer et monde ? La vie humaine sera-t-elle prolongée de manière significative ? Les robots « nano-inventés » prendront-ils le dessus ? La nature humaine disparaîtra-elle au profit d’une nature hybride composée d’organique, mais de plus en plus de technologique ? Ces questions se posent à des publics différents. Par exemple, la nature de la nature humaine inquiète les philosophes et les sociologues comme l’auteure. La prise de contrôle par des robots qui, selon l’ingénieur Eric Drexler mieux connu pour sa confiance dans les potentialités considérables des nanotechnologies, pourraient un jour « s’autorépliquer », comme des organismes vivants, relève de la science-fiction. Elle est un sujet de conversation sur les réseaux sociaux de l’internet, mais pas dans les laboratoires scientifiques. Peu de chercheurs prennent la chose au sérieux. Mais les risques, eux, concernent tout le monde. Face à ces questions, les chercheurs sont nuancés, posés et pondérés. Parfois même plus que la sociologue. Sur plusieurs aspects, les hypothèses, ou présupposés, de la sociologue se butent aux propos plus circonstanciés et prudents des scientifiques. Par exemple, s’ils reconnaissent tous que le domaine des nanotechnologies soit tourné vers les applications et que, dans la demande de fonds de recherche, il faut en tenir compte, ils sont très conscients qu’il leur arrive de promettre des résultats transférables vers l’industrie dont ils ne sont en rien certains. Il s’agit d’une technique de vente, diront plusieurs. Parfois la sociologue tient un peu trop pour acquis que l’esprit des technosciences est, en nanotechnologies, à l’oeuvre et se répand sans limites. Cependant, reconnaissent les chercheurs, dans des domaines neufs et complexes, on ne peut livrer des applications clés en main quand on commence à peine à comprendre ce que l’on fait. Les promesses doivent être réservées aux politiciens, soit les vrais ou ceux qui, au sein des sciences, veulent à tout prix vendre leur domaine pour un financement accru. Même chose sur la nature humaine hybride et les conséquences éthiques des nanotechnologies appliquées à la médecine. Les chercheurs sont souvent plus prudents et nuancés que la sociologue qui semble avoir son idée faite sur les menaces à l’intégrité humaine des nanotechnologies.

Un des chapitres les plus intéressants est celui où les chercheurs, à qui la sociologue a demandé de définir les nanotechnologies, se font historiens et épistémologues de leur propre domaine. Les nanotechnologies sont-elles du neuf ou de l’ancien dans un nouvel emballage ? Certains croient qu’il n’y a pas de rupture épistémologique, car, même si on ne travaille à l’échelle nano depuis peu de temps, la chimie et la physique s’étaient déjà appropriées la dimension nanométrique. Pour d’autres, qui mettent l’accent sur les techniques permettant de manipuler la matière à cette échelle, il s’agit non pas d’une continuité, mais d’une rupture. C’est grâce aux avancées purement instrumentales que l’on peut pratiquer les technologies et les sciences nanométriques. La sociologue sur ce point ne me semble pas toujours suivre les chercheurs de près. En effet, pour plusieurs d’entre eux, « technoscience » a le sens de nouveaux domaines de connaissance se développant à l’aide des techniques et d’instruments conçus pour des fins de découverte. Les chercheurs sont éloquents sur ce point : ils reconnaissent d’emblée leur dépendance technologique. Mais rappelons que ce sont souvent les chercheurs eux-mêmes qui inventent et fabriquent leurs propres instruments de découverte, ou participent de près à leur élaboration. Pour la sociologue, « technoscience » a plutôt un autre sens, bien qu’elle reconnaisse le sens précédent. Suivant en cela Oskar Morgenstern, l’inventeur de l’expression pour décrire le complexe militaro-industriel américain de l’après-guerre, « technoscience » a moins à voir avec les conditions et les moyens de découverte que la relation particulière qui s’est développée entre les sciences et leurs applications militaires. En effet, selon la thèse du Mode 2 ou celle de la Triple Hélice, les sciences d’aujourd’hui ne se développent – ce qui est contestable – que dans un contexte d’applications. Les intentions et les objectifs des fonds publics consacrés aux nanotechnologies donnent raison à ceux qui défendent une conception utilitariste des sciences. Mais les chercheurs en affichent une autre, bien qu’ils soient très conscients qu’ils se meuvent dans un environnement qui valorise au plus haut point les applications.

D’autres chapitres portent sur d’autres enjeux, comme la militarisation de la recherche, les enjeux propres à la santé et à la médecine, les possibilités économiques des nanotechnologies. Les réponses des chercheurs sont toujours intéressantes, mais offrent moins de nouveauté. Les questions relatives à la participation à la recherche à des fins militaires sont abordées avec franchise. Par exemple, peu travailleraient directement à la fabrication d’armes, mais améliorer les équipements de protection des soldats est éthiquement défendable. La sociologue se garde bien, ici, de juger.

Cette recherche est à plus d’un titre précieuse, car elle donne la parole aux chercheurs dans le cadre de leur travail. On ne les interroge pas sur la place publique où ils seraient enclins à vanter, pour le protéger, leur champ de recherche. Dans l’intimité du labo ou du bureau, ils se livrent avec franchise et honnêteté, bien qu’ils soient moins éloquents sur les enjeux éthiques plus larges de leurs recherches. La sociologue le note, d’ailleurs, dans une conclusion de chapitre, les qualifiant par la pratique d’une éthique de l’honnêteté et non d’une éthique de la responsabilité. C’est sûrement là, de manière prudente, le seul jugement qu’elle se permet de porter sur ses répondants.

Si l’étude est riche en questions posées et en réponses, elle est parfois un peu mince du point de vue théorique. En effet, les références de l’auteure sont puisées à plusieurs sources, mais pas beaucoup à la sociologie des sciences, qui a abordé plusieurs aspects des sciences : les institutions, les pratiques, les pouvoirs, les effets. La nouvelle sociologie des sciences s’est beaucoup intéressée aux pratiques scientifiques, à la vie de laboratoire. Elle s’est un peu moins penchée, ce qu’on lui a reproché, sur les interactions entre sciences et société. Elle semble plus récemment reprendre le temps perdu, sous la bannière des « sciences dans la société ». L’objectif de l’auteure est essentiellement de cet ordre : les enjeux éthiques et sociaux des nanotechnologies. Même si on peut à l’occasion lui reprocher ses légers partis pris, il reste que le livre est une contribution notable aux rapports complexes que les sciences entretiennent avec les sociétés.

En laissant parler les acteurs eux-mêmes, on comprend mieux la complexité du domaine, ses défis et ses difficultés. Mais les chercheurs n’ont pas le monopole de la compréhension des incidences sociales de leurs recherches. Leur prudence à s’engager sur ce front est témoin de quelque chose qui les dépasse. Comme l’entreprise scientifique est collective et que les idées des scientifiques, comme les leurs représentations sociales, se forment en groupe et en interaction avec autrui, il aurait été bon que les entretiens individuels soient complétés par des entretiens de groupe. On aurait pu en savoir plus sur la manière dont les chercheurs délibèrent entre eux quand ils tiennent et défendent des points de vue différents, comme sur la définition des nanotechnologies, la compréhension des risques et la représentation des enjeux éthiques. Dans un autre ordre d’idées, la réflexion sur l’amélioration de la « performance humaine », qui va bien au-delà de guérir, soigner, prolonger la vie, est à peine amorcée : soit que les chercheurs restent sur leurs gardes, soit que la sociologue hésite à creuser la question avec eux, même si on perçoit que c’est ce point qui l’a amenée à l’examen des implications des nanotechnologies. Les réflexions des philosophes en éthique appliquée, comme Michael Sander, John Harris et Jonathan Glover, qui représentent la gamme des prises de position sur le sujet, auraient pu être davantage explorées et discutées avec les chercheurs.