Corps de l’article

Le thème de la présence de la mémoire dans les sociétés contemporaines semble loin de s’épuiser, plus de trois décennies après la publication des Lieux de mémoires de Pierre Nora, mémoires construites et inventées s’affrontent pour le privilège de l’officialisation du discours dans les débats publics. L’histoire et le politique ne sont jamais bien loin lorsqu’il est question de mémoire, et c’est le point de départ du livre Mémoire et démocratie en Occident, dirigé par Jacques Beauchemin, qui s’intéresse depuis déjà plusieurs années à ces thématiques.

Les différents chapitres se divisent en deux catégories. Outre le chapitre introductif, rédigé par le directeur du recueil, les textes qui composent l’ouvrage concernent dans un premier temps la réalité mémorielle au Québec, et dans un second temps au sein des sociétés européennes, en plus d’un texte de Peter Brown portant sur la place politique de la mémoire aborigène en Australie.

Le texte introductif, de la plume de Jacques Beauchemin, ne traite pas directement de la situation canadienne et québécoise comme telle ; il s’agit d’une réflexion plus générale sur le rôle joué par la mémoire au sein de la sphère publique, dans le contexte des sociétés contemporaines, de la « société des identités », pour reprendre l’expression de l’auteur. Si la réflexion ne traite jamais directement du contexte québécois, le texte lui-même s’inscrit en continuité avec les ouvrages récents de l’auteur.

Les trois textes qui suivent portent sur un aspect ou un autre de l’usage contemporain de la mémoire. Il est d’abord question, dans un texte de Christian Rioux, des débats autour des commémorations du 400e anniversaire de la fondation de Québec en 2008, ainsi que du 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham, en plus du contexte plus général de l’enseignement de l’histoire au Québec. Il s’agit d’une occasion d’examiner le chevauchement de l’histoire, de la mémoire et du politique. L’auteur-journaliste prescrit aux historiens, en conclusion, une attitude prudente et bienveillante face à la mémoire, au lieu de « mépriser la mémoire » (p. 31). Le texte d’Yvan Lamonde se penche sur les blessures et les cicatrices laissées par la mémoire. Plusieurs thèmes intéressants traversent ce texte, tels la mémoire traumatisée, la mémoire colonisée, la mémoire cléricale et nationale, etc. Le texte est stimulant, et lance plusieurs pistes de réflexions souhaitables et nécessaires, mais il est beaucoup trop court ; un examen un peu plus approfondi aurait été profitable. Le texte d’Éric Bédard, portant sur le groupe Mes Aïeux et leur rapport à la mémoire, réussit quant à lui, à partir d’un objet connu de la culture populaire, à tisser des liens intéressants entre la mémoire, sa réception contemporaine au sein de la culture populaire et la sphère politique et idéologique québécoise. Il s’agit de l’un des meilleurs textes du recueil.

La deuxième partie poursuit dans la même veine, abordant des thèmes similaires, mais s’appliquant à d’autres sociétés. Par exemple, le texte de Régine Robin tente d’éclairer la pluralité des mémoires au sein de la société française, abordant certes la dimension politique, mais également celle du droit, et le rôle (politique) des historiens dans la gestion publique de la mémoire. Paul May réfléchit sur la réalité mémorielle en Grande-Bretagne, en examinant l’instrumentalisation de la mémoire par certains leaders radicaux de la communauté musulmane. Le texte de Peter Brown se penche sur les notions de mémoire et de pardon en Australie concernant la question aborigène ; celui de Magdalena Dembiska vient clore le recueil par une réflexion ancrée dans la réalité des sociétés d’Europe de l’Est, sur les notions de mémoire, de réconciliation, de confiance et de reconstruction.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le projet des auteurs est très ambitieux, et le résultat final ne peut être, dans cette optique, que décevant. Le lecteur reste sur sa faim. Mémoire, démocratie, Occident tente de ratisser beaucoup trop large, et réussit rarement à véritablement tisser des liens concrets et soutenus entre les trois thèmes. On ressent à la lecture du recueil une impression d’éparpillement. Les textes sont courts, parfois trop. Malgré ces quelques réserves, les analyses et les questions posées par l’ouvrage sont pertinentes et stimulantes, et quiconque s’intéressant à la question de la mémoire et du politique au sein des sociétés occidentales contemporaines verra la lecture de cet ouvrage profitable.