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Titre et sous-titre décrivent ici chastement le sujet traité, et pour circonscrire son évolution dans le temps, nos deux historiens se penchent sur trois vecteurs de la vie sociale : le vouloir-vivre collectif – sentiment d’appartenance et autres références identitaires ; le devoir-vivre collectif – normes formelles et informelles de la vie commune ; et le comment-vivre ensemble – rapports de force qui travaillent les groupes et les opposent. L’ouvrage regroupe en six périodes d’inégales longueurs, variant de quelques siècles à seulement quelques années, les divers enjeux qu’a constitués la langue au Canada, et particulièrement au Québec. Chaque section débute par un exergue poétique, contient des encarts reproduisant des extraits de lois, de règlements et autres documents officiels ; le tout, bien documenté, s’appuie sur les travaux de spécialistes et sur des mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, principalement en histoire. L’ouvrage a du style, mais il est désolant de trouver, sous la belle plume des auteurs, le barbarisme les parlants français pour francophones ; le fait non seulement étonne, mais détonne dans l’ensemble.

La thèse des « deux peuples fondateurs » n’a jamais eu bien grande résonance au Canada anglais, et la crise manitobaine des années 1890 est annonciatrice à cet égard. À la création de la province après l’insurrection métisse (1870), la législation scolaire était copiée sur la situation québécoise, ce qui avait grandement alarmé les Orangistes ontariens que la perspective d’être coincés entre deux Québec chagrinait fort. Vingt ans plus tard, les franco-catholiques étant devenus minoritaires, le gouvernement de la province supprime le financement des écoles confessionnelles, et fait de l’anglais la seule langue officielle. Quand le premier ministre Wilfrid Laurier refuse d’imposer le veto fédéral pour rétablir le droit à des écoles françaises, il anéantit du même coup la possibilité que le gouvernement fédéral puisse promouvoir un principe supérieur embrassant les intérêts des deux communautés linguistiques. Il devient plutôt, et pour longtemps, la voix de la majorité anglo-canadienne. Dans ce Canada, la province du Québec est la réserve française, idée qui fait barrage à celle du bilinguisme : des radicaux anti-français, et de farouches opposants au bilinguisme, il s’en trouve pratiquement à toutes les périodes, et dans toutes les régions canadiennes. L’opposition va de simples plaintes contre les émissions radiophoniques françaises à l’activisme politique et judiciaire du juge J. T. Thorson, véritable Dalton McCarthy moderne, tentant de faire désavouer la loi fédérale sur le bilinguisme institutionnel, en passant par le groupe paranoïaque Alliance for the Preservation of English in Canada. De l’autre côté de la bataille, les divers échecs à faire reconnaître les droits des minorités françaises seront construits en autant de moments fondateurs d’une nouvelle identité, d’ancrage provincial cette fois, et que consacre la création de la Fédération des francophones hors Québec (avec ses Fransaskois, ses Franco-Manitobains, etc.) en 1975.

Au Québec même, la dénonciation du « mauvais » français est une grande constante de tout le 20e siècle. Pour un Barbeau, un D’Allemagne, la pauvreté du français dérive directement du statut politique du Québec, alors que plus près de nous, Georges Dor inverse cette relation entre joual et politique, affirmant qu’une maîtrise déficiente du français empêche les Québécois de faire advenir la souveraineté de leur pays. Mais la querelle qui divise nos linguistes sur la norme de référence à privilégier, internationale ou autochtone, n’est pas abordée, ni même mentionnée. Étant donné la teneur hautement politique de ce débat, son absence s’explique mal.

Sur la longue période, le français passe de trait coextensif au catholicisme à valeur identitaire phare du peuple québécois, composante centrale de l’État. Puis sa dimension culturelle s’estompe, pour ne plus renvoyer qu’à la nation civique ; la langue s’en trouve instrumentalisée. L’ère de la mondialisation achève de réifier cette idée de langue réduite à un outil de communication, à une marchandise, pour lesquels le globish, variante appauvrie de l’anglais, suffit désormais. Et quand on voit l’État québécois défendre et promouvoir le bilinguisme, on ne peut que s’inquiéter de la santé de notre vouloir-vivre collectif !