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Nous exprimons notre reconnaissance à la revue Recherches sociographiques pour l’intérêt accordé à notre livre intitulé La signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec. Nous remercions aussi nos collègues Gagnon et Lapointe de leurs commentaires, lesquels commandent de notre part des précisions que nous souhaitons éclairantes.

Dans un premier temps, nous répondrons aux demandes d’information supplémentaire et aux différentes critiques d’ordre technique. Dans un deuxième temps, nous examinerons la principale question qui préside à l’esprit de leurs commentaires, à savoir celle des rapports collectifs conflictuels du monde du travail. Cette question n’est pas au centre de notre livre, mais elle structure l’esprit des critiques formulées par nos collègues, qui s’inscrivent, toutes deux, dans le champ des relations patronales-syndicales plutôt que dans celui des changements socioculturels vus sous l’angle de l’ethos du travail, thème par ailleurs associé à une « préoccupation patronale » par Gagnon. La lecture particulière que font nos collègues des rapports au travail soulève un débat de fond sur les nouvelles dynamiques conflictuelles du travail, ce à quoi nous consacrerons la dernière section de notre réponse. Avant d’examiner les critiques de Lapointe, nous répondrons à celles de Gagnon, qui, par leur teneur, révèlent une faible prise en considération de l’un des deux objectifs de l’ouvrage, en plus d’être marquées par des erreurs factuelles majeures à la source de nombreux contresens. Il nous faut donc d’entrée de jeu rappeler l’esprit du livre.

Les objectifs, la démarche d’analyse et la structure du livre

L’objectif principal de l’ouvrage consiste à repérer, décrire et analyser les ethos du travail au Québec, c’est-à-dire, selon notre définition, « l’ensemble des valeurs, attitudes et croyances qui induisent une manière de vivre son travail au quotidien » (p. 6). Mais l’étude vise aussi, sur un autre plan, un deuxième objectif qui structure une partie de l’ouvrage : examiner si certains types d’ethos du travail identifiés dans le cadre de nos analyses entretiennent un rapport d’« affinité élective » (Weber) avec le nouvel esprit libéral. Plus concrètement, il s’agit de circonscrire la nouvelle idéologie managériale et de déceler le degré d’adhésion des travailleurs à un certain nombre de normes idéal-typiques qui témoignent de l’esprit des nouvelles pratiques de gestion et du discours qui l’accompagne. Autrement dit, répondre à la question suivante : « Comment les travailleurs interprètent-ils et intériorisent-ils les principales normes du travail qui participent de l’idéologie managériale contemporaine ? » (p. 19), ce qui implique de dégager l’idéal-type d’ethos du travail propre au nouvel esprit libéral.

Pour ce faire, nous utilisons la méthode wébérienne de l’idéal-type, qui se caractérise, rappelons-le, par l’accentuation unilatérale et cohérente des principaux traits de caractérisation du modèle de référence, dans notre cas l’idéologie managériale dominante. Sur la base d’entretiens avec des chefs d’entreprise, des cadres supérieurs, des gestionnaires de ressources humaines et des membres d’une chambre de commerce, nous avons d’abord construit ce type idéal, puis nous nous sommes assurés qu’il suscitait l’adhésion de ces derniers, même s’ils considèrent que la réalité est tout autre (cette façon de faire est précisée à la p. 20 de notre livre). Ensuite, la démarche nécessite de bien cerner le modèle productif de référence. Bien entendu, ce modèle comporte des formes complexes, particulières et variées, et, dans la réalité du monde du travail, il existe évidemment différents modèles productifs, comme le rappelle Lapointe. Mais ce qui nous intéresserait, c’est précisément le modèle de référence des gestionnaires, qui est aussi, comme le précise un intertitre du chapitre visé, non pas « le » modèle, mais « Un nouveau modèle productif en émergence » depuis trois décennies (p. 34). Rappelons notre définition du concept de modèle productif, fort explicite, en soulignant l’essentiel : « Dans le contexte de ce livre, le concept de modèle productif désigne le modèle organisationnel général de référence valorisé par les entreprises en ce qui a trait, d’une part, à la gestion de la production et à l’organisation du travail et, d’autre part, aux formes de mobilisation professionnelle […] » (p. 2). Difficile d’être plus clair. Pour l’essentiel, ce modèle repose sur : a) la flexibilité (fonctionnelle, numérique, salariale) comme logique d’entreprise ; b) une dynamique de mobilisation et de contrôle fondée sur l’implication subjective au travail et l’« autonomie responsable » assortie de nombreuses formes novatrices de contrôle indirectes et de plus en plus individualisées ; c) une gestion des ressources humaines (GRH) axée sur le développement des compétences et la logique de la responsabilité individuelle quant au développement de l’employabilité. Enfin, une série d’énoncés nettement orientés selon le modèle patronal et en lien direct avec l’idéal-type ont été soumis aux travailleurs, énoncés qui évidemment accentuent unilatéralement les traits de caractérisation du discours managérial, conformément à la méthode wébérienne de l’idéal-type. Dès lors, lorsque Gagnon dresse la liste des énoncés associés au seul type idéal, puis affirme qu’ils sont une « caricature hyperbolique des discours patronaux » et que « notre vision est influencée par les pratiques des gestionnaires », cela signifie soit que la commentatrice a lu le livre en perdant de vue l’un des objectifs clés de nos analyses, soit qu’elle n’est pas familière avec la méthodologie à la source de l’élaboration d’un type idéal. Bien évidemment, les énoncés (ce ne sont pas des questions, mais des énoncés) liés au type idéal sont nettement « teintés de normativité », puisque c’est le type idéal de l’employé défini par les employeurs et empreint de leur idéologie managériale qui est soumis aux répondants afin qu’ils se positionnent favorablement ou défavorablement par rapport à celui-ci. Nous le reprocher en toute bonne foi, c’est de toute évidence révéler une incompréhension de l’approche méthodologique en question ; c’est aussi, inévitablement, amorcer une série de contresens. Ajoutons que ce que nous mesurons dans notre étude, ce ne sont pas les pratiques quotidiennes, mais les attitudes des travailleurs, c’est-à-dire leurs dispositions, à l’endroit des normes managériales arrimées au nouvel esprit libéral contemporain, normes qui ne sont pas le fruit de notre vision du monde, mais, sous une forme unilatéralement accentuée, le fruit de celle des gestionnaires. Notre démarche n’est donc aucunement idéologique, comme le laisse sous-entendre Gagnon, mais repose sur une méthode éprouvée en sociologie et fondée sur la construction d’un type idéal.

Et que penser, dans ce contexte, des réactions des travailleurs aux énoncés que nous leur avons présentés afin de mesurer leur degré d’adhésion aux normes managériales dominantes ? Contrairement à ce que soutient Gagnon, les travailleurs, interrogés à l’extérieur du milieu de travail, n’ont pas « l’air de fieffés paresseux » s’ils n’adhèrent pas à ces normes. La preuve, c’est que les deux normes managériales qui font appel à l’investissement personnel – 1) disponibilité en dehors des heures normales de travail, si cela est nécessaire, et 2) accepter de suivre une formation en dehors des heures de travail – sont celles qui suscitent le moins d’adhésion de leur part (seulement 15 % des travailleurs dans le premier cas et 21 % dans le deuxième sont tout à fait d’accord avec de telles normes). De même, les cadres n’ont pas peur d’avoir l’air de fieffés contestataires parce qu’ils adhèrent dans une proportion moindre que les autres travailleurs aux normes liées à la polyvalence dans le cas où elles sont valorisées par leurs employeurs, tout simplement, comme le montrent les entrevues, parce qu’ils y voient un risque de déqualification professionnelle au quotidien.

Des erreurs majeures d’ordre factuel se retrouvent aussi dans le commentaire de Gagnon lorsqu’elle aborde notre mode de construction des catégories d’analyse. S’agissant des ethos du travail et des attitudes à l’égard des normes managériales dominantes, la commentatrice considère qu’il est contestable « de placer l’adhésion aux normes managériales comme critère « positif » dans la construction des catégories d’ethos », ce qui n’est pas du tout avancé dans notre étude... De toute évidence, Gagnon n’a pas saisi l’essentiel de notre démarche qui repose sur une distinction importante entre formes générales d’orientation au travail (FGOT), soit l’outil de classification des types, et ethos du travail, soit le substrat à décrire. Il ne faut donc pas, à l’instar de Gagnon, y « lire la même chose ». La FGOT désigne la centralité absolue et relative du travail ainsi que la finalité du travail, qui sont les seuls et uniques critères de classification des types d’ethos, comme nous l’avons expliqué aux pages 22, 84, 85, puis dans le chapitre 5, surtout aux pages 91 et 92 où l’outil de classification est décrit. Ce n’est que dans le cadre de cette classification que sont introduites, par la suite, les attitudes à l’égard des normes managériales dominantes, qui représentent l’un des éléments clés de nos descriptions et analyses, ou encore de « caractérisation » des types comme le précise Lapointe, mais non pas de notre classification. Autrement dit, la FGOT permet de classer les types d’ethos du travail selon deux critères standards (voir le tableau 2, p. 93), puis les autres dimensions nous conduisent à décrire, à caractériser davantage les types en vue de l’analyse. Aussi la critique de Gagnon relative à notre mode de classification des ethos du travail repose-t-elle sur le fait qu’elle confond les outils de classification et les outils de description.

En ce qui a trait aux analyses qui mettent en relief les attitudes à l’égard des normes managériales, soulignons l’importance du chapitre 11 de l’ouvrage qui décline les types, classés uniquement selon la finalité et la centralité du travail, selon un ensemble de critères, dont les attitudes en question. Dans le cadre de ce chapitre, nous observons que le rapport à la norme peut reposer, par exemple, principalement sur la transaction subjective chez les types proches du nouveau modèle productif (soit le Professionnaliste et l’Égotéliste, sans comprendre l’Utilitariste comme l’écrit Gagnon dans son commentaire), ou encore sur la transaction objective – soit la logique de la négociation collective – chez les types plus proches du modèle fordiste (soit l’Utilitariste et l’Autarcique, sans comprendre le Professionnaliste comme l’affirme de manière confuse Gagnon). Nous sommes ici au coeur du livre, puisqu’il s’agit de faire le lien entre ethos du travail et modèle productif…

Ajoutons que le libellé des questions relatives au type idéal, à la centralité absolue et relative du travail, à la signification, aux aspirations et à la satisfaction au travail ainsi que les patrons de réponse sont présentés au chapitre 4, puis souvent repris dans les chapitres qui dévoilent les résultats de l’enquête. En outre, l’ordre du questionnaire, en six parties, est décrit dans la partie méthodologique (p. 24).

L’échantillon et le mode de classement des professions

Le livre n’étant pas un rapport de recherche, nous n’avons pas présenté dans le détail la totalité des opérations statistiques, ni annexé le rapport méthodologique du Centre national de sondage (2006), qui a effectué le prétest et la collecte des données[1]. Nos collègues s’interrogent sur la représentativité de notre échantillon en ce qui a trait aux groupes professionnels, plus particulièrement sur sa comparabilité avec la population active. Nos précisions méthodologiques seront complétées par un rappel du mode de classification des catégories professionnelles retenues afin de réfuter les critiques de Gagnon qui reposent sur une confusion entre « échantillon représentatif » et « mode de classification professionnelle ». Ce faisant, nous aborderons la question soulevée par Lapointe relativement à la pertinence de notre mode de regroupement des professions.

Commençons par la représentativité de l’échantillon. Celui-ci a été pondéré de telle façon qu’il soit représentatif de la population active québécoise âgée de dix-huit ans et plus et n’étudiant pas à temps complet selon l’âge (la question des générations est au centre des débats sur les nouvelles formes d’ethos), le genre, la région[2] et le niveau de scolarité. Concernant cette dernière variable, il faut toutefois noter que la taille de notre échantillon ainsi que l’importance de tenir compte des autres critères de pondération, nous a obligés à regrouper les niveaux de scolarité en deux grands groupes, à savoir : 1) études égales ou inférieures au diplôme d’études secondaires (DES) et 2) études supérieures au DES. L’échantillon est représentatif de ces deux grandes catégories, et s’il y a lieu de souligner qu’il y a une surreprésentation des diplômés universitaires, c’est toutefois uniquement par rapport aux diplômés du postsecondaire que ceux-ci sont surreprésentés. La proportion de diplômés du secondaire ou moins interrogés dans le cadre de notre enquête (30,1 %) correspond à celle de l’Enquête sur la population active (EPA) de novembre 2006 (28,7 %). Ce fait est important à souligner dans la mesure où les diplômés universitaires et les diplômés du postsecondaire partagent, à bien des égards, des attitudes similaires. Qu’en est-il de la représentativité des catégories professionnelles ? Comme l’illustre le tableau ci-dessous, notre échantillon est conforme aux données de Statistique Canada de novembre 2006.

Tableau 1

Distribution de la population active québécoise selon la catégorie socioprofessionnelle. Données de l’enquête sur l’ethos du travail et données de l’EPA de novembre 2006 (en %)

Distribution de la population active québécoise selon la catégorie socioprofessionnelle. Données de l’enquête sur l’ethos du travail et données de l’EPA de novembre 2006 (en %)

* Les données sont tirées du fichier des microdonnées à grande diffusion de l’EPA de novembre 2006 disponible dans le cadre de l’Initiative de démocratisation des données (IDD). Ce fichier de données n’offrant que des regroupements d’âges, il n’a pas été possible de sélectionner les individus âgés de dix-huit et dix-neuf ans. Aussi les données présentées ici concernent-elles la population active âgée de vingt ans et plus.

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Ce tableau indique que notre échantillon est globalement représentatif en ce qui concerne les professions. La question qui reste à discuter est celle du mode de regroupement des professions qui, dans notre cas, s’inspire des échelles de prestige de Pineo, Porter et McRoberts (PPM) et de l’indice socioéconomique de Blishen (Creese, Guppy, Meissner, 1991 ; Langlois, 2003).

À cet égard, comme l’illustre le tableau 1, l’affirmation de Gagnon selon laquelle il n’y aurait que 0,5 % de chefs d’entreprise au sein de la population active québécoise est pour le moins assez éloignée de la réalité[3]. En effet, même lorsque nous restreignons la catégorie « chef d’entreprise » aux travailleurs indépendants ayant constitué leur entreprise en société (avec ou sans employés)[4], nous comptons 6,2 % de chefs d’entreprise dans la population active de vingt ans et plus. Et lorsque nous désignons les chefs d’entreprise comme étant ceux qui ont constitué leur entreprise en société ou encore qui ont au moins un employé[5] – comme nous l’avons fait dans le cadre de notre étude –, nous comptons 7,8 % de chefs d’entreprise, soit une proportion similaire à celle obtenue dans le cadre de la collecte de nos données réalisée par le Centre national de sondage.

Par ailleurs, Gagnon porte un jugement lacunaire lorsqu’elle affirme que les travailleurs manuels ne représentent que 11,4 % de notre échantillon et que les travailleurs des services ne représentent que 18,9 %. En fait, dans les deux cas, elle confond deux logiques de classification, à savoir celle fondée sur le secteur d’activité et celle fondée sur la profession selon la qualification et le prestige, qui est celle que nous avons utilisée. Ainsi, comme nous l’avons indiqué dans le livre, ce sont les catégories « employé de bureau, vendeur et employé des services » qui forment 18,9 % de la population active, et non pas les travailleurs de tout le secteur des services. À cette première catégorie d’employé, souvent désignée par « col blanc ou employé subalterne », s’ajoute dans notre étude la catégorie « technicien, semi-professionnel et cadre intermédiaire », qui comprend aussi les travailleurs du secteur des bureaux, de la vente et des services, de même que d’autres secteurs (32,1 % dans notre enquête, 28,4 % dans l’enquête EPA)[6]. Le même raisonnement s’applique pour les travailleurs manuels. Un premier groupe (« autre travailleur manuel ») comprend, comme cela est précisé dans le chapitre 5, les travailleurs manuels peu qualifiés (11,4 %) auxquels s’ajoutent les travailleurs manuels qualifiés (6,9 %), soit la catégorie « travailleur de métier et contremaître » (ces derniers sont presque toujours des travailleurs de métier, ce qui explique qu’ils sont généralement regroupés dans cette catégorie[7]). En somme, notre classification des catégories professionnelles repose principalement sur la qualification et le prestige plutôt que sur les seuls secteurs, ce que Gagnon confond.

En revanche, une question pertinente nous est posée par Lapointe, qui s’interroge sur notre mode de regroupement des professions aux fins de l’analyse : « Pourquoi avoir regroupé les cadres avec les professionnels et les contremaîtres avec les ouvriers de métier ? » Dans son esprit, « les cadres, les contremaîtres et les chefs d’entreprise auraient pu être regroupés dans un groupe de cadres et dirigeants d’entreprise ». Sa logique binaire est simple : regrouper les catégories professionnelles selon « un clivage entre la direction qui définit les normes et qui est responsable de leur application, et les salariés qui se les font plutôt imposer ». Si nous avions voulu étudier les relations de travail, nous aurions vraisemblablement emprunté cette voie, avec plusieurs nuances supplémentaires liées à la qualification. Cependant, l’objectif de notre recherche était de rendre compte d’une vision d’ensemble des valeurs et attitudes à l’égard du travail et de la place du travail dans la vie, notamment, rappelons-le, par rapport à la vie de couple et à la vie familiale, aux loisirs et aux amis, aux engagements sociaux, politiques, communautaires, etc. Cet objectif a commandé l’utilisation d’une classification reconnue des professions selon la logique du prestige et de la qualification qui, comme nous l’avons déjà indiqué, s’inspire des échelles PPM et des indices de Blishen. Ce choix méthodologique était en adéquation avec les objectifs d’une étude sur l’ethos du travail, qui visait à rendre compte de plusieurs aspects culturels de la dynamique contemporaine du monde du travail plutôt que des seuls rapports de domination au travail. De fait, comment peut-on s’imaginer que la place du travail dans la vie par rapport aux autres dimensions de l’existence, le rapport travail-famille, la signification accordée au travail et le modèle idéal d’emploi reposent sur un socle commun chez les individus regroupés de la manière proposée ? Quoi de commun, par exemple, entre un mécanicien issu d’un quartier populaire, fils d’une famille ouvrière et devenu contremaître, et un cadre détenant une maîtrise en administration des affaires de l’École des hautes études commerciales, issu d’une famille de diplômés universitaires, qui a grandi dans un quartier chic de Montréal ? Pouvons-nous raisonnablement penser qu’ils forment un groupe homogène en ce qui a trait aux variables culturelles étudiées dans notre recherche sous prétexte que ces salariés sont les représentants de la classe dominante en milieu de travail ? Comme sociologues, nous n’en sommes pas convaincus.

En somme, sans être parfait, notre échantillon est statistiquement et sociologiquement représentatif selon une classification des professions produite sur la base de la qualification et du prestige. Il s’agit d’un choix légitime et en adéquation avec les variables culturelles à la source des transformations actuelles du monde du travail, notre étude ne se réduisant pas à analyser les relations de travail.

En ce qui a trait aux critiques de Gagnon relatives à l’échantillon qualitatif raisonné, il est important de ne pas perdre de vue l’objectif visé par les entrevues, à défaut de quoi on entre, de nouveau, dans une série de contresens. Les entrevues, qui constituent des récits de l’histoire professionnelle depuis la fin des études, avaient pour objectif de nous aider à interpréter et à « comprendre » les résultats de l’enquête quantitative. Aussi furent-elles toutes classées selon la même typologie que l’enquête quantitative (mêmes questions initiales sur la centralité absolue et relative du travail et la finalité du travail, voir p. 133). L’échantillon de départ est de type « raisonné » : il repose principalement sur la diversité des situations d’emploi, notamment sur le croisement de trois critères liés au statut d’emploi à partir de la nomenclature classique de Statistique Canada (N 71-5430GIF), la distinction entre emplois stables et instables et les formes de travail atypique, essentiellement en vue de retenir sept catégories croisées selon le sexe et trois groupes d’âge, soit 42 entrevues, auxquelles s’en sont ajoutées dix autres selon nos besoins d’interprétation. En effet, lorsque nous avions des doutes quant à nos interprétations relativement à certains types d’ethos du travail, nous avons accru le nombre d’entrevues. C’est le cas des professionnels et des cadres étroitement associés au type novateur Égotéliste (caractérisé par le fait que le travail n’est pas principalement un lieu de construction identitaire, mais d’affirmation de son identité). C’est le cas également des travailleurs autonomes masculins et des chômeuses – deux groupes chez qui les systèmes de valeurs sont complexes, notamment en ce qui a trait aux rapports entre le travail et la vie à l’extérieur du travail –, tout simplement afin de solidifier nos interprétations de deux types auxquels ils sont associés de près, soit l’Harmoniste et le Résigné. Le plan en quatre étapes des entrevues est présenté à la p. 25.

Le libellé des questions et la mesure de certaines variables

Lapointe soulève des interrogations quant au libellé de certaines de nos questions. La première concerne le champ couvert par notre notion d’engagement au travail. Notre collègue interprète nos deux questions sur le sujet, liées au type idéal, comme si elles visaient à mesurer ce que nous examinons dans l’ouvrage sous la rubrique implication au travail. De fait, nous avons deux concepts différents : l’implication au travail et l’engagement au travail. Le premier est apparenté à ce que Lapointe met en relief sous l’intitulé « engagement au travail », ce qui répond à sa critique. En effet, comme nous le précisons au début du livre et l’illustrons dans l’analyse qualitative des types, l’implication au travail « peut privilégier ou non des objets ou des champs différents, par exemple le travail, l’emploi ou l’organisation (Work involvement, Employment involvement, Oganization commitment) » (p. 22), ce qui renvoie, pour l’essentiel, aux différentes échelles signalées par notre collègue lorsqu’il parle d’engagement au travail. Par contre, en ce qui concerne notre concept d’engagement au travail, nous sommes dans une tout autre logique qu’il ne faut pas confondre avec la première : celle de deux variables classiques utilisées pour mesurer l’ethos du travail, à savoir l’engagement moral envers l’atteinte des objectifs de l’employeur, qui vise essentiellement l’aspect moral, et l’engagement envers le travail comme valeur en soi, indépendamment de son contenu[8], autrement dit « jauger si le travail comme activité revêt en soi une valeur fondamentale, donc s’il est investi d’un certain prestige moral […] » (p. 18). Signalons qu’une telle distinction entre les deux concepts nous permet d’affiner nos analyses, par exemple d’éviter d’interpréter une forte valeur accordée au travail en soi comme une forte implication au travail. Par exemple, le type Résigné se caractérise par une « valorisation dans la moyenne de l’engagement envers le travail », soit le travail comme valeur en soi (graphique 15, p. 118), mais par une « très faible implication au travail » (encadré 2, p. 194), tout simplement parce que chez ces déclassés du mode de régulation marchande, le travail n’est pas à la hauteur de leurs attentes légitimes et de leur ethos du travail : il y a un hiatus profond entre leur ethos du travail et la réalité vécue, qui se traduit par une faible implication dans un travail qu’ils jugent peu intéressant. Soulignons aussi que « l’engagement moral à accroître l’efficacité de l’entreprise pour laquelle je travaille », qui suscite une forte adhésion comme le souligne Lapointe au début de sa critique, ne peut être interprété comme une forte identification des travailleurs à leur employeur, ni au demeurant comme un synonyme de loyauté envers celui-ci. En fait, c’est la dimension éthique de l’ethos qui est en cause, dimension qui doit susciter une vive attention lorsqu’elle est, de façon inhabituelle, plutôt moyenne que forte.

En ce qui a trait à la satisfaction au travail, les commentaires de nos collègues nous étonnent fortement. Nous sommes évidemment d’accord avec les observations de ces derniers selon lesquelles une telle variable doit être examinée avec le plus grand discernement, en raison, entre autres, de la tendance bien réelle des travailleurs à surévaluer leur taux de satisfaction, y compris, selon nous, lorsque les items sont considérés séparément (ce qui est notre cas). Aussi avons-nous analysé la satisfaction au travail de manière relative (le degré de satisfaction des individus associés à un type d’ethos ou à un groupe particulier en comparaison avec celui des individus associés à un autre type ou un autre groupe selon les écarts par rapport à la moyenne générale). Bref, nous n’avons pas interprété nos résultats de manière absolue et évidemment encore moins indiqué en conclusion que les travailleurs étaient très satisfaits. Cette conclusion, qui nous est attribuée, est celle de Lapointe, et non la nôtre, qu’il tire de l’examen des données brutes en annexe, comme l’indique son texte. Pour notre part, comme l’illustrent nos analyses dans le corps du livre, nous avons situé le degré de satisfaction des travailleurs apparentés à chacun des types par rapport à la moyenne générale des types, ce qui nous a permis de porter un jugement différentiel sur ceux-ci. On comprend ainsi la logique de nos graphiques, jugés détaillés et compliqués par Gagnon, logique pourtant précisée à la page 94 (« Encadré 1. Comment lire les graphiques »). La voici : chaque graphique indique, sur une échelle de 0 à 10, la moyenne générale observée pour l’ensemble des types, le score moyen du type visé, puis la moyenne minimale et maximale observée parmi les six types. L’analyse est donc comparative. Ce faisant, nous observons les fortes différences de satisfaction au travail entre les types sans nous laisser impressionner par les scores absolus précisés en annexe. Nous avons analysé les aspirations de la même manière. Soulignons enfin que, dans notre étude, les données sur la satisfaction au travail n’ont jamais été utilisées pour caractériser substantiellement les types, mais pour contribuer, en conjonction avec d’autres variables, à décrire, de manière différentielle, les caractéristiques des travailleurs propres à chacun des types, sans perdre de vue la comparaison avec les aspirations.

Dans cette veine, l’affirmation selon laquelle nous n’avons pas tenu compte des conditions de travail et d’emploi dans notre enquête est imprégnée d’un raccourci indu. Évidemment, en raison du type d’enquête par questionnaire, nous n’avons pas observé les conditions de travail dans les entreprises. Toutefois, pour chacun des types, l’importance relative que les travailleurs accordent à diverses conditions du travail et leur degré relatif de satisfaction envers celles-ci ont été considérés sur la base des items que nous avons présentés dans les chapitres 4 et 5 du livre : 1) les conditions de travail, sous leur dimension matérielle, selon trois indicateurs : salaire et avantages sociaux, sécurité et stabilité d’emploi, possibilités de promotions ; 2) les conditions de travail, sous leur dimension de confort, selon deux indicateurs : charge de travail et horaire de travail ; 3) le contenu du travail, selon trois indicateurs : degré d’autonomie au travail, intérêt de la tâche (contenu de la tâche, variété, etc.), possibilités de se réaliser au travail ; 4) les relations sociales au travail, selon des indicateurs relatifs aux relations avec les collègues de travail et à l’ambiance de travail (p. 67). Autant d’indicateurs qui donnent de la substance à l’analyse des conditions de travail sous l’angle de leur perception par la population active.

Enfin, Lapointe s’interroge sur la manière de mesurer certaines variables. D’abord, il critique notre manière de classer les types de signification du travail à partir de la signification principale. Sur ce plan, précisons que notre classification des types sur la base de la signification principale n’indique pas que les significations secondaires sont exclues, tant s’en faut. Comme nous le disons à propos de la finalité du travail : « Cette dimension comporte deux sous-dimensions : d’une part, la finalité principale et les finalités secondaires ; d’autre part, les aspirations » (p. 12). Les finalités secondaires sont examinées lors de l’analyse qualitative chez tous les types (chap. 6, 7, 8), ce qui donne lieu, par la suite, à des observations qui témoignent de leur prise en compte, comme l’illustre la synthèse des finalités secondaires propres à chaque type présentée aux p. 215 et suivantes. Ensuite, Lapointe critique notre manière de traiter la question de l’importance du travail, ce qu’il assimile à un problème méthodologique. En effet, notre collègue, qui cite à sept reprises les travaux de Méda et de ses collaboratrices, considère que nos outils d’analyse ne mesurent pas toujours adéquatement les concepts, qu’ils sont souvent de nature différente des travaux de Méda, travaux qui font effectivement autorité sur le sujet. Alors, suivons la référence de Lapointe, référence proche de l’argument d’autorité – autorité justifiée, nous en convenons très bien –, et voyons précisément ce que pense Méda de notre manière de mesurer des variables complexes comme la centralité et l’importance du travail. En effet, cette dernière a commenté récemment notre ouvrage dans un compte rendu critique paru dans la revue Sociologie où elle affirme :

Du point de vue formel, il (notre ouvrage) livre à tous ceux qui réfléchissent et travaillent sur le rapport au travail, des catégories, des instruments, des méthodes et des dispositifs de recherche qui constituent une véritable avancée et peuvent être appropriés par toute la communauté. Du point de vue du contenu, il apporte des résultats qui confirment ou confortent d’autres enquêtes et rendent dès lors possible une certaine généralisation, marquant ainsi un évident progrès de la connaissance. Revenons sur ce que j’ai appelé le côté formel et qui concerne le dispositif de recherche, extrêmement rigoureux, soigné et mobilisable par d’autres membres de la communauté. Ayant moi-même beaucoup critiqué la manière d’interroger les individus sur leur rapport au travail, notamment le caractère radicalement insuffisant de la notion d’importance pour cerner la nature réelle du rapport au travail – car le travail peut être important pour de multiples raisons, radicalement opposées : important parce qu’il occupe toute ma vie, parce que je n’en ai pas, parce qu’il me donne une place, parce que j’en ai besoin pour vivre, parce qu’il me permet de m’exprimer dans ma singularité… – et ayant par ailleurs expérimenté des types de question qui permettent d’éviter ces écueils, j’ai particulièrement apprécié les formulations utilisées dans l’enquête. […] La reformulation opérée par les auteurs, pour appréhender la diversité des finalités du travail à partir des différentes typologies existantes (dimension matérialiste/post-matérialiste ; expressive/instrumentale ; intrinsèque/extrinsèque ; instrumentale, expressive, symbolique, sociale…), autour du binôme économique/expérientiel me semble également très intéressante et tout à fait généralisable. (http://sociologies.revues.org/index3504.html).

Méda, 2011, Paragraphes 7, 8, 9, 10.

Quant à la présence de résultats dans notre enquête qui ne seraient pas en conformité avec plusieurs travaux européens, principalement ceux synthétisés par Méda, y compris en ce qui a trait aux catégories professionnelles, voici ce qu’en dit cette dernière, en fondant son opinion sur le traitement de plusieurs enquêtes internationales dans le domaine :

Les résultats de l’enquête québécoise apportent une confirmation éclatante de la place qu’occupe aujourd’hui le travail dans la vie des individus : très important mais pas premier ; essentiel à « avoir » comme l’avaient bien montré Christian Baudelot et Michel Gollac (2003), mais ensuite important « tout autant » que d’autres activités, valeurs, sphères de vie, dont la caractéristique est d’être également consommatrices de temps, d’énergie, de charge mentale. L’autre résultat tout aussi déterminant – et également en totale conformité avec ceux que nous avions mis en évidence grâce à l’enquête Histoire de vie-Construction des identités – consiste dans la très grande diversité du rapport au travail (dans sa double dimension de place et de finalité) selon les catégories socioprofessionnelles : le rapport au travail reste marqué, pour une grande partie des ouvriers et des employés par la distance et considéré avant tout comme un gagne-pain cependant que les cadres, professions intellectuelles, chefs d’entreprise (mais aussi dans l’enquête française citée, les artisans et commerçants) considèrent le travail comme la sphère la plus propice à la réalisation de soi et la source majeure de leur identité. Enfin, la montée des dimensions « expérientielles » a été vérifiée en Europe au cours de la vaste enquête que nous avons menée, sous la coordination de Patricia Vendramin, sur le rapport au travail des Européens (Vendramin, 2010). (http://sociologies.revues.org/index3504.html).

Méda, 2011, Paragraphe 12.

Ce jugement d’une chercheure dans le domaine de l’ethos du travail, à juste titre considérée comme hautement crédible par notre collègue du domaine des relations de travail, permet évidemment de mettre en relief les limites méthodologiques empiriques de la critique de ce dernier, d’autant que celle-ci est fondée sur les travaux de la chercheure en question. Néanmoins, nous sommes enclins à penser qu’un tel écart dans les évaluations n’est pas seulement lié au degré de connaissance des études dans le domaine. Il y a aussi, croyons-nous, un effet de perspective.

De fait, les commentaires de nos collègues n’embrassent pas tous les apports du livre et sous-estiment les multiples facteurs sociaux examinés par notre recherche en vue de comprendre les valeurs et attitudes des travailleurs. Il est évident que notre ouvrage ne peut être examiné sous le seul angle du champ des relations de travail, plus précisément de ses dynamiques conflictuelles intrinsèques. Son objet et les facteurs explicatifs en cause sont de plus vaste amplitude : étudier les ethos du travail, les valeurs et attitudes associées au travail, la place du travail dans la vie, ce qui commande l’examen de variables qui débordent les milieux de travail, sans oublier celles qui lui sont spécifiques. Néanmoins, les critiques de nos collègues s’inscrivent dans une approche très limitative des études sur l’ethos du travail, qui accorde peu d’importance aux dynamiques sociales et culturelles, à l’instar des premiers travaux dans le domaine, notamment ceux de Goldthorpe auxquels ils se réfèrent, ce qui a donné lieu à de fortes critiques dès la fin des années 1960 (Daniel, 1969, 1973) et ce qui ne constitue plus la voie privilégiée par les recherches sur le sujet, lesquelles, de la même manière que notre étude, accordent aujourd’hui une grande importance aux variables extrinsèques au travail (Dubin et Goldman, 1972 ; Dubin et Champoux, 1975 ; Buccholz, 1978a, 1978b ; Dubin, 1979 ; Maccoby, 1981, 1990 ; Furnham, 1987 ; Furnham et Rose, 1987 ; MOW, 1987 ; Lalive d’Épinay, 1991, 1998 ; Baethge, 1994 ; Méda, 2004 ; Davoine et Méda, 2008 ; Vendramin, 2010). Certes, comme nous le soulignons à maintes reprises, « les différents ethos du travail se comprennent, dans une large mesure, à la lumière des conditions et possibilités objectives du travail, au premier rang desquelles se trouvent la situation professionnelle concrète des individus, le statut d’emploi, le contenu du travail, les conditions de travail, de même que l’histoire professionnelle » (p. 225). Un tel constat est souvent mis en relief dans notre étude, comme le reconnaît Gagnon dans sa critique. Mais il y a aussi des changements de valeurs profonds dans notre société repérés dans ce livre, soit de nouvelles valeurs d’autodétermination et d’autoréalisation personnelle, d’authenticité et surtout d’équilibre entre le travail et la vie à l’extérieur du travail, valeurs à partir desquelles le travail est aussi jaugé et jugé, apprécié ou dénigré. En n’accordant aucune attention aux différents types d’ethos du travail mis en lumière dans notre étude, ces nouvelles valeurs sont largement mises dans l’ombre ou encore rangées au rayon des accessoires par nos collègues, comme si la société n’existait pas en dehors du travail. Et pourtant de telles valeurs ont des incidences importantes sur la manière de penser sa vie au travail et le travail dans sa vie, ce qui est l’objet de notre livre. Bien évidemment, le vécu au travail est éminemment fondamental pour comprendre les ethos du travail de la population active, mais il faut aussi souligner que le travail n’est pas la valeur la plus importante de la population active, comme l’illustre notre étude pour le Québec et celle de Méda pour l’ensemble de l’Europe (Davoine et Méda, 2008 ; Garner, 2006). D’autres variables sont à l’oeuvre pour comprendre les valeurs et attitudes envers le travail, par exemple la situation familiale et la « vie privée », mais aussi tout le discours sur le travail véhiculé par les médias et les instances officielles. Bref, à trop vouloir montrer la place du travail dans la société, nos collègues assombrissent celle de la société dans le travail.

Entreprises pacifiées ou nouvelles formes d’opposition et de résistance ?

Nous terminerons notre réponse en commentant ce qui constitue le coeur de la critique de nos collègues, ce qui structure les éléments clés de leurs réactions, voire ce qui mobilise leur émotivité. C’est donc dire que nous allons nous situer sur le terrain principal de leur critique, même si l’essentiel de celle-ci déborde largement les visées de notre livre, attendu qu’elle tire de notre étude des conclusions que nous n’avons pas tirées et que nous ne partageons pas au demeurant.

Attentifs aux dynamiques conflictuelles patronales-syndicales, nos collègues éprouvent un grand malaise devant le fait qu’un fragment assez important de la population active affiche des attitudes favorables envers plusieurs normes managériales, surtout celles liées aux différentes formes de flexibilité (rémunération au rendement, sentiment grandissant de responsabilité individuelle quant à son avenir professionnel, etc.) ; ou encore que deux types d’ethos du travail entretiennent, sous plusieurs aspects, des rapports d’« affinité élective » avec le nouvel esprit libéral, en ce qui concerne par exemple leur conception expérientielle du travail, leur désir d’autonomie, d’autoréalisation de soi et d’épanouissement personnel au travail, même s’ils sont très critiques quant aux exigences d’investissement personnel au travail, défendent fermement leur identité au travail, sont très négociateurs et généralement peu loyaux, etc. Nos collègues tirent des observations précédentes un certain nombre de conclusions qu’ils nous attribuent à tort et dont l’essentiel peut être résumé de la manière suivante : nous donnons « l’impression d’une entreprise pacifiée » dans un contexte marqué par une détérioration des conditions de travail et la multiplication des conflits collectifs de travail, cette dernière affirmation de Lapointe reposant sur le survol des conflits de travail médiatisés. Ce faisant, notre ouvrage « peut être considéré comme une contribution aux thèses sur la disparition de la résistance au travail », qui « entérine les discours patronal et gestionnaire dominants » et fait preuve d’absence d’esprit critique.

Qu’en est-il exactement ? Se pourrait-il que nos collègues associent à tort l’adhésion à certaines normes managériales à l’absence de conflits ou de tensions, ce que nous n’avons jamais affirmé dans le livre et ce qui est loin d’être le cas dans la réalité ? Par exemple, si une attitude favorable à l’endroit de la rémunération au rendement se traduit généralement par un effritement des collectifs de travail, cela ne signifie pas une diminution des tensions et conflits au travail, lesquels revêtent alors des formes interindividuelles très accentuées. Se pourrait-il aussi qu’en mettant l’accent sur la persistance des anciennes formes de conflictualité au travail (grève et lockout) selon le modèle patronal-syndical qui a marqué la période fordiste, nos collègues en sociologie industrielle sous-estiment les nouvelles dynamiques et tensions qui se trament dans les organisations aujourd’hui, notamment sous l’effet des pratiques novatrices de la GRH ? Examinons de plus près la question. Pour ce faire, un détour doit être emprunté afin de cheminer vers l’essentiel.

Commençons par un exemple simple. À la page 175, Lapointe signale que nous avons constaté que seulement 54,5 % des travailleurs jugent la sécurité d’emploi comme une valeur très importante au moment de choisir un emploi (assez importante : 36,6 %), ce qui est exact. Puis, il souligne que c’est différent en Europe. Mais dans les exemples comparables, il indique que dans le cas de la Grande-Bretagne, ce sont 50 % des travailleurs qui jugent la sécurité d’emploi très importante et, dans celui de la France, cette proportion est de 60 %. D’emblée, nous ne voyons pas en quoi nos résultats (54,5 %) diffèrent tant de ceux de ces deux pays comparables, d’autant que la France a un taux de chômage plus élevé que le Québec. En fait, ce qui semble contrarier notre collègue, c’est que, selon lui, nous banalisons en partie cette information en mettant en relief le fait que d’autres dimensions sont plus importantes au moment de choisir un emploi. Cependant, nous n’avons pas banalisé cette information, puisque nous avons montré dans l’ouvrage que la sécurité économique et d’emploi sont non seulement des éléments jugés essentiels par les travailleurs, mais, bien plus, que l’atteinte d’un certain niveau économique et de sécurité sont des conditions d’accès aux finalités expérientielles du travail (p. 214 et suiv.). Mais nous avons aussi noté qu’au sommet des dimensions jugées très importantes par les travailleurs au moment de choisir un emploi se trouvent l’ambiance de travail, dans une proportion de 72 %, et les liens avec les collègues de travail, selon un taux de 70,6 %. Pourquoi les travailleurs ne se limitent-ils pas à rechercher la sécurité d’emploi ? Fort probablement parce que les milieux de travail ont été soumis à de fortes rationalisations et à une intensification du travail au cours des deux dernières décennies, ce que les commentaires de nos collègues ont d’ailleurs souligné. Ce phénomène a eu des effets majeurs sur les dynamiques relationnelles au travail, ce qui a conduit à une détérioration, ou à une forte peur de détérioration, de l’ambiance de travail et des relations entre les collègues, interprétation qui ressort de nos entrevues avec les travailleurs. À travers cette donnée et bien d’autres, s’exprime une lecture du monde du travail, du moins chez une partie des travailleurs, selon laquelle les tensions au travail apparaissent comme des conflits en partie d’ordre interpersonnel plutôt que comme des conflits collectifs, ce qu’illustrent indirectement les données statistiques du ministère du Travail du Québec (MTQ). En effet, ces données indiquent une réduction majeure du nombre de conflits collectifs (grèves et lockouts) au Québec au cours des dernières décennies. Ainsi, la fréquence des conflits collectifs de travail en vigueur exprimée par les arrêts de travail (grèves et lockouts, de juridiction provinciale et fédérale) est passée d’une moyenne annuelle de 343 arrêts de travail (grèves et lockouts, nouveaux et en cours) pour la période 1976-1980, à 297,6 pour la période 1981-1985, au cours de laquelle s’amorce les restructurations managériales, puis à 246,6 (1986-1990), à 145,2 (1991-1995), à 122,2 (1996-200), à 119,6 (2001-2006) et à 61,8 pour la période 2006-2010, ce qui est un plancher historique depuis que les données sont compilées[9]. Il n’est pas anodin que cette décroissance continue, massive, qui, soulignons-le, n’est pas propre au Québec, ait été amorcée à la suite des grandes restructurations des pratiques managériales des années 1980, ce qui ne veut pas dire que ce soit le seul facteur en cause.

Et pourtant, il y de plus en plus de problèmes de stress au travail et d’épuisement professionnel, de pressions au rendement, de tensions psychologiques, de problèmes relationnels, etc. N’est-ce pas alors le reflet d’une nouvelle lecture que les travailleurs font du monde du travail et de ses tensions et que nous avons observée par la voie de l’examen de leurs attitudes à l’égard des normes managériales ? Une lecture qui, pour l’essentiel, tend à « psychologiser » les tensions sous la houlette de modes de régulation des « problèmes » qui favorisent l’individualisation des rapports de travail par l’intermédiaire de la nouvelle GRH, qui s’impose de plus en plus dans l’interprétation que font les travailleurs des dynamiques du travail. Nous pensons que c’est le cas. Nous ne soutenons pas que c’est partout ainsi et mieux ainsi, mais simplement que cette situation caractérise une partie substantielle des travailleurs. Nous n’avons jamais soutenu que les milieux de travail sont plus pacifiés comme le laisse sous-entendre Lapointe, mais que l’action collective est de plus en plus supplantée par des stratégies individuelles en partie favorisées par la nouvelle GRH ; que les difficultés de mobilisation des collectifs de travail sont grandissantes, ce que confirment au demeurant les représentants syndicaux d’aujourd’hui, notamment ceux de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) ou de la Centrale des syndicats nationaux (CSN) que nous avons rencontrés, entre autres en 2010 dans le cadre du collège de formation de la FTQ-Fonds et de l’Université d’hiver de la CSN. Au demeurant, cette constatation permet de mieux comprendre le hiatus, nullement soulevé par Lapointe lorsqu’il dresse une liste des conflits médiatisés en cours dans un contexte de forte réduction de ceux-ci, entre la réelle détérioration des milieux de travail depuis trois décennies et la diminution de plus de 500 % des arrêts de travail au Québec durant cette période.

En somme, pour reprendre l’intitulé du commentaire de Lapointe, il n’y a pas de décalage entre le portait de la réalité et la réalité du portrait, mais entre la réalité du portrait imaginée par notre collègue, qui au demeurant nous fait dire ce que nous ne disons pas, et le portrait réel illustré par les données du MTQ, confirmé par les syndicats et indirectement observé dans notre livre sous l’angle de l’examen des attitudes des travailleurs à l’égard de diverses normes managériales. De fait, nous avons décelé, chez une partie des travailleurs, une tendance à individualiser de plus en plus leurs résistances plutôt que de s’inscrire dans la voie traditionnelle du conflit de travail collectif, phénomène qui, croyons-nous, est l’expression du succès grandissant des nouvelles pratiques managériales et de leur idéologie sous-jacente largement diffusée dans la société.

Doit-on en conclure que nous présentons une contribution aux thèses sur la disparition de la résistance au travail ? Pas du tout, à moins de soutenir qu’il n’y a d’opposition et de résistance que dans le conflit collectif sous forme d’arrêt de travail, ce qui est une vision étriquée du conflit contredite par la réalité contemporaine. Et nous ne soutenons nullement que les nouvelles politiques de GRH aient conduit à une sorte de « servitude volontaire », ce que reconnaît Lapointe : « D’ailleurs, les auteurs la rejettent eux-mêmes (la thèse de l’aliénation et de la fausse conscience), comme en témoigne la présentation des figures du travail qu’ils ont construites. On y découvre alors, avec grand plaisir, des acteurs sociaux qui négocient leur implication au travail, qui font des choix de priorisation ou d’équilibration des sphères de vie et qui privilégient telle ou telle facette de la qualité du travail et de l’emploi. » (p. 172). C’est bien ce que nous avons observé, puisque nous l’avons dit et décrit. En fait, ce que tend indirectement à mettre en relief notre livre, même si tel n’était pas son objectif, c’est que les oppositions au travail sont toujours persistantes, mais que les résistances des travailleurs empruntent de plus en plus des voies nouvelles, qui s’inscrivent dans le procès d’individualisation des relations de travail, pas seulement sous la forme du retrait et du cynisme, mais aussi sous celle de stratégies de plus en plus individuelles selon une lecture souvent psychologisante des tensions au travail, ce qui ne fait pas d’eux des travailleurs aliénés pour autant. Selon nous, cette lecture des dynamiques du travail témoigne d’un déplacement des espaces sociaux de tensions et d’oppositions plutôt que de leur absence.

Observer de tels phénomènes, est-ce entériner le discours patronal ? Est-ce manquer d’esprit critique que d’illustrer la prégnance des nouvelles stratégies managériales qui visent à individualiser le rapport au travail ? Est-ce manquer d’esprit critique que de montrer que plusieurs nouvelles valeurs diffusées dans la société, partagées par une partie des travailleurs, entretiennent une « affinité élective » avec le nouvel esprit libéral, qui récupère ces valeurs en vue de valoriser le capital ? Autrement dit, est-ce manquer d’esprit critique que d’inscrire notre critique dans un esprit proche de celui de la sociologie critique contemporaine plutôt que dans celui de la sociologie industrielle traditionnelle ? Et plus particulièrement, est-ce manquer d’esprit critique que de soutenir que la nouvelle idéologie managériale, sous la houlette de la GRH, « instrumentalise les besoins de réalisation de soi », mais qu’elle « doit aussi affronter les résistances qu’occasionne le désir d’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée » ; que « l’ethos de la résignation révèle avec une forte intensité les effets les plus négatifs du nouveau monde du travail sur la vie des travailleurs », ou encore que chez l’Utilitariste « les normes managériales, spécialement celles qui visent à accroître la motivation immatérielle au travail, sont perçues comme des menaces à la logique du droit à l’échange juste entre contribution et rétribution », etc. ? Toutes ces phrases sont tirées de la conclusion, qui n’affirme pas, à l’évidence, que les travailleurs sont de plus en plus satisfaits.

D’une certaine manière, l’examen des ethos du travail, dont il est peu question dans la critique de nos collègues, illustre indirectement les effets réels sur la conscience d’une partie des travailleurs de ce qui se trame dans les milieux de travail depuis trois décennies, à savoir le fait que les collectifs de travail sont de plus en plus contournés, que les syndicats sont accusés de toutes les rigidités, que le management contemporain surresponsabilise les travailleurs quant aux performances de l’entreprise, que l’individualisation de la relation de travail sous la forme de la gestion personnalisée des carrières et de la rémunération favorisée par les gestionnaires s’accroît et ne donne pas lieu à une forte remise en question sous la forme d’action collective, etc. On retrouve chez un segment important de travailleurs une conjonction entre leurs valeurs et attitudes à l’égard du travail et la nouvelle idéologie managériale, ce qui ne se traduit pas par l’absence d’oppositions au travail, mais plutôt par une individualisation grandissante de la relation salariale et des formes d’opposition et de résistance. À notre sens, trop de variables conformes aux analyses syndicales d’aujourd’hui et aux données du MTQ vont dans le même sens que notre étude pour que les résultats dont il est question ici puissent être banalisés, rejetés du revers de la main, comme si le monde du travail et la culture des travailleurs n’avaient pas changé au cours des trois dernières décennies sous l’effet du nouvel esprit libéral qui s’affirme partout, dans et à l’extérieur des milieux de travail. Nous espérons que notre livre amènera nos deux collègues en sociologie industrielle à prendre en considération ces nouveaux faits de société, à être plus attentifs aux effets des nouvelles dynamiques managériales et de l’esprit libéral renouvelé et largement diffusé qui les accompagne, à s’interroger davantage sur l’ampleur des changements en cours, en particulier en ce qui a trait à la lecture du monde du travail que font une partie substantielle des travailleurs, et, ce faisant, à développer un esprit critique en phase avec les nouvelles réalités du monde du travail.