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La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car quelque possession qu’il ait sur terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait, s’il n’est dans l’estime des hommes.

Pascal

Dans cet article, la notion de capital symbolique est directement empruntée aux travaux de Pierre Bourdieu, lequel lui assignait une fonction politique fondamentale de confirmation et conservation de l’ordre social[2]. « Ce capital n’est pas limité à un champ déterminé, il détient le privilège d’être à l’oeuvre dans tous les univers, où il réalise la transfiguration de la force en sens (sens des choses et sens de l’existence), de l’arbitraire en valeur, du pouvoir en intelligibilité. Posséder ce capital, c’est jouir d’une forme d’excellence qui, en procurant la satisfaction d’être conforme à ce qui est collectivement loué, dispense par là même de s’interroger sur ce que l’on est, sur ce que l’on fait et sur les fins ultimes. » (Pinto, 2002, p. 184.) La reconnaissance du capital symbolique exerce donc un attrait qui dépasse de loin la possession et l’accumulation de signes d’estime et de faveur ; elle « valide la croyance entretenue dans un champ quant à la valeur des enjeux, du jeu et des joueurs » (Pinto, 2002, p. 185).

C’est justement dans cette conjonction d’une fonction anthropologique et d’une fonction politique que nous avons choisi d’étudier la question de la circulation du capital symbolique de la Légion d’honneur au Québec, puisque, bien que cette notion soit absolument centrale dans l’oeuvre de Bourdieu, elle n’a fait jusqu’ici l’objet que de peu d’études empiriques, en France ou ailleurs, visant à dégager les principes qui structurent sa transmission dans l’économie générale de la société. Nous tâcherons par conséquent de comprendre comment fonctionne la circulation du capital symbolique associée à la Légion d’honneur, mais aussi comment les rapports de force symbolique propres à une telle distinction « tendent à reproduire et à renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l’espace social » (Bourdieu, 1987, p. 160). Or, pour quiconque se penche sur les conditions sociologiques, au sens large, qui assurent le prestige de la Légion d’honneur dans la province, il importe d’aborder trois dimensions essentielles du problème : premièrement, les motifs de la légitimité et crédibilité de l’ordre national de la Légion d’honneur au Québec ; deuxièmement, les mécanismes qui permettent de protéger et rehausser le prestige de la Légion d’honneur ; troisièmement, les critères qui président au choix des récipiendaires.

Dans une première section, nous verrons que la position singulière occupée par la Légion d’honneur dans le paysage canadien des décorations explique en grande partie la fascination qu’elle nourrit chez l’élite francophile québécoise[3]. La Légion d’honneur n’a jamais été réservée aux seuls sujets de nationalité française : pourvu que leurs engagements répondent aux critères élevés de l’ordre, rien n’interdit à des étrangers d’y être nommés ou promus, mais non pas reçus, puisque ce serait exiger d’eux un inadmissible serment d’allégeance à la patrie française ; leur réception dans l’ordre se fait donc à titre privé, l’institution française se contentant d’annoncer leur nomination dans son journal.

La deuxième section de cet article est consacrée à une présentation d’un des moyens qui permettent la préservation et la mise en valeur du capital symbolique de la Légion d’honneur, à savoir les banquets et soirées d’hommage. C’est entre autres dans des réceptions publiques ou privées, organisées selon de soigneuses mises en scène, que le capital symbolique des médailles peut être validé par le capital économique, social et culturel mobilisé par la fête du décoré. Grâce à ces soirées, la Légion d’honneur peut acquérir un statut officiel, voire enviable, et confirmer ainsi sa capacité de distinction en étant reconnue elle-même comme digne de l’être.

Dans la troisième section, nous verrons que le premier critère de sélection des décorés québécois demeure leur proximité par rapport au centre de pouvoir métropolitain français, que ce soit par des contacts en haut lieu, une présence médiatique, des affinités culturelles ou à travers des réseaux sociaux essentiellement politiques et diplomatiques. En 1855, Joseph-Charles Taché, Thomas S. Hunt et William E. Logan furent les premiers Québécois créés chevaliers en reconnaissance de leur travail comme commissaires à l’Exposition de Paris. Depuis cette date, près de quatre cents distinctions ont été remises à des Québécois[4]. Il est intéressant de se demander les mobiles qui se cachent derrière ces centaines de candidatures retenues afin de saisir les cheminements à travers lesquels s’établit la valeur du capital symbolique mis en jeu par la réception dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Enfin, dans la quatrième et dernière partie, nous analyserons une polémique ayant surgi autour de l’attribution de la Légion d’honneur dans l’entre-deux-guerres, polémique qui permet de mieux lire certaines des luttes, d’ordinaire souterraines, qui structurent le champ symbolique de la Légion d’honneur au Québec. Il est en effet plus facile de saisir les enjeux en présence et les stratégies adoptées par les acteurs lors de querelles autour de la respectabilité et l’honorabilité des récipiendaires des ordres étatiques, quand les critères légitimes de la sélection des décorés sont abruptement remis en question.

Une surprenante persistance historique

Depuis que l’ordre de la Légion d’honneur est attribué à des étrangers, des libéraux et des démocrates québécois s’en sont moqués, craignant que, derrière la quête souvent inavouée des médailles, puisse se cacher une passion pour les gloires monarchiques. Citant les mots du poète, « Sur cette terre encor sauvage / Les vieux titres sont inconnus / La noblesse est dans le courage / Dans les talents, dans les vertus » (Angers, 1895), les critiques du 19e siècle appelaient à l’éradication pure et simple du culte des insignes dans une Amérique démocratique. Il était malheureux, affirmait-on, de prendre ou cultiver le goût des vanités aristocratiques quand le reste du monde était gagné par les idées égalitaires et progressistes (Buies, 1868, p. 35 ; s. a., 1868, p. 3).

Au début du 20e siècle, ce genre de dénonciations continuait de proliférer de plus belle, chacun y allant de sa petite raillerie à l’encontre de tel ou tel individu rendu fiévreux par son désir d’obtenir une marque d’estime. En 1925, Henri Bourassa félicitait une actrice française d’avoir décliné la Légion d’honneur afin de préserver la pureté de son travail et profitait de l’occasion pour écorcher ses compatriotes qui se laisseraient, à l’égal des peuples dits primitifs, leurrer par l’attrait des dorures et des paillettes.

Bravo ! Cette comédienne donne un exemple de bon goût et de bon sens propre à rafraîchir (ou à défraîchir) nos sommités, notabilités, médiocrités et nullités mâles, femelles et neutres, à qui le gouvernement français prodigue depuis quelque temps les bouts de rubans et les boutons de culotte. Pour ceux de ces messieurs et de ces dames qui s’affichent comme catholiques, cet empressement à mordre, comme les truites sauteuses du printemps, à l’appât d’un ruban rouge […], est particulièrement affligeant. Chez tous, elle démontre que nous avons hérité de nos prédécesseurs, Iroquois, Hurons et Micmacs, et que nous partageons avec nos contemporains, les nègres d’Afrique, le goût des babioles décoratives. À vrai dire, beaucoup d’Européens sont, à cet égard, aussi sauvages que nous. Et les démocrates yankees, donc !

Bourassa, cité par Aubry, 1925, p. 13.

Aujourd’hui, l’incompréhension et la dérision continuent régulièrement d’accueillir dans les médias l’annonce des nouveaux récipiendaires québécois de la Légion d’honneur. On entend des commentateurs déclarer que le capital symbolique dont elle est porteuse est surestimé, sinon que sa devise n’a plus cours et vaut désormais autant que le sol ou l’écu. Ces dénonciations et ces railleries ne peuvent toutefois empêcher la Légion d’honneur de conserver encore maintenant une certaine valeur auprès d’une portion non négligeable des élites québécoises qui la convoitent pour elles-mêmes et l’apprécient chez autrui.

Une première explication de cette ferveur continuée tiendrait à une anthropologie de la distinction, chaque humain cherchant à assurer une différenciation honorable et enviable au sein de son groupe (Bourdieu, 1979). Il est vrai que, depuis l’époque lointaine de la Nouvelle-France, la population québécoise semble avoir été – en généralisant, il est vrai – friande de médailles et entichée de « hochets », pour reprendre ici le mot de Napoléon[5]. « Les Français, écrivait l’Empereur, n’ont pas changé par dix ans de révolution ; ils sont ce qu’étaient les Gaulois fiers et légers ; ils n’ont qu’un sentiment, l’honneur. Il faut donner un aliment à ce sentiment : il leur faut des distinctions. » (Cité dans de Chefdebien et Gallimard Flavigny, 2002, p. 23.) Au 19e siècle, les exemples canadiens-français de cette « folie des médailles et des décorations » (Pascal, 2003) ne manquent pas davantage. Lorsque John A. Macdonald reçut le titre anglais de Chevalier de l’ordre du Bain, Georges-Étienne Cartier fut si surpris et si choqué d’avoir été seulement créé Compagnon de ce même ordre – ce qu’il considérait comme « une insulte à lui-même et à la nation qu’il représente » (cité par McCreery, 2008, p. 25) – que, pour corriger cet impair, il fut créé quelques semaines plus tard Baronnet, un honneur encore plus élevé que celui conféré au premier ministre canadien[6]. Quant au journaliste et ancien maire de Montréal, Honoré Beaugrand, sa quête éperdue des rubans était légendaire. On racontait que, tout jeune, ce rouge radical arpentait les rues avec sur la poitrine une « petite croix de fer blanc » (Sangène, 1885). « Ce démocrate à tous crins ne dédaigne pas les distinctions honorifiques, et la décoration française [de la Légion d’honneur] brille sur sa noble poitrine au milieu d’une assez jolie collection de ferblanterie exotique. » (Perreault, 1888, p. 241.) Il poussait jusqu’au ridicule la soif inextinguible pour les honneurs qui affectait plusieurs de ses contemporains. Enfin, plus près de nous, le colonel Henri Gagnon, président du journal Le Soleil et admirateur inconditionnel de la France, a très tôt nourri l’espoir de recevoir la prestigieuse rosette de la Légion d’honneur. Son rédacteur en chef, Jos Barnard, qui trouvait cette prétention insupportable, écrivit au lendemain de l’attribution de la récompense à Gagnon en 1927 : « Certains boutons n’apparaissent qu’après une longue démangeaison » (Felteau, 1992).

Ce qui était vrai des deux derniers siècles l’est encore dans une large mesure de nos jours, les ordres et les médailles n’ayant pas disparu du paysage avec l’essor des sociétés démocratiques et industrielles (Dumons et Pollet, 2009). Sans cesse contestée et critiquée, l’attribution du ruban rouge n’en conserve pas moins beaucoup de sa notoriété, et il continue de soulever l’enthousiasme de bien des gens au moment de sa remise par le gouvernement français. Depuis cent cinquante ans, nulle peut-être ne s’est répandue en effusions plus abondantes au moment de la réception de la Légion d’honneur que la journaliste Denise Bombardier, en 1993. Elle disait ne pas avoir de mots pour décrire sa joie, allant jusqu’à affirmer que c’était « le plus beau jour de [sa] vie » (Cousineau, 1993). Elle n’est certes pas la seule récipiendaire à s’être avouée bouleversée par cette marque de reconnaissance (Nadeau, 2008). Des Québécois ayant grandi dans des familles modestes s’étonnent d’être élevés à cet honneur. « Recevoir la légion d’honneur, dans ce palais de l’Élysée et de vos mains, monsieur le président, s’écriait Céline Dion, est un honneur bien important. Pour une petite Québécoise de Charlemagne comme moi, cela prend des proportions et un sens qu’il est difficile d’exprimer. » (Dolbec, 2008.)

Au-delà de la quête des distinctions qui agite les personnes en société et qui permet de tisser du sens autour de leurs existences toujours menacées par le soupçon de contingence et d’arbitraire (Bourdieu, 1997), l’engouement pour les médailles doit aussi être saisi dans sa dimension historique, c’est-à-dire dans le passage d’un « capital symbolique diffus, fondé sur la seule reconnaissance collective, à un capital symbolique objectivé, codifié, délégué et garanti par l’État, bureaucratisé » (Bourdieu, 1994, p. 121). L’État moderne a en effet tenté de monopoliser les symboles anciens de la noblesse pour mieux assoir son autorité en assurant une certaine continuité temporelle avec les institutions les plus prestigieuses du passé. La « noblesse d’État » (Bourdieu, 1989) ainsi constituée a obtenu des titres qui rayonnaient d’autant plus fortement que la société conservait, par delà son idéologie démocratique, une structure fortement stratifiée. L’historien Luc Roussel rappelait que la société d’autrefois « était très hiérarchisée ». « Les titres professionnels ou honorifiques avaient une grande valeur. Il ne faut donc pas s’étonner si des hommes sérieux, et pas nécessairement parmi les plus mondains, attachaient une certaine importance à ces décorations. » (Roussel, 1983, p. 110-111.) Or, comme cette hiérarchie ne s’est toujours pas évanouie, l’État moderne continue de recevoir la tâche de valider les inégalités en les revêtant d’un vernis prestigieux qui fait passer les différences de classe et de statut en mérite personnel « transcendant », les décorés devenant dans le miroir de l’institution de véritables « saints de la République » (Dumons, 2009).

Une affaire de prestige et d’accessibilité

Il reste toutefois à expliquer pourquoi la Légion d’honneur a acquis une telle renommée dans l’univers des honneurs alors que le citoyen québécois avide de reconnaissance a eu depuis longtemps le choix parmi une longue liste de médailles. Des notables et des dignitaires ont pu ainsi, par le passé, collectionner, ou au moins convoiter, les grades et les titres provenant de différents ordres nationaux (Racine, 1984). Certains n’ont-ils pas été faits Commandeurs de l’ordre de l’Empire britannique, Commandeurs de l’ordre de la Couronne d’Italie, médaillés de l’ordre royal de Saint-Sava ou Chevaliers par grâce et dévotion de l’Ordre souverain de Malte ? Pourquoi donc, parmi cette panoplie des rubans et des rosettes, la Légion d’honneur continue-t-elle d’occuper, à en croire certains témoignages, une place à part ? Qu’est-ce qui permet de comprendre la haute considération dans laquelle maints habitants de la province tiennent une décoration décernée par un gouvernement étranger ? Qu’est-ce qui lui assure une crédibilité dans la hiérarchisation des dignités ?

La réponse la plus facile serait de s’en remettre à la légitimité intrinsèque de la Légion d’honneur. Ce serait alors dans son histoire prestigieuse ou dans la longue liste de ses décorés que se logerait l’économie de son capital symbolique. « L’honneur, affirme André Damien, n’est pas illusion subjective mais fidélité à agir conformément à un idéal qui dépasse l’homme. » (Damien, 2004, p. 111.) C’est bien dit. Mais encore faut-il que cette fidélité ait été historiquement sanctionnée par la Légion d’honneur. Or, ce dont on s’aperçoit, c’est que cet idéal est pour le moins difficile à circonscrire à travers deux cents ans de régimes politiques et de gouvernements successifs. Tour à tour napoléonienne, bourbonienne, orléaniste, louis napoléonienne et quatre fois républicaine, la Légion d’honneur s’est donnée autant sous Léon Blum que sous le maréchal Pétain, autant sous François Mitterrand que sous Nicolas Sarkozy. Elle a été à l’occasion corrompue par ses administrateurs et salie par ses légionnaires (Lascoumes et Audren, 2009). Entre la « vanité » et la « vérité » de la Légion d’honneur, avouons-le, il n’est pas facile de trancher. Il faut se résoudre à conclure que le fait que des Québécois continuent d’estimer et de convoiter cette dernière n’a au fond que peu à voir avec les valeurs (de respectabilité, d’honorabilité) qu’elle a incarnées dans sa longue histoire.

Pour comprendre la considération dont est entourée la Légion d’honneur en certains milieux, il est préférable de dégager d’autres motifs plus sociologiques et plus fondamentaux : d’abord, le prestige de l’État français, ancienne puissance impériale et ancienne mère patrie, terre de culture et de consécration, ensuite, l’absence pendant longtemps d’institution honorifique canadienne ou québécoise, enfin, la relative rareté de la Légion d’honneur, à la fois rationnée et accessible, pour l’élite québécoise francophile. Ce sont ces facteurs qui ont permis à la Légion d’honneur d’obtenir une reconnaissance peu contestée dans le champ des décorations au Québec.

Il n’est pas besoin de s’étendre en détails sur le fort sentiment de respect, pour ne pas dire davantage, des intellectuels québécois pour la France. Ce pays a longtemps représenté une référence incontournable pour une élite intellectuelle québécoise qui y avait souvent étudié et qui rêvait d’y être consacrée par des prix ou des palmes (Lamonde et Bouchard, 1995). « L’attribution de la Légion d’honneur aux étrangers qui ont bien servi la cause de la culture française, écrivait Olivar Asselin, est chose trop naturelle pour ne pas réjouir tous les tenants de cette culture. » (Aubry, 1925, p. 13.) Au moment de la réception du ruban rouge en 2002, Lucien Bouchard parlait d’un « attachement indéfectible » des Québécois à la France. « Un hommage qui vient de la France, confiait-il, ça va droit au coeur. » (Dolbec, 2002.)

En second lieu, il faut mentionner que la reconnaissance nationale des personnalités canadiennes marquantes a dû attendre l’établissement de l’Ordre du Canada en 1967 et de l’Ordre national du Québec en 1985 (McCreery, 2005a ; McCreery, 2005b). Quiconque aspirait, avant ces dates, à être élevé au rang d’Officier ou de Chevalier n’avait d’autre option que de tourner les yeux vers les gouvernements européens. Il n’est pas utile d’insister sur ce point non plus, qui se passe de commentaires, sinon pour ajouter que les institutions anciennes paraissent souvent aussi plus augustes, plus vénérables, surtout lorsqu’elles arborent le cachet qui vient avec le fait d’être sises au coeur de métropoles importantes et lointaines. Doté d’une histoire peu riche, pourvu de peu de moyens, sis dans un cadre moins noble que les vieux palais d’Europe, l’Ordre national du Québec ne peut rivaliser en prestige avec certaines institutions honorifiques européennes. Il ne possède manifestement pas cette longue tradition qui rehausse le lustre des métaux plus ou moins précieux avec lesquels sont coulées les médailles.

En troisième lieu, et c’est l’aspect qui doit nous intéresser le plus, la relative rareté de la Légion d’honneur alimente les convoitises de ce côté-ci de l’Atlantique. Les clubs sélects, écrivait Bourdieu, sont en effet aménagés en vue d’assurer des « profits symboliques tels que ceux qui sont associés à la participation à un groupe rare et prestigieux » (Bourdieu, 1980, p. 2). La satisfaction d’amour-propre que les Québécois tirent de la réception du ruban rouge a été ainsi assurée par le fait qu’il n’est pas, selon l’expression, « donné à tous ». Seulement quatre cents Québécois peuvent se vanter de l’avoir reçue depuis le 19e siècle. Elle représente donc un bien estimable, davantage, par exemple, que l’Ordre des palmes académiques ou l’Ordre national du mérite de France, lesquels sont plus libéralement offerts (Racine, 1983)[7]. Cependant, elle est aussi plus accessible que d’autres médailles distribuées par les autres gouvernements européens, à commencer par la Couronne anglaise, laquelle a fait preuve d’une très grande réserve dans la distribution des mérites aux coloniaux, les administrateurs métropolitains des différents ordres britanniques (dont l’Ordre du Bain) ayant toujours résisté à l’idée d’accueillir trop de nouveaux membres, de crainte de diluer dangereusement le statut des institutions monarchiques (McCreery, 2005a).

Cette fermeture était durement ressentie par les Canadiens de langue française. Outre le préjugé culturel et la morgue impériale, ainsi que l’inclination des francophones à voter, à partir de 1890, pour un parti Libéral réticent à l’idée de soutenir les institutions monarchiques, on peut renvoyer cette marginalisation des Canadiens français au fait que les signes honorifiques britanniques allaient d’ordinaire aux politiciens de haut rang, aux militaires et aux juges, et très peu aux artistes, aux maires ou aux journalistes (McCreery, 2008). Ces facteurs combinés nuisaient aux Canadiens français du tournant du 20e siècle. Comme le concède un historien spécialiste de la question : « An aspiring knight was best advised to join the Conservative Party, enter federal politics, and reside in Ontario. » (McCreery, 2005a, p. 204.) La parcimonie naturelle de la Couronne anglaise, exacerbée par la marginalité culturelle et politique des Canadiens de langue française, a par conséquent alimenté la convoitise pour la Légion d’honneur. Elle représentait le plus enviable système honorifique européen auquel les Québécois pouvaient raisonnablement aspirer.

Les réceptions

Entre autres indicateurs du prestige dont jouit la Légion d’honneur au Québec, mentionnons les banquets et réceptions auxquels elle donne lieu. Car bien que l’acceptation de la rosette de la Légion d’honneur ne comporte pas de cérémonies officielles pour les étrangers, cela n’a jamais empêché sa remise lors d’une cérémonie intime où se trouvait confirmé et magnifié son capital symbolique. Il existe d’autres formes d’exploitation et de publicisation du capital symbolique de la Légion d’honneur : il n’y a qu’à penser aux portraits des dignitaires qui arborent la décoration à leur cou ou aux biographies de Québécois qui mentionnent dans leur titre même le fait que leur sujet en a été décoré[8]. Les réceptions, dont nous avons moult exemples, paraissent toutefois un phénomène des plus captivants pour mesurer la valeur du capital symbolique de la Légion d’honneur selon les époques et les champs respectifs (artistique, politique, économique, etc.) des récipiendaires. Elles éclairent comment l’exclusivité du capital symbolique permet la constitution d’une sorte de noblesse des titres, chacun du groupe des élus, comme le souligne Bourdieu, étant riche de son propre capital symbolique mais aussi de celui de tous les autres. En tant qu’il appartient désormais à une classe par une sorte de « participation magique » (Bourdieu, 1989, p. 110 et 161), l’impétrant a le droit de jouir par procuration du fait qu’il est l’égal, dans l’ordre de la Légion d’honneur, de tous ceux qui l’ont reçu avant lui et auxquels il peut désormais se comparer avantageusement – une participation magique, disons-le, qui s’étend aussi à ceux qui connaissent et fréquentent l’impétrant, lesquels peuvent désormais affirmer qu’ils appartiennent par amitié ou connivence à son cercle intime.

Au tournant du 20e siècle, alors que l’attribution de la médaille était une affaire très rare, les journaux favorables au candidat honoré s’emparaient de la nouvelle et tâchaient de lui donner le maximum de retentissement. Dans ce contexte, le faste et le cérémonial des banquets venaient confirmer la valeur de la Légion d’honneur, tout comme celle-ci venait réciproquement assurer l’importance de la fête. Ainsi, en 1882, quand Jonathan Wurtele fut nommé Officier et Joseph-Adolphe Chapleau, Commandeur, l’événement fut considéré tellement significatif par leurs amis qu’une députation se réunit (composée d’Hector Fabre, commissaire général du Canada en France, d’Ovide Perreault, vice-consul de France à Montréal, et de quelques autres personnes) afin de remercier le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Charles Duclerc, d’avoir accordé cette insigne faveur à des Canadiens (s. a., 1882). Quarante ans plus tard, lors de la remise de la Légion d’honneur à trois soldats de la Première Guerre (dont Olivar Asselin), les personnes réunies devant le local de l’Union nationale française à Montréal voyaient dans la solennité même de la fête la confirmation du respect que l’on devait à la fois aux militaires, à la France et à la médaille de la Légion d’Honneur.

Lorsque le commandant du « Ville d’Ys », M. Ruffi de Pontavès-Gévaudan, en grand uniforme marin, sabre au clair, dit : « En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le gouvernement de la république, j’ai l’honneur de vous recevoir Chevalier de la Légion d’Honneur » ; lorsque ensuite, il donna du plat de son sabre sur chaque épaule du nouveau chevalier ; lorsqu’il lui épingla la médaille du mérite et qu’il donna à chacun l’accolade ; enfin, lorsque le piquet d’honneur présentait les armes aux nouveaux chevaliers, alors que les trompettes sonnaient au champ, il y eut certainement un frisson de patriotisme qui courut sur les épidermes. […] On ne rougit pas d’une décoration comme celle de la Légion d’honneur, et ceux qui ont la chance et l’honneur d’être chevaliers ou officiers ou commandeurs peuvent à bon droit se compter comme des privilégiés à qui l’on doit le respect. Du reste, comme tout ce que fait la France, elle le fait avec respect et dignité.

Pioche, 1921, p. 279.

Par ailleurs, la liste des invités et le lieu choisi pour la réception permettent de juger de l’étendue du réseau social de la personne décorée et du message implicite qu’elle tient à exprimer. À la réception privée organisée dans les salles de la résidence de l’ambassadeur du Canada à Paris à l’occasion de la remise de la Légion d’honneur à Paul Desmarais en 1991, par exemple, on pouvait distinguer des personnalités du monde politique et du milieu des affaires. Il y avait, entre autres, les premiers ministres du Canada, Brian Mulroney, de l’Ontario, Bob Rae, et du Nouveau-Brunswick, Frank McKenna, l’ancienne gouverneure générale du Canada, Jeanne Sauvé, de même que Roger-D. Landry, président de La Presse, Bernard Arnault, numéro un mondial du luxe, et Jean-Luc Lagardère, patron de Mara-Hachette. Le maire Jean-Paul L’Allier a préféré pour sa part une réception à Québec, sur l’avenue des Braves, en compagnie du consul général de France à Québec, du lieutenant-gouverneur et d’autres notables de la ville. Très différente, la remise de l’insigne de chevalier à Céline Dion des mains du président Nicolas Sarkozy, dans la Cour de l’Élysée, a attiré Luc Plamondon, le producteur Gilbert Coullier, le parolier Didier Barbelivien, l’animateur Michel Drucker. Sarkozy a confié remettre la décoration à titre de président mais aussi de grand fan de la chanteuse. « Plus tard, je pourrai dire au moins qu’en 1999, j’ai décoré Céline Dion. » (Robitaille, 2008a.)

Dans ces trois réceptions – Desmarais, L’Allier, Dion –, le choix des lieux (ambassade du Canada à Paris, maison privée sur l’avenue des Braves, Cour de l’Élysée), le choix des invités (politiciens fédéraux et businessmen, notables municipaux, artistes) et l’identité de la personne désignée pour remettre la décoration (le secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon, le consul général de France à Québec, le président de la République) permettent de préciser la valeur et le sens du capital symbolique de la Légion d’honneur. « Le rite d’investiture est là pour rassurer l’impétrant sur son existence en tant que membre de plein droit du groupe, sur sa légitimité, mais aussi pour rassurer le groupe sur sa propre existence comme groupe consacré et capable de consacrer, ainsi que sur la réalité des fictions sociales qu’il produit et reproduit. Noms, titres, honneurs, et que le récipiendaire fait exister en acceptant de les recevoir. » (Bourdieu, 1997, p. 349.) Ce rite représente par conséquent un moment essentiel pour connaître et reconnaître ce qu’un capital symbolique représente en analysant ses possibilités de conversions en d’autres capitaux.

Les responsables de l’ordre de la Légion d’honneur n’explicitent jamais les raisons ayant présidé à leurs choix : la Légion d’honneur, répète-t-on, ne s’explique pas, elle se constate. Mais ce dont on s’aperçoit à étudier les trois exemples précités, c’est que le capital social (basé sur l’étendue et la valeur des relations sociales) est une condition importante dans l’attribution des honneurs par le gouvernement français ; c’est en partie lui qui détermine la circulation du capital symbolique en société (de Saint Martin, 1993). Autre façon de dire qu’il faut être connu pour être reconnu (Bourdieu, 1987). De la même manière que l’on a pu parler de la dimension symbolique du capital social, il faut donc aussi parler de la dimension sociale du capital symbolique (Cousin et Chauvin, 2010). S’il est vrai que la Légion d’honneur ne s’achète pas, elle se demande, ou du moins elle s’offre en réponse à des demandes implicites, voilées, détournées, puisque sa distribution doit toujours paraître naturelle et gratuite.

Une affaire de réseaux

Comment, pouvons-nous nous demander, ont réussi à s’illustrer les individus ayant été reconnus par le gouvernement français ? Il n’est certes pas facile de répondre avec précision à cette question mais il est néanmoins possible de souligner un thème récurrent, celui des relations France-Québec. « Ce qui entre en ligne de compte, résumait Agnès Romatet-Espagne, porte-parole de l’ambassade de France à Ottawa, c’est la contribution que ces gens ont apportée à la relation franco-canadienne, dans l’acception la plus noble du terme. » (s. a., 2002.) S’il est normal de constater que la reconnaissance de la France s’adresse d’abord à des francophiles, il faut immédiatement mentionner l’importance de la présence médiatique ou réelle en sol français pour quiconque aspire à être décoré du ruban rouge. En d’autres termes, la France a surtout honoré des individus qui oeuvraient dans le domaine privilégié des relations France-Québec ou de la francophonie parce que ce domaine permettait de s’illustrer auprès des décideurs et des leaders d’opinions français. Denise Bombardier a ainsi profité de son rayonnement télévisuel dans l’Hexagone pour imposer sa candidature à l’attention de l’ordre. Elle doit sa médaille à elle-même, bien entendu, mais aussi au fait qu’elle occupe plus que d’autres le champ culturel hexagonal par des entrevues et des interventions publiques. Jacques Pelletier remarquait que les productions littéraires de Bombardier recueillaient les fleurs d’une célébrité conquise à Paris à coups de stratégies de promotion et grâce à sa maîtrise de l’art du spectacle. Pour lui, l’obtention de la Légion d’honneur, « accordée par un gouvernement socialiste, bon chic bon genre », venait récompenser une aura médiatique autant qu’une carrière d’écrivain (Pelletier, 1994, p. 81-82). Daniel Lemay, du journal La Presse, faisait le même constat :

Paris. C’est là qu’elle a gagné sa rosette ! Avec des émissions de télé qui, malgré des succès inégaux, ont fait circuler son nom. Trois apparitions à Apostrophes, dont deux où elle a viré la place à l’envers. Des invitations sur d’autres prestigieux plateaux, et à France Culture, le haut de gamme de Radio-France. Une mention et une photo dans le Nouvel Observateur et une place au palmarès des best-sellers de l’Express pour Le mal de l’âme, écrit en collaboration avec le psychiatre Claude Saint-Laurent. Depuis 10 ans, aucun Québécois n’a brassé autant de... d’air à Paris que Denise Bombardier. Si on demandait aux cousins de nommer trois personnalités québécoises, plusieurs diraient Denise Bombardier. Pourquoi elle ? Parce qu’elle passe à la télé. Simple. L’ordre de la Légion d’honneur a entendu le bruit, comme tout le monde. Et a décoré Denise Bombardier de la rosette (qu’elle devra payer[9]). Étrangère certes, mais amie de la France et, surtout, Parisienne dans l’âme.

Lemay, 1992

Un autre des moyens utilisés pour occuper pour ainsi dire le terrain hexagonal et s’imposer dans le champ de la reconnaissance symbolique, c’est de cultiver des amitiés en haut lieu et de frayer avec le monde diplomatique et politique de l’Hexagone. Au-delà du réseau d’influence (aux ramifications difficiles à établir), l’obtention de la rosette est aussi, on le sait, affaire de contacts au Quai d’Orsay et à l’Élysée. Nous savons que, de tout temps, les relations personnelles ont joué un rôle capital dans l’allocation des médailles. Par exemple, Paul Villard – décrit par Robert Rumilly comme « l’éminence grise » du consul français à Montréal (Rumilly, 1940, p. 77) – reçut dans l’entre-deux-guerres les Palmes académiques, la rosette d’officier de l’Instruction publique, la médaille d’or du ministère des Affaires étrangères, la rosette d’officier de l’Ordre de l’Étoile noire et, last but not least, la Croix de chevalier de la Légion d’honneur. Mais à nul moment, sans doute, l’influence des contacts personnels pour l’obtention de la célèbre récompense nationale française ne fut-elle plus évidente que lors de la remise de la Grand’Croix à Paul Desmarais. Au moment de ceindre Desmarais de la large écharpe rouge, le président Nicolas Sarkozy saluait les réalisations économiques impressionnantes du président de Power Corporation ainsi que son généreux mécénat au Québec et en France. Il rajoutait aussi à quel point il considérait Paul Desmarais comme un intime.

En fait, a-t-il raconté […], si je suis aujourd’hui président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l’amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. 1995 n’était pas une année faste pour moi (la défaite d’Édouard Balladur, que soutenait Sarkozy, NDLR). Un homme m’a invité au Québec dans sa famille. Nous marchions de longues heures en forêt, et il me disait : « Il faut que tu t’accroches, tu vas y arriver, il faut que nous bâtissions une stratégie pour toi. » Preuve, cher Paul, que tu n’es pas Français, car il n’y avait plus un Français qui pensait ça. Nous avons passé 10 jours ensemble, au cours desquels tu m’as redonné confiance à tel point que, maintenant, je me considère comme l’un des vôtres. Et, sans vouloir inquiéter tes enfants, je peux dire que je me sens un membre de la famille – l’héritage en moins bien entendu.

Robitaille, 2008b

Cette insistance sur le capital social nécessaire pour obtenir le capital symbolique de la Légion d’honneur ne devrait pas faire oublier les mérites individuels des récipiendaires. Il s’agit seulement, comme en toute bonne sociologie, de souligner comment la distribution des honneurs est aussi affaire de situation, de position et de réseau. Cette réalité permet d’expliquer la faible représentation des Anglo-Québécois. Depuis 1855, seulement vingt-trois Québécois de langue anglaise ont été décorés. Ceux-ci représentent à peine 7 % du total, une proportion légèrement en dessous de leur poids démographique provincial réel. Ces citoyens, ayant les yeux davantage rivés vers d’autres pays européens (l’Angleterre, au premier chef) et ne parlant souvent pas ou peu le français, s’intéressaient moins au rapprochement entre le Québec et la France et étaient moins fascinés par une Légion d’honneur dont ils méconnaissent en général la tradition. Mentionnons à ce sujet que six des vingt-trois Anglo-Québécois décorés le furent pour leurs actes de bravoure à la guerre (les deux conflits mondiaux de 1914-1918 et 1939-1945), soit une proportion plus élevée que pour leurs compatriotes de langue française. A contrario, et comme pour confirmer la dominance des affinités électives, nous trouvons dans la liste des décorés un nombre appréciable de Français émigrés : Louis-Anthye Herdt, un ingénieur qui aida à l’effort de guerre durant le premier conflit mondial, était né à Trouville-sur-Mer ; le journaliste Jules Helbronner était né à Paris ; plus près de nous dans le temps, François Lubrina, né à Clermont-Ferrand, est membre de l’Assemblée des Français de l’étranger ; etc.

À un autre niveau, nous ne pouvons passer sous silence les liens idéologiques qui unissent les récipiendaires et les régimes politiques français. C’est à l’adversaire des idées libérales et au Veuillot canadien, Joseph-Charles Taché, que Napoléon III remit la Légion d’honneur. En Louis Fréchette, au contraire, Sadi Carnot, président de la République, voulait honorer le chantre des vertus de la République, le partisan de la Révolution de 1789 et l’émule des poètes d’outre-mer. Mais ces convergences idéologiques se traduisent d’ordinaire en amitiés personnelles, et c’est finalement l’ami autant que le chef d’État ou le fonctionnaire du bien public qui remet la médaille au récipiendaire québécois. Il n’est pas tout de voter pour le pouvoir, encore faut-il être dans les bonnes grâces des gouvernants[10]. L’histoire de la Légion d’honneur au Québec est tout, sauf celle d’une institution désintéressée et gratuite.

La polémique de 1934

Selon Bourdieu, les titres de noblesse modernes « représentent de véritables titres de propriété symbolique qui donnent droit à des profits de reconnaissance » (Bourdieu, 1987, p. 161). Ils attisent donc forcément des envies et des jalousies qui se traduisent en lutte autour des hiérarchies de dignités. « La lutte de classement est une dimension fondamentale de la lutte des classes. Le pouvoir d’imposer une vision des divisions, c’est-à-dire le pouvoir de rendre visibles, explicites, les divisions sociales implicites, est le pouvoir politique par excellence : c’est le pouvoir de faire des groupes, de manipuler la structure objective de la société. » (Bourdieu, 1987, p. 164-165.) Le capital symbolique comme pouvoir de consécration est sans cesse, pour cette raison, l’objet d’une rivalité qui dégénère parfois en conflits politiques ouverts.

À ce sujet, Olivar Asselin sera au centre d’une des plus virulentes polémiques entourant la remise de la Légion d’honneur à des Québécois. Le récit de cette querelle, qui eut lieu en 1934, illustre bien les tensions qui existent au sein même de la glorieuse phalange. Qu’on nous permette d’y revenir brièvement. Le quatre centenaire de la « découverte » du Canada par Jacques Cartier avait donné lieu à des fêtes somptueuses. Visitant Québec, Trois-Rivières et Montréal, une prestigieuse délégation française avait cru approprié de distribuer des médailles de la Légion d’honneur pour mieux souligner le caractère solennel de l’événement. Scandalisé par l’oubli de certaines personnalités lors des remises de ces décorations, Asselin avait préféré, « par simple question de convenance », cesser de faire partie d’un Ordre dont les méthodes de recrutement lui semblaient entachées au Canada par des manoeuvres douteuses. Il envoya donc une lettre de protestation accompagnée de sa médaille à la Grande chancellerie de la Légion d’honneur, au Quai d’Orsay, à Paris. Par ce geste d’éclat, il ne critiquait pas la France (qui restait à ses yeux au-dessus de tout soupçon), mais uniquement « l’espèce de trust qui s’[était] formé au Canada pour la distribution des décorations de ce pays » (Asselin, 1934).

Qui avait été distingué cette année-là par la France ? Des gros bonnets et des amis des sénateurs Raoul Dandurand (libéral) et Charles-Philippe Beaubien (conservateur), dont Louis-Bruno Cordeau, président de la Régie des alcools, Huntley Drummond, un ancien organisateur « bleu », David-Ovide Lespérance, sénateur conservateur, Joseph Hormidas Rainville, sénateur conservateur, et Paul Lacoste, avocat-conseil du Consulat Général de la République Française au Canada, de la Chambre de Commerce Française et de l’Union Nationale Française. Pour comble d’insulte, le recteur et le secrétaire général de l’Université de Montréal avaient été oubliés (on daigna seulement leur accorder l’Étoile noire du Bénin[11]) alors que des dirigeants de l’Université McGill avaient été retenus[12]. « À mon humble avis, affirmait Asselin, les conseillers canadiens de la France officielle devraient voir à ce que, quand un Canadien de langue française est décoré par ce pays, personne, dans le Canada français, ne soit obligé de se demander pourquoi. » (Asselin, 1934.) D’autres auteurs allaient beaucoup plus loin dans leurs réprimandes : « [...] on se demande s’il ne conviendrait pas de pendre, après les avoir écartelés, ceux qui ont ’conseillé’ ces nominations ridicules. » (s. a., 1934a.) Le fait que le gouvernement conservateur régnait sur la scène fédérale renforçait certaines suspicions.

À côté de ces candidatures contestables, il semblait y avoir pourtant des personnalités de mérite qui auraient pu attirer l’attention du Quai d’Orsay. D’emblée, il y avait celles ayant pris une part active aux préparatifs du quatre centenaire de la découverte du Canada par Cartier. Le nom du maire de Montréal, Camillien Houde, revenait continuellement dans les conversations. S’étant fait le porte-parole des citoyens déçus de la métropole, Allan Bray, échevin, avait blâmé le manque d’égards envers le premier magistrat de la deuxième ville française du monde dans un vibrant discours prononcé lors d’une séance du conseil municipal. Selon Bray, c’est toute la population de Montréal qui avait été insultée par cet oubli. À côté des organisateurs de la fête de 1934, il y avait aussi, au dire de plusieurs observateurs, « les vaillants soldats du verbe français, les [Adjutor] Rivard, les [Lionel] Groulx, les [Armand] Lavergne, que l’on a honteusement oubliés. On pense aussi à M. Patenaude, à M. Camille Roy, au sénateur Côté (l’homme qui réussit à faire abroger le règlement XVII), et à tant d’autres... Défendre la langue et la culture de France en Amérique, ce n’est donc plus ’servir’ ? » (s. a., 1934a.) Olivar Asselin soulignait pour sa part les noms de l’abbé Lionel Groulx, du frère Marie-Victorin et de Léo Parizeau. Le monde du barreau se disait également attristé par le fait que les Journées du droit civil français, organisées avec beaucoup de décorum, n’avaient pas donné lieu à des distributions de médailles. « Des hommes s’imposaient, chez nous, qu’il aurait été éminemment convenable d’honorer en cette occurrence. Ne les désignons pas. [...] les hommes dont nous parlons sont personnellement bien au-dessus de certains de ceux auxquels il a échu des décorations. » (P. S., 1934.) Bref, un peu tout le monde s’avouait déçu, frustré.

Le Comité France-Amérique se trouvait au milieu de cette tempête. Outre le consul général de France à Montréal qui agissait comme président d’honneur, le Comité France-Amérique était à ce moment composé de Raoul Dandurand, Sir H. Montagu Allan, Charles-Philippe Beaubien, Édouard Montpetit et Alfred Tarut (beau-frère de Beaubien), tous des hommes décorés de la précieuse médaille de la Légion d’honneur – hormis sir Allan, décoré de l’ordre royal de Victoria. C’étaient ces gens, insinuait-on, qui avaient fait trafic des décorations. « Le petit groupe de brouillons du comité France-Amérique, poids plumes de la politique canadienne, coureurs de banquets et ’trustards’ stériles des relations franco-canadiennes » (propos d’Allan Bray rapportés par s. a., 1934b) était responsable du scandale, car c’était lui qui aurait manigancé dans l’ombre pour récompenser des amis (Rumilly, 1940). Sans l’approbation du Comité, disait-on, nul ne pouvait recevoir le précieux insigne. « Si M. Dandurand, par exemple – qui compte pour tripette dans la vie nationale canadienne-française –, fait bloquer la nomination de tels de nos Canadiens français dans la Légion d’honneur en disant qu’il est ’un voyou’, il y a chance que les représentants de la France ici l’écoutent. » (s. a., 1934a.) Il ne fallait pas laisser ces « dangereux thuriféraires » continuer à salir le nom de la France au Québec (s. a., 1934c). On invitait au plus vite à faire cesser le favoritisme qui semblait aiguillonner le processus de nominations de la Légion d’honneur. « Les relations franco-canadiennes ne doivent plus être l’objet d’une combine sournoise entre certains spéculateurs séniles du Canada et quelques hauts personnages staviskiens[13] du ministère des Affaires étrangères de France. » (Propos d’Allan Bray rapportés par [s. a.], 1934b, p. 4.) Le consul de France, René Turck, fut obligé d’intervenir pour tenter de calmer le jeu. Le choix des personnes honorées par la France, commença-t-il par annoncer, n’avait pas été décidé par le comité France-Amérique. La France, promettait-il ensuite, allait remettre à chacun son dû en temps et lieu (s. a., 1934d)[14]. De fait, l’année suivante, Camillien Houde fut reçu Chevalier, ce qui, espérait-on, allait apaiser les esprits et rétablir la réputation compromise de l’ordre. Pourtant, trois ans plus tard, en 1937, le sénateur libéral Dandurand tentait à nouveau, dans une lettre au premier ministre Duplessis nouvellement élu, de dédouaner le Comité France-Amérique des accusations qui continuaient à peser sur lui et protestait avec force contre l’idée selon laquelle ce Comité servirait d’« agence à base de politique malsaine qui trafique des décorations[15] ».

Nous ne connaissons pas d’autres exemples où la remise de la Légion d’honneur causa autant de scandale et suscita autant de commentaires sur le réseautage qui détermine la distribution des décorations, pas même lors de la réception de Paul Desmarais[16]. D’ailleurs, dans l’histoire, la Légion d’honneur n’a pas seulement été distribuée par voie de simonie et de favoritisme, à l’évidence. Toutefois, on saisit mieux, à revenir sur cette polémique tirée des annales journalistiques de 1934, comment l’institution honorifique est la dépositaire d’un capital symbolique qu’elle utilise à des fins qui ne sont pas désintéressées. En 1925, Luc Aubry ne pouvait s’empêcher de penser, à consulter la liste des personnes honorées cette année-là : « Cette distribution de récompenses nous fait plaisir parce qu’elle vient resserrer les liens d’affection entre la France et nous, mais nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir sur la faiblesse de certaines décorations échues à des personnages qui n’en ont jamais méritées, tandis que d’autres ont si longuement et si loyalement peiné, et un tout petit sourire, non exempt d’ironie, nous monte alors aux lèvres... » (Aubry, 1925, p. 15.) Cette constatation d’Aubry nous permet de rappeler que, fidèle à la définition même d’un capital, le capital symbolique demeure une monnaie qui circule en société au gré des préoccupations et des intérêts de ceux qui en contrôlent la frappe. Pour celui qui la reçoit, la Légion d’honneur représente d’abord, comme jadis, une façon d’ennoblir une carrière et, pour celui qui la donne, elle constitue encore et toujours un instrument efficace de gouvernance.

Le capital symbolique étant essentiellement instable, contesté, précaire, parce que fondé sur la réputation et l’opinion d’objets historiques et transitoires, il n’est guère étonnant de constater que la Légion d’honneur a sans cesse été attaquée pour son élitisme ou, au contraire, sa trop grande démocratisation. D’une part, certains ne se gênent pas pour se gausser d’une institution hiérarchique désuète et la renvoyer à des pratiques révolues dont les contemporains devraient désormais se passer. D’autre part, des journalistes se sont demandé récemment si, en l’offrant à des vedettes du show-business, par exemple, on n’était pas en train de dévaluer la « croix des braves » au point d’en faire une « médaille en chocolat ». La sélection de Céline Dion a représenté pour certains le signe que la médaille sur laquelle sont inscrits les mots « honneur et patrie » était en train de se réduire à une « vague breloque à paillettes » (Vincenot, 2008).

Cette tension récurrente s’explique par le fait que les « actes de consécration » des médailles dans les États modernes reposent sur un curieux paradoxe : ils représentent des hiérarchies intangibles et pourtant effectives que les sociétés se donnent à elles-mêmes pour introduire de la méritocratie dans la démocratie. Selon le mot de François Furet, les ordres chevaleresques modernes prétendent distinguer « les meilleurs de la compétition égalitaire » (Furet, 1998, p. 240), choisis pour la plupart parmi les nouvelles élites sur lesquelles se fond le progrès social. Ils honorent ainsi paradoxalement des carrières qui, en principe, se distinguent par leur seul mérite. Pierre Bourdieu avait bien compris cette circularité, lui qui avait justement défini le capital symbolique comme « la forme que prend toute espèce de capital lorsqu’elle est perçue à travers des catégories de perception qui sont le produit de l’incorporation des divisions ou des oppositions inscrites dans la structure de distribution de cette espèce de capital » (Bourdieu, 1993, p. 55 ; Jouanna, 1989). Dans le cas de la Légion d’honneur, l’honneur, qui devrait se reconnaitre censément lui-même, est sanctionné à travers des mécaniques institutionnelles qui doivent, pour être effectives, baigner dans une aura d’honorabilité. Personne ne doit alors être juge des juges, placés au-dessus de tout soupçon – car par qui les juges pourraient-ils être jugés aptes à juger[17] ?