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Ce recueil réunit 16 contributions, sans compter l’introduction, sous l’objectif de saisir les représentations de la ville comme objet de savoir (ou objet scientifique) et comme manifestations concrètes puisque les villes sont, à n’en pas douter, des formes que l’on voit, touche, sent, goûte et entend. La ville vécue est ainsi perçue et signifiée. Penser la ville comme phénomène de représentation est une façon de l’appréhender à travers les objets qu’elle donne à approcher (place, monument, bâtiment, sculpture, design urbain), mais aussi à travers les narrations, images et discours qui sont projetés vers les citadins afin, ce qui est une hypothèse, d’assurer la transmission des identités collectives. En cela, ce recueil vient alimenter l’économie critique des travaux sur les représentations sociales en général, qui foisonnent par les temps qui courent, et urbaines en particulier, ce qui constitue la contribution originale de ce recueil.

D’une facture soignée, abondamment illustré, l’ouvrage retient l’attention par le spectre varié des préoccupations qu’il couvre, tout en évitant la dispersion qui marque nombre de recueils, mais pas complètement tout de même, bien que l’effort de cohésion soit senti. On sent cette cohésion en suivant un hommage à l’oeuvre d’André Corboz. D’ailleurs, le recueil est l’occasion de découvrir ou de redécouvrir cet auteur dont les écrits n’ont pas connu, à mon sens, une diffusion équivalente à l’importance que Lucie K. Morisset et Marie-Ève Breton accordent à sa contribution. On apprend au fil des chapitres que cet auteur singulier a d’emblée puisé à différentes épistémologies, celles de l’architecture, de la poétique et de l’histoire de l’art, tout en laissant des pistes pour aborder les concepts de ville-territoire, d’hyperville et de palimpseste urbain. La méthode Corboz qui se veut non positiviste est décrite par Thierry Paquot qui le cite : « L’erreur positive, le hasard, la bifurcation, l’impasse, la dérive – rendent le sujet actif, imposent un tracé non déterminé, ouvrent une démarche à l’imprévu, permettent d’éviter la tautologie insidieusement présente dans toutes les confirmations trop bien bouclées » (p. 25). Soit dit en passant, on croit reconnaître ici la méthode de la dérive de Guy Debord (2006). La méthode, ou non-méthode, de Corboz propose d’y aller par quatre chemins, d’explorer l’à-côté, de chercher l’effet ricochet (p. 26-27). L’oeuvre de Corboz est ainsi sollicitée à chacun des chapitres. Alena Prochazka l’aborde en y dévoilant son apport théorique à la question de la production de la ville, en pensant la stratification des époques et la fabrication des identités collectives, notamment lorsque la conservation et le recyclage se définissent à même un entrelacs entre le paysage idéel et le cadre bâti (p. 72-73).

Yves Deschamps aborde la formation des banlieues et le phénomène de l’hyperville, concept également emprunté à Corboz. À quoi sert le contexte ? se demande Georges Adamczyk. Probablement à mettre en relation. En parallèle d’une vaste rétrospective du processus de formation et de modernisation de la ville capitale qu’est Québec, Guy Mercier examine les images de la ville, de son entrée dans la modernité, au profit de concepts urbanistiques et aménagistes comme le mouvement, le zonage, la polarisation, pour ne citer que ceux-là, et jusqu’à conclure à un urbanisme de l’échec. Des auteurs s’attardent au mythe (anti-urbain ?) de la ville horizontale dans la verdure (Catherine Mauni). Dans la même veine, Yves Chalas explore l’idée de ville-nature, en fait de l’interpénétration de la nature, de l’urbain et de la ruralisation de la ville. Encore l’idée de ville verte, et de la ville contre-nature : Joëlle Salomon Cavin décrypte les figures de la ville puisées à même le récit des défenseurs de la nature.

Qu’il s’agisse des images de la ville des magazines des années 1930 et 1940 (des Rivières et Saint-Jacques), de l’imaginaire d’un poète yiddish (Anctil) ou de l’image de la ville en littérature (Chassey), on se rend compte des basculements et des variations infinies que l’image de la ville peut porter. L’image d’une ville idéale prend les aspects de la société de consommation aux accents idylliques, d’un refuge contre l’arbitraire ou d’une posture narrative détachée de l’espace concret. Ne pourrait-on pas dire que l’image, dont le contenu mêle idéel et idéal, est aussi une façon de poser la ville comme un projet d’émancipation ?

Comment appliquer le concept de représentation à la ville ? Vaste programme que de répondre à cette question. Lucie K. Morisset s’y emploie en proposant de « déployer une herméneutique des formes urbaines » (p. 33) et un cadre conceptuel dans lequel il est question de genèse des formes et de réalité symbolique (p. 44). Là encore, la référence à Corboz est omniprésente. Morisset précise sa démarche en stipulant qu’outre les « À partir notamment de postulats corbozéens, mais aussi de l’héritage de Foucault, d’un peu d’Eco et de Panofsky, coloré par la phénoménologie en sciences humaines », cet article propose quelques balises d’un cadre heuristique selon lequel il serait possible de déployer une herméneutique des formes urbaines qui tende vers l’explication de la « personnalité des villes » (p. 33). Au fil des contributions du recueil, il ressort que la recherche d’une définition du concept de représentation peut s’établir sur les notions de continuité et de rupture. Le temps long de la ville engage des formes et des images anciennes, remodelées, appropriées et transformées. Ces deux notions (continuité et rupture) sont logées au coeur de la théorie du savoir de Foucault (1969 : 12-13) ; elles s’appliquent d’abord à la science, à la théorie et au texte. De la même façon, Eco concentre sa sémiologie sur le langage. Le défi posé avec le projet de reconnaissance des représentations urbaines, en s’inspirant de Foucault, est d’effectuer le passage des unités de discours vers l’analyse des formes construites (le cadre bâti des villes et sa perception). La ville comme artefact offre certainement un champ de spéculations immensément grand et les références théoriques sont peut-être à trouver du côté de l’histoire de l’art. Panofski (1969 : 38) conçoit sa méthode comme un art d’interpréter l’oeuvre, en fait de reconnaître « tout objet, naturel ou créé par l’homme, sur le mode esthétique ». On pourrait ajouter que, pour Panofsky (Ibid. : 39), la représentation est toujours investie d’une intention. L’analyse de la représentation est-elle confinée à une caractérisation esthétique ? Deux échappées permettent d’éviter cet écueil. La phénoménologie des sciences humaines tend en effet à saisir les dimensions sensibles, perçues, interprétées et critiquées, qui participent à l’expérience humaine. La relation entre phénoménologie et sciences humaines s’établit, selon Lyotard (2011 : 54-55), sur le rapport entre le vécu et le jugement, entre ce qui est compris comme vrai par tous et un jeu de motivation et de responsabilité. On rejoint ainsi Freitag (2011 : 15) qui définit le symbolique, « sous la forme de l’institution, comme cadre structuré et structurant effectif de la vie proprement humaine ». La représentation collective est en soi une conception partagée, instituée pourrait-on dire, détectable dans les récits et les oeuvres. Appliquée au domaine de l’art, elle est la trace d’une mémoire, même inconsciente, selon le terme de Didi-Huberman (2002 : 241). Il devrait en être ainsi pour la ville.

Cet ouvrage pose d’emblée le cadre conceptuel et méthodologique de l’étude des représentations urbaines dans une perspective ouverte. La contribution est méritoire à ce titre et oblige qu’on s’y attarde. Sa qualité repose également sur la référence à André Corboz, qu’il faudra lire ou relire.