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Depuis une quinzaine d’années, l’art de la déclamation est devenu un objet de recherche privilégié dans le champ des études théâtrales. Appliquant au théâtre le même souci d’authenticité qui, dans les années 1970, avait conduit musicologues et instrumentistes à remonter aux sources de l’interprétation de la musique baroque, chercheurs et praticiens se sont attachés à définir les principes de la déclamation de l’acteur à partir des traités de grammaire, de poétique, d’art oratoire et d’art dramatique de la seconde moitié du xviie et du tournant du xviiie siècle, dans le but de reconstituer le plus adéquatement possible les conditions originales de performance scénique des pièces de l’âge classique.

Plusieurs comédiens et metteurs en scène ont ainsi entrepris de revisiter le répertoire théâtral du xviie siècle dans une mise en voix et en gestes respectueuse des règles de déclamation de l’époque. Si ce mouvement de restauration du jeu dit « baroque » a connu son lot de controverses, il n’en a pas moins suscité un grand intérêt qu’on pourrait aller jusqu’à qualifier, ces dernières années, de réel engouement, les efforts du pionnier Eugène Green ayant indéniablement ouvert la voie au succès de ses émules, plus particulièrement de son élève Benjamin Lazar, dont la carrière connaît depuis sa mise en scène en 2004 du Bourgeois gentilhomme un fulgurant essor. À cet engouement du public correspond une effervescence de la recherche savante. Directement inspirée par le travail d’Eugène Green, Sabine Chaouche [1] publiait en 2001 la première étude systématique sur le jeu du comédien à l’âge classique, suivie en 2006 de l’importante étude de Julia Gros de Gasquet [2] sur la déclamation de l’alexandrin du xviie siècle à nos jours. Là non plus la controverse n’a pas manqué, plusieurs postulats de Sabine Chaouche ayant par exemple fortement été remis en cause, notamment par Alain Riffaud [3] dans une récente étude sur le théâtre imprimé au xviie siècle.

Poétique de la déclamation

Or, l’art de la déclamation ne se limite pas au jeu du comédien. Il est aussi une donnée essentielle de l’écriture dramatique : conçues pour la scène et les acteurs de leur temps, les pièces de Corneille, Racine ou Molière furent écrites pour être déclamées. Beaucoup moins étudiée que son incidence scénique, cette incidence poétique de la déclamation constitue, à mon sens, le plus stimulant enjeu de la redécouverte de ses principes : elle incite en effet à reconsidérer l’oralité du texte dramatique de l’âge classique sous cet angle historique, en tant que mise en voix et en gestes culturellement codée.

De fait, si les textes dramatiques de l’âge classique ne présentent que peu ou pas de didascalies explicites, ils comportent en revanche de nombreuses marques dialogiques renvoyant au code de la déclamation, tant sur les plans thématique que structurel et stylistique ou, pour reprendre les termes de l’époque, sur les plans de l’invention, de la disposition et de l’élocution. Par exemple, les passions exprimées dans le dialogue des personnages demandent un ton de voix et un geste appropriés, conformément à la tradition oratoire et aux typologies de la physiognomonie : la tristesse veut un visage « abatu [4] » et une « voix sourde, languissante, plaintive, et mesme souvent interrompuë par des soupirs et par des gemissemens [5] », la colère un visage « rude, et enflamé » (TR, p. 186) et une « voix aigüe, impétueuse, violente, [avec] de fréquentes reprises d’haleine » (TA, p. 114-115). Il en va de même pour les différentes parties du discours — exorde « doux et paisible, et plus bas de quelques tons que les autres parties » (TA, p. 135), « voix éclatante et animée [6] » de la péroraison —, ainsi que pour les figures pathétiques qui l’émaillent : élévation croissante de la voix dans la gradation (TA, p. 156-157 ; ÉCB, p. 477), ton de colère ou d’indignation dans l’imprécation (ÉCB, p. 476), imitation de la personne citée dans la prosopopée (TR, p. 164-166 ; TA, p. 145-146).

Les mêmes règles d’oralisation s’appliquent-elles aux formes narratives ? Plusieurs facteurs portent à croire que oui. D’une part, si la réflexion théorique et critique qui se développe au xviie siècle vise indéniablement à définir la spécificité des genres, dans la pratique, leur porosité est tout aussi manifeste. Dans son ouvrage fondamental sur la tragédie classique en France, Jacques Truchet accorde ainsi une place importante à ce qu’il appelle « l’invasion romanesque [7] » au théâtre, tandis que les études réunies dans le présent dossier s’attachent à en révéler le corollaire : la part du dramaturgique dans le genre polymorphe de la nouvelle. Ces jeux intergénériques ne se limitent pas au choix du sujet (intrigues controuvées, passions exacerbées, dilemmes moraux), mais opèrent également au niveau stylistique, notamment dans le travail des dialogues, où l’on retrouve au théâtre comme dans la nouvelle les mêmes marques d’oralité (répétitions, interjections, etc.). Même la versification, dont le rythme est au théâtre un important vecteur d’oralité, et qui semble distinguer fondamentalement les genres anciens de la tragédie et de la comédie des genres modernes du roman et de la nouvelle, n’est pas un critère aussi discriminant qu’il y paraît. Dernière étape de la rédaction du texte dramatique, la mise en vers n’était en effet pas toujours indispensable à la grande comédie, comme en témoigne le Dom Juan en cinq actes de Molière qui, du vivant de son auteur, fut joué dans sa version originale en prose, avant que Thomas Corneille n’y substitue son adaptation en vers. Dans le même ordre d’idées, il nous reste de la main de Racine le canevas du premier acte d’une Iphigénie en Tauride dont les dialogues en prose pourraient fort bien trouver place dans une nouvelle [8], et dont Louis Racine affirme que son père dressait de la sorte le plan de toutes ses tragédies : « Quand il en avait ainsi disposé les cinq Actes, c’était alors qu’il disait que sa Tragédie était faite [9] », laissant ainsi entendre que la mise en vers n’était pour lui qu’une formalité. Sur le plan de leur poétique, la frontière entre genres dramatiques et genres narratifs n’apparaît donc pas aussi tranchée que les théoriciens de l’époque voudraient le faire croire.

D’autre part, l’art de la déclamation n’est pas uniquement l’apanage du théâtre. La France du xviie siècle demeure en effet ce que Paul Zumthor appelle une culture d’oralité mixte [10] où, malgré la présence de l’écrit, la transmission orale continue de constituer le médium privilégié de tout type de discours. Cette prépondérance de l’oralité se manifeste bien sûr dans l’art oratoire, mais aussi dans les pratiques de lecture. Comme l’a bien montré Roger Chartier, si la lecture silencieuse est connue et pratiquée par les élites lettrées, « la lecture à haute voix, comme mode normal d’appréhension d’un texte littéraire, ne s’efface pas avec le développement de la culture de l’imprimé [11] » ; « elle perpétue un rapport au livre, entendu, qui inscrit l’imprimé dans une culture de la parole et situe la lecture, non pas comme un temps privilégié de la retraite solitaire, mais comme l’expression même du rapport à autrui, en ses diverses formes [12] », notamment dans les passe-temps mondains. À ce titre et dans ce contexte, la nouvelle bénéficierait comme le théâtre d’une diffusion orale : manuscrite ou imprimée, son écriture opérerait encore comme le support d’une communication de vive voix — transposant ainsi, dans la réalité de l’acte même de sa lecture, le procédé fictif du récit cadre et de la mise en abyme qui souvent l’accompagne. Qu’en est-il cependant des modalités de cette lecture oralisée ? Sont-elles identiques à celles de la déclamation théâtrale, ou présentent-elles des spécificités génériques ?

Pratique de la lecture

Publié en 1707, réédité et augmenté en 1760, Le traité du récitatif dans la lecture, dans l’action publique, dans la déclamation, et dans le chant de Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest fournit de précieuses pistes de réponses à ces questions. Curieux polygraphe qui fut aussi professeur de grammaire et de mathématiques, Grimarest était un grand amateur de théâtre et auteur lui-même de plusieurs comédies de salon. Sur la base d’informations colligées notamment auprès de son amie Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière, et du grand acteur Michel Baron (qui avait été formé par Molière), Grimarest publia en 1705 la première biographie du célèbre dramaturge et comédien, fraîchement reçue par la critique. Le Traité du récitatif est en quelque sorte la seconde réponse de Grimarest à ses détracteurs : encouragé par la réaction positive de la presse parisienne à son Addition à la vie de Mr. de Molière, contenant une réponse à la critique que l’on en a faite (1706), il déclare dans la préface de son Traité avoir été « animé à faire davantage », c’est-à-dire à donner au public les principes non seulement de l’art de l’acteur, mais aussi de toutes les autres formes de la parole publique, à savoir « l’action du Lecteur, de l’Orateur, de celui qui déclame, et de celui qui chante », qu’il considère comme autant de degrés d’un continuum de compétences englobées sous le terme de « récitatif » (TR, p. [IX], [XVII]). La lecture à voix haute en constitue le premier degré, ses principes n’étant d’après Grimarest qu’une transposition, à échelle réduite, de ceux de la déclamation théâtrale.

Certes, le salon n’est pas la scène : ainsi, dans la lecture, l’exigence de convenance au lieu et à la situation exclut l’usage du geste, hormis quelques « petits mouvements de bras, et de visage » involontaires (TR, p. 100), car « [q]uand on fait une lecture, ce n’est point pour se donner en spectacle » (TR, p. 100). Le lecteur est donc tenu de « donner de l’action par la voix » uniquement (TR, p. 75) ; il doit en outre soigneusement éviter les écarts d’intervalles de la déclamation théâtrale, « [c]ar rien n’est de plus insuportable à entendre, que ces gens qui dans une simple lecture, font rouler une silabe sur des tons différens, et qui font ronfler les paroles par une prononciation emphatique, comme s’ils alloient déclamer quelque endroit touchant » (TR, p. 86). Une fois ces limites établies, Grimarest distingue cependant la lecture simple, qui ne cherche qu’à « faire connoître le sens d’un ouvrage » (TR, p. 91), de la lecture dite touchante, dont les principes vocaux reconduisent exactement ceux de la déclamation. Car elle partage le même but : « touche[r] le coeur » de l’auditeur (TR, p. 74) ; de fait, « comme toute personne qui écoute, veut être dédommagée de son atention, qui bien souvent la gêne, il est d’un bon Lecteur de lui exprimer les mouvemens, aussi bien que le sens d’un ouvrage : c’est ce que j’appelle lecture touchante, qui a ses principes communs avec ceux de la Déclamation [13] » (TR, p. 92).

Si l’on suit Grimarest, la lecture touchante semble pouvoir s’appliquer à tout type d’ouvrage littéraire : contes, fables, satires, comédies, tragédies, lettres, maximes, caractères (TR, p. 75 et p. 89-90). La versification n’en est pas un critère discriminant, puisque les ouvrages en prose (lettres de Balzac et de Voiture, Maximes de La Rochefoucauld, Caractères de La Bruyère) y trouvent aussi leur place. Cependant, la nouvelle ne figure pas dans la liste de Grimarest, le conte en étant le plus proche parent. Peut-être faut-il voir dans cette omission le jugement de valeur d’un amateur de théâtre à l’égard d’un genre considéré, malgré son succès, comme mineur. Mais l’inclusion du conte n’en serait alors que plus surprenante ; plus vraisemblablement, le terme de conte ne regrouperait-il pas, dans l’esprit de Grimarest, l’ensemble des formes narratives brèves ? Par ailleurs, la liste de Grimarest ne se prétend nullement exhaustive. Pour troublante que soit cette absence nominative de la nouvelle, il faut donc surtout se demander s’il s’agit d’une omission significative. En l’occurrence, il ne s’agirait pas tant de déterminer si Grimarest exclut effectivement la nouvelle de sa théorie de la lecture touchante, que si la poétique scripturale de la nouvelle justifie ou non cette exclusion ; si elle appelle ou non la lecture touchante et, dans la foulée, si et comment elle se rattache à la poétique de la déclamation caractéristique de l’écriture dramatique.

L’histoire tragique de Bajazet, frère du sultan Amurat, fournit à cet égard un intéressant terrain d’enquête. Le comte de Cézy, ambassadeur à Constantinople de 1618 à 1644, relata dans ses dépêches la fin tragique du prince Bajazet, aimé de la sultane mère et de l’une de ses favorites, et qui fut assassiné avec son frère Soliman sur ordre du sultan Murat iv. Ce sujet historique récent, riche d’implications politiques et passionnelles, connut en France une fortune littéraire d’autant plus importante qu’il répondait à la fois au goût pour les sujets turcs et pour les histoires véridiques. Renvoyant explicitement aux récits du comte de Cézy par la bouche de la narratrice Silérite [14], Segrais consacra à cette histoire ottomane la sixième de ses Nouvelles françaises sous le titre de « Floridon [15] », nom donné à la maîtresse de Bajazet, confidente et rivale de la sultane. Reprenant le sujet à la scène en 1672, Racine [16] convoque lui aussi, dans sa préface, le témoignage du comte de Cézy, tout en s’inspirant fortement de la nouvelle de Segrais, sans toutefois mentionner sa dette à son égard. Profitant peut-être du succès de la pièce de Racine, et indéniablement de la vogue des nouvelles historiques, Rousseau de la Valette publie en 1679 Bajazet prince othoman : nouvelle historique [17] qui, à un épisode près, n’est qu’un plagiat de « Floridon ». Enfin, en 1687, paraît un plagiat en prose de la tragédie de Racine, Philadelphe, nouvelle égyptienne de Girault de Sainvillle [18], transposé à la cour d’Égypte et présenté dans l’avis au lecteur comme la traduction d’un curieux manuscrit communiqué à l’auteur par un noble vénitien…

Fascinants sur le plan intertextuel, en ce qu’ils posent notamment le problème de l’imitation et de la recréation au xviie siècle [19], ces emprunts, calques et larcins sont aussi révélateurs, sur le plan intergénérique, de ce que la nouvelle doit au théâtre et vice versa. De fait, Segrais n’écrivit-il pas à ses débuts une tragédie (La mort d’Hippolyte, 1640) et, vers 1677, L’amour guéri par le temps, un livret d’opéra refusé par Lully ? Le rapport au théâtre affleure aussi, sur un mode plutôt ironique, de l’épître dédicatoire de Girault de Sainville, qui proclame la supériorité de la nouvelle héroïque sur « les charmes souvent trompeurs d’un sujet théâtral », alors même qu’il copie sans vergogne le Bajazet de Racine et puise allègrement à l’onomastique racinienne en nommant deux de ses personnages Bérénice et Pyrrhus… En faisant abstraction de la nouvelle de Rousseau de la Valette, qui ne s’y rattache que de fort loin, on peut ainsi entreprendre d’examiner l’amont de la pièce de Racine (la nouvelle de Segrais) et son aval (celle de Girault de Sainville) à la lumière des indices vocaux qui s’y trouvent inscrits, en postulant que la présence dans les nouvelles des mêmes procédés que dans la tragédie impliquerait les mêmes modalités de réalisation vocale en raison de l’identité des principes de la déclamation et de la lecture touchante.

Un art du dialogue

Parmi ces procédés, il faut d’abord souligner la grande place réservée dans les deux nouvelles à la présence de la voix des personnages, par l’usage du discours rapporté en style direct. Cela est particulièrement patent dans Philadelphe, dont l’essentiel du texte consiste en des dialogues et monologues repris scène par scène de la tragédie de Racine. Plus restreinte dans « Floridon », la part des dialogues et monologues n’en occupe pas moins le tiers du texte de la nouvelle, ce qui demeure considérable. La mise en page de ces dialogues n’est certes pas celle d’un texte théâtral, le passage d’un interlocuteur à l’autre, indiqué par des incises de type « dit-il/dit-elle », « répondit-il/répondit-elle », se faisant sans alinéa au sein du même paragraphe. Toutefois, les modalités d’énonciation des discours cités sont définies en des termes vocaux qui, en plus de construire aux yeux du lecteur une oralité imaginaire, demanderaient à être réalisés audiblement, telles des didascalies, à la lecture touchante de la nouvelle.

Le procédé du discours rapporté en style direct rappelle celui que l’art oratoire théorise sous la figure de la prosopopée « pleine » ou « parfaite », qui demande une imitation vocale de la personne que l’on fait parler : « [p]our bien prononcer la Prosopopée, on doit changer de voix, (afin qu’il paroisse que ce n’est pas l’Orateur qui parle, mais la Personne qu’il introduit ;) et la varier selon la diversité des Personnes que l’on fait parler, et la nature des Passions qu’elles font paroître » (ÉCB, p. 475 ; voir aussi TA, p. 145-146). Comme l’indique Grimarest, les mêmes principes de réalisation vocale s’appliquent aux occurrences de la prosopopée dans la déclamation théâtrale : « [s]i la personne que l’on fait parler est malheureuse, on prend la voix propre à la tristesse. Si elle est d’une naissance commune, on ne donne point de sublime à sa voix. Si elle est d’un caractere bas, on prononce avec bassesse » (TR, p. 165). Face à un discours rapporté en style direct par le narrateur, le lecteur de nouvelle devrait donc pareillement conformer sa voix aux tons convenus du caractère et de la passion représentés, le plus important à cet égard étant d’« observe[r] avec soin de marquer la passion de celui que l’on fait parler » (TR, p. 166), tout en bornant sans doute le mimétisme à la juste mesure du contexte mondain de la lecture.

À ces conventions de profération du dialogue, les auteurs de nouvelles ajoutent par ailleurs leurs propres précisions textuelles. Ainsi, loin de se limiter aux formules neutres de type « dit-il/dit-elle », la teneur et la variété des incises contribuent à imprimer aux échanges une certaine vivacité qui les rapproche à plusieurs égards du rythme du dialogue théâtral. Dans Philadelphe, les personnages s’« interrompent » fréquemment l’un l’autre (P, p. 11, 14, 38, 52, 70, 92, 97, 109, 128, 142, 157, 165, 176), les autres marques les plus récurrentes étant celles de la reprise ou de la poursuite de la parole ainsi interrompue (P, p. 14, 23, 45, 48, 55, 58, 71, 81, 82, 108, 121, 127, 128, 140, 153, 180). En une occasion, le passage d’une réplique à l’autre se fait même directement, la question d’Almaïde étant immédiatement suivie, sans aucune incise, par une longue et véhémente protestation de Bérénice (P, p. 76-80). Vivacité et véhémence vocales culminent dans l’usage relativement fréquent lui aussi de l’incise « s’écria » (P, p. 32, 51, 62, 74, 102, 106, 130, 162, 180), indicateur de ton aussi bien que de rythme. Enfin, comme son modèle théâtral, Girault de Sainville fait un usage stratégique de l’aposiopèse (signalée par les points de suspension) qui, en interrompant ou en suspendant la parole des personnages, témoigne de leurs impulsions et de leurs hésitations (P, p. 14, 31, 51, 54, 80, 137, 138, 168). Cette variété des modalités énonciatives compense quelque peu la lourdeur monolithique de la succession des tirades, Girault de Sainville ayant supprimé de son texte les répliques brèves (quatrains, distiques, vers, hémistiches) qui assuraient le dynamisme rythmique de la pièce de Racine.

À l’exception de l’aposiopèse, le même type de procédés se remarque dans la nouvelle de Segrais, qui n’est pourtant pas calquée sur une pièce de théâtre. Si la formule « dit-il/dit-elle » domine nettement, on y retrouve aussi celles de la reprise et de la poursuite de parole (F, p. 14, 58, 63, 72), une interruption (F, p. 62) et un cri (F, p. 78). Au plus fort de la confrontation entre la Sultane et Floridon, le travail du dialogue atteint même à la vivacité d’une stichomythie, dans le cadre serré d’une même phrase : « Et que peux-tu alléguer, mal-heureuse ? repliqua la Sultane ; un seul mot, Madame, repartit Floridon » (F, p. 63). Toutefois, chez Segrais, l’effet de variété rythmique procède aussi, voire surtout, de l’heureuse alternance du style direct, du style indirect et du récit : contrairement à Philadelphe, prisonnier du carcan théâtral de la tirade, « Floridon » conjugue plus souplement le procédé dramaturgique du dialogue à l’ensemble des ressources énonciatives propres au genre narratif.

Plus signifiantes peut-être sur le plan de la réalisation vocale du dialogue sont les indications de ton fournies par le narrateur. Chez Segrais, celles-ci sont réservées aux interventions de la Sultane, dont elles font par le fait même le personnage le mieux caractérisé vocalement. Elles mettent surtout en évidence la violence de la passion qui l’anime : sa « colere » (F, p. 67 et p. 79), sa « grande colere » (F, p. 75), son « extreme colere » (F, p. 81), son « courroux » et son « grand emportement » (F, p. 69), son « impetuosité » (F, p. 61), « l’indignation de son amitié » (F, p. 67), « la fureur de son amour » (F, p. 67), termes qui constituent autant de marques de la véhémence vocale que supposent ses répliques. Si son passage de la colère au chagrin se manifeste initialement par ses regards et ses pleurs plus que par sa voix (F, p. 75), le monologue final de la Sultane, convaincue de la trahison de Bajazet, est indéniablement caractérisé par la voix, tout aussi intense, de la tristesse : « elle se glissa en son appartement, où elle se remit au lit, si outrée de douleur qu’on ne le peut pas imaginer. Ses pleurs, ses soupirs et ses longs sanglots en estoient temoins ; mais parmy tout cela, elle laissoit quelquesfois échapper des paroles si tristes, que l’ame du monde la plus barbare en eust esté touchée » (F, p. 110).

Girault de Sainville fait lui aussi un intéressant usage de telles didascalies de lecture, celles-ci contribuant d’ailleurs à distinguer la voix des personnages de sa nouvelle de celle de leurs modèles raciniens. Le choix des incises y participe, par exemple lorsque Philadelphe « s’écri[e] » devant Ptolémaïde qu’elle peut disposer de sa vie (P, p. 51), alors que Bajazet, dans la même situation, répond à Roxane d’un ton au contraire très posé (B, II, 1). De même, le « ton indigné » de la répartie de Ptolémaïde (P, p. 45), l’« indifférence » avec laquelle Philadelphe « en se retirant prononc[e] ces dernières paroles » (P, p. 105-106), l’« accablement de douleur » avec lequel Bérénice s’adresse pour la dernière fois à Ptolémaïde (P, p. 170) et les « larmes » et le « désespoir » qui accompagnent son suicide (P, p. 184) sont autant d’indications vocales explicites par lesquelles Girault de Sainville se démarque de son modèle. Ce genre d’indications permet aussi de fournir au lecteur de la nouvelle, davantage qu’à celui de la tragédie, ce qu’on pourrait appeler des didascalies de motivation, relatives à la psychologie des personnages : ainsi, lorsque Ptolémaïde interroge Bérénice sur le comportement de Philadelphe, le narrateur précise qu’elle « commen[ce] à entrer dans des soupçons jaloux » (P, p. 107), précision reconduite plus loin (P, p. 111 et p. 116) jusqu’à l’explosion de sa « jalouse fureur » (P, p. 130). À l’inverse, chez Racine, la jalousie de Roxane reste implicite, le mot n’apparaissant nulle part dans les scènes qui ont servi de modèle à Girault de Sainville : ce sont plutôt les sentiments d’« amour », d’« affront », d’« affliction » et de « juste fureur » qui dominent (B, III, 7 ; IV, 4).

Contrairement au genre dramatique, le genre narratif n’est toutefois pas tenu de recourir à la voix des personnages pour exprimer leurs sentiments. Ainsi, dans la nouvelle de Segrais, le narrateur omniscient peut-il décrire avec une grande finesse psychologique les pensées intimes de Bajazet (F, p. 69-70), alors même que celui-ci n’oppose extérieurement à la colère de la Sultane qu’un prudent mutisme. Les thèmes du secret et du silence sont également très présents dans la tragédie de Racine, mais puisqu’au théâtre tout ne peut être connu du spectateur qu’à travers le discours des personnages [20], ceux-ci doivent paradoxalement verbaliser jusqu’à leur mutisme — ainsi Bajazet s’écrie-t-il devant Roxane : « Ô ciel ! Que ne puis-je parler ? » (B, II, 1). Or, ce type de procédé dramaturgique caractérise aussi la nouvelle de Girault de Sainville, où, loin de se retrancher dans ses pensées, Philadelphe est encore plus explicite que son modèle théâtral lorsqu’il déclare à Ptolémaïde : « des raisons puissantes m’empeschent de m’expliquer davantage » (P, p. 55). De fait, comparée à la nouvelle de Segrais, celle de Girault de Sainville ne comporte que de rares et fort brèves descriptions de pensées intimes (par exemple celles de Bérénice, P, p. 117-118), s’inscrivant ainsi nettement dans une poétique plus théâtrale de révélation des sentiments par le dialogue.

Outre le dialogue, les nouvelles empruntent aussi au théâtre la forme du monologue pour exprimer les affects des personnages. Dans le cas de Philadelphe, cet emprunt participe de la logique du plagiat systématique des scènes raciniennes ; voilà sans doute pourquoi Ptolémaïde, même seule, continue de s’interroger à voix haute (P, p. 111) et « s’écri[e] » de même (P, p. 130), à l’instar de Roxane dans les scènes correspondantes de la tragédie (B, III, 7 ; IV, 4). Le procédé est toutefois repris pour le personnage de Bérénice qui, laissée seule, se tient à elle-même un monologue héroïque avant de se suicider (P, p. 184-187) — différence notable d’avec la pièce de Racine, où Atalide prononce ses dernières paroles en présence de sa suivante Zaïre ; là encore, Girault de Sainville semble vouloir renchérir sur les conventions théâtrales plutôt que de les éviter. Même Segrais, si habile à décrire le flux des pensées intérieures, sacrifie aux charmes du monologue dans les dernières pages de sa nouvelle, lorsque la Sultane, pleurant seule dans sa chambre, se plaint à haute voix de son sort (F, p. 111-112). Au delà de l’influence du théâtre, la présence du monologue à voix haute dans les deux nouvelles procèderait du rapport immédiat et extraverti à la parole typique des cultures d’oralité [21], qui, au xviie siècle, demeure visiblement commun aux genres dramatique et narratif.

Toutes ces marques dialogiques de conduite de la voix ont la même fonction pathétique qu’au théâtre : exprimer l’émotion du personnage. Inscrites par l’auteur à même le texte, elles sont autant d’aides à la lecture touchante théorisée par Grimarest. Sans doute ne faut-il pas y voir une intentionnalité systématique, mais plutôt la prégnance d’un code de réalisation vocale des textes qui, constitutif de la poétique du genre dramatique, informe aussi la poétique de la nouvelle. À un niveau de lecture plus fine, l’identification des marques d’inscription stylistique de la voix permet de corroborer ce constat. Parmi elles, participant de l’émergence historique de ce que l’esthétique postclassique appellera le « style de la passion [22] », les figures de rhétorique retiennent plus particulièrement l’attention.

La vocalité des figures

Si les figures de rhétorique se trouvent au premier rang des marques vocales de la passion, c’est qu’elles en constituent, dans la poétique du xviie siècle, les principales manifestations discursives : « Ces tours qui sont les caracteres que les passions tracent dans le discours, sont ces figures célebres dont parlent les Rheteurs ; et qu’ils définissent des manieres de parler éloignées de celles qui sont naturelles et ordinaires : c’est à dire differentes de celles qu’on emploïe quand on parle sans émotion [23]. » Grimarest souligne à cet égard que, comme « la figure et la passion sont souvent mêlées ensemble ; […] c’est le premier principe que de les allier par la prononciation » (TR, p. 159-160). L’importance dramaturgique des figures apparaît très clairement dans la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac qui, pour éviter le désordre inhérent aux passions, recommande au poète dramatique d’en ordonner la chronologie et la gradation (PT, p. 441-442 et p. 455), mais de prendre par ailleurs bien soin d’en mêler et d’en varier les figures, « afin que cette diversité d’expressions porte une image des mouvemens d’un esprit troublé, agité d’incertitude, et transporté de passion déreglée. Ainsi par l’ordre des choses qui se disent, on reforme ce que la Nature a de defectueux en ses mouvemens ; et par la varieté sensible des Figures, on garde une ressemblance du desordre de la Nature » (PT, p. 443-444). De fait, selon l’abbé d’Aubignac, les figures pathétiques sont au fondement même de la poétique théâtrale car, en assurant la perception des passions par le public, elles permettent le procès cathartique : « si la Poësie est l’Empire des Figures, le Theatre en est le Thrône ; c’est le lieu où par les agitations apparentes de celuy qui parle et qui se plaint, elles font passer dans l’ame de ceux qui le regardent et qui l’écoutent, des sentimens qu’il n’a point » (PT, p. 447). Or, parmi les figures qui lui paraissent « plus propres au Théatre que les autres » (PT, p. 449), soit l’exclamation, l’interrogation, l’apostrophe, l’hyperbole, l’ironie et l’imprécation (PT, p. 449-455), les quatre premières sont justement celles qui caractérisent les dialogues de « Floridon » et de Philadelphe, autant si ce n’est davantage que dans Bajazet.

De toutes les figures, l’exclamation (terme qui désigne aussi bien les interjections que les phrases exclamatives) commande la déclamation la plus véhémente sur les plans tant de l’intensité que de la hauteur de la voix : un ton « fort élevé » (TR, p. 169), « plus haut et plus excité que le reste » (TA, p. 143). Comme en témoigne la définition du père Lamy, elle constitue la représentation stylisée du cri : « Le discours d’une personne passionnée est plein d’exclamations semblables, Helas ! ah ! mon Dieu ! ô Ciel ! ô terre ! Il n’y a rien de si naturel. Nous voïons qu’aussi-tost qu’un animal est blessé et qu’il souffre, il se met à crier, comme si la nature lui faisoit demander du secours » (RAP, p. 115). Considérée « d’autant plus propre au Theatre, qu’elle est la marque sensible d’un esprit touché de quelque violente passion qui le presse » (PT, p. 455), l’exclamation est aussi placée pour des raisons similaires par le père Lamy en tête de la liste des figures de rhétorique.

Du point de vue de son inscription textuelle, l’exclamation s’avère l’une des figures les plus clairement circonscrites, puisque le point qui lui est propre (et qu’on appelle plus souvent à l’époque point d’admiration) fonctionne comme une didascalie indiquant que ce qui le précède doit être déclamé du ton « élevé, ferme et véhément » (ÉCB, p. 477) convenant à cette figure. Dans « Floridon », la figure d’exclamation ne se retrouve significativement que dans les répliques de la Sultane, où elle marque la véhémence de sa colère contre Floridon (F, p. 48), mais surtout contre Bajazet (F, p. 67, 68, 73, 75), puis la violence de son désespoir final (F, p. 110 et p. 112). Dans Bajazet, bien que proportionnellement plus fréquente dans les répliques de Roxane, la figure d’exclamation est aussi partagée par les autres personnages, notamment Atalide, dont elle permet d’exprimer tantôt la résolution, tantôt le désarroi (par exemple à la fin de la scène 4 de l’acte I). Dans Philadelphe enfin, l’exclamation apparaît à presque toutes les pages et chez tous les personnages, généralement sous la forme des interjections « Ah ! » et « Hélas ! » dont Girault de Sainville use plus encore que Racine, truffant littéralement son texte de ces éclats de voix — ainsi des « Ah ! » surajoutés à la réaction de Bérénice à la lettre de Philadelphe (P, p. 122 et p. 123) et, plus loin, lorsqu’elle s’évanouit devant Ptolémaïde, du remplacement du syntagme racinien « Je me meurs » par l’interjection « Hélas ! » (P, p. 129), lointain écho intertextuel du célèbre mot final de Bérénice de Racine… Bien que chacune des oeuvres recoure aux effets vocaux de l’exclamation, on assiste donc, de « Floridon » à Philadelphe en passant par Bajazet, à une amplification de l’usage pathétique de cette figure qui fait de la nouvelle de Girault de Sainville, davantage que la pièce de théâtre dont elle s’inspire, la plus ouvertement véhémente des trois.

Il en va de même pour l’interrogation, signalée par le point du même nom, qui demande « un ton supérieur ou élevé », avec un fort accent de hauteur sur le terme interrogatif (TR, p. 52). De toutes les figures, l’interrogation est selon Grimarest « la plus communément employée ; c’est celle qui donne le plus de vivacité à un ouvrage » (TR, p. 160). Déjà bien présente chez Segrais (qui, à une exception près, la réserve là encore à la Sultane), l’interrogation occupe une très grande place chez Racine, mais plus encore chez Girault de Sainville, où elle mobilise souvent plus vivement le pathos que son modèle racinien : ainsi, lorsque Bérénice suppose à Philadelphe des sentiments amoureux pour Ptolémaïde, ce n’est pas sur le mode assertif d’Atalide (B, III, 3), mais en une cascade de phrases interrogatives (P, p. 89) ; le même procédé s’applique aux protestations amoureuses de Philadelphe, marquées par la triple occurrence de l’interrogation « Quoy ? » (P, p. 63-64).

Quant à l’apostrophe, elle se manifeste textuellement soit par la mention de l’allocutaire (parfois accompagnée du ô vocatif), soit par l’usage de l’impératif. Considérée comme un « emportement d’Eloquence » (ÉCB, p. 214), elle demande toujours une « voix haute » (TA, p. 148), « beaucoup de grandeur » (TR, p. 164), un appui sur le terme qui désigne son objet (TR, p. 163) et un ton général d’autant plus fort qu’il s’agit d’un objet éloigné ou inanimé (TA, p. 148-149). Très fréquentes au théâtre, les apostrophes de type « Madame », « Seigneur », y sont souvent perçues comme de simples chevilles à la versification. Or elles se retrouvent en quantité importante, non seulement dans Bajazet, mais aussi dans les nouvelles de Segrais et de Girault de Sainville, ce qui oblige à en repenser la fonction dans une perspective non plus métrique mais fondamentalement phatique, voire pathétique.

La valeur pathétique de l’apostrophe est particulièrement évidente lorsqu’elle utilise, plutôt que des titres ou des prénoms, des termes dits emphatiques, porteurs d’une forte charge affective, tels « cruel », « ingrat », « malheureux », « traître », qui demandent un accent conforme au sentiment qu’ils véhiculent (TA, p. 183-184). Dans « Floridon », la Sultane en fait un saisissant usage contre Bajazet, l’apostrophant dans le même élan comme « parjure et déloyal » (F, p. 67), « perfide et trompeur » (F, p. 68), « ingrat » (F, p. 68), tandis que, dans Philadelphe, Ptolémaïde emploie pareillement à plusieurs reprises contre Philadelphe les apostrophes « ingrat » (P, p. 48, 55, 157, 162) et « perfide » (P, p. 49, 157, 169). En comparaison, dans les scènes correspondantes de la tragédie, la voix de Roxane apparaît beaucoup plus mesurée, puisqu’elle n’utilise qu’une seule fois chacune des apostrophes « ingrat », « cruel » et « perfide » en présence de Bajazet (B, II, 1 ; V, 4). Le pathétisme vocal de l’apostrophe atteint son apogée lorsqu’elle s’adresse, non plus à une personne présente, mais à une personne absente, à un objet, au ciel, à une abstraction. Elle témoigne alors d’une violente confusion émotive : « [l’]Apostrophe se fait lorsqu’un homme étant extraordinairement émû il se tourne de tous cotez, il s’adresse au Ciel, à la terre, aux rochers, aux forêts, aux choses insensibles, aussi-bien qu’à celles qui sont sensibles. Il ne fait aucun discernement dans cette émotion ; il cherche du secours de tous cotez : il s’en prend à toutes choses comme un enfant qui frappe la terre où il est tombé » (RAP, p. 131). On retrouve cet extrême aussi bien dans la pièce de Racine que dans les deux nouvelles : la Sultane désabusée s’adressant à l’absente et « trop heureuse Floridon » (F, p. 111) ; Atalide prenant à partie, avant de se suicider, sa « cruelle destinée », son « cher amant » et les autres morts qui l’ont précédée (B, V, 12) ; Bérénice renchérissant dans des termes similaires (P, p. 184-187).

L’hyperbole enfin se traduit surtout, dans les nouvelles comme dans la tragédie, par des « mots emphatiques » (TA, p. 182) qui demandent une intonation appropriée. Ainsi, Le Faucheur prescrit « un ton plus magnifique » pour les termes de louange « admirable, incroyable, incomparable, ineffable » ; « une voix plus haute et plus émeuë » sur les termes de blâme ou de haine « atroce, énorme, détestable, monstrueux » ; un appui sur les termes de quantité « grand, haut, sublime, profond, long, large, innombrable, éternel », ainsi que les termes d’universalité « tout le monde, universellement, par tout, toujours, jamais » (TA, p. 183-185). Si Grimarest condamne, en 1707, cette accentuation emphatique des mots au profit de la plus large entité sémantique de la phrase ou de la proposition, dans les faits, elle reste une convention fort appréciée ; ainsi Pierre Gosse Jr., qui réédite le Traité du récitatif aussi tardivement qu’en 1760, n’hésite-t-il pas à la réhabiliter en note [24]. Les auteurs de nouvelles ne se privent guère non plus d’y recourir : ainsi, chez Segrais, certaines répliques particulièrement exaltées convoquent indéniablement un tel accent hyperbolique, comme lorsque la Sultane promet à Bajazet « la plus extraordinaire preuve d’amour que peut-estre jamais femme ait donnée à un homme » (F, p. 83). De façon générale, l’abondance dans les deux nouvelles des adverbes « si », « tout », « tant », « trop », « plus » témoigne de l’importance de ce type de marque vocale, comme lorsque Ptolémaïde se lamente : « faut-il avoir passé tant de jours douloureux, et tant de nuits inquietes ? à quoy m’ont servi tant de brigues et de trahisons ? n’aurois-je enfin tout tenté que pour une Rivale ? » (P, p. 112-113).

Ce dernier exemple comporte une autre figure vocale qui, pour n’être pas mentionnée dans la liste de l’abbé d’Aubignac, n’en est pas moins très fréquente au théâtre : la répétition. Prolongeant la réflexion de Jakobson, qui y voyait l’essence de la technique poétique [25], Paul Zumthor considère la répétition comme une marque distinctive de l’oralité : « au niveau profond où se constituent les propriétés de la parole vive (par opposition à l’écriture), c’est toute narration qui spontanément est répétitive [26]. » La récurrence sonore fonctionne en effet comme un instrument d’objectivation du contenu poétique : de l’écho le plus fugitif au parallélisme le plus élaboré, elle établit des équivalences ou des contrastes signifiants qui contribuent à construire le sens de l’oeuvre vocale [27]. Il en va de même dans la dramaturgie classique, où l’usage de la figure de répétition permet des effets de renforcement sémantique aux niveaux tant cognitif qu’affectif.

Le code de la déclamation veut que l’élément répété soit accentué par l’acteur : il faut, dans les répétitions contiguës d’un même mot ou syntagme, « prononcer le mot, la seconde fois plus haut et plus ferme que la première » (TA, p. 162) et, dans l’anaphore, « prononcer le mot répété toujours d’une mesme façon, et d’une façon différente de la prononciation de tous les autres » (TA, p. 163). Ainsi, dans Bajazet, la mise en évidence vocale du triple « Songez-vous » et le retour implacable du pronom subordonnant « que » donnent au discours de Roxane tout son poids de menace : « Songez-vous que sans moy tout vous devient contraire,/Que c’est à moy sur tout qu’il importe de plaire ?/Songez-vous que je tiens les portes du Palais,/Que je puis vous l’ouvrir, ou fermer pour jamais,/Que j’ay sur vostre vie un empire supréme,/Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?/Et sans ce mesme amour, qu’offensent vos refus,/Songez-vous, dés longtemps, que vous ne seriez plus ? » (B, II, 1). Dans sa reprise de la scène, tout en reconduisant la succession de subordonnées, Girault de Sainville en amenuise l’effet dramatique en remplaçant le troisième « Songez-vous » par son synonyme « Pensez-vous » (P, p. 47). Ailleurs, cependant, il surajoute à la répétition racinienne, par exemple en triplant l’injonction de Bérénice : « il faut vous rendre, il faut régner, et me quitter. Je le veux puisqu’il le faut » (P, p. 59), ou, plus loin, l’interrogation de Philadelphe : « Quoy, cét amour si tendre, né dans nostre enfance, dont les feux ont crû avec nous dans un silence discret ? Quoy, vos larmes que ma main seule pouvoit arrester ? Quoy, mes sermens redoublez de ne vous quitter jamais ? » (P, p. 63-64). On trouve aussi plusieurs répétitions semblables dans les dialogues de Segrais [28], l’une des plus fortes étant celle où Floridon, avouant à la Sultane son amour pour Bajazet, réitère passionnément le nom de son amant : « Bajazet, Madame, Bajazet est toute mon excuse » (F, p. 63).

Enfin, bien qu’en raison de sa parenté avec la forme théâtrale le dialogue des nouvelles apparaisse comme le lieu le plus propice à l’inscription stylistique de la voix, celle-ci opère aussi, de façon plus discrète mais non moins intéressante, à même les interventions du narrateur. Les figures vocales les plus véhémentes (exclamation, interrogation, apostrophe) en sont certes exclues, mais on y trouve ponctuellement, entre autres, des répétitions et surtout des hyperboles, qui injectent au récit un quotient d’affectivité théoriquement banni de la narration — où, selon les principes de l’art oratoire, « il n’est pas besoin de s’émouvoir, ni de hausser sa voix, parce qu’il n’y est question que d’instruire les Auditeurs » (TA, p. 139). Au contraire, dans « Floridon », la fin du récit de la narratrice résonne du même type de répétitions et des mêmes accents hyperboliques que ceux des personnages :

La Sultane […] paroissoit tout à fait resoluë à la perte de ce Prince ; mais quand il luy falloit songer à la maniere de l’executer, quand elle se representoit qu’elle ne le verroit plus, et quand elle songeoit combien elle l’avoit aimé, ce n’estoit pas un leger combat dans son esprit. Ses menaces meprisées, et son amour outragée et deceüe tant de fois luy inspirerent les plus cruelles resolutions dont une femme irritée puisse estre capable ; mais les charmes de Bajazet, et l’amour invincible qu’elle avoit pour luy, le deffendoient extremement.

F, p. 112-113

Certes, on peut arguer que la narratrice Silérite est un personnage de l’histoire-cadre et qu’à ce titre, il est bien normal que son récit soit teinté çà et là de subjectivité vocale. Le même phénomène se produit cependant dans le récit du narrateur de Philadelphe, qui ne repose pourtant sur aucune structure d’enchâssement, et qui débute tout aussi emphatiquement : « De tous les Peuples du monde, il n’est point de Cour où les femmes soient si sçavantes et si délicates en amour qu’en Egypte » (P, p. 1). Outre l’évident travail vocal du dialogue, c’est donc la poétique d’ensemble de la nouvelle qui gagnerait à être envisagée à la lumière des principes de la lecture touchante.

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Au terme de cette brève enquête intergénérique, il semble donc possible de conclure, d’une part, que les principes vocaux de la lecture dite touchante sont similaires à ceux de la déclamation théâtrale et, d’autre part, que les auteurs de nouvelles de la seconde moitié du xviie siècle recourent aux mêmes procédés d’écriture vocale que les auteurs de théâtre. Cette conclusion était certes prévisible dans le cas de Girault de Sainville, puisqu’en copiant le texte de Racine, il en copie aussi la plupart des effets vocaux, parfois en les affaiblissant, mais le plus souvent en les augmentant des siens propres, de manière à y insuffler encore davantage de pathos. La comparaison avec la nouvelle de Segrais qui, bien qu’elle l’ait inspirée, diffère sensiblement de la pièce de Racine, s’avérait donc essentielle pour corroborer cette conclusion et lui donner sa pleine valeur : dans le cas de « Floridon » comme dans celui de Philadelphe, figures pathétiques et procédés dialogiques inscrivent dans le texte de la nouvelle les mêmes inflexions vocales que dans le texte de théâtre. Il conviendrait peut-être alors de relire d’un oeil un peu plus indulgent les pages liminaires de Philadelphe. Si fallacieux que soient les arguments de Girault de Sainville lorsqu’il oppose le « tour nouveau » et les autres soi-disant qualités de sa nouvelle aux « charmes souvent trompeurs d’un sujet théâtral », il y définit cependant fort bien l’enjeu du genre narratif bref : le plaisir audible de la « lecture ».