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En France, l’histoire tragique, court texte narratif inauguré par Pierre Boaistuau en 1559 [1], et la tragédie, dont la renaissance date de 1550 [2], émergent à peu près au même moment, à l’aube d’une période où le pays sera profondément marqué par des conflits politiques et religieux que les contemporains eux-mêmes ont qualifié de « tragiques ». Nul ne s’étonnera que plusieurs chercheurs se soient efforcés de repérer les liens génériques qui les unissent ou encore de déterminer dans quelle mesure l’une a pu influer sur le développement de l’autre. Plusieurs études abordent l’histoire tragique dans l’une ou l’autre de ces optiques. À partir des Histoires tragiques de Boaistuau, Richard A. Carr a ainsi identifié quatre éléments dramaturgiques qui seraient communs aux deux genres : le caractère véridique de l’histoire racontée (qu’il s’agisse d’un événement tiré de l’Histoire, d’un mythe antique ou d’un fait divers), le caractère « noble » et exemplaire des protagonistes, les thèmes de la vengeance et de l’inconstance de la Fortune, de même que quelques particularités stylistiques, telles que la prolifération des dialogues et des soliloques, l’amplification rhétorique et l’ornementation du discours. Pour soutenir sa démonstration, l’auteur s’appuie davantage sur la réflexion théorique sur la tragédie développée à la Renaissance à partir des traités de Donat et de Diomède que sur des oeuvres dramatiques, les poètes français n’ayant encore écrit que fort peu de tragédies au moment de la publication du recueil en 1559 [3]. Pour Anne de Vaucher Gravili, François de Rosset propose dans ses histoires tragiques « “un théâtre du monde” dur et violent, dominé par la force instinctive de l’homme où toute transgression à un code préétabli, fondé sur le lien d’appartenance qui régit les rapports humains et structure la société, entraîne inéluctablement une punition exemplaire et une fin mortelle [4] ». Les transgressions les plus sanglantes « donnent lieu à un véritable “théâtre de la cruauté” » posant « le problème d’un tragique irrationnel, enraciné au coeur de l’homme », transgressions qui seront souvent suivies de punitions auxquelles un caractère public confère une « valeur exemplaire, cathartique [5] ». Ainsi, « [g]râce à l’accumulation de situations narratives un peu rigides et simplistes, traitées selon une technique de l’extrémisme qui transforme toute transgression en un “tableau sanglant”, François de Rosset parvient […] à persuader l’homme téméraire et instinctif qui se cache en chacun de nous […] à se soumettre à la raison [6] ». Ce mécanisme qui sous-tend l’histoire tragique serait « identique à celui de la Tragédie [7] ». Aussi est-ce dans le caractère théâtral de ces punitions exemplaires que Thierry Pech aperçoit une ressemblance entre histoire tragique et tragédie. Pour l’auteur, qui puise également ses exemples dans l’oeuvre de François de Rosset, les histoires tragiques

cherchent souvent à montrer comment, dans la mise en scène de l’exécution, se retrouvent tous les ingrédients de la composition tragique. Ainsi, la plupart des supplices relatés dans les histoires tragiques sont infligés à des nobles pour des crimes très graves. […] En outre, ces récits insistent sur le double statut du supplicié qui peut être à la fois objet de crainte et de pitié, désigné comme un monstre mais aussi comme un frère chrétien. Le modèle tragique aurait à charge de souligner l’inquiétante ambivalence de celui que « l’horreur du crime » semblait repousser en dehors des frontières de l’humanité et dont la souffrance modifie soudain la valeur : le condamné dans la douleur est à la fois autre que moi et autre moi-même [8].

À cela s’ajoutent des composantes du récit qui contribuent à la « théâtralisation des supplices », à une assimilation plus grande au modèle tragique : la mise à mort du supplicié sur une scène (l’échafaud), lequel énonce un discours pathétique (plaintes, prières, déplorations) devant une foule troublée [9].

L’histoire tragique s’avérerait ainsi un théâtre d’émotions dont l’intensité pathétique serait comparable, pour la critique, à celle de la tragédie. En effet, les études citées relèvent toutes la théâtralisation opérée par la dramatisation de scènes-clés mettant aux prises des protagonistes emportés par des émotions intenses. Il est toutefois étonnant de constater que ce parallèle établi par les chercheurs entre histoire tragique et tragédie s’effectue à partir de définitions théoriques ou empiriques de cette dernière, alors qu’une comparaison formelle entre les deux genres à partir d’oeuvres théâtrales connues des auteurs n’a jamais été faite. Pourtant, les tragédies contemporaines des récits de Boaistuau, de François de Belleforest et de Rosset se caractérisent par l’expression d’un pathétique exacerbé, à commencer par celles de Robert Garnier, dramaturge majeur de la seconde moitié du xvie siècle [10]. La fin du xvie siècle et le début du xviie siècle sont également marqués par le développement et la popularité de tragédies sanglantes et cruelles dont l’esthétique repose sur des effets saisissants obtenus par la représentation spectaculaire de la souffrance, comme l’ont montré les travaux de Christian Biet [11]. Les pièces de Jacques de Fonteny, de Nicolas Chrétien des Croix ou de Claude Billard en sont des exemples éloquents, certes aujourd’hui oubliés, mais fort appréciés du public de l’époque [12].

Pour un dramaturge de la fin du xvie siècle, toute tragédie nécessite ainsi des effets pathétiques, « sous peine d’être ennuyeuse et de manquer deux de ses objectifs : émouvoir et plaire [13] ». En sus d’une certaine convergence thématique et structurelle, tragédie et histoire tragique partageraient aussi un objectif commun, celui de produire un effet sur le lecteur ou le spectateur à la faveur de tableaux pathétiques créateurs d’émotions fortes (tels les supplices). Or,

[…] le pathétique est un phénomène complexe, dont les effets varient si on l’envisage avec le point de vue de l’orateur ou du dramaturge, et qui, selon les époques, n’a peut-être pas toujours connu les mêmes interprétations ni les mêmes pratiques. Au théâtre, il concerne à la fois l’auteur, le personnage, l’acteur et le public, et peut aussi bien provenir du spectacle que de l’action et du discours, le plus souvent des trois ensemble. En particulier, il est souvent étroitement associé au tragique et à la tension dramatique. […] l’émotion peut provenir d’un effet de surprise provoqué par un rebondissement inopiné de l’action. Elle peut se développer quand le public est incité à anticiper sur les événements, c’est-à-dire quand l’attente ou le pressentiment d’un fait probable mais encore non avéré induisent le suspens : on craint pour un personnage menacé sans qu’il en ait conscience, ou on tremble avec une victime potentielle si elle est prévenue du danger. Mais le spectateur peut se sentir ému quand la situation est dépourvue de toute tension dramatique : même s’il a déjà connaissance du malheur, il plaindra celui qui ne peut encore que le craindre ; et quand la catastrophe sera consommée, il s’associera à la douleur qu’elle provoquera chez les héros [14].

À la lumière de ces remarques, peut-on observer des traces de l’influence qu’aurait pu exercer la tragédie contemporaine sur la poétique des histoires tragiques ? Dans quelle mesure l’histoire tragique emprunte-t-elle ses procédés pathétiques à la dramaturgie tragique ? C’est ce que je me propose d’examiner à partir de l’histoire IX du recueil des Histoires mémorables et tragiques de François de Rosset, publié en 1619, et de la tragédie Hippolyte de Robert Garnier, publiée en 1573. L’oeuvre de ce nouvelliste s’impose pour cette étude dans la mesure où Rosset publie ses recueils d’histoire au tout début du xviie siècle, au moment où la tragédie forme un répertoire bien connu des contemporains de même que largement accessible, notamment par le biais des éditions et des représentations du théâtre humaniste. Au reste, l’histoire IX du recueil de Rosset et l’Hippolyte de Garnier seront ici considérées comme emblématiques des deux genres.

Les histoires tragiques de Rosset

En 1614, François de Rosset publie Les histoires tragiques de nostre temps ou sont contenues les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes arrivees par leurs ambitions, vols, rapines et par autres accidens divers et memorables, ouvrage qui deviendra vite un best-seller [15]. La première édition contenait quinze histoires, et la deuxième, publiée l’année suivante, en regroupera dix-neuf [16]. Une troisième édition paraîtra du vivant de l’auteur, augmentée de quatre histoires [17]. La Seconde partie des Histoires tragiques de Rosset, contenant sept nouvelles histoires, sera, quant à elle, publiée de manière posthume, en 1620 [18]. Nous sommes en présence, de toute évidence, d’un succès de librairie ! Les histoires de Rosset ont renouvelé le genre de l’histoire tragique, en ce que l’auteur puisa son inspiration dans les canards d’actualité. Ainsi, « [l]es histoires tragiques ne sont plus désormais des traductions de nouvelles italiennes [comme chez ses prédécesseurs Boaistuau et Belleforest], mais bien le récit d’événements funestes français et contemporains [19] ».

L’objectif avoué est moral, ces histoires ayant pour but de créer un effet édifiant sur le lecteur : « mon dessein n’est pas de publier les hommes pour les rendre déshonorés mais bien plutôt de faire paraître les défauts, afin qu’ils les corrigent eux-mêmes [20]. » Rosset viserait ainsi « une sorte de catharsis morale à travers son récit » en suscitant chez les lecteurs « de puissantes réactions émotionnelles [par la représentation de] criminels coupables d’actes atroces et victimes de punitions épouvantables » : « terrifiés et apitoyés par le sort des personnes mises en scène, les lecteurs [devraient ainsi] se détourner du chemin qui mène à la perdition [21]. » Rosset commence en ces termes l’histoire IX du recueil de l’édition de 1619 :

Quelle encre noircie d’infamie pourra bien tracer à la postérité l’histoire que je vais décrire ! En quel siècle maudit et détestable avons-nous pris naissance, qu’il faille que nous y voyions arriver des choses dont le seul récit fait dresser les cheveux de ceux qui les entendent ? Mais faut-il encore que tant d’exemples barbares et dénaturés paraissent parmi la nation la plus courtoise et la plus humaine du monde ? Ô Ciel, à quoi nous réservez-vous ! Ces accidents exécrables et inouïs sont les avant-coureurs de votre ire, si par un saint amendement nous ne la prévenons

HMT, p. 234

La nouvelle débute ainsi par la déploration, dans un style hyperbolique, du caractère extraordinaire des événements qui seront racontés, dont l’infamie doit être interprétée comme un avertissement de Dieu. Cet incipit vise à susciter l’inquiétude, à faire en sorte que le lecteur soit dans un état d’esprit qui lui permette de tirer profit de la valeur morale du récit. Rosset recourt donc au pathétique pour instruire son public, faisant sien le précepte de Quintilien selon lequel le bon usage des passions est parfois nécessaire pour convaincre un auditoire : « Quant aux passions, s’il n’y a pas d’autre moyen d’amener le juge à un verdict équitable, l’orateur devrait nécessairement les susciter [22]. » C’est l’éthos de l’orateur qui cautionne ainsi la moralité du discours : les intentions louables de l’homme de bien font office de garde-fou contre une possible dérive rhétorique.

L’exemplarité de l’histoire tragique fait écho à celle de la tragédie de cette époque. Ainsi, pour Scaliger, auteur du Poetica libre septem, le recours au pathétique sert de même à l’instruction : « la crainte et la pitié éprouvées par le spectateur doivent servir à son édification morale [23]. » Les actions représentées par la tragédie ont donc essentiellement valeur d’exemple et servent à persuader d’embrasser la vertu. Dans la même veine, Vauquelin de La Fresnaye fait également du pathétique une obligation au théâtre dans son Art poétique (écrit en 1574, mais publié en 1605). Il y observe que « le sujet tragique doit comporter de l’affreux, du terrible,/Un fait non attendu, qui tienne de l’horrible/Du pitoyable aussi, le coeur attendrissant [24] ». De même, dans son traité théorique sur la tragédie, publié en 1572, Jean de La Taille fait de l’émotion le principal but de la tragédie : « La vraye et seule intention d’une tragédie est d’esmouvoir et de poindre les affections d’un chascun, car il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soy, qu’estant mesmes en bref et nument dit, engendre en nous quelque passion [25]. » Toutefois, dans la théorie développée par La Taille, le pathétique est essentiellement un principe de plaisir, dont le docere ne serait que l’alibi. Le théâtre de Robert Garnier, en particulier, illustrera ces théories : le pathétique y relève autant de la dramaturgie que de l’expression des passions par les personnages et l’on peut se demander jusqu’à quel point l’intention didactique y sert de caution à l’expression exacerbée des affects.

Ainsi, l’histoire tragique et la tragédie partagent une même intention, celle d’émouvoir afin d’instruire et de plaire. À cet égard, le choix du sujet est fondamental : celui-ci doit donner matière à l’expression d’émotions exacerbées, excessives. Rosset met en scène, dans ses histoires, un sujet puisé dans la réalité, caractérisé par des faits atroces, d’une cruauté extraordinaire. Ses récits se développent à travers une intrigue qui se noue aux confins de la passion et du crime, l’amour et l’ambition étant présentés, dans l’avis « Au lecteur » de 1619, comme les moteurs de l’histoire tragique. Par la suite, Rosset va

explorer tous les cas où la force impétueuse de la passion rompt les digues d’un monde moderne apparemment ordonné : amours le plus souvent adultères (classique triangle amoureux), amours légitimes mais contrariés par l’institution de la famille (mariages clandestins ou forcés), amours contre nature (sodomie ou inceste), amours contre les habitudes sociales (entre une vieille femme et un jeune homme), enfin amours « magiques » et jouissances charnelles nées par l’artifice du diable [26].

L’histoire IX, intitulée « De la cruauté d’un frère exercée contre une sienne soeur pour une folle passion d’amour », appartient à la première catégorie, mais il s’agit d’un adultère contrarié par la vertu, en quelque sorte. Un jeune homme nommé Iracond y tombe amoureux de la belle Elinde, une amie de sa soeur, mais la jeune femme, étant mariée, le repousse. Il sollicite alors l’aide de sa soeur, mais celle-ci refuse d’intercéder en sa faveur. Il devient alors fou de colère et la poignarde à plusieurs reprises, bien qu’elle soit enceinte. Écroué et condamné au supplice par la justice, il exprime toutefois des remords pour le crime accompli et accepte avec courage les souffrances infligées par le bourreau devant un public en larmes. Au même moment, la scène française privilégie également les sujets sanglants capables de susciter, chez le public, les émotions propres à la tragédie. Dans les tragédies de Garnier, crainte et pitié sont inévitables au récit des souffrances d’Hippolyte ou de celles de Sédécie dans Les Juives [27], dont les enfants sont assassinés devant leur père avant que Nabuchodonosor ordonne qu’on lui crève les yeux. Crainte et pitié, également, face au désespoir de Scédase, dont les filles ont été violées, égorgées et jetées dans un puits dans la tragédie de Hardy [28].

Si les sujets des histoires tragiques de Rosset, qui rivalisent de cruauté avec le théâtre de l’époque, sont à même de susciter des émotions fortes chez le lecteur, l’auteur emploie également des procédés rhétoriques éprouvés pour amplifier ces effets. Plusieurs procédés communs à la tragédie et à l’histoire tragique sont mis en oeuvre pour donner une tonalité pathétique à l’histoire racontée ou représentée. Ainsi, les interventions fréquentes du narrateur jouent, dans l’économie de l’histoire tragique, un rôle qui s’apparente à celui du choeur dans la tragédie. Le choeur de la tragédie humaniste, souligne Françoise Charpentier, s’avère à la fois « une conscience moralisatrice » qui présente le point de vue de l’auteur et « un commentateur véhément et ému de l’action [29] ». Également porteur du discours moral, le narrateur de l’histoire IX de Rosset fait des mises en garde aux protagonistes, leur sert un avertissement, sur un ton impétueux. Il s’adresse à Iracond avec emphase, après avoir évoqué la première rencontre du jeune homme avec Isabelle :

Misérable, détourne ta vue de ce soleil qui t’éblouit ! Elle est trop faible pour le supporter. Nouveau Icare, tu tentes une chose impossible ! Le succès ne peut être autre que la mort. Cette honnête dame est possédée par un autre. Tels désirs sont frivoles et la peine que tu prendras après cette recherche ne te peut être qu’inutile.

HMT, p. 237-238

Comme le choeur tragique, le narrateur tente bien inutilement d’influer sur le cours de l’action en conseillant le protagoniste. L’emploi du présent par Rosset crée l’illusion d’une action en cours, comme si le lecteur en était le spectateur. Par la suite, juste avant qu’Iracond n’assassine sa soeur, le narrateur interrompt à nouveau la narration pour commenter l’action :

Ô soleil, arrête ta carrière en l’autre hémisphère pour n’avancer point, par la lumière que tu veux redonner au nôtre, un si sanglant désastre ! Si tu montes sur notre horizon, tu seras contraint de voir une barbarie, la plus dénaturée qui arrivera peut-être jamais au monde. […] Que n’ai-je autant d’yeux que celui que Mercure priva de chef, pour pleurer dignement cette infortune ! Ô père, ô mari, infortunés, empêchez ce bourreau d’approcher d’une chose que vous tenez si chère !

HMT, p. 245

L’apostrophe aux divinités ainsi que le caractère hyperbolique de l’événement pitoyable, qui exige une abondance de larmes et dont la vue est presque insoutenable, rappellent la topique déplorative du choeur à la perspective d’une catastrophe qu’il souhaite conjurer, tel le choeur d’Hippolyte, à la fin de l’acte IV, qui tente de convaincre Neptune de ne pas exaucer le voeu de Thésée :

Qui seroit de si folle erreur

Que lors qu’une ardente fureur

Son ami forcené maistrise,

De luy bailler s’evertûroit

Une dague, qui le tûroit,

Sous couleur de l’avoir promise ?

Ores, Neptune, que Thesé

Brusle de trop d’ire attisé,

D’escouter sa voix ne t’avance,

De peur qu’à son meurtrier dessein,

Trop prompt, ne luy verses au sein

Une eternelle repentance [30].

Ainsi, dans l’histoire tragique de Rosset, l’instance narratrice constitue presque un personnage en soi, dont les interventions donnent « l’impression qu’il se meut dans son texte, y vit et y respire pour un public qui est là, tout près, avec lequel il converse, dont il “tâte le pouls” pour vérifier s’il est bien à l’écoute et pour le persuader de son message [31] ».

Rosset mise également sur le pouvoir de l’imagination pour créer un effet pathétique dans son récit. L’objectif est de faire voir pour mieux émouvoir, par le recours à l’hypotypose, figure propre à créer l’enargeia, « qui consiste à peindre l’objet dont on parle de façon si vivante que l’auditoire a le sentiment de l’avoir sous les yeux. Sa force persuasive vient de ce qu’elle “fait voir” l’argument, associant le pathos au logos [32] ». Dans l’histoire IX de Rosset, le passage au cours duquel Iracond avoue son amour à Isabelle et se voit ensuite fraîchement éconduit peint un portrait pitoyable du personnage : « Il en reçut une telle douleur qu’il fut longtemps comme immobile, de même qu’un qui est touché de foudre. Ayant repris ses sentiments, il se retira à un coin du verger, là où il versa un torrent de larmes » (HMT, p. 240). Lors du meurtre, Rosset brosse un tableau détaillé des gestes accomplis par les personnages :

Il monte à sa chambre et trouve qu’elle sortait du lit. Elle était assise au bout de la table, n’ayant pour toute compagnie qu’une fille de chambre qui l’aidait à peigner ses blonds cheveux. Quand elle aperçut son frère, elle lui donna le bonjour et lui demanda où il allait si matin. Iracond ne lui dit mot, mais il s’assit en une chaise, tout pâle et tout défiguré, comme une Furie infernale. Sa soeur, que ses cheveux empêchaient, ne prit pas garde à sa contenance. Lorsque le malheureux voit que la fille de chambre descend en bas à la cuisine […], il prend son temps, et se levant de la chaise où il était assis, il se rue furieusement sur elle avec son poignard qu’il avait tiré de sa pochette et lui en donne un coup mortel dans son sein d’albâtre qu’elle avait découvert. La pauvre dame jette un cri, tandis que le parricide redouble ses coups et [en] enfonce deux ou trois autres dans le corps. Au bruit qu’elle fit en tombant, et rendant l’esprit, et se recommandant à Dieu, les domestiques accourent, et voyant étendue leur maîtresse toute ensanglantée, et cet exécrable le poignard encore à la main, ils appellent au secours

HMT, p. 245-246

La scène est animée par l’emploi du présent de la narration dans un récit se déroulant au passé. Cette évocation détaillée des actes de violence présente une similitude avec les récits des messagers dans les tragédies. Au théâtre, « un récit évoque par des mots une action qui n’est point représentée sur la scène » ; de plus, il « rassemble, dans l’ordre le plus habile, les détails les plus colorés et qui peuvent faire la plus vive impression sur le personnage qui écoute, aussi bien que sur le spectateur [33] ». Dans Hippolyte, le récit de la mort du jeune homme, fait par le Messager, met à contribution toutes les ressources de l’éloquence pour en faire un tableau des plus pitoyables :

Et les chevaux ardans le trainent contre terre

A travers les halliers et les buissons touffus,

Qui le vont deschirant avec leurs doigts griffus ;

La teste luy bondist et ressaute sanglante,

De ses membres saigneux la terre est rougissante,

Comme on voit un limas qui rampe advantureux

Le long d’un sep tortu laisser un trac glaireux.

Son estomac ouvert d’un tronc pointu, se vuide

De ses boyaux trainez sous le char homicide :

Sa belle ame le laisse, et va conter là ba,

Passant le fleuve noir, son angoisseux trespas.

De ses yeux etherez la luisante prunelle

Morte se va couvrant d’une nuit eternelle

H, p. 195-196, v. 2116-2128

Le rapprochement est d’autant plus pertinent que le récit « sanglant », à la fois dans l’histoire tragique et dans la tragédie, est introduit par les exclamations angoissées du conteur, atteint d’aphasie devant l’horreur de ce qu’il s’apprête à révéler :

O la triste adventure ! ô le malheureux sort !

O desastre ! ô mechef ! ô deplorable mort !

[…]

Las ! ne m’avoit asses malheuree le destin,

D’avoir veu de mes yeux si pitoyable fin,

Sans qu’il me faille encore (ô Fortune cruelle !),

Sans qu’il me faille encore en porter la nouvelle ?

[…]

Le parler me defaut, et quand je m’y essaye,

Ma langue lors muette en ma bouche begaye

H, p. 190, v. 1965-1966, 1969-1972 et 1975-1976

Avant de raconter le meurtre accompli par Iracond, le narrateur des Histoires tragiques manifeste son trouble face au caractère effroyable de l’événement : « Démons de la douleur, génies effroyables, prêtez-moi vos plaintes lamentables, afin que je puisse dignement décrire cette pitoyable aventure ! » (HMT, p. 245).

L’utilisation du discours direct dans la narration constitue un autre procédé théâtral propre à créer le pathétique dans l’histoire tragique. Rosset effectue une dramatisation de l’action en inventant des répliques et des monologues pour les protagonistes. Ce faisant, il met en application les recommandations d’Aristote, lequel, dans sa Rhétorique, conseille à l’orateur de recourir à des procédés théâtraux pour que le malheur appartenant au passé semble avoir lieu « sous nos yeux », par exemple, en rapportant les « discours tenus par (les victimes) pendant l’épreuve [34] ». La plainte, en particulier, recèle un fort potentiel émotionnel et Rosset en fait abondamment usage. Dans l’histoire IX, Iracond fait appel à la pitié d’Isabelle d’abord en proférant « ces paroles avec tant d’ardeur qu’à tous coups ses sanglots et ses soupirs l’interrompaient » : « Plût aux dieux que je pusse vous faire aussi bien paraître ma douleur, comme je la ressens ! Je pense que votre coeur n’est pas si insensible que vous n’en fussiez aucunement touchée. Il est impossible qu’une telle beauté cache tant de rigueur » (HMT, p. 239). Il demande ensuite à sa soeur de l’aider à fléchir Isabelle : « Je vous supplie, par le soin que vous devez avoir de la conservation d’une personne qui vous est si proche, de vouloir adoucir ses rigueurs et fléchir ses cruautés. Je sais que vous avez tant de pouvoir sur elle que ma mort et ma vie sont entre vos mains. Ayez donc pitié de votre frère qui vous sera obligé de sa vie » (HMT, p. 242). Ces discours rapportés doivent se lire comme une prosopopée, car ce sont les paroles d’un défunt, Iracond ayant péri, dans le monde réel, sur l’échafaud. Dans son Institution oratoire, Quintilien conseille en effet d’amplifier le pathétisme des discours par le recours à cette figure, « qui ne donne pas l’impression d’entendre des gens qui pleurent sur des maux qui leur sont étrangers, mais de percevoir directement les sentiments et les voix des malheureux [35] ». Dans la nouvelle, l’auteur prête au condamné des paroles de repentir avant son supplice. En réactualisant les dernières paroles du défunt, Rosset crée l’illusion, pour le lecteur, d’assister au spectacle :

O ma soeur, disait ce malheureux, s’il m’est permis de vous appeler ainsi, hélas ! quelle fureur exécrable a poussé ma main à répandre votre sang ! Fut-il jamais cruauté semblable à la mienne que de faire mourir, et la mère et l’enfant, et encore des personnes innocentes pour qui je devais exposer mille vies ? Quel supplice me peut-on destiner capable à expier une telle méchanceté ? O terre, que ne t’ouvres-tu pour engloutir cet exécrable, indigne de respirer et de comparaître jamais à la vue des hommes !

HMT, p. 247-248

Les réactions du public présent au supplice sont à l’image de celles que Rosset souhaite provoquer chez son lecteur : « Ces paroles étaient accompagnées de tant de zèle et de tant de signes apparents de repentance que tout le peuple ne pouvait contenir ses larmes » (HMT, p. 249). De même, au théâtre, « les dramaturges de la Renaissance auront tendance à développer l’expression de la douleur, à commenter, en les amplifiant, les souffrances des victimes ou les repentirs des coupables [36] ». Dans Hippolyte, à titre d’exemple, citons quelques vers de la plainte de Thésée qui clôt la pièce :

Vous Serpens, vous Dragons, vous Pestes, et vous tous

Implacables bourreaux de l’infernal courroux,

Navrez, battez, bruslez mon ame criminelle

De fer, de foüets sonnans, et de flamme eternelle.

J’ay mechant parricide, aveuglé de fureur,

Faict un mal dont l’enfer auroit mesme horreur.

J’ay meutry mon enfant, mon cher enfant (ô blasme !)

Pour n’avoir pleu, trop chaste, à ma mechante femme !

 O pere misérable ! ô pere malheureux !

O pere infortuné, chetif et langoureux !

Hé hé ! que fay-je au monde ? et que sous moy la terre

Ne se fend, et tout vif en ses flancs ne m’enserre ?

H, p. 202-203, v. 2315-2326

Dans l’histoire tragique tout comme dans la tragédie, les protagonistes coupables « savent épouser le destin et même présenter leur douleur comme la condition de toutes les réconciliations [37] ». La tirade de Thésée se déploie sur plus de soixante-dix vers, sans que celui-ci ne puisse cultiver l’espoir d’un pardon, contrairement à Iracond dont les remords lui vaudront la miséricorde d’une divinité somme toute bienveillante. De fait, « quelques bons religieux qui le venaient voir pour le salut de son âme », « en lui remontrant d’un côté le détestable meurtre qu’il avait commis, lui proposaient d’autre part la douceur infinie de Dieu qui avait toujours les bras ouverts pour ceux qui, vraiment contrits et repentants, imploraient sa grâce » (HMT, p. 248). Le pécheur des Histoires peut ainsi espérer échapper au déterminisme tragique de la Faute.

Ainsi, les sujets lamentables, les interventions véhémentes du narrateur, les tableaux cruels exhibant la plus grande violence et les discours plaintifs des personnages confèrent à l’histoire tragique un pathétisme qui l’apparente de toute évidence à la tragédie dans ses composantes dramaturgiques. Le parallèle n’est ici qu’esquissé et mériterait un développement qui tienne compte de l’abondante littérature tragique du tournant des xvie et xviie siècles, dans toute sa richesse et sa diversité. Mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’exemplarité et spectacularité semblent inextricablement liées pour le nouvelliste dont l’objectif est d’émouvoir le lecteur par la narration la plus visuelle qui soit d’un spectacle à même de lui fournir un enseignement moral. Mais doit-on s’en étonner, à l’ère d’une Contre-Réforme dont les fondements reposeront sur l’extraordinaire pouvoir de conviction des images ?