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Pour Éva et Maxime

Dès les années 1970, l’intérêt marqué pour le genre de la nouvelle s’est surtout manifesté par une réflexion sur la théorie du genre (définition, poétique, délimitation et transformation) [1]. Rapidement, un constat s’impose : la confusion terminologique qui entoure le genre rend impossible la proposition d’une définition unique qui vaille pour toutes les nouvelles. Pratiquement au même moment, on en vient à faire l’histoire du genre depuis ses origines, à retracer les influences littéraires qui s’exercent sur lui, à la fois françaises et étrangères [2], et à identifier les formes narratives qui ont contribué à la constitution de la nouvelle française. Roger Dubuis, dans son ouvrage Les cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge [3], par exemple, a fait un excellent travail sur la genèse du genre. Plus importants encore pour notre projet sont les travaux menés par Frédéric Deloffre [4] et René Godenne [5]. En insistant sur l’évolution de la nouvelle (d’un siècle à l’autre et d’un auteur à l’autre) et sur ses différentes définitions, ils mettent en place des notions fondamentales liées au genre. Ils dégagent les principes esthétiques — plaire par le réalisme galant, le sérieux du sujet, le dépouillement de l’intrigue, la sobriété du style, l’invention des incidents, la constance des caractères, la justesse de l’analyse des mouvements du coeur, le naturel des personnages, et divertir tout en instruisant le lecteur — et les caractéristiques formelles de la nouvelle — brièveté de l’intrigue, cadre français et récent, rejet des monologues et des histoires intercalées, souci de vraisemblance, dénouement moral — qui sont encore valables aujourd’hui. La méthode socio-historique mise en avant par Hermann Wetzel [6], et qui a inspiré tout récemment Didier Souiller [7], a eu l’avantage de renouveler les études sur la nouvelle. Pour le premier, il s’agit de montrer le rôle et la détermination des facteurs historiques et sociaux dans l’évolution du genre, d’établir un parallèle entre la structure littéraire (le cadre, l’organisation du texte, les thèmes, le ton) et la structure sociale (situation économique, ordre politique, idéologies) à une période donnée. Pour le second, la naissance et l’affirmation de la nouvelle sont indissociables de l’évolution des mentalités, des pratiques sociales et des débats culturels au sein de l’espace européen.

À retracer les grands moments de la recherche sur le genre de la nouvelle, on se rend compte que les réflexions ont d’abord été formulées par rapport au genre romanesque. Plus précisément, c’est au sein d’études consacrées au roman et à l’histoire de ce genre qu’on trouve un panorama et un essai de classification des nouvelles françaises (comiques, tragiques, galantes, historiques, etc.). Les travaux les plus marquants sont sans aucun doute ceux d’Henri Coulet [8], de Maurice Lever [9] et de Jean Sgard [10]. Puis, à l’exemple des travaux fondateurs de René Godenne, les critiques ont préféré ne s’en tenir qu’à la nouvelle, l’étudier en elle-même, l’affranchissant, du coup, de la tutelle du roman. L’introduction de Jean Lafond aux Nouvelles du xviie siècle [11] est, à cet égard, d’un grand intérêt, car elle ouvre plusieurs pistes qui sont au coeur de la réflexion sur la nouvelle. Cependant, beaucoup reste à faire sur l’étude du genre de la nouvelle. Dans ce contexte, il apparaît même d’autant plus urgent d’élaborer une poétique de la nouvelle sous un angle nouveau, celui du théâtre, que « l’importance des modèles fournis par l’écriture dramatique peut également rendre compte de la place prise par la composition de véritables scènes à l’intérieur de la nouvelle [12] ». Il s’agira donc pour nous aussi d’interroger les spécificités génériques de la nouvelle sous l’Ancien Régime, mais en insistant sur les possibles distinctions, influences et contaminations génériques entre la nouvelle et le théâtre.

Le théâtre de la nouvelle : de la Renaissance aux Lumières tente ainsi de mettre au jour les liens génériques et intertextuels entre la nouvelle et le théâtre sous l’Ancien Régime, de manière à cerner les délimitations génériques de la nouvelle et à ouvrir la réflexion vers une possible « dramaturgie de la nouvelle ». Si, selon le Littré, la dramaturgie est un « art de la composition des pièces de théâtre [13] », et que Jacques Scherer [14] l’emploie comme synonyme de « technique de composition des auteurs dramatiques », on se propose d’y voir la technique de composition des nouvellistes empruntée ou inspirée des auteurs dramatiques. Il semble possible de dégager cette dramaturgie en portant une attention accrue aux mécanismes du récit, qu’il s’agisse du choix du sujet et de la structure de l’intrigue, des personnages et de l’action, des péripéties et des obstacles, ou encore des conflits, des dialogues et monologues, des formes de l’écriture et du style. Du coup, la théâtralité de l’écriture pourrait bien être une des particularités de la production « nouvellistique » sous l’Ancien Régime. Par théâtralité, nous entendons une écriture qui cherche à produire les effets propres au théâtre, soit faire rire dans le cas de la comédie, toucher et émouvoir dans le cas de la tragédie, et qui, en empruntant les procédés de l’écriture dramatique, ses règles de composition et ses conventions, donne à voir au lecteur une scène qui se joue, tout comme s’il assistait à la représentation théâtrale. Il s’agit alors de voir comment les auteurs de nouvelles transposent les modèles dramatiques, leurs schémas et leurs procédés au sein de leur récit, et à quelle fin ils le font. Selon l’usage qu’en propose Anne Larue dans son introduction à Théâtralité et genres littéraires, nous employons donc le mot « théâtralité » dans un sens plus large que lorsqu’il définit le seul spectacle théâtral [15]. Nous sommes plus près des travaux de Muriel Plana pour qui « [l]a théâtralité du texte [différente de celle du spectacle] n’est autre que le désir de théâtre qui s’y exprime, la trace d’un appel au jeu et à la mise en scène [16] ».

Le dossier que nous présentons envisage la nouvelle comme étant tributaire de la tradition théâtrale. La problématique qui sous-tend l’ensemble des articles pourrait être formulée de la manière suivante : peut-on penser la nouvelle sous l’Ancien Régime comme un genre polymorphe, qui, s’il doit beaucoup aux genres narratifs en prose, doit tout autant aux genres dramatiques ? Pour répondre à cette question, le dossier se divise en deux grands axes. D’abord, en s’inscrivant davantage du côté de la poétique des genres, il cherche à savoir quelles sont les règles, les procédés, les mécaniques du texte que la nouvelle emprunte à la tragédie, à la comédie ou à la tragi-comédie. Puis, les nouvelles sont analysées sous l’angle de la réécriture et de l’intertextualité, pour montrer en quoi les textes se répondent par un jeu d’échos et de correspondances et comment ils entretiennent des écarts et des similitudes.

Le numéro s’ouvre sur un article de Louise Frappier qui essaie de répondre au souhait de Maurice Lever pour qui « il est regrettable que les historiens de l’âge baroque n’aient pas accordé à ces histoires [tragiques] l’attention qu’elles méritaient, et que des rapprochements n’aient pas été tentés avec la tragédie française de la même époque [17] ». Pour ce faire, elle esquisse un parallèle entre histoire tragique et tragédie à partir de l’histoire IX du recueil des Histoires mémorables et tragiques de François de Rosset (1619) et de la tragédie Hippolyte de Robert Garnier (1573). Cette comparaison formelle lui permet d’examiner dans quelle mesure l’histoire tragique emprunte ses procédés pathétiques à la dramaturgie tragique et d’identifier quels sont les procédés théâtraux propres à créer le pathétique dans l’histoire tragique.

Notre propre article place la notion de théâtralité au coeur de la réflexion, de manière à mettre au jour la dimension dramaturgique du Voyage de la Reine d’Espagne, nouvelle de Préchac qui réécrit sur un mode comique et plus galant Le Cid de Corneille. Le rapprochement entre théâtre et nouvelle se manifeste également par la caractérisation des personnages qui s’apparentent aux types de la comédie et par le recours au topos du masque et du déguisement. En guise de conclusion partielle, nous soulignons le fait que les renvois intertextuels semblent s’inscrire dans une stratégie de promotion quasi commerciale de la nouvelle, car Préchac tâche de profiter du succès de la pièce qui l’a inspiré pour rejoindre un vaste public et être lu. La notoriété de Corneille et le succès remporté par Le Cid servirait ici de caution à une sorte de mise en marché de la nouvelle.

Pour sa part, Nobuko Akiyama envisage les ponts entre la nouvelle et le théâtre sous l’angle de l’intertextualité et de la réécriture. Tout en dégageant les similitudes génériques et thématiques, elle essaie de montrer en quoi Madeleine de Scudéry, dans sa nouvelle Mathilde, remanie les textes sources de Molière, Racine et Corneille. À cette fin, elle répond à une série de questions : quels sont les aspects qu’elle privilégie, accentue ou atténue ? En quoi modifie-t-elle le style, le registre ? Quelle est l’incidence de la transformation du genre sur le traitement du sujet ?

L’article de Jeanne Bovet porte sur la poétique de la déclamation à l’oeuvre dans les nouvelles, en prenant pour cas de figure la pièce Bajazet de Racine, qui semble devoir beaucoup à la nouvelle « Floridon » de Segrais, alors que le texte Philadelphe, nouvelle égyptienne de Girault de Sainville s’y apparente étrangement, au point que N. N. Condeescou [18] y voit un plagiat. Selon Jeanne Bovet, il convient de dépasser ce triste constat et de prêter à ces textes l’attention qu’ils méritent, car les jeux de renvois intertextuels sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. En effet, les emprunts sont aussi révélateurs, sur le plan intergénérique, de ce que la nouvelle doit au théâtre et inversement. L’auteure postule que la présence dans les nouvelles des mêmes procédés que dans la tragédie implique les mêmes modalités de réalisation vocale, en raison de l’identité des principes de la déclamation et de la lecture touchante. Trois marques avérées d’inscription stylistique de la voix retiennent alors son attention : les figures, les termes emphatiques et la ponctuation.

Françoise Gevrey clôt ce dossier en s’intéressant à la question du métissage entre récit historique et théâtre. En s’appuyant sur quatre nouvelles tirées des Nouvelles françaises (1775-1783) de Louis d’Ussieux, elle souligne que le travail de réécriture à l’origine du projet esthétique de l’auteur repose sur la prégnance du théâtre dans le récit. Françoise Gevrey constate qu’« en règle générale, d’Ussieux abrège son modèle pour ne détacher que des épisodes marquants où les personnages sont mis en spectacle », qu’il insiste sur les échanges dialogués et réduit considérablement les éléments narratifs, pratiques d’écriture qui contribuent fortement à la théâtralité des nouvelles et à l’abolition des frontières génériques.

En somme, ce numéro souhaite servir de lieu de convergence entre des domaines d’investigation trop souvent dissociés. En effet, si l’on tend traditionnellement à distinguer les genres selon les trois catégories classiques (poésie, roman et théâtre), il se révèle désormais pertinent d’établir des ponts entre ces genres et de décloisonner ces champs d’étude. Nous espérons que les réflexions que nous proposons ici, où il s’agit de mettre en évidence les liens génériques et intertextuels qui se tissent entre le théâtre et la nouvelle tout au long de l’Ancien Régime, permettront d’approfondir notre connaissance des pratiques d’écriture et de lecture d’une époque déterminante pour l’émergence d’une « littérature » moderne, progressivement dégagée du vaste territoire des belles-lettres.