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Cet ouvrage magistral, issu de la thèse de doctorat de l’auteure, lui a valu le prix d’excellence de l’Association des doyens des études supérieures en 2008. En cinq chapitres, accompagnés d’une introduction et d’une conclusion étoffées, Cellard convie les lecteurs à une analyse des dimensions idéologiques et sociales, et, à un moindre degré, pédagogiques, de l’histoire littéraire québécoise, depuis le premier manuel de Camille Roy en 1907 jusqu’aux ouvrages publiés en 1996 à l’occasion de la réforme Robillard, en tout, une quinzaine de titres.

L’originalité de Cellard est d’envisager les « histoires littéraires » des différents auteurs dont elle traite dans leur dimension narrative afin de dresser son propre métarécit de l’histoire littéraire scolaire en trois étapes. Deux chapitres sont particulièrement impressionnants par l’érudition et la finesse des analyses, soit celui sur les diverses éditions des oeuvres de Camille Roy et celui sur le retour du manuel scolaire à la suite de la réforme Robillard.

Cellard démontre de manière systématique en quoi Camille Roy a fait oeuvre de pionnier. Il a défini le corpus et les écoles littéraires et il a vu la singularité de la littérature canadienne-française. Le rappel du contexte scolaire et des objectifs de formation du premier tiers du xxe siècle permet à Cellard de souligner à quel point Roy est en phase avec une certaine idéologie conservatrice dans son entreprise de nationalisation de la littérature canadienne-française. Selon elle, les rééditions successives sont de véritables refontes de son discours. Ainsi en est-il de son Histoire de la littérature canadienne de 1930, qui inclut le corpus anglophone et valorise davantage les oeuvres contemporaines. Quant à son Histoire de la littérature de langue française de 1939, elle se démarque par une mise en veilleuse des aspects religieux et patriotiques et par une sensibilité accrue aux questions esthétiques. Malgré les contraintes éthiques et les obligations esthétiques formulées en termes identitaires qui le caractérisent, selon Cellard, Roy réussit, à son époque, à tracer l’évolution d’un sujet collectif canadien-français et de son « génie national » (expression pour laquelle on perçoit Cellard un tantinet moqueuse). Avec le Précis d’histoire littéraire (1928) des soeurs de Sainte-Anne, les divers ouvrages de Roy constituent le premier temps du métarécit qu’elle construit : les paradigmes spatiotemporels y sont purement culturels et l’élève doit assimiler et reproduire les valeurs canadiennes-françaises qu’on lui a expliquées.

Le deuxième temps du métarécit est illustré à l’aide d’auteurs de manuels qui, tels Baillargeon (Littérature canadienne-française, 1957) et De Grandpré (L’histoire de la littérature française du Québec, 1967-1969), se situent de part et d’autre de cette date charnière qu’est 1960, avec le début de la Révolution tranquille. Baillargeon n’a pas les préoccupations éthiques de ses prédécesseurs et s’appuie, à un moindre degré qu’eux, sur les stéréotypes nationalistes ; il est plus sensible qu’eux aux valeurs esthétiques et aux règles propres à l’espace littéraire. Le collectif en quatre volumes dirigé par De Grandpré, pour sa part, tient davantage compte de la qualité littéraire et de la singularité des oeuvres ; ses collaborateurs sont imprégnés des avancées de la nouvelle critique littéraire, qui offre une nouvelle forme de légitimation du corpus québécois. Le deuxième temps du métarécit qu’illustrent les deux manuels privilégie les valeurs libérales et le présent, à la lumière duquel les auteurs réinterprètent le récit du passé. Par rapport au premier temps du métarécit, il y a mise à distance de la tradition nationale.

Trois manuels illustrent la période plus récente, tous parus en 1996, deux ans après le chambardement du curriculum de français dans les cégeps consécutif à la réforme Robillard (1994) et la création d’un « cours » (appelé « ensemble » dans la réforme) portant spécifiquement sur la littérature québécoise. Cellard décrit bien le contexte littéraire dans lequel se produit cette réforme (ex. : constitution de grandes équipes de recherche sur l’établissement des corpus québécois ou encore sur la vie littéraire québécoise), mais moins bien le contexte pédagogique (si ce n’est pour parler, assez sommairement, de l’apparition de la théorie socioconstructiviste, sans la relier aux enjeux de la didactique du littéraire, plus particulièrement celui de la réception des oeuvres). Elle fait ressortir les convergences des trois manuels : présence de développements sur l’histoire sociopolitique, littéraire et artistique, sélection de morceaux choisis et de pistes de lecture, stabilisation des frontières génériques et enfin apport certain de la sociologie, des théories de la réception et de l’intertextualité.

Le premier manuel décrit, le Laurin (Anthologie de la littérature québécoise), semble à Cellard coller de trop près aux directives ministérielles et contenir un paratexte pédagogique trop consistant ; de plus, il insisterait trop sur le « destin national », à l’égal de Camille Roy, hypertrophiant l’importance de l’histoire dans le cours de français, et particulièrement celle de la Révolution tranquille. Le Weinmann et Chamberland (Littérature québécoise. Textes et méthodes) insiste davantage sur des critères esthétiques et culturels et est donc en phase avec la modernité. Quant au Bouvier et Roy (Littérature québécoise du xxe siècle), il va encore plus loin que le précédent dans la sensibilité aux mutations littéraires et culturelles, mais se cantonne au xxe siècle, ce qui fait qu’il est incomplet. Par ailleurs, ses « pistes de lecture » sommaires, bien qu’elles respectent la subjectivité du lecteur, favorisent moins l’utilisation en classe que les deux autres ouvrages. Le troisième temps du métarécit de Cellard est donc un modèle organique exempt de visées téléologiques et identitaires, si l’on excepte le Laurin, un modèle où l’histoire littéraire est enfin envisagée pour elle-même, dans toute sa complexité.

L’oeuvre de Cellard est profondément originale. Certes, de nombreux essayistes se sont penchés sur les manuels de Roy, mais beaucoup moins l’ont fait sur les autres auteurs dont elle traite. Et surtout, personne n’a songé à les mettre en perspective pour analyser l’évolution du discours qu’ils tiennent sur l’histoire littéraire canadienne-française, devenue québécoise, tout au long du xxe siècle. Cellard dégage avec d’infinies nuances les trois temps de son métarécit, prudence louable si l’on songe à la complexité du sujet et à la difficulté qu’il y a à circonscrire ce que l’on entend par les préoccupations humanistes de l’enseignement littéraire. À terme, on la sent tout de même un peu hésitante face à cet acteur collectivement défini dans les manuels et qui chemine vers l’affermissement de sa subjectivité critique individuelle : oublierait-il trop ses racines et ses anciens référents symboliques ? Dans quel but au juste faut-il enseigner l’histoire littéraire du Québec ?