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Tout numéro de revue est un exercice d’équilibre entre une intuition, un résultat idéal ou espéré et un objet fini qui répond partiellement à la volonté initiale des instigateurs du projet éditorial. Si ce fait prévaut pour toute création, il prend une connotation singulière dans le travail collectif d’une revue : des demandes de textes à des auteurs ciblés aux désistements de dernière minute, en passant par les contraintes liées à la périodicité de la publication qui accentuent l’importance des dates butoirs, le produit final ne correspond que de manière partielle à la vision originale des dossiers. C’est donc dire que l’étude d’un numéro singulier d’une revue culturelle, surtout si elle s’intéresse aux transferts culturels et aux processus d’appropriation et de sélection d’une littérature étrangère, doit prendre en compte l’inévitable écart entre le projet initial et le produit proposé afin de ne pas établir des contresens qui trahiraient les intentions annoncées par les directeurs du périodique. Lire une revue, c’est prendre acte d’un travail en continu, qui rejoue constamment l’histoire du périodique, avec ses forces d’attraction, sa lisibilité mise en contexte, avec son réseau, son lectorat, ses thématiques, son créneau[1]. Chaque publication s’inscrit alors dans une logique du réalisable qui semble tributaire de la position occupée par la revue dans le champ culturel, de sa généalogie et de ses changements d’options. Une revue, comme toute manifestation culturelle, est susceptible de transformations, de lectures contradictoires et de débats aptes à la catégoriser et à l’inscrire dans une sériation singulière avec ses concurrents d’ici et d’ailleurs[2].

Le numéro de la revue Dérives (1975-1987) consacré à la nouvelle brésilienne peut être lu comme un révélateur des rapports (privilégiés, ambigus et tronqués[3]) entre le Québec et le Brésil de même que comme une étape marquante dans un processus plus large de transferts culturels entre deux collectivités des Amériques qui partagent des processus historiques paradigmatiques, des ambivalences identitaires[4] (rapports ambigus à l’Europe, à l’Autre continental, qu’il soit hispanophone ou anglophone, etc.) et des traits communs, dont le fait d’être isolés linguistiquement sur le continent n’est pas le moindre[5]. L’examen de ce numéro de Dérives permet, d’un point de vue théorique, d’envisager un cas de transferts culturels, non pas à partir de « cultures en contact[6] », comme entre la France et l’Allemagne, ni de cultures de filiation, comme dans le cas des analyses postcoloniales[7], ni de cultures d’élection, telles que l’Allemagne au Québec[8]. Ce qui est en jeu dans cet exemple, c’est l’examen d’un transfert entre des cultures différentes, dont la trame est posée de manière similaire (entre autres par la notion de « collectivités neuves[9] »), mais à qui sont présupposées des affinités, voire une identité commune en construction[10], dans une perspective panaméricaine. Les modalités des transferts s’en trouvent réévaluées : fonction des passeurs culturels plus manifeste, travail d’insertion d’un cadre référentiel dans un autre pour suppléer à l’absence d’échanges constants, points de contact mobiles, rôle des réseaux exhaussé, durée de la relation marquée par des intermittences et des ruptures, décalage dans la reconnaissance d’une trame commune, etc.

Ainsi, en 1983, la revue québécoise Dérives, dirigée principalement par Jean Jonassaint[11] et consacrée à la transculture[12], publie un dossier sur la littérature brésilienne, et plus spécialement sur la nouvelle littérature brésilienne. Ce numéro triple (nos 37/38/39), le plus important dans l’histoire de la revue et le plus publicisé par ses animateurs[13], se veut à la fois une introduction à la production brésilienne, une invitation à établir des contacts entre ce pays et le Québec et une nouvelle voie, celle des liens directs, pour interroger l’appartenance continentale des littératures des Amériques. La nouveauté de l’exercice tient pour une bonne part dans le travail de sélection des auteurs, dans la présentation générale du corpus et surtout dans la traduction québécoise des textes choisis. En effet, le recours à la France, en vertu duquel les corpus étrangers sont habituellement reçus au Québec[14], est court-circuité et remplacé par un travail actif d’appropriation culturelle, où la référence brésilienne est utilisée pour répondre à des besoins culturels spécifiques au Québec[15] : sortie de la logique européenne des références québécoises, ancrage américain du processus d’appropriation, élaboration d’un tiers espace entre les pôles français et états-unien, effet de solidarité culturelle et linguistique, reconnaissance de la modification du paysage démographique de la province en raison de l’arrivée massive de Latino-Américains (Chili, Haïti, Amérique centrale[16]) depuis les années 1970. Dans cet article, j’étudierai la manière dont la référence littéraire brésilienne est intégrée à la littérature québécoise dans le contexte précis d’une revue axée sur l’ouverture transculturelle, ce qui ne revient pas à poser cet élément à l’origine de l’avènement d’une référence brésilienne, qui remonte plutôt aux premiers écrits de la Nouvelle-France, en vertu des comparaisons formulées par Jacques Cartier entre le Canada et le Brésil quant au climat, à la flore et aux populations.

Les transferts culturels

Avant d’entreprendre l’examen du numéro de Dérives, il m’apparaît important de glisser quelques mots sur la notion de transferts culturels, qui sert ici de point d’attaque pour saisir la portée de la référence brésilienne au Québec. Cette théorie, élaborée par Michel Espagne et Michaël Werner[17] pour évaluer les échanges intellectuels entre la France et l’Allemagne, vise à déterminer comment des truchements s’établissent entre deux cultures. Elle s’attache aux échanges concrets, à la circulation interculturelle d’objets, de textes, de références entre les deux entités, qui s’en trouvent affectées et modifiées. Le postulat de base de cette notion implique ainsi que ces cultures sont déterminées et travaillées par la persistance de tels transferts et qu’une part importante du sentiment d’appartenance d’une collectivité repose sur la manière dont sont intégrés ces éléments étrangers. Il faut donc saisir les transferts culturels comme un point de contact déstabilisateur et refondateur entre deux entités jugées d’abord distinctement. On le voit avec le cas Brésil/Québec, le caractère distinct des cultures est une construction sociale et un effet d’acquiescement de la collectivité à une référence interne partagée. Un écart est toujours relatif et fondé sur un jeu continuel de négociations, qui trouvent autant à s’affirmer sur les terrains politique que culturel. Il en résulte une volonté de poser la comparaison entre les cultures à partir non pas du point de vue de celui qui effectue l’analyse comparatiste, mais selon les échanges concrets et l’examen des modifications apportées par l’élément transféré. La notion tient également compte du fait qu’une appropriation symbolique répond à une conjoncture socioculturelle donnée et transforme l’entité d’accueil.

Cette notion s’attarde en ce sens à trois étapes du processus de transfert qui signalent comment les objets transférés ne sont pas imposés de l’extérieur sous la forme d’un impérialisme culturel subi[18], mais intégrés activement pour répondre à des besoins spécifiques. Ces étapes sont la sélection, la médiation et la réception des objets du transfert et sont concomitantes avec l’étude des agents effectuant les échanges culturels. D’abord, l’examen de la sélection des objets appropriés a pour but d’inventorier les choix adoptés par les agents du transfert. Cela participe de la nécessité d’identifier les critères qui déterminent les choix opérés et les éléments laissés pour compte. L’étude de la médiation consiste à déterminer les moyens employés pour transiter les objets : traductions ou accès direct aux oeuvres, recours à des correspondants étrangers. Cet examen permet de mesurer la valeur des échanges, la portée de la référence étrangère intégrée à la culture d’accueil. La réception de ce transfert correspond à l’usage et à l’adaptation des objets transmis afin de déterminer leur apport dans le nouveau contexte. Cette dernière étape relance ainsi la signification de l’objet, lui imprime de nouvelles fonctions dans la société d’accueil.

Un projet culturel

Le numéro sur le Brésil advient tardivement dans l’histoire de Dérives. C’est au moment où la revue est à son zénith, où sa démarche est reconnue et entérinée par un lectorat fidèle, que ses animateurs décident d’entreprendre ce projet qui concrétise l’ensemble des objectifs fixés dès le premier numéro. En effet, dans sa présentation à l’intérieur du numéro inaugural publié en 1975, l’équipe de Dérives signale sa volonté d’agir comme passeur culturel, de court-circuiter les rapports de domination institués en instaurant de nouveaux circuits de diffusion des textes qui évitent les pôles hégémoniques. Priment alors les termes de contacts, d’interactions et d’échanges, toujours connotés comme un moyen d’éviter l’écueil « conquistadorisant[19] ». La revue se veut transculturelle en ce sens qu’elle cherche à faire le pont entre le tiers-monde et le Québec, à la fois pour mieux comprendre la nouvelle perspective de la décolonisation culturelle à l’oeuvre en Asie, en Afrique, en Amérique latine et dans les Caraïbes et pour transformer le « grand ensemble QUEBEC[20] » en fonction de cet apport, ce que se proposait déjà de faire Parti Pris (1963-1968) et qui aura sa formulation la plus réussie chez Vice Versa (1983-1996)[21]. Dérives est constituée autour d’un pôle de connaissance, celui des productions culturelles étrangères injustement négligées et inconnues, et d’un pôle d’action, celui du Québec, qui doit incorporer la « mouvance des formes[22] » découvertes par le truchement du travail éditorial. La revue mise sur la littérature, les arts visuels, le cinéma et la musique afin de faire « dériver » le Québec de ses points d’ancrage les plus institués, et elle va rapidement se proclamer multidisciplinaire.

Il ne faut pas croire pour autant que la présentation initiale de la revue impose, une fois pour toutes, la perspective adoptée par le périodique. En effet, même si Dérives demeure fidèle à sa posture transculturelle et à son désir de questionner le Québec par le tiers-mondisme, ce parcours tend à contourner la vision doxologique de la province, en cherchant à promouvoir des expériences québécoises marginales (un nouveau type de régionalisme, la question amérindienne, une perspective féministe engagée), ce qui place l’« ici » énonciatif dans une position de pluralisme intrinsèque, faisant du Québec un foyer discursif perforé de toutes parts par des paroles autres, par des trames nouvelles et exogènes. Józef Kwaterko énonce avec raison le constat suivant :

De pareilles prises de position participent d’une stratégie soutenue de contournement du mainstream discursif à l’heure pré- ou post-référendaire, c’est-à-dire des débats trop rivés à la politique au Québec et à la langue et la culture des Québécois. […] Dès lors, plus on avance dans les années 1980, plus on observe la volonté qu’a Dérives d’assumer un discours marginal par le truchement des dossiers obliques ou résolument centrifuges[23].

C’est de cette manière que Dérives s’inscrit dans une trame singulière de l’histoire des revues culturelles québécoises, en faisant intervenir à la fois une dimension tiers-mondiste, un cadre transculturel, une référence latino-américaine et un statut proche des écritures migrantes. Ces quatre composantes permettent de saisir l’effet Dérives, la manière dont le périodique reconfigure partiellement l’espace discursif québécois, en insistant sur des phénomènes étrangers tenus pour fondateurs dans le déplacement identitaire du Québec. En ce sens, la revue est portée par une pratique culturelle innovatrice, qui s’appuie néanmoins sur divers éléments, à la fois endogènes (formalisme, décentrement identitaire, surtout après le référendum, écriture des femmes) et exogènes (seconde vague de la décolonisation, émergence des corpus littéraires postcoloniaux, etc.). Parmi ces apports qui expliquent le positionnement de Dérives, il me semble important de revenir sur l’avènement et la trajectoire d’une référence latino-américaine dans les revues québécoises, parce qu’il y a là un parcours qui aboutit au dossier sur le Brésil.

Dérives et le détour latino-américain

Si l’Amérique latine, en tant qu’entité géoculturelle et donc dans son acception la plus large, appartient de manière implicite au discours du Québec, ne serait-ce que par les mouvements d’indépendance suivis par l’élite canadienne-française au xixe siècle[24], puis par les enjeux religieux et missionnaires[25] qui occupent le clergé et la droite canadienne-française durant la première moitié du xxe siècle[26], cette région du globe est pendant une longue période méconnue du point de vue culturel. Outre les transpositions populaires des genres musicaux latino-américains (Alys Roby dans les années 1940 par exemple), peu d’informations circulent sur l’Amérique latine avant le travail opéré par les frères O’Leary au sein de l’Union des Latins d’Amérique. Néanmoins, cette trame couve dans l’histoire des idées au Québec, comme voie de sortie possible entre les deux modèles hégémoniques pour le Québec, la France et les États-Unis[27]. C’est dans ce cadre que se développe une tradition souterraine d’appropriation d’éléments culturels latino-américains au Québec, notamment à partir de l’essor de l’immigration en provenance du sous-continent. Des revues sont créées, qui font le pont entre les deux espaces, comme Boreal (1965-1976), dirigée par un professeur d’espagnol établi à Montréal, Manuel Betanzos Santos, et publiée dans cette langue, ou Nouvelle optique (1971-1973), fondée par Hérard Jadotte. Le travail de dépouillement et de traduction de Hugh Hazelton[28] montre combien le recours à l’Amérique latine a été abondant dans les lettres québécoises et comment il s’inscrit dans une logique de résistance culturelle ouverte aux débats politiques continentaux. Dit autrement, Dérives est certes un joueur important dans l’avènement d’une référence latino-américaine au Québec, en ce sens qu’elle cherche à reconfigurer la littérature québécoise par ce biais étranger, mais elle participe d’une entreprise plus vaste, qui permet de réinterpréter la trame de l’américanité québécoise.

Le numéro sur le Brésil est loin d’être le premier consacré par Dérives à une culture étrangère. Ainsi, même si les questions spécifiques posées à la littérature québécoise abondent[29], des numéros sont parus sur le Chili (no 9), le monde arabe (nos 3-4), le Salvador (no 28), la musique en Amérique latine (nos 47-48) de même que sur des écrivains étrangers en particulier, comme le Nicaraguayen Ernesto Cardenal (no 19), le Salvadorien Roque Dalton (no 28) et l’Haïtien Frankétienne (no 54) pour ne présenter que les auteurs spécifiquement américains. Ces dossiers mettent en valeur une pratique de l’écriture directement associée aux problèmes sociaux et à leur résolution. Les directeurs ont choisi des écrivains engagés qui ont produit une oeuvre originale et reconnue et qui sont célébrés par les animateurs de la revue. Il est possible de constater que la référence à l’Amérique latine dans son acception translinguistique est très importante[30] chez Dérives, et c’est dans cette perspective que s’inscrit le dossier sur la seule littérature des Amériques écrite en portugais. On peut signaler d’emblée que le numéro proposé sur le Brésil ne s’inscrit pas dans une logique d’engagement et de lutte politique, mais davantage dans une perspective culturelle axée sur la quête d’une autonomie.

Le réseau autour du Brésil

L’année 1983, date de la publication du dossier de Dérives, apparaît tel un moment faste dans les échanges entre le Québec et le Brésil, mais sans pour autant que ce moment soit le point de départ de toutes les relations, malgré ce que signalait le colloque organisé à l’Université du Québec à Montréal le 15 octobre 2008 visant à célébrer « 25 ans d’échanges interuniversitaires », selon le sous-titre du colloque. D’autres échanges de nature informelle, évoqués durant ce colloque, repérés dès 1992 par Jean Morisset[31] et répertoriés par le collectif dirigé par Zilá Bernd et Michel Peterson[32], avaient déjà eu lieu. Il faut plutôt voir l’année 1983 comme un moment catalyseur, donc. D’une part est entériné un partenariat institutionnel qui offre un appui matériel et des rapports périodiques mais permanents entre les chercheurs universitaires ; d’autre part paraît un numéro (vol. 16, no 2) de la revue Études littéraires de l’Université Laval, qui interroge la littérature québécoise à partir d’une perspective excentrée, celle du Brésil, auquel on demande de poser un regard original et comparatiste sur le corpus d’ici. Ces deux événements s’appuient sur un même réseau de chercheurs ; ainsi, les noms de Maximilien Laroche, de Lilian Pestre de Almeida, de Leyla Perroné-Moises, de Flávio Aguiar et de Jean Morisset apparaissent dans le dossier d’Études littéraires et se retrouveront dans les projets collectifs subséquents comparant les littératures brésilienne et québécoise. Dans le numéro 34 de Voix et Images (1986), dans le cadre du seul dossier comparatiste de cette revue vouée exclusivement à la littérature québécoise, dans l’ouvrage dirigé par Zilá Bernd et Michel Peterson, dans les collectifs publiés par l’Universidade Federal do Rio Grande do Sul (UFRGS) et l’Association brésilienne d’études canadiennes (ABECAN), dans les revues Canadart et Interfaces éditées au Brésil, des noms d’auteurs reviennent fréquemment qui posent les bases d’une approche conjointe des rapports identitaires et littéraires des deux corpus dans un contexte continental.

Or ce réseau n’est pas celui mis à contribution par le comité éditorial de la revue Dérives, malgré le fait que deux de ses principaux animateurs, Jean Jonassaint et Javier García Méndez, soient des étudiants et des chargés de cours à l’Université du Québec à Montréal, là où se tient en 1983 le premier colloque québécois consacré au Brésil[33] et où s’institue la collaboration. C’est donc hors de l’orbite du réseau institutionnel Brésil/Québec que le dossier « Nouvelles brésiliennes » s’organise. Cette distance entre le réseau officiel et la démarche de Dérives tient en partie, il me semble, à une certaine concurrence entre des visions des Amériques qui ne sont pas totalement imbriquées. Au coeur de ce débat, la place du Québec m’apparaît essentielle, dans la mesure où les chercheurs brésiliens qui collaborent aux échanges institués ont une image assez positive du Québec et de ses luttes de résistance identitaire, alors que la revue cherche, quant à elle, à remodeler et à ouvrir le corpus québécois.

Flávio Aguiar, l’un des trois responsables du dossier, est le seul à participer aux échanges institutionnels, et il trouvera dans Dérives un lieu de publication important qui dépasse largement le seul dossier brésilien. Déjà, dans le numéro 35 (1982) ayant pour thème la violence, Aguiar publie un poème intitulé « Les canines du vampire », où son écriture éclatée, faite de phrases réitérées et fragmentées, déplacées et recomposées, alterne avec le récit de la mort d’une blatte. Cet assassinat gratuit devient l’allégorie des tortures subies par le sujet énonciateur. Le poème, rédigé en portugais, est précédé d’un exergue de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector et a été traduit par l’auteur, avec la collaboration de Jean Jonassaint. Ce dernier est, depuis la création du périodique, la pierre angulaire de Dérives. Il tient tous les rôles : cofondateur, membre du comité de rédaction puis directeur de la publication, responsable de dossiers, auteur de poèmes et d’essais, traducteur, correcteur. À la fois critique littéraire et professeur de littérature, Jonassaint, né en Haïti et installé au Québec depuis 1972, a conduit une maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal en 1981. Que l’animateur principal de la revue prenne en main le numéro sur le Brésil indique la valeur attribuée à ce projet. Jonassaint s’adjoint la collaboration de Javier García Méndez, un poète, un traducteur et un théoricien de la littérature né en Uruguay qui a émigré en 1973 au Québec et l’un des premiers au Québec à s’intéresser à la littérature brésilienne, notamment à l’oeuvre de Graciliano Ramos[34]. García Méndez a passé la décennie 1980 à l’Université du Québec à Montréal, en tant qu’étudiant à la maîtrise en études littéraires, puis doctorant en sémiologie et enfin chargé de cours. Ces deux membres du comité de rédaction de Dérives abordent donc la littérature brésilienne à partir d’une dualité culturelle qui exclut une connaissance immédiate du portugais. Pourtant, malgré le fait que cette langue soit leur troisième ou quatrième, ils feront des traductions vers le français. Parmi les trois responsables du dossier, Flávio Aguiar apparaît comme un truchement important. Troisième responsable du dossier, il est le seul à avoir un accès direct, dans le texte[35] et dans son contexte énonciatif, à la production littéraire brésilienne (qu’elle soit contemporaine ou classique), en tant que poète, traducteur et professeur à l’Université de São Paulo. Au moment de l’élaboration du dossier (qui s’échelonne sur trois ans), il séjourne occasionnellement à Montréal, où il effectue des recherches sur Gaston Miron en vue de sa traduction vers le portugais de L’Homme rapaillé. Aussi, il enseigne au département d’études françaises de l’Université de Montréal. C’est là que Jonassaint le rencontre, et Aguiar lui montrera le portugais et les rudiments de la traduction vers cette langue[36]. Ce dernier joue de facto un rôle essentiel dans le travail éditorial, notamment en facilitant les démarches avec les auteurs dont on souhaite traduire les textes et en pointant les diverses tendances de la production brésilienne. Il est celui qui sélectionne les auteurs, devenant du coup le médiateur culturel par excellence du dossier.

Un dossier important

Les animateurs de Dérives promeuvent ce numéro sur le fait qu’il s’agit de la première anthologie de la nouvelle brésilienne publiée en français[37]. C’est dire qu’ils présentent le dossier comme un tour d’horizon complet et représentatif du corpus de la nouvelle au Brésil. Or cette impression panoramique ne doit pas faire oublier qu’établir une anthologie, c’est toujours exercer un choix, faire valoir un goût, imposer une vision. De même, agencer une anthologie vouée à décrire un état donné d’une autre culture, c’est aussi consacrer un regard sur l’Autre, le mettre dans un double réseau de sens : vis-à-vis de son contexte énonciatif original, dans lequel est puisée une série de textes tenus pour caractéristiques, et vis-à-vis du cadre d’accueil où est postulée une capacité pour les oeuvres choisies de rejoindre un public distinct et d’y dévoiler une signification pour le nouveau lectorat. Michèle Benoist[38] note avec raison que l’anthologie peut créer une réévaluation d’un corpus et réitérer des critères normatifs de ce qu’est la littérature à une époque et dans une culture donnée, même si l’exemple est étranger.

La sélection des textes s’apparente alors à une voie incontournable pour appréhender la portée du dossier. Par elle, on peut comprendre le projet littéraire et culturel des animateurs du périodique, concevoir leur vision de la littérature brésilienne et déterminer où se trouvent, pour eux, les points d’intersection entre le Brésil et le Québec. Il est possible de saisir cette sélection de multiples manières, par les styles, les écoles et les thèmes mis en représentation, par les auteurs consacrés, par les regroupements chronologiques effectués. Les auteurs ont été sélectionnés par Flávio Aguiar avec l’aide des animateurs de la revue mais ceux-ci ont laissé aux écrivains toujours vivants le choix de la nouvelle à être publiée. L’analyse de la sélection n’est alors envisageable qu’en fonction de la pertinence et de la valeur des auteurs, sans que la qualité intrinsèque des oeuvres ni les thèmes traités puissent procéder exclusivement du travail de sélection opéré par les trois responsables du dossier. La marge de manoeuvre des écrivains brésiliens est ainsi importante, ce qui montre la richesse de la relation établie entre les directeurs du numéro et les auteurs brésiliens. Elle indique également une volonté de ne pas imposer une image exotique du corpus, en laissant une grande part du résultat final entre les mains des créateurs brésiliens.

Le dossier est constitué d’une préface signée par Jonassaint et García Méndez, les deux Québécois du comité de direction du numéro. C’est donc dire que le responsable le plus au fait des tendances actuelles et de la portée historique des textes choisis n’est pas mandaté pour décrire la production brésilienne au lectorat du Québec. Cette tâche échoit à ceux qui veulent agir depuis longtemps – comme en fait foi leur engagement soutenu dans Dérives –, par leur revue, à transformer le cadre référentiel québécois, ce qui indique la valeur attribuée à cette présentation. Celle-ci doit proposer une lecture intelligible du Brésil à même de répondre aux interrogations culturelles et identitaires québécoises, notamment quant aux influences extérieures, à l’autonomie culturelle et à la question linguistique. Ainsi, nous indiquent Jonassaint et García Méndez en se plaçant dans la perspective défendue dans le domaine culturel par le critique et historien de la littérature brésilienne António Cândido, « tout le long de son histoire, le pays allait être régi par cette logique de la dépendance[39] ». Ils ajoutent ainsi que « la littérature permet d’accéder à une culture[40] » en révélant ses dilemmes et ses choix, ce qui fait en sorte que le propos de la préface récupère le questionnement socio-identitaire de ce corpus et l’intègre dans la logique transculturelle de Dérives.

Le texte de présentation se donne pour objectif de faire connaître le Brésil afin de sortir d’une représentation stéréotypée du pays et de sa culture concernant la violence, le soccer, la musique, les plages et le carnaval. Les auteurs insistent plutôt sur le métissage et la diversité culturelle du pays en s’appuyant sur son histoire lue comme une série de dépendances et une recherche constante d’autonomie. Cette insistance sur la dimension (pluri)culturelle du Brésil, de même que sur l’idée d’un rattrapage littéraire à effectuer, rattrapage qui est évoqué à travers la figure du modernisme et de l’anthropophagie[41] ainsi que par le projet d’Affonso Romano de Sant’Anna[42] d’une littérature critique envers l’autoritarisme national, est à mettre en corrélation avec le contexte énonciatif québécois de la Révolution tranquille aux années 1980, marqué par des interrogations identitaires fréquentes, dont l’américanité en vogue au moment de la parution du numéro n’est que le dernier avatar.

Aussi, la préface permet aux directeurs du dossier d’indiquer quels sont leurs critères de sélection : des auteurs de textes courts, reconnus au Brésil, mais à découvrir ailleurs, qui sont représentatifs des diverses régions brésiliennes et qui s’insèrent dans une optique associée à la modernité[43]. De même, les textes doivent être inédits en français, les seules exceptions étant la nouvelle de João Guimarães Rosa, publiée en France au même moment, et celle de Joaquim Maria Machado de Assis, reprise d’une édition française introuvable. Ces choix opérés misent sur le travail de subversion du corpus brésilien, de sa capacité à bousculer la langue, à « carnavaliser » la culture en la retournant et en la déplaçant. Pourtant, un tel pluralisme affiché se fait à l’encontre de la diversité culturelle de la production brésilienne en ce sens que les écritures afro-brésilienne et amérindienne sont laissées de côté, sans que ces thèmes soient totalement exclus. Il en résulte un travail d’ouverture à l’Autre qui n’est pas tributaire d’une origine, mais bien d’une pratique de la dérive culturelle qui peut être reproduite au Québec.

L’analyse de la sélection du transfert culturel entre le Brésil et le Québec passe pour une bonne part par le choix des auteurs, et donc par une capacité de juger de la pertinence, de la valeur des écrivains « anthologisés » et par une aptitude à voir ceux qui ont été laissés de côté (Lygia Fagundes Telles, Nélida Piñon pour n’en nommer que deux). Ces sélections et ces rejets déterminent la perspective adoptée par les animateurs de la revue et révèlent le déplacement opéré sur le corpus brésilien pour répondre aux besoins culturels de la société d’accueil. Sans être en mesure de dresser un inventaire exhaustif des choix opérés ni de cerner complètement le champ de la nouvelle brésilienne du xxe siècle pour déterminer la pertinence des sélections effectuées – d’autant plus que le regard actuel pourrait prendre acte des carrières postérieures à 1983 qui brouillent la lecture du canon établi – il est permis de noter que les grands écrivains du modernisme et du régionalisme (Oswald de Andrade, Mário de Andrade, Graciliano Ramos) sont laissés de côté. De plus, les auteurs choisis abordent peu la question d’une identité afro-brésilienne, cette dimension étant laissée en plan, ce que l’absence d’un Darcy Ribeiro vient souligner. Au contraire, les thèmes de la violence (Moacyr Scliar, Nagib Jorge Neto), de l’urbanité (Caio Fernando Abreu), de la culture populaire, notamment par le sport (Edilberto Coutinho, Rubem Fonseca), ainsi que de l’homosexualité (Tania Jamardo Faillace) sont mis en évidence. D’un point de vue stylistique, les écrivains pratiquent abondamment la déconstruction narrative, la rupture de ton et de la narration, autant d’éléments qui tendent à défendre une vision très moderne du corpus brésilien. Néanmoins, la consultation de dictionnaires d’écrivains brésiliens[44] révèle qu’une part importante du corpus « anthologisé » est signée par des auteurs consacrés au Brésil, sans qu’ils fassent partie des grands noms de la littérature universelle. Enfin, cinq écrivains n’apparaissent dans aucun des répertoires consultés, ce qui indique que les responsables ont établi des choix assez personnels qui montrent la connaissance intime du corpus, la capacité de proposer de nouvelles visions de cette littérature et les jeux de sens promus par Dérives, autour de l’expérimentation, d’un dynamisme culturel et d’une marginalité revendiquée.

À la suite de ce texte de présentation, le dossier présente 20 nouvelles, en fonction d’un découpage historique. Cette manière de procéder a l’avantage d’historiciser le corpus, de présenter les auteurs célébrés et d’autres en émergence, mais elle gomme en partie les similarités stylistiques, les effets d’école ou d’influences. De même, aucune lecture ne transparaît d’un tel découpage. Quatre nouvelles sont tenues pour des classiques (entendre intemporelles) : ce sont celles de Machado de Assis, de João Guimarães Rosa, de Clarice Lispector et d’Hermilo Borba Filho. Les trois premiers appartiennent à coup sûr au panthéon littéraire brésilien et font partie des auteurs connus à l’étranger, étant les plus traduits, avec Jorge Amado (absent puisqu’il n’écrit pas de nouvelles), alors que le dernier est peu connu au Québec, ce qui en fait la première grande découverte du dossier, tant son texte ressort par son originalité. Cette catégorie de classiques a toutefois pour effet de dé-historiciser ces auteurs, appartenant tous, outre Machado de Assis qui a publié l’essentiel de son oeuvre au xixe siècle, à la littérature assez contemporaine, alors même que le reste du dossier, en fonction du découpage, prêche pour cette conception linéaire du corpus. Par la suite, le dossier présente un certain nombre de nouvelles en fonction des décennies, des années 1950 aux années 1970, en postulant qu’il existe une génération distincte et assez concertée pour caractériser chacune de ces décennies. Vitement dit, la génération de 1950 est celle qui fait la plus grande place à la culture populaire, alors que la décennie suivante est marquée par la violence urbaine. La dernière génération convoquée est beaucoup plus éclatée et travaille davantage les présupposés du langage.

Enfin, le dossier est complété par un élément récurrent propre à la revue, c’est-à-dire la chronique « Noir sur blanc », qui fait la recension de titres actuels, jugés intéressants par la direction. Cette fois, elle se consacre à présenter des textes écrits en français susceptibles de pousser plus loin, grâce à la politique, à la sociologie et à l’histoire, la compréhension du lecteur québécois de la réalité brésilienne. Cette nomenclature insiste sur la notion de dépendance et sur la résistance ou la contestation. Il y a donc, dans la démarche des animateurs de la revue, une réelle volonté pédagogique visant à faire connaître ce vaste pays. Un tel désir trouve ensuite à s’actualiser dans une présentation de toutes les oeuvres littéraires brésiliennes accessibles en français et dans une courte notice biobibliographique des auteurs « anthologisés », ce qui entérine la démarche de découverte et de reconnaissance du corpus brésilien, tout en laissant entre les mains du lectorat québécois la responsabilité de prendre conscience des similarités culturelles et transaméricaines entre les deux entités des Amériques. Il faut aussi souligner que le numéro est accompagné d’une iconographie importante, axée sur la violence urbaine et la pauvreté, avec des photos de Camille Maheux qui oscillent entre l’itinérance et la modernité urbaine des gratte-ciel et avec deux reproductions de toiles d’A.J. Novaes qui évoquent en partie le modernisme de Tarsila do Amaral.

Les oeuvres étrangères profitent fréquemment dans la revue d’une édition bilingue, mais les textes choisis sont ici publiés en français seulement, sans doute en raison de la longueur du dossier. Ce qui n’empêche pas de considérer la valeur médiatrice de la démarche de traduction proposée dans la revue. D’une part, les textes sont traduits pour répondre à des besoins culturels québécois. En effet, bien que certains des traducteurs actifs dans ce dossier soient Français, les textes choisis le sont pour un public québécois. Cette méthode court-circuite, ce que Jean Morisset a nommé la « relation diffractée[45] », entre le Québec et le Brésil, fondée sur une méconnaissance linguistique partagée et sur la nécessité de passer par un intermédiaire, la France, pour que les deux collectivités puissent communiquer et se reconnaître. Cette perspective excentrée est ici abolie[46] ; la sélection et la médiation des textes brésiliens n’ont qu’un public cible, le lectorat québécois, la revue n’étant pas distribuée à large échelle en Europe[47]. D’autre part, la démarche de traduction vise à ne pas signaler à outrance les spécificités langagières brésiliennes[48] pour mieux insister sur les éléments communs aux littératures des Amériques, ce qui a en quelque sorte pour effet de naturaliser au sein du milieu québécois la production brésilienne présentée. Le geste de médiation qu’est la traduction veut créer un entrelieu commun aux deux corpus, une zone de contact, susceptible de provoquer de nouvelles relations. C’est ainsi que le travail de traduction de Claire Varin à propos de Clarice Lispector participe pleinement de son projet d’écriture propre, elle qui consacrera par la suite deux essais[49] à la romancière brésilienne et qui fera écho à sa figure dans ses oeuvres de fiction[50]. À cet égard, il n’est pas étonnant de constater que les trois responsables du dossier participent pleinement à la tâche de traduction, leur but étant de faire passer ce corpus dans la référence littéraire et culturelle québécoise.

Le numéro de Dérives sur le Brésil est peut-être la contribution la plus importante de cette revue transculturelle québécoise, puisqu’il fait valoir un nouveau corpus américain au lectorat d’ici à un moment où la question de l’américanité devient centrale dans la pensée québécoise et dans son corpus littéraire. Or, durant la décennie 1980, cette problématique ne se formule, comme le rappelait en 1990 Benoît Melançon[51], qu’en termes de rapports entre le Québec et les États-Unis, dans une relation inégale, voire unidirectionnelle. Si les années 1990 font éclater en de multiples lieux la référence sous-jacente aux théories de l’américanité, il n’en demeure pas moins que le travail effectué par Dérives souligne une première approche continentale marquée par une sortie des relations inégales, pour adopter une perspective plus bidirectionnelle. Le Brésil apparaît à ce moment-là comme une seconde manière d’envisager l’identité américaine du Québec, à partir d’une quête sans cesse reconduite d’une autonomie culturelle et d’une prise en compte de l’exiguïté linguistique et référentielle du parcours continental. Le numéro de Dérives peut ainsi se comprendre comme l’amorce d’un redéploiement plus hémisphérique de la littérature québécoise où les États-Unis ne sont plus le seul parangon américain susceptible d’incarner l’identité continentale. Le numéro de Liberté[52] et celui de Nuit blanche[53] sur le Brésil ainsi que les romans de Pierre Samson[54], de Claire Varin, de Noël Audet[55], de Bïa Krieger[56] et de Daniel Pigeon[57] parmi d’autres, indiquent bien la fécondité de cette voie, dont Dérives s’est faite en partie le héraut.

Le recours à ce dossier thématique permet, par ailleurs, de mieux saisir le rôle déstabilisateur joué par la revue au sein des lettres québécoises. Si Dérives a édité de nombreux auteurs de la province (aussi différents que Denis Vanier, Claude Beausoleil, Nicole Brassard, France Théoret, Marco Micone, Hélène Dorion, Anne-Marie Alonzo, Paul Chamberland, etc.), si elle a su naviguer entre la contre-culture, le formalisme et la littérature migrante, si elle a fait du Québec son point d’origine pour recomposer les rapports transculturels, il n’en demeure pas moins que la position défendue par Jonassaint et les autres collaborateurs décentre le corpus québécois en le posant en parallèle avec des écritures d’ailleurs considérées comme des modèles de renouvellement possibles. C’est donc le substrat « aliéné » de la littérature québécoise, tel que Pierre Nepveu[58] l’a analysé, qui est mis à mal, en fondant l’idée que l’autonomie culturelle du Québec passe par un ancrage tiers-mondiste et latino-américain où les relations sont bilatérales, ouvertes et continues. Ce numéro participe pleinement, malgré son « sujet » étranger, d’une recomposition de l’institution littéraire québécoise à partir des années 1980 autour d’une approche civique du texte national, du moment où l’Autre devient un vecteur d’un processus d’appropriation et de transfert culturel. En 1983, le Brésil devenait, aux yeux des animateurs de Dérives, un moyen de transformer la littérature québécoise.