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Le Temps Fou (la revue) arrive, mais on sait bien que le temps est fou depuis longtemps[1].

un nouveau départ culturel champ expérimental d’une signifiance la mouvance des formes à venir à travers le réseau l’axe DÉRIVES[2].

Les années 1960 et 1970 auraient été caractérisées par un étroit rapport entre l’art et la société[3]. Or, quelques années plus tard, Marc Henry Soulet[4] diagnostique un silence des intellectuels ; même si ceux dont il parle sont surtout universitaires, quelque chose change autour de 1980, date du premier référendum sur la souveraineté au Québec. C’est ainsi qu’au début des années 1980, deux revues littéraires, La Nouvelle barre du jour et Les Herbes rouges, polémiquent sur le rôle de l’intellectuel, qui ne va plus de soi[5].

Quels furent donc les contours du rapport entre l’art et la société des années 1960 et 1970 ? Il fut très marqué à la fois par la question nationale, la contre-culture et l’extrême gauche[6]. La question nationale, à partir de la fondation du Parti québécois en 1968, a été graduellement prise en charge par ce parti, et de moins en moins portée par les artistes et écrivains. Les groupes d’extrême gauche, nombreux et bruyants dans les années 1970, disparaissent assez rapidement à la fin de la décennie[7], tout comme les revues culturelles rattachées à cette gauche[8]. La contre-culture a trouvé écho au Québec dans la revue Mainmise (1970-1978)[9]. La décennie 1970 a aussi été celle de la montée du féminisme, auquel ont été associées plusieurs revues[10].

Curieusement, alors que les revues phares des années 1970, tout comme celles des années 1980, et notamment ViceVersa[11], ont fait l’objet d’analyse, celles du tournant des années 1980 n’ont pratiquement pas été étudiées, accréditant a posteriori l’idée d’un silence. Et pourtant, dans la seconde moitié des années 1970, plusieurs revues d’idées ou culturelles naissent, dont certaines existent encore comme Jeu, Possibles, Inter, La Gazette des femmes, Spirale ou 24 images ; parmi les disparues, il faut mentionner plusieurs revues féministes et de bandes dessinées[12]. Ces revues qui ont traversé la période précédant et suivant le premier référendum sur la souveraineté au Québec n’ont certes pas gardé le silence, mais quelle fut leur parole et d’où vient l’impression de silence ?

Je me propose ici d’étudier la période autour de 1980, en centrant le regard sur deux revues : Dérives (1975-1987) et Le Temps Fou (1978-1983), dont les titres renvoient à un flottement dans le temps et l’espace, à une « mouvance ». Cette mouvance concerne-t-elle les idées ou les intellectuels, la question nationale, la politique québécoise ou plus largement le politique ?

Tout semble séparer Le Temps Fou, porte-parole de « l’alternative », de Dérives, qui prend le parti du tiers-monde et de la création, hormis l’adhésion à l’AEPCQ (Association des éditeurs de périodiques culturels québécois[13]). Il n’empêche, le chassé-croisé et le traitement des thèmes privilégiés, tout comme les réseaux mis en place par ces revues et leurs animateurs, contribuent à éclairer l’histoire des idées et des intellectuels au Québec[14]. Telle est la thèse ici développée.

Même si une des revues a duré plus de dix ans et l’autre cinq ans et demi, la différence des corpus n’est pas aussi importante que leur longévité pourrait le laisser croire : 31 livraisons de LeTemps Fou et 41 pour Dérives, dont 13 numéros doubles et un triple. Non seulement elles sont à peu près contemporaines, ont publié un nombre de numéros du même ordre de grandeur, mais elles traitent souvent des mêmes thèmes et leur analyse de la conjoncture se recoupe. C’est ce que je vais m’employer à montrer dans ce qui suit. Mais il me faut d’abord présenter ces revues au lecteur du xxie siècle.

Un lâcher-prise

Trois ans avant Dérives, en 1972, est fondée la revue Stratégie, dont la trajectoire serait exemplaire : « Au départ donc orientation sémiologique mais insérée dans la perspective d’une critique du discours dominant s’inscrivant dans le cadre général du marxisme[15] ». Mais rapidement, tant « l’orientation sémiologique » que le « cadre général du marxisme » tombent en panne, et ce qui pourrait les remplacer n’est pas clairement défini. Le Temps Fou, Dérives : les titres de ces revues indiquent à la fois une incertitude et un passage. Les fondateurs de ces périodiques ont le sentiment que quelque chose leur échappe, qu’ils sont emportés. La question à laquelle je tenterai ici de répondre pourrait donc être reformulée ainsi : sont-ils emportés au hasard ou dans une direction précise ?

Dérives s’inscrit d’emblée dans une perspective culturelle et littéraire (qui se manifeste dans l’écriture même de la présentation du premier numéro) et, surtout, dans des échanges culturels, ce dont traite la susmentionnée présentation[16].

faire le pont combler le (un) vide dire halte à l’étouffement des rapports nouveaux établis dans – une relation non dominant/dominé colonisateur/colonisé mais vers (pour) l’interaction hors tout champ conquistadorant – une pratique d’échanges entre tropiques différents

échanger traduire produire construire (vers) dans une diffusion effective, efficace de textes (d’objet [sic] communicants) sur un ensemble de territoires définis ou pas (limités ou non) dans un rapport TIERS-MONDE/QUÉBEC, QUÉBEC/TIERS-MONDE répété à l’infini le voyage à travers l’espace signifié dans […][17]

Quant à la revue Le Temps Fou, elle affirme d’emblée « l’urgence de repenser de fond en comble les fondements de la contestation de l’ordre établi ».

Il est des évidences qui exigent une longue période d’observation avant de pouvoir être constatées dans toute leur ampleur. Celle qui nous occupe est la misère intellectuelle qui a suivi, après 1970, l’effondrement du nationalisme révolutionnaire québécois né au début des années 60. La forme générale de cette situation n’a pas été un phénomène typiquement québécois. […]

Aujourd’hui, nous ne possédons plus de vérités articulées les unes aux autres et formant une belle « grille d’analyse » pour interpréter le monde et le refaire. Nous n’avons plus qu’une somme d’expériences, de connaissances partielles et, peut-être une bonne dose d’humanité en plus. […]

Dans ces circonstances, il ne reste plus qu’à établir nous-mêmes les vérités premières du refus opposé aux plus criantes perversions de la société présente […][18].

Les thèmes auxquels Dérives veut se consacrer sont les rapports dominant/ dominé, colonisateur/colonisé, centre/périphérie et la culture, alors que Le Temps Fou entend se pencher sur l’équité et le partage des ressources, les relations entre les femmes et les hommes ainsi que la spiritualité ; quant à l’effondrement du nationalisme, il fait partie du contexte et non des choses à (re)penser. Dérives et Le Temps Fou s’intéressent dès le départ au politique plus qu’à la politique, et cherchent une nouvelle voie. Les deux revues s’inscrivent dans le Québec, mais celui-ci est d’emblée situé dans un monde plus large.

Ces programmes seront dans l’ensemble respectés, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne seront pas infléchis. Ce qui contribue à cette fidélité au projet, c’est la continuité assurée par Jean Jonassaint tout le long de l’histoire de Dérives et de Véronique Dassas tout au long de celle de LeTemps Fou ; dans ce deuxième cas, il faut souligner aussi que Christian Lamontagne, fondateur et concepteur de Le Temps Fou (voir le no 26), y collabore jusqu’au numéro 27 (avril 1983) inclusivement (le dernier numéro, 31, paraît en septembre 1983).

Parmi les ressemblances entre les deux revues, il y a un souci marqué pour la présentation matérielle, pour une dimension « visuelle[19] ». Au fil des ans, la couleur apparaît graduellement sur les couvertures, ainsi parfois qu’à l’intérieur. Dérives publie des dessins, des gravures et surtout des photos en contrepoint aux textes, ainsi que de la poésie visuelle. Deux livraisons de Dérives consacrées à la musique se présentent dans un boîtier contenant à la fois le numéro et un disque en vinyle (un 33 tours au format d’un 45 tours) : les nos 44-45 (1984) sur la musique contemporaine au Québec et 47-48 (1985) sur les musiques nouvelles d’Amérique latine. Dans Le Temps Fou, dessins, caricatures et photos illustrent les articles et, dès le premier numéro, on trouve des bandes dessinées ainsi que des nouvelles. Ce souci de l’image ne doit pas oblitérer les différences : à Le Temps Fou, de nombreuses publicités, parfois sous la forme de cartes professionnelles, contribuent à la signature graphique, proche de la bande dessinée et de la contre-culture, alors que Dérives ne présente que des échanges avec d’autres revues littéraires. Mais surtout Dérives paraît beaucoup plus irrégulièrement, en format livre, alors que Le Temps Fou, au format de magazine, a un rythme de parution fixe, mais qui tend à l’« accélération », pour reprendre le mot figurant en gros caractères sur la couverture du premier numéro mensuel (no 25).

Un élément de contenu distingue les revues : la transparence de Le Temps Fou qui s’explique jusque sur la gestion financière évoque les hauts et les bas de l’équipe (nos 3, 4, 5, 6, 7, 10, 11, 14, 20, 23, 26, 31) ainsi que les critères de sélection des articles (nos 7 et 15). Dérives ne dit rien ou si peu de ses finances, sauf dans deux numéros, où la présentation signale l’obtention d’une subvention ad hoc (nos 37-38-39, « Nouvelles brésiliennes », et nos 44-45, « Musique contemporaine au Québec »). La transparence de Le Temps Fou est aussi celle des lieux, car la revue signale ses déménagements à ses lecteurs. Quant à l’adresse de Dérives, si au premier numéro elle est « sur rue », elle migre vers une case postale dès la troisième parution. Ces différences tiennent au fait que Le Temps Fou, contrairement à Dérives, se dote rapidement de « permanents ». La seule chose sur laquelle Dérives s’explique parfois, c’est un retard de parution. Le dernier numéro de LeTemps Fou est clairement présenté comme tel, ce qui n’est pas le cas pour Dérives.

Dérives se définit dans les premiers numéros comme un projet d’équipe, et la première présentation rédigée au « Je » (celui de Jean Jonassaint) est celle du numéro 43 (1984), consacré au cinéaste égyptien Youssef Chanine, dont parle le dernier numéro de Le Temps Fou (1983). Cela m’amène à parler du chassé-croisé des thèmes abordés par les deux revues. Comme ces revues ne sont pas accessibles en ligne et difficiles à trouver en bibliothèque, il me faut les présenter en détail ; c’est ainsi que la section suivante a un caractère quelque peu énumératif, alors que les suivantes sont plus analytiques.

De l’ici et de l’ailleurs

Les revues sont contemporaines, non seulement parce qu’elles paraissent à peu près à la même époque, mais parce qu’elles traitent de thèmes similaires, dans l’air du temps. Dérives précise dès le numéro 2 qu’elle n’est pas une revue littéraire, mais culturelle. En effet, à côté de textes de création, de dessins et de photos originales, elle présente des analyses et des essais sur le cinéma, la musique, les femmes, la violence, le voyage, sur certains pays ou régions. Le Temps Fou parle d’écologie, de collectifs de travail, du couple et des femmes, des prisonniers politiques, de pacifisme, mais présente aussi des articles de fond et des chroniques sur la situation dans divers pays et notamment des pays du tiers-monde, traite régulièrement de musique, de littérature, de théâtre et de revues. Enfin, la création n’est pas absente de Le Temps Fou, par les bandes dessinées, les nouvelles et de nombreuses illustrations originales. Bref, les thèmes que chacune des deux revues annonce dans son texte de présentation inaugural sont aussi abordés par l’autre, et les deux revues sont ancrées au Québec et larguent leurs amarres vers l’ailleurs.

Le Temps Fou, au format de magazine, aborde cela dit plus de thèmes que Dérives, notamment la santé (no 4) et l’écologie, par l’entremise d’articles sur le nucléaire (no 5), l’autoconstruction (nos 5, 7, 21), l’énergie solaire (no 25), les Verts en Allemagne (no 26) et les pluies acides (no 27). Seul écho à ces thèmes dans Dérives, un texte intitulé « La domination écologique », qui porte en fait beaucoup sur les Amérindiens (no 36). Le Temps Fou publie aussi plus régulièrement des entrevues[20]. Il n’en demeure pas moins que les thèmes traités par les deux revues s’entrecroisent souvent.

Si l’ouverture à l’ailleurs est un thème central de Dérives, dès le premier numéro de Le Temps Fou, on peut lire des articles sur la Chine, le Chili et le mouvement des Wandervogel. D’autre part, dans le premier numéro de Dérives, on lit des textes des poètes québécois Denis Vanier et Josée Yvon à côté d’extraits d’Ultravocal de l’écrivain haïtien Frankétienne. Les deux revues sont ainsi dès le départ inscrites à la fois dans le Québec et dans l’ailleurs. Le Temps Fou ne traite pas ses dossiers sur l’ailleurs comme des « à-côtés », puisque le numéro 5 titre en couverture « L’enfer du café » et le 27e « Technologie et tiers-monde ». La revue publie des articles sur le Nicaragua (no 13) en général, ainsi que sur l’art et la révolution au Nicaragua (no 14), ou sur les Mayas (no 15). Elle se donne une chronique « Via air mail, Par avion, Correo aereo » (à partir du no 13), où est abordée l’actualité internationale. Cette ouverture sur l’international s’accompagne d’une sensibilité aux questions d’immigration et de diversité culturelle au Québec : la quatrième livraison de LeTemps Fou a pour titre « Pour un Québec pas rien que québécois », et la revue revient sur ce thème dans le numéro 19, alors que le numéro double 29-30 de Dérives a pour thème « Des Cultures, du Québec ».

Préoccupation centrale – concernant surtout le Québec mais pas uniquement – dans les deux revues : le féminin, le féminisme et le couple. Le Temps Fou parle des femmes dès le numéro 2 ; la couverture du numéro 19 annonce : « Féminisme et hétérosexualité ? ». Le Temps Fou traite de féminisme (no 20), de couple (no 8), d’amour (no 10), de contraception (par exemple le no 11) ou d’homosexualité (notamment dans les nos 2, 19 et 29). La revue discute aussi de l’art des femmes (par exemple dans les nos 4 et 5). Dérives aborde le féminin (no 34), le féminisme (nos 12, 14-15 et 27) et, bien sûr, l’amour (no 12) et la tendresse (no 26). Dérives no 46 porte sur le masculin, alors que le septième Le Temps Fou annonce sur sa couverture le thème suivant : « Mâle à vie ? ». Les deux revues abordent aussi l’envers de la médaille, la prostitution dans Dérives (no 22) et la pornographie dans Le Temps Fou (nos 6 et 10). Dérives consacre enfin une livraison (nos 17-18) à l’enfance et aux enfants, et contient même des dessins d’enfants[21], alors que Le Temps Fou parle d’éducation (nos 3 et 14) et de garderies (no 25).

Les deux revues s’intéressent aux régions. Dérives consacre un numéro (nos 10-11) à la ville de Québec et un au Saguenay (nos 24-25) à l’occasion du Symposium international de sculpture environnementale de Chicoutimi. Le Temps Fou annonce sur la couverture de son quatrième numéro « Luttes de l’arrière-pays » et présente également des articles sur les Hautes-Laurentides (no 7), Matane (no 16), la Basse-Côte-Nord (no 19), Chicoutimi (no 21) et Rimouski (no 29). La question amérindienne est également abordée. Le 19e numéro de Dérives s’intitule « Hommage aux Indiens d’Amérique » et parle en fait surtout des Indiens de l’Amérique latine. Dans la présentation du numéro « Des cultures, du Québec » (1981), il y a une allusion au « raid policier cet été sur la réserve de Restigouche ». Jean Morisset parle des Amérindiens dans le numéro 36 de Dérives. Dans le même sens, Le Temps Fou consacre des textes aux Mayas (no 15) et aux Cris (no 17) ; dans le 29e, une entrevue avec Nelcya Delanoe est présentée sous le titre « Terres indiennes et démocratie américaine ».

Dérives consacre deux numéros à la violence (nos 35 et 36), le premier composé de textes de création et le second, d’analyses. LeTemps Fou s’intéresse aussi à la guerre (no 21), aux missiles Cruise (no 28), aux F-18 (no 14), aux groupes d’extrême droite et aux mercenaires québécois (no 25). Le numéro 19 aborde la violence et le 29e, plus précisément, la violence policière. Le Temps Fou s’intéresse aussi aux pacifistes (par exemple le no 29). Dérives présente des textes de création mais aussi d’analyse et des numéros sont consacrés au cinéma de Chanine (no 43) ou au cinéma québécois (no 52), à la création au Saguenay (nos 24-25), au Chili (no 9) ou en Algérie (nos 31-32, 49), à la musique contemporaine au Québec (nos 44-45) ou en Amérique latine (nos 47-48). Des numéros sont construits autour de l’oeuvre du Salvadorien Roque Dalton (no 28), de la Belge Claire Lejeune (no 33), de l’Algérien et Berbère Mouloud Mammeri (no 49) ou de l’Haïtien Frankétienne (nos 53-54). Le Temps Fou aborde régulièrement la culture par des chroniques sur le théâtre, la musique, les livres et les revues. Dans certains cas, ces chroniques prennent l’allure de véritables articles, notamment dans le numéro 5, qui aborde la polémique autour de la pièce de Denise Boucher Les fées ont soif. Le numéro 10 contient un article sur les comic books américains. Le Temps Fou publie un numéro « spécial culture » : « Remercions le sort de nous avoir plongés dans un grand vide idéologique. Quelle merveilleuse liberté nous avons. Oui, la culture au Québec est bien vivante[22] ». Bref, si Dérives est associée à la culture, Le Temps Fou n’est pas en reste.

Un des thèmes qui distingue le plus les deux revues est l’argent, souci constant des rédacteurs de Le Temps Fou, qui en parlent dans les éditoriaux ainsi que dans le bilan financier que la revue publie jusqu’au no 12, sous la plume de son comptable Serge Martel. Le bilan présenté dans le no 11 porte un titre qui rend bien compte des ambivalences des animateurs de la revue, et possiblement des lecteurs, par rapport non seulement aux subventions, mais aussi à la publicité : « Dites-moi. Les subventions, c’est yin ou yang ? ». En effet, la revue doit recourir à divers expédients pour payer les salaires des employés dont elle se dote rapidement.

Le Temps Fou discute beaucoup du fonctionnement collectif en général et du sien en particulier, de l’autogestion et du militantisme, alors que Dérives aborde l’engagement davantage par le tiers-monde que par le Québec, plus par la culture que par le politique, plus par l’exemple que par l’analyse, et les poèmes présentés sont souvent engagés. Ainsi, le numéro 9 de Dérives, intitulé « La pétition du Chili », contient des textes sur la poésie, le cinéma, la chanson et la situation des travailleurs sous le gouvernement militaire. La présentation d’un numéro de Dérives précise l’engagement qui préside à la publication de la revue :

Deux temps forts marquent ce numéro : l’un fictionnel, l’autre théorique : tous deux liés à cet enthousiasme (utopique) à changer monde et vie. […] Questions actuelles, problématiques contemporaines (brûlantes) qui ne sauraient laisser indifférents ceux luttant contre toute oppression, qu’ils soient du centre ou de la périphérie[23].

Dans le même sens, une présentation annonce : « Une poésie dont la racine principale est l’amour, d’où un certain mysticisme (non mystifiant mais utopique ou révolutionnaire)[24] ». Le Temps Fou numéro 3 titre pour sa part « L’utopie réaliste », thème sur lequel le numéro 22 revient.

Ces revues, a priori dissemblables, se révèlent à l’analyse assez semblables en ce qu’elles sont tiraillées entre l’ici et l’ailleurs, abordent des thèmes similaires, notamment l’utopie, le changement et l’engagement, voire le militantisme, mais aussi l’amour et les relations entre les hommes et les femmes. S’il y a changement espéré, il passe par la culture mais surtout par des personnes particulières, par leur vie quotidienne et par leurs liens.

Réseaux et projets collectifs

Dérives n’est pas une revue littéraire, mais culturelle – dans la mesure où nous comptons investiguer tous les champs possibles d’expressivité des communautés (société/culture) du Tiers-Monde et du Québec.

[…] Aussi, sommes-nous en gestation, ouverts à tous ceux qui veulent collaborer et élaborer le projet DÉRIVES en train d’être vers comment être[25].

Les réseaux associés à une revue se dévoilent parfois dans les textes et leur dédicace, mais bien sûr dans la table des matières, ainsi qu’à travers les échanges publicitaires et les publicités en tant que telles.

Le réseau de Le Temps Fou

Parler du réseau de LeTemps Fou au singulier est un peu trompeur. Il y en a trois, qui se recoupent diversement selon les moments : ceux des lecteurs, des collaborateurs et des autres revues.

Le Temps Fou engage le dialogue avec ses lecteurs, et dès le premier numéro ceux-ci sont invités à envoyer leurs commentaires qui trouvent place dans une rubrique de courrier des lecteurs. La revue organise des fêtes-bénéfices pour se financer ; la première est organisée à l’occasion de son premier anniversaire, et 1 200 personnes y auraient assisté. Une fête est aussi organisée en 1981 :

Vous le savez déjà sans doute : en ce mois de septembre c’est bientôt fête au Temps Fou. Débats, musique, expo, films et que sais-je encore. On voudrait bien que ça fasse boum boum ; mais ça dépend de vous. Faites circuler la bonne nouvelle. Et si l’envie vous prend de venir vous joindre à l’équipe en charge des préparatifs, ne vous gênez pas ! […]

Venez vite, accourez à notre fête[26].

Quand Le Temps Fou devient un mensuel, en février 1983, la revue organise une semaine d’activités. Les lecteurs sont aussi invités à s’exprimer dans la revue, non seulement dans le courrier des lecteurs, mais aussi à titre de correspondants.

Nous avons l’espoir également de mettre sur pied un réseau de collaboration à l’extérieur du Canada, au moins, en Europe et aux États-Unis, dans un premier temps. […] Ces préoccupations internationales ne nous font pas oublier les lacunes de notre réseau d’informations ici-même, avant d’aller fouiner à Ouagadougou, venez donc voir ce qui se passe à Chicoutimi, Rouyn-Noranda ou Rimouski, direz-vous avec raison. C’est là justement que vous pouvez nous aider. En nous donnant les échos de vos milieux de travail, de vos luttes quotidiennes, locales, ou tout simplement de vos nouvelles, vous participerez au contenu de la revue et c’est l’essentiel[27].

La revue compte sur de nombreux collaborateurs, d’ici et d’ailleurs, et publie des articles traduits de l’anglais (no 8) et de l’allemand (no 5). Curieusement, dans plusieurs numéros (du 4e au 9e), la table des matières ne contient que les titres des articles et pas les noms de leurs auteurs. Le bassin des collaborateurs est large, et parmi ceux-ci plusieurs se sont fait connaître par la suite en tant que journalistes (comme Jean-Robert Sansfaçon et Marie-France Bazzo), artistes (notamment Guy A. Lepage et Robert Z. Sirois) ou professeurs d’université (Jean-Pierre Desaulniers, Marc Raboy, Louise Vandelac, Will Straw), etc. La revue recrute aussi des essayistes, par exemple Pierre Maheu, Pierre Vallières, Malcolm Reid, des auteurs de nouvelles et de bandes dessinées. Le réseau des collaborateurs est donc intellectuel et culturel et appartient majoritairement à une classe d’âge bien précise, les 25-35 ans.

Le réseau de LeTemps Fou s’inscrit aussi dans le champ des revues, comme en témoignent notamment les pages d’annonce de l’AEPCQ et les liens avec La Vie en rose. La présentation du numéro 8 de LeTemps Fou, signée par Carole Vallières, explique les liens entre la revue et La Vie en rose, qui pendant un an (1980) est encartée dans Le Temps Fou : « On leur donne un lift, comme elles disent. C’est aussi le rôle du Temps Fou, croyons nous… Un 24 pages qui sera en orbite du Comité de Lecture, bail d’un an ». À cet égard, notons la collaboration de Fulvio Caccia des Cuaderni culturali avant de participer à la création de ViceVersa et un texte de Serge Roy du Q-Lotté dans le no 11 (1980), qui témoignent de ces liens entre revues.

Enfin, les annonces donnent des indications sur les affinités électives de LeTemps Fou ; ce sont beaucoup des annonces de librairies, de maisons d’édition et de commerces « alternatifs ».

Le réseau de LeTemps Fou va donc au-delà du milieu « alternatif » auquel la revue s’identifie explicitement (par ses annonces) ou implicitement (par exemple dans le no 20 qui titre « Le collectif, ça va ? »). Ce réseau est surtout ancré à Montréal, car ce sont les Montréalais qui sont susceptibles de se rendre aux fêtes de financement, et comprend des gens branchés sur la culture, d’autres sur la contre-culture, sur l’écologie ou encore l’actualité internationale. Le réseau comprend des intellectuels, des artistes et des écrivains, sans oublier les librairies et les maisons d’édition.

Le réseau de Dérives

À Dérives, les lecteurs ne sont qu’exceptionnellement interpellés, et ce, au tout début de l’histoire de la revue, et il y a très peu de publicité (seulement quelques échanges avec d’autres revues littéraires et avec l’AEPCQ).

Dérives s’identifie à un « projet », mais aussi à un milieu culturel, celui-ci étant situé non seulement au tiers-monde, mais en Europe et au Québec[28]. Dérives se raconte dans la présentation du 50e numéro et se situe essentiellement dans le monde de l’édition, de la librairie et des revues :

On n’y pensait pas vraiment en juillet 1975 quand on remit les manuscrits du premier Dérives à Guy Melançon, notre imprimeur d’alors. […] Aucun d’entre nous d’ailleurs n’avait une réelle connaissance de l’édition […] On a tout appris sur le tas, ou presque, pour le meilleur et pour le pire, grâce à la complicité de nos imprimeurs […], de collègues généreux et expérimentés (Claude Robitaille de Hobo-Québec, François et Marcel Hébert des Herbes Rouges, Jorge Guerra de OVO, Jean-Marc Côté de Prisme qui a été aussi notre graphiste), de quelques libraires dynamiques […].

La liste pourrait être longue. Chaque publication nécessite tant d’intervenants qu’il serait fastidieux de les énumérer tous. Mais comment ne pas dire aujourd’hui un grand merci à tous nos collaborateurs, particulièrement […][29].

Si Dérives est souvent associée à une perspective interculturelle, voire transculturelle[30], elle n’en est pas moins ancrée au Québec. La couverture des nos 5-6 annonce : « Solstice de la poésie québécoise, version du 23 juillet 1976, déclarations et textes ». Il s’agit en fait d’un texte, cosigné par Nicole Brossard, François Charron, Madeleine Gagnon, Louis Geoffroy, Philippe Haeck, Gilles Hénault, André Roy, Jean Simoneau et Patrick Straram, et d’un écrit en réaction au programme « arts et culture » du Comité organisateur des Jeux olympiques de Montréal. Cet ancrage au Québec et dans le milieu littéraire québécois s’affirme à plusieurs reprises dans l’histoire de la revue. Le numéro 19 (1979) contient un article sur la « Poéthique des Herbes Rouges », signé par Philippe Haeck, et publié à l’occasion des 10 ans de la revue Les Herbes rouges. « Nous, donc, des Herbes Rouges et La Nouvelle Barre du Jour, de Dérives, de Spirale et d’ailleurs », peut-on lire sous la plume de Pierre Monette dans le texte qui ouvre le numéro 23.

Le réseau auquel appartient Dérives est donc celui du monde littéraire québécois, notamment celui des revues. Au fil des numéros, les indices de cet ancrage se multiplient. Ainsi, le numéro 8 contient un texte du poète Claude Beausoleil intitulé « Remarques sur la poésie québécoise actuelle ». Dans le numéro 7, le texte d’Aziz Alaoui (une suite poétique) est publié « En mémoire d’Hubert Aquin (1929-1977) ». L’ancrage québécois n’est pas que montréalais. Pendant quelques années, une membre du collectif de Dérives, Francine Saillant, résidente de Québec, a recruté plusieurs collaborateurs et collaboratrices dans cette ville, parmi lesquels il faut mentionner, notamment, les photographes Raymonde April et Rita Zyzka, les artistes Carmen Coulombe et Serge Murphy, ainsi que des écrivains et essayistes comme Marc Chabot, Paul Warren ou Geneviève Amyot.

Bien sûr la revue est aussi ancrée internationalement et publie des numéros spéciaux où on ne lit pratiquement que des auteurs de l’extérieur du Québec, comme « Nouvelles brésiliennes » (nos 37-38-39, 1983). Ce numéro a donné lieu à une quinzaine brésilienne, du 18 au 30 octobre 1983, organisée par Dérives, avec le « soutien » de plusieurs organismes. Cette quinzaine est une façon d’élargir la diffusion de la revue. Faut-il y voir l’équivalent des fêtes de LeTemps Fou ?

Et les lecteurs ? Au bas de la table des matières du numéro 8 on peut lire :

Le choix des textes présentés dans ce numéro résulte d’une rencontre (publique) avec le collectif, le 19 mai 1977, au Centre d’Accueil de l’Université du Québec à Montréal.

Une quinzaine de personnes ont participé à cette séance de travail. Nous avons grandement apprécié leur apport : aussi, nous comptons, à l’avenir, répéter une telle expérience pour une réelle implication du public dans la politique rédactionnelle.

Les lecteurs visés, cela dit, ne sont pas qu’à Montréal, car dans la page où elle sollicite des abonnements, la revue cite des extraits de critiques favorables tirées de périodiques de Jonquière, de Bordeaux, de Paris et de Montréal.

Bref, parmi les collaborateurs de Dérives, il y a des écrivains du Québec (François Charron, Paul Chamberland, Philippe Haeck, Claude Beausoleil, Denis Vanier, Josée Yvon, etc.), d’Europe (Claire Lejeune), d’Haïti (Frankétienne, Jacques-Stéphen Alexis, ce dernier à titre posthume), du Maghreb (Tahar Ben Jelloun, Abdelwahab Meddeb), du Brésil, d’Amérique latine, et des écrivains de l’entre-deux, immigrants au Québec de la diaspora haïtienne (Maximilien Laroche, Jean-Claude Charles), italienne (Marco Micone), chilienne (Francisco Vinuela), péruvienne (le photographe Carlos Ferrand), uruguayenne (Javier Garcia Mendez), tunisienne (Amina Saïd), etc. Dérives traduit des textes du brésilien, de l’espagnol et même du chinois. Les sommaires de Dérives contiennent aussi des textes ou des images de personnes associées à d’autres revues (Robert Laplante de Possibles, Guy Durand d’Intervention, Jorge Guerra de Ovo, Hélène Pednault de La vie en rose, Marc Chabot de Nuit blanche) et de (futurs) professeurs d’université (Marie-Blanche Tahon, Anne Fortin, Jean Morisset, Michel Larouche, etc.).

Le réseau de Dérives se déploie au Québec – mais n’est pas uniquement « pure laine » –, à l’international et dans les diasporas haïtienne, latino-américaine et maghrébine. C’est un lieu littéraire et culturel avant tout, et plus largement un milieu intellectuel. L’âge des collaborateurs oscille entre 25 et 40 ans.

D’une certaine façon, les réseaux des deux revues diffèrent plus que les thèmes abordés, reflètent davantage leur projet de départ que leur contenu proprement dit. Venons-en maintenant à leurs positions politiques et à leur rapport à un éventuel engagement intellectuel.

Le nationalisme : oui ou non ?

Il est quelque peu pénible d’avoir à dire que Le Temps Fou se prononce sur le référendum par acquis [sic] de conscience plutôt que par intérêt réel, mais c’est la réalité[31].

Le nationalisme, actuellement, parce qu’il se résume à la formulation d’une question, est un jeu « intellectuel », de la petite et moyenne bourgeoisies nationales québécoises[32].

Le Temps Fou et Dérives annoncent leurs couleurs dès leur premier numéro : la première évoque l’effondrement du nationalisme et la seconde situe le Québec dans son rapport au tiers-monde. Il n’empêche, elles ne peuvent éviter de se prononcer au printemps 1980. La position qu’affiche Le Temps Fou sur la couverture de son numéro 9, « oui mais », conviendrait sans doute aussi pour qualifier celle de Dérives. Si les deux revues sont moins dissemblables qu’il n’y paraît à première vue, tant dans les thèmes abordés que dans leurs réseaux, leurs positions par rapport à la question nationale sont également assez proches.

Mais quoi ?

Dérives publie dès 1978 un numéro ayant pour titre « Nationalisme et productions culturelles » (nos 14-15). Le nationalisme dont il y est question, cela dit, n’est pas que québécois et Jean Tourangeau, dans « Régionalisme/ Nationalisme », traite de peinture haïtienne, de tapis brodés chiliens (arpilleras) et de Paul-Émile Borduas, alors que Pierre L’Hérault affirme pour sa part, dans un article sur Jacques Ferron, que le nationalisme de celui-ci « n’a rien de commun avec le nationalisme traditionnel ». Le nationalisme intéresse donc Dérives, mais pas la façon dont il est « traditionnellement » pensé, ce qui se fait sentir en 1980 :

Nous n’avons jamais été nationalistes et ne le serons sans doute jamais – du moins pas dans des circonstances semblables à celles de cette année. Cela, certains critiques l’ont souligné en remarquant dans notre attitude une forme d’internationalisme sinon parfois nettement prolétarien, tout au moins constituant une ouverture sur le monde. Mais de là à nous laisser accuser d’être des anti-nationalistes, il y a une marge […][33].

Le Temps Fou reprend dans son numéro de mars-avril-mai 1980 l’argument présenté dans le tout premier numéro :

Le fait est qu’on n’a jamais parlé si peu d’indépendance, et de luttes politiques dans nos milieux depuis que le Parti Québécois a établi son hégémonie sur la question nationale et que ce qui reste de gauche organisée a cessé d’être indépendantiste[34].

Les deux analyses notent un abandon ou un désintérêt de la question nationale, d’autant plus que la politique n’est pas le premier souci de LeTemps Fou et du milieu auquel la revue s’identifie.

Faisons notre autocritique. Si au Temps Fou nous ne sommes pas tellement préoccupés du référendum et de la question nationale, nous pouvons dire également que nous n’avons pas tellement été intéressés à la politique québécoise non plus, suivant en cela le mouvement plus ou moins conscient qui a fait passer la critique sociale québécoise de ses préoccupations « politiques » dans les années 60 à celles des « changements dans la vie quotidienne » dans les années 70, sans qu’elle puisse atteindre un point d’équilibre[35].

Plus haut j’ai parlé des réseaux des revues ; il faut ici se demander quel est le « Nous » auquel renvoient les rédacteurs de ces textes dans leurs textes préréférendaires. Dans les deux cas, le « Nous » est plus inclusif que les collectifs des revues. Au LeTemps Fou, par opposition à la gauche « stalinienne », il s’agit de la gauche « démocratique » et « inorganisée », c’est-à-dire de ses « éléments politisés, éveillés, contestataires, marginaux, révolutionnaires, féministes, socialistes, écologistes, militants de groupes populaires, de syndicats, etc. » Bien sûr, s’ils sont inorganisés, c’est globalement, car pour mener les actions dans lesquelles ils sont engagés, ces groupes sont bien organisés chacun dans sa propre sphère d’activité. À Dérives, le texte renvoie explicitement à la génération des 25-40 ans, à un parti pris formel et à un type d’engagement, et s’oppose de la sorte aux écrivains plus âgés : le « Nous » est explicitement celui du réseau des écrivains québécois de Dérives, décrit plus haut.

Nous, donc, des Herbes Rouges et La Nouvelle Barre du Jour, de Dérives, de Spirale et d’ailleurs […]. Nos écritures, elles, depuis maintenant une dizaine d’années, se sont faites en rupture formelle d’avec celle de l’Hexagone[36].

Les deux revues s’associent ainsi à des groupes porteurs de changement, de rupture, et en opposition à d’autres dont la position serait sclérosée ; il y a là non seulement position politique, mais générationnelle, quand elles se démarquent de la génération « de l’Hexagone » ou de celle ayant milité dans les partis d’extrême gauche « staliniens ». Par ailleurs, leur rapport au nationalisme est ambigu, car elles ne le rejettent pas complètement.

Il ne s’agit pas pour nous de renouveler le nationalisme de la littérature québécoise, il s’agit de changer de sujet. Le nationalisme ne peut être le but en soi d’une activité révolutionnaire, mais possiblement sa stratégie[37].

Le Temps Fou n’est pas non plus antinationaliste :

Nous nous sommes tus. Peut-être parce que nous ne pouvons pas imaginer de changements sociaux sans l’indépendance du Québec[38].

Les deux revues affirment que le nationalisme n’est pas leur affaire, laquelle serait la littérature et le changement, d’une part, et les changements dans la vie quotidienne, d’autre part, alors que le nationalisme serait l’affaire du PQ et de « la petite et moyenne bourgeoisie ». Mais les deux posent l’indépendance comme une « stratégie » qui peut conduire à des « changements sociaux ». La souveraineté en ce sens n’est pas une fin mais un moyen, d’ou le « oui mais ». Le nationalisme concerne en effet la politique alors que les deux revues s’intéressent au politique, et c’est dans la mesure où lors du référendum le politique rejoint la politique qu’elles sont amenées à en parler, non sans un malaise évident[39]. Par où le politique rejoint-il la politique ? Un oui au référendum aurait ouvert un espace pour un changement du politique.

Et après ?

Il n’en demeure pas moins que les résultats du référendum provoquent des réactions fortes dans les deux revues. Si avant le 20 mai, on dit « oui mais », après on retient surtout le « oui » : « À la limite, on est 40 pour cent. Le référendum l’a démontré de façon éloquente[40] ». L’après-référendum plonge brièvement les revues dans la politique.

16 novembre 1976, le Parti québécois prend le pouvoir : quelle flambée nationaliste au Québec !

Mais c’est aussi la fin des illusions. Le suicide de Hubert Aquin est là pour nous le signifier un peu avant l’érection de la statue du Chef sur la colline parlementaire […] Voilà qu’en douce, de compromis en compromis, toutes les forces de changement au Québec s’enrégimentent sous [la] bannière nationale[41].

Dans le même sens, Le Temps Fou craint en 1980 l’élection du Parti libéral du Québec, alors sous la gouverne de Claude Ryan, thème sur lequel deux textes de fond reviennent dans les numéros 10 (été 1980) et 12 (hiver 1980-1981). L’élection du Parti québécois en 1981 ne referme pas la plaie.

Il y aura trois ans le 20 mai que le Parti québécois perdait le référendum. Échec fracassant. […]

Le 5 novembre 82, Trudeau piégea Lévesque à l’issue d’un débat constitutionnel tellement long et alambiqué qu’il passionna à peine quelques constitutionnalistes érudits pour qui ce fut une chance inespérée de sortir de la poussière de leurs bibliothèques.

Encore un échec cuisant[42].

Cela dit, l’échec du référendum permet de recadrer le nationalisme et conforte la position initiale des revues : il faut passer de la politique au politique.

Comment faire émerger l’autre et faire échec au Même ?

Voilà une autre question qui devait être au centre de ce Dérives 29-30 […] mais encore une fois la peur de l’exclusion, la peur de la dissidence a pesé sur bien des plumes. On le sent, on aurait pu aller plus loin au fond du vase remuer cette boue qui fait mal à tant de gens. Le rejet de tout ce qui n’est pas bas de laine, vieille grange, tremblay, français et blanc, comme si le Québec était (uniquement) français et blanc, ou devrait l’être[43].

Cette sortie de la politique ne peut faire l’économie d’un débat de fond, ce sur quoi s’entendent Dérives et Le Temps Fou, et cela ne peut être douloureux, car cela suppose d’« accepter les conflits, les rapports de force poussés à leur terme, la radicalisation des enjeux, quitter le pseudo consensus nationaliste, poser les enjeux politiques de l’indépendance[44] ».

L’enjeu serait donc de tirer la question du Québec hors de la politique jusque dans le politique, ce en quoi les revues montrent une cohérence dans leur position non seulement sur le nationalisme, mais plus largement sur le changement social qu’elles espèrent.

Des intellectuels et du politique

Quels sont précisément les changements auxquels aspirent Dérives et Le Temps Fou et comment espèrent-elles y contribuer ? Quel est l’espace que le Oui au référendum aurait pu ouvrir ? C’est bien sûr un espace de parole, mais il y a plus. En même temps que quelque chose échappe aux animateurs de ces revues, comme le manifeste le titre des périodiques qu’ils fondent, ils participent à la mise sur pied d’une association de revues culturelles. Malgré la dérive ou la folie de leur époque, non seulement ils prennent la parole mais ils se donnent un lieu de rencontre et de débat[45]. Si ce n’est pas la politique qui les intéresse, comment définissent-ils donc le politique ?

Le Temps Fou situe le politique dans le quotidien, rejoignant ainsi le slogan féministe voulant que le privé soit politique, ce qui revient tant sous la plume de Lamontagne, dans le texte où la revue prend position à propos du référendum, que sous celle de Dassas quelques mois plus tard :

Nous avons voulu partir du quotidien, sous toutes ses formes : depuis les rapports hommes/femmes, jusqu’aux rapports au travail, aux enfants, au corps, au savoir, à la culture, à la nature, à la technique, à la consommation et j’en passe. Nous avons voulu aller dans toutes les directions à la fois, sonder nos vies[46].

Ces enjeux quotidiens ne font pas l’objet de discours théoriques, mais d’inventaires :

Nous n’avons évidemment pas de plan quinquennal à vous proposer, pire nous l’avons déjà dit, ce n’est pas à nous de le faire. Par contre, s’il s’agit d’explorer, au sens quasi-archéologique, la société dans laquelle nous vivons, que ce soit dans le domaine de la culture, de la politique, de la vie quotidienne, Le Temps Fou peut encore servir[47].

Dans le même sens, quand Dérives intitule un numéro « Prospectives/Perspectives », le regard en avant passe par l’exploration des « éclatements » :

Plus que jamais on sent la fragilité de notre monde aux prises avec mille et une folies des apprentis sorciers. Ce monde qu’interrogent nos collaborateurs dans ses éclatements sans fins [sic] et dans ses dérives multiples[48].

Il n’y a pas déconsidération de la parole, mais la théorie n’a pas bonne presse dans les deux revues : l’objectif n’est pas de penser le changement mais plutôt d’en rendre compte.

Cette attitude […] tient plutôt de la lucidité : les solutions s’élaborent sur le terrain des luttes concrètes. […] Il n’est pas question pour nous de parler à la place de ceux qui agissent, pas plus que nous ne voulons être des porte-parole des groupes[49].

Comme le changement passe par des pratiques et par la diversité, faire entendre des voix multiples est en soi politique :

De même, ce seul fait d’être réunis dans un même numéro de dérives « par Québec », constitue/transforme un geste de publication en un geste critique. Désir de montrer l’hétérogène, de soulever à la fois la différence et la globalisant, remise en question des sujets et des sens, par frayage des limites, littéraires et pratiques[50].

L’altérité est un thème important pour Dérives ; celle-ci se manifeste dans la littérature, mais aussi dans les pratiques, comme l’affirme la présentation du numéro « Québec, Convergences/Divergences ». Cette altérité de la parole et de l’action n’est pas celle des groupes, mais celle des personnes, des individus, ceux-là même dont Le Temps Fou sondait les vies :

[…] puisqu’accepter l’individuel, c’est du coup accorder droit de prise de parole, de divergence surtout. Or, il apparaît – du moins, il m’apparaît – de plus en plus : ce qui dérage : la parole autre, celle de l’autre (différent, divergent surtout). Immigrant, on le vit plein, le saisit mieux, en toute(s) voie(s)[51].

Les deux revues se rejoignent en mai 1980 dans le « oui mais » ; ce « mais » relève d’une même sensibilité. Les deux revues affirment la nécessité de prendre la parole, bien sûr, mais la parole qu’elles prennent n’a pas de prétention théorique. Elles veulent témoigner de la différence, de la vie quotidienne dans ses « éclatements », mais aussi rendre compte des expériences tant culturelles que politiques ou celles de la vie quotidienne, de la vie amoureuse. Leur projet est de dire le monde actuel, sans idées préconçues, sans juste ligne à défendre, et ce faisant de proposer les contours de celui à construire. Voilà en quoi réside l’engagement des animateurs de ces revues : témoigner de la diversité et des expériences quotidiennes, des expérimentations culturelles. Elles dénoncent la pseudo-unanimité (notamment autour de la question nationale, mais pas uniquement), qui tend à gommer les différences et les débats auxquels elles pourraient donner lieu. La différence, les différences dans le quotidien, dans l’ici et l’ailleurs, voilà ce qui doit être au coeur de la parole et du politique. Donner à entendre ces différences, c’est aussi, implicitement, ouvrir un espace démocratique, politique.

Cette position, qui est celle de « rendre compte » de la différence et des expériences, explique en partie le sentiment de silence, par opposition aux positions claires et tranchées des intellectuels nationalistes des années 1960 ou d’extrême gauche des années 1970. Le changement passe par des individus, hommes et femmes, et non par des structures, c’est pourquoi la politique n’est pas à l’ordre du jour de Dérives et de LeTemps Fou. S’il y a ici contrecoup par rapport aux positions nationalistes et de gauche, il y a aussi vraisemblablement une dimension générationnelle, comme je l’ai évoqué plus haut. Les animateurs et collaborateurs de ces revues sont des baby-boomers, mais n’appartiennent pas à la génération lyrique dont parle Ricard[52], dont le sous-titre du livre renvoie aux « premiers-nés du baby-boom ». Il y a là une piste qui invite à approfondir l’analyse des baby-boomers et à sortir des idées reçues sur cette génération prise comme un ensemble. Les 25-40 ans qui prennent la parole dans ces deux revues veulent changer le monde ; la souveraineté du Québec n’est pas un objectif en soi pour eux, mais pourrait accroître leur prise sur le politique, leur marge de manoeuvre de changement. Les deux revues ont le projet de rendre compte du changement sous toutes ses formes, créations et luttes, ici et ailleurs. Tant les thèmes que les réseaux des deux revues les ancrent dans l’ici et dans l’ailleurs, dans la culture, le quotidien et le politique, même si certains thèmes sont davantage portés par l’une que l’autre : à Dérives, l’intérêt notamment pour l’art engagé du Chili, du Salvador ou de l’Algérie et les différentes formes de création, poésie, cinéma, dessin, qui tracent une nouvelle façon d’être au monde ; et le souci de LeTemps Fou de rendre compte plus en détail des pratiques tant des collectifs de travail que de l’autoconstruction, et de création. Il n’en demeure pas moins qu’une même mouvance emporte Dérives et Le Temps Fou : un politique à définir, celui de l’hétérogène, celui des individus et de l’altérité.