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L’histoire des revues culturelles québécoises est fort peu connue. La multiplicité des titres, le faible rayonnement de certains périodiques, la mobilité des comités éditoriaux, la direction prise par les études des revues et l’absence de définition claire de la catégorie y sont certainement pour beaucoup. Il suffit de comparer la diversité des publications recensées par Andrée Fortin dans Passage de la modernité[1] et la ténuité de la bibliographie consacrée aux revues pour saisir l’écart important qui existe entre les valeurs intellectuelle, institutionnelle et discursive attribuées aux revues et la place qu’elles ont acquise dans le champ des études culturelles. Fortin recense en effet 606 revues québécoises[2] publiées depuis 1778, date de la parution du premier numéro de La Gazette du commerce et littéraire, pour la ville & district de Montréal. Bien sûr, tous ces périodiques ne sont pas des revues culturelles, mais leur abondance nous force à saisir la valeur d’intervention qui réside dans cet outil, à la fois collé à l’actualité et apte à s’en dégager, l’oeuvre d’un groupe, mais ouvert aux apports personnels, autant producteur de contenu culturel qu’analyste de cette création. Or la recension des articles et livres consacrés aux revues, elle, se limite à 103 textes, dont la plupart sont circonstanciels, commémoratifs ou panoramiques[3]. Du reste, la majorité des études concerne un groupe sélect de revues, qui accapare la quasi-totalité de l’attention universitaire, tant en termes de quantité d’études qu’en vertu de la profondeur de vue de ceux qui s’y sont attardés. Les revues La Relève/La Nouvelle Relève, Cité libre, Liberté, Parti pris, La barre du jour/La nouvelle barre du jour et Vice Versa sont largement les plus commentées. Quelques arbres semblent cacher une vaste forêt, dont la cartographie reste à faire.

Les revues précédemment nommées sont certes très différentes les unes des autres, tant sur le plan esthétique qu’idéologique, allant d’un questionnement spirituel à un programme politique axé sur le socialisme, l’indépendance et la laïcité. Pourtant, elles appartiennent à ce que nous nommons dans ce dossier les revues culturelles, terme assez souple qui qualifie les périodiques hybrides et leurs collaborateurs, qui participent à la création artistique, en tant que créateurs ou commentateurs, et à l’intervention sociale, comme essayistes, militants, intellectuels. Les revues culturelles, en vertu d’une périodicité longue (elles ne sont pas des quotidiens ou des hebdomadaires), se dégagent un peu du souci d’information, mais n’en deviennent pas non plus des lieux éditoriaux voués exclusivement à l’étude distanciée d’une conjoncture culturelle, sociale ou politique comme le feraient les revues savantes ou universitaires. Les revues culturelles se reconnaissent ainsi à leur volonté de médiation sociale et intellectuelle, où le besoin de communication est fondateur, de même que la capacité à concevoir un « nous » qui parle au nom d’une certaine communauté d’intérêts. Par la prise de parole commune et simultanée de nombreux auteurs autour d’un axe discursif partagé, endossé, la revue impose un groupe, reconnaît des individus en fonction d’une signature collective et d’une appartenance à un périodique. Les revues sont autant des lieux de sociabilité, de création, que d’intervention.

Quelques voies, jusqu’à aujourd’hui, ont été abordées pour examiner le dynamisme des revues culturelles : l’étude des prises de position discursives ou idéologiques[4] ; l’analyse des réseaux, influences et transferts culturels ; l’identification d’une trajectoire individuelle par l’étude des revues[5] ; l’établissement des transformations intellectuelles ou sociales[6] provoquées par l’avènement d’une revue, ce que Jacqueline Pluet-Despatin nomme sa « contribution à l’histoire des intellectuels[7] » ; la détermination des fonctions sociales appelées de leurs voeux par les intellectuels. Rares sont toutefois les études qui prennent la revue pour objet en soi ; la plupart du temps, le périodique sert de support documentaire à des propositions qui auraient pu apparaître ailleurs, du moins c’est ce que l’analyse postule. Or il importe de comprendre la logique, le dynamisme propre aux revues, de telle sorte que les choix opérés, les nouveautés proclamées, les collaborateurs débusqués indiquent autant des perspectives esthétiques larges que les lois singulières par lesquelles la prise de parole collective peut être énoncée, médiatisée et surtout reçue. En ce sens, l’étude des revues joue à mi-parcours entre l’examen d’un corpus pris en lui-même et les conditions d’admissibilité de son énonciation, à la fois au sein du domaine éditorial et de l’actualité culturelle et politique. L’idée d’entreprendre l’examen d’une sociopoétique des revues, tel que le conçoit Michel Lacroix[8], semble du coup prometteuse. Si les revues culturelles sont les lieux d’énonciation à la fois de la doxa d’une époque donnée, d’une certaine configuration du discours et des possibles sociaux, d’un état de la liberté et de l’attention portées aux intellectuels, il convient aussi d’examiner les transformations qu’elles préfigurent et accompagnent. Ce dossier étudie donc la spécificité de l’écriture en revue pour en cerner la portée.

Les revues culturelles sont rarement analysées en fonction de leurs propres enjeux énonciatifs, politiques ou intellectuels, servant au contraire la plupart du temps à révéler, sous la perspective documentaire, un état donné du social dont elles semblent témoigner. Il apparaît nécessaire, dans un contexte marqué par les questions des lieux du discours, par la place de l’intellectuel et par les compressions budgétaires dans les arts et l’édition, de cerner le dynamisme des revues au Québec, à la fois dans une démarche historique et contemporaine. Les revues accompagnent l’essor intellectuel québécois depuis deux siècles. En limitant l’enquête aux revues publiées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous voulons saisir l’apport de ces périodiques aux bouleversements du Québec contemporain. Cette traversée d’un corpus permet de comprendre la portée d’expériences singulières dans l’édition périodique, de même que les limites que les revues affrontent, notamment dans une petite société où les questions du lectorat, du financement, des débats et des consensus sociaux influent sur la manière de s’exprimer dans la sphère publique. En ce sens, ce dossier réinterprète l’histoire des idées et des énonciations à partir d’un lieu qui aligne le singulier et le collectif, le contemporain et la mémoire, afin de voir ce qu’il y a de spécifique à penser la province à partir de cet objet et aussi de réhabiliter une pensée construite en équipe. Ce numéro thématique sur les revues culturelles d’idées porte ainsi sur la manière dont les équipes éditoriales organisent l’insertion du périodique dans le débat public et comment elles agissent pour se donner une cohérence, un projet, des collaborateurs réguliers afin de s’allier un lectorat qui se reconnaît dans la problématique abordée.

Un dossier à propos d’objets nouveaux

Les textes rassemblés portent sur des revues peu commentées, souvent boudées par les historiens de la vie intellectuelle québécoise et par les chercheurs en études littéraires. Que les recherches soient axées sur les réseaux, les transferts de connaissance entre le Québec et le monde ou sur des enjeux de transmission culturelle, les auteurs rassemblés ont pris soin d’indiquer la formation discursive spécifique de chaque revue, tout en montrant dans quelle conjoncture celle-ci doit se positionner. Ce qui fait en sorte que, sans être exhaustif, tant s’en faut, ce dossier est une contribution riche à l’étude du Québec depuis la Seconde Guerre mondiale, en sortant de l’écueil faisant de l’axe Cité libre-Liberté-Partipris la seule trame « en revue » pour énoncer la modernité québécoise.

Le dossier débute par le texte intitulé « Le Troisième Reich, objet de discours intellectuel : Hitler, le nazisme et la guerre dans les revues intellectuelles au Québec (1933-1947) ». Hans-Jürgen Lüsebrink y étudie la manière dont les revues intellectuelles canadiennes-françaises ont considéré l’Allemagne dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. En explicitant la conjecture énonciative, les foyers de médiation qui permettent de saisir la complexité du transfert culturel allemand au Québec, Lüsebrink peut cerner les grands axes du discours social sur le nazisme dans six revues du Québec. Que ce soit par le refus d’une stéréotypie nationale qui ferait de chaque Allemand un avatar d’Hitler ou par les distinctions opérées entre les divers groupes sociaux et culturels en Allemagne, les auteurs des revues canadiennes-françaises ont pu élaborer un discours spécifique sur ce conflit international en réinscrivant dans le débat leurs propres intérêts religieux, culturel et identitaire.

Michel Lacroix, quant à lui, dans « La francophonie en revue, de La Nouvelle Relève à Liberté (1941-1965). Circulation de textes, constitution de discours et réseaux littéraires », s’intéresse à la manière dont les intellectuels québécois inscrivent, pensent, articulent une référence littéraire nouvelle en langue française qui échappe au seul domaine hexagonal. Par les exemples de La Nouvelle Relève et de Liberté, Lacroix signale l’importance des réseaux de collaborateurs aux revues pour faire apparaître un nouvel objet de discours au Québec : la francophonie. En travaillant à partir de numéros thématiques, d’archives et des traces des réseaux informels qui structurent le champ culturel au Québec, il établit la trajectoire complexe d’une notion qui a eu son mot à dire dans l’autodéfinition du corpus québécois.

Lacroix n’est pas le seul à privilégier une approche axée sur les réseaux[9]. Laurence Bernier-Renaud, Jean-Pierre Couture et Jean-Charles St-Louis, dans « Le réseau des revues d’idées au Québec : esquisse d’une problématique en cours », utilisent la bibliométrie pour cerner la composition intellectuelle actuelle du Québec, tant du point de vue des collaborateurs au champ culturel que de celui des sources utilisées par ceux-ci pour valider leur propos et leur position. Ils y constatent qu’il existe un centre discursif auquel appartiennent certaines revues et des périphéries où sont logées les autres. Ce type de recherche offre la possibilité de quantifier l’influence relative des revues québécoises et d’objectiver en partie les autodéfinitions proposées par chacune d’elles, notamment par rapport à une lecture biaisée d’une supposée doxa spécifiquement québécoise.

Ce type d’analyse, croisant les revues, la vie culturelle et la sphère intellectuelle, permet de brosser un portrait large des enjeux discursifs du Québec, tout en montrant le rôle prépondérant joué par les revues culturelles dans ces débats. Or cette voie n’est pas la seule envisageable. Plusieurs textes de ce dossier optent plutôt pour la lecture d’une revue spécifique dans le but de faire voir les mutations, les passages et les délibérations d’une époque par l’intermédiaire d’un lieu éditorial collectif.

C’est le cas de l’article de Jonathan Livernois qui cherche à établir la valeur et la logique de la lecture collective inquiète présentée au public de la revue Maintenant par ses principaux animateurs, Pierre Vadeboncoeur, Fernand Dumont et Hélène Pelletier-Baillargeon. En se concentrant sur une seule année de l’histoire du périodique, Livernois entend montrer les effets de conjoncture sur l’écriture collective et surtout la cohérence du discours de la continuité qui rassemble les auteurs. Période de bilan, de morosité, de quête d’une manière de relancer les luttes sociales, culturelles, historiques, l’année analysée révèle un recyclage discursif important, apte à nous aider à comprendre une décennie riche dans l’histoire intellectuelle du Québec.

À travers l’examen des éditoriaux de la revue La Vie en rose, Marie-Andrée Bergeron explique non seulement les objectifs, les prises de position du périodique, mais aussi la manière dont une rhétorique spécifique, ancrée dans la promotion d’une agentivité au féminin, participe au leadership des femmes dans la société québécoise. Dans le discours mis en place au sein de la revue se développe une logique de l’autonomie qui donnera sa singularité au périodique féministe et participera grandement à son rayonnement. Bergeron montre ainsi comment l’autonomie devient un enjeu discursif, idéologique et institutionnel, permettant de mieux saisir la prise de parole collective que représente La Vie en rose, revue centrale des années 1980.

Si des liens peuvent s’établir entre La Vie en rose et Maintenant, ces revues ont peu à voir avec celle qu’étudie François-Emmanuël Boucher dans « La revue Égards et la pensée réactionnaire dans le xxie siècle québécois ». Cette revue, vouée au combat conservateur, Boucher entend la situer dans l’essor des droites québécoises. Il explicite et explique la virulence de la rhétorique réactionnaire et signale d’où elle procède, à quoi elle se raccroche, nommément à une pratique spirituelle inspirée de l’Opus Dei et à une pratique politique liée aux néoconservateurs états-uniens. Se faisant, Égards, selon Boucher, renverse les pôles référentiels québécois, en élisant comme modèle une figure régénératrice du Nouveau Monde qui va à l’encontre autant du messianisme traditionnel canadien-français que de la lecture « modernisante » de l’américanité. Il résulte des propositions émises par les animateurs de la revue un problème de lisibilité, en vertu de leur écart discursif avec le milieu intellectuel québécois.

Les travaux récents sur les revues culturelles québécoises se sont souvent attardés à la question transculturelle et à la redéfinition de l’identité du Québec[10]. Deux articles s’inscrivent dans cette optique, de manière à cerner le rôle de l’engagement des intellectuels dans la transformation identitaire des années 1980. Ainsi, Andrée Fortin décrit avec minutie les expériences éditoriales des revues Le Temps fou et Dérives, afin d’établir leurs affinités dans le traitement de l’actualité culturelle québécoise. Elle postule que, dans les thèmes abordés, le fonctionnement des réseaux et le positionnement générationnel, les deux revues en sont venues à élaborer une prise de parole axée sur l’expérience du quotidien, sur le témoignage d’un ici et d’un ailleurs à comprendre et à transformer. Du coup, ces deux périodiques participent du passage entre l’intérêt pour la politique à celui pour le politique, centré sur une collectivité concrète inclusive et hétérogène.

Michel Nareau s’intéresse également à la revue fondée par Jean Jonassaint. En partant d’un numéro singulier, publié en 1983 et consacré à la nouvelle brésilienne, Nareau montre les transferts culturels opérés par les animateurs de la revue et inscrit leur projet transculturel dans une recherche de transformation de la littérature québécoise à une époque où la question de l’américanité se limitait au modèle états-unien. Le détour brésilien permet d’établir de nouveaux points de jonction interaméricains.

Ce que tous les articles dégagent, c’est à la fois un « récit du Nous[11] », propre à chaque revue, et la nécessité d’intégrer la voix de l’Autre pour établir un dialogue ou contester ses prétentions. Dans le demi-siècle couvert par ce dossier se donnent à lire des interventions discursives variées qui ont pour effet de mobiliser les grands enjeux de la société québécoise, sans qu’aucune parole émise n’émerge complètement dégagée des propositions communes. Écrire en revue, c’est s’immerger dans une parole collective et stratifiée, pour y insérer sa propre position afin de combler des vides laissés par les tenants des catégories déjà admises.