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Je suis un intervenant qui travaille avec des familles, qui fait de la formation à l’approche systémique et qui supervise des intervenants qui travaillent eux-mêmes dans différents contextes, entre autres les programmes de Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE), jeunes en difficulté, en santé mentale et en toxicomanie.

J’ai le parti pris de quelqu’un qui s’est frotté à beaucoup de domaines d’intervention auprès des familles. J’ai vu de près comment, sous prétexte d’aider les gens, on tente de les contrôler. Je suis devenu très critique de ces pratiques d’interventions sociales, psychologiques et médicales qui se développent pour le bien des autres. Mettre en oeuvre des pratiques pour le bien des autres m’apparaît une activité des plus louches. Et quand cela se fait au nom d’une connaissance approximative et au nom d’une science qui traite les êtres humains comme des objets – parce que la science est devenue synonyme d’objectivité –, ça peut devenir assez effrayant.

Par mon propos, je souhaite dénoncer ces pratiques qui déconsidèrent les parents, autant dans le contexte de la prévention précoce que dans celui des jeunes en difficultés tout en faisant vivre aux intervenants des sentiments d’échec et de dévalorisation.

Je vous parlerai d’abord d’un service que j’ai contribué à mettre sur pied et qui s’adresse à des jeunes et à leurs familles, des jeunes évalués comme étant multiproblématiques. Mais qui sont ces jeunes dits multiproblématiques ?

Ce sont des jeunes, surtout des adolescents, qui cumulent plusieurs étiquettes, c’est-à-dire qui ont été évalués et diagnostiqués en pédopsychiatrie, en même temps suivis dans un Centre jeunesse parce qu’on a évalué qu’ils avaient des problèmes de comportements, et qui vivent avec une déficience intellectuelle légère, un trouble envahissant du développement, et sont traités dans un service d’un Centre de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI). En fait, ce sont des jeunes avec lesquels les intervenants, plus spécialisés les uns que les autres, ne savent plus comment agir et qu’ils s’adressent mutuellement, d’un service à l’autre, de telle manière que ces jeunes se retrouvent assis entre trois chaises. En fin de course, ils ne reçoivent donc pas une aide adaptée à leur situation.

Lorsqu’un jeune est ainsi affublé de plusieurs diagnostics, on dit qu’il s’agit d’une situation complexe : les intervenants se découragent, les parents se sentent coupables et blâmés et le jeune se vit comme un être à part, réduit à n’être qu’un TED – Trouble envahissant du développement –, un TDAH – Trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité –, un Gilles de la Tourette, etc., et, de surcroît, comme « un cas intraitable ».

Il y a de cela quelques années, des recherches ont montré qu’il existait un certain nombre de ces jeunes dits multiproblématiques, au Québec, qui ne recevaient pas les services qu’ils étaient en droit de recevoir. Et ce, dans chacune des 17 régions du Québec.

Cette recherche a montré qu’un certain nombre de ces jeunes se retrouvent finalement placés : une intervention très coûteuse, tant financièrement qu’affectivement en confirmant l’exclusion de ces jeunes et en brisant les liens familiaux et sociaux essentiels au développement de chaque être humain.

C’est à la suite de ce constat de la situation générale au Québec, et à Laval en particulier, que le service que j’ai contribué à créer a été inauguré. J’ai, dans un premier temps, assuré la formation cette équipe, composée essentiellement d’éducateurs. Ces éducateurs étaient appelés à intervenir auprès de ces familles dites difficiles qui s’avéraient, quand on les rencontrait, des familles en difficulté, isolées, discréditées : des parents accusés parfois très explicitement d’être à la source des problèmes de leurs enfants. Comment faire autrement ? Tel était le défi à relever.

Notre principale orientation a consisté à travailler avec ces jeunes et leurs parents « au-delà » du diagnostic. Il s’agissait de cesser de faire plus de la même chose, c’est-à-dire cesser de tenter de s’acharner sur les manques, les incapacités, les handicaps et faire ce qu’il faut pour amplifier les talents, les capacités des personnes en cause. Nous avons choisi de travailler là où les problèmes se présentaient, c’est-à-dire à l’école, dans les lieux de loisirs, souvent dans la famille, à la maison. Toujours nous travaillions avec des parents qui n’y arrivaient plus parce qu’ils ne savaient pas quoi faire avec un fils qualifié de « Gilles de la Tourette » ou bien de TDAH ou encore menaçant et agressif.

Le but de notre intervention consistait à aider les parents à aider leurs enfants plutôt que de se substituer à eux en identifiant ce dont ils avaient besoin, en « soignant » leurs enfants et en donnant de magnifiques conseils que personne ne suit. Pour ce faire, on disait aux parents que nous n’allions rien tenter ni faire sans qu’ils ne soient au courant et qu’ils ne le souhaitent : ils nous autorisaient donc à intervenir auprès d’eux et de leurs enfants. Il nous est même arrivé de demander à des parents de superviser notre intervention. À quoi cela rime-t-il, me direz-vous ?

Il y a évidemment une position éthique qui guide ce genre de pratique. Quelle est-elle ? Eh bien, elle consiste à écouter attentivement ce que les parents demandent et à travailler avec leur définition du problème. Quel est le problème qui les préoccupe le plus ? Que sentent-ils de plus important à régler ? Un exemple : des intervenants nous envoient des parents et leur fils qui, selon eux, souffre d’une anxiété de séparation importante. Les parents, eux, trouvent pour l’instant que le début de la journée est un véritable calvaire. Nous leur proposons d’aller d’abord observer ce qui se passe entre sept et huit heures, le matin. D’abord étonnés que nous intervenions d’aussi bonne heure, ils acceptent. Les avoir entendus, être allé prendre connaissance de leur situation très rapidement, avoir observé (il me faudrait du temps dont je ne dispose pas ici pour bien expliquer comment nous faisions cette observation très originale) comment se vivait le problème, tous ces éléments, et d’autres encore, ont contribué à modifier la situation et à créer un lien étroit avec cette famille abîmée et désabusée.

Je vous ai dit que je travaillais auprès d’intervenants qui oeuvrent dans les programmes SIPPE. On est là plus proche de la prévention précoce, le thème central de notre rencontre aujourd’hui, mais on retrouve les mêmes scénarios d’intervention que ceux dont j’ai parlé plus tôt. Quel scénario en particulier ? Celui qui fait jouer aux intervenants le rôle de ceux qui savent mieux que les parents ce qui est important pour leur famille, pour leurs enfants.

Qu’observe-t-on dans les programmes SIPPE ? Je vais caricaturer. Mais à peine. On identifie d’abord des personnes (des mères) qui présentent certaines caractéristiques. Je vous rappelle certaines de ces caractéristiques : être enceinte et avoir moins de vingt ans, n’avoir pas complété son secondaire V, vivre avec un faible revenu (combien ?) et vivre dans un contexte de vulnérabilité (qu’est-ce que cela veut dire ?). Puis on fabrique un contexte où l’on fait comme si ces personnes repérées avaient des besoins et qu’elles demandaient de l’aide. C’est ce qu’on appelle une demande inversée parce que ce sont les intervenants qui sont en demande, et ce, sans oser le dire. Au lieu de dire « nous avons besoin de votre aide pour appliquer ce programme qu’on appelle SIPPE », on dit « vous avez des besoins, nous, on les connaît, et il serait bon que vous soyez demandeuse, sinon… ».

Un malentendu de fond se développe ici, soit un jeu relationnel dans lequel intervenantes et clientes sont enfermées et qui fait en sorte que les intervenantes finissent par observer que les clientes « résistent » à leurs bonnes interventions, qu’elles ne collaborent pas : « Elles ne sont pas motivées. » Dans la même logique, on est étonné que ces mères, voire ces familles ne soient pas à la maison alors que l’intervenante avait annoncé sa visite : « Elles ne veulent que les oeufs, le lait et les oranges sans rien changer dans leurs manières de vivre », entend-on de la bouche de certaines intervenantes déçues des programmes Oeufs–lait–orange (OLO).

En résumé, il existe une contradiction fondamentale entre cette volonté, exprimée par certains programmes de prévention, de définir les problèmes d’êtres humains bien identifiés tout en voulant que ces mêmes personnes soient motivées à changer leurs manières d’être. C’est ce qu’on appelle un paradoxe. Du style « nous voulons que tu veuilles changer », c’est-à-dire « nous souhaitons que tu veuilles spontanément, librement et sincèrement changer des choses dans ta vie » : cela crée des relations tout simplement bizarres.

En conclusion, ce sur quoi j’aimerais insister c’est que, lorsqu’on a des projets pour les autres, on se prépare des lendemains qui déchantent et qui confortent des idées convenues comme, entre autres, que les parents et les jeunes que nous essayons d’aider sont la cause de nos échecs.

En ce qui me concerne, je pense que cela peut être « désâmant » pour des intervenants. Comme cette manière de penser peut être autodisqualifiante pour des intervenants, car ils participent sans le vouloir à ce que les clientes et clients résistent et s’opposent aux bonnes propositions qu’ils leur font, comme s’ils savaient mieux que la mère, et le père, et les proches ce qui était bon pour l’enfant. Cela fabrique des parents à qui l’on reprochera d’être incompétents et dépendants des services.