Corps de l’article

Ce livre d’Yves Ledure propose un regard nouveau sur la rupture entre le christianisme et la modernité. Dans un maniement élégant du langage philosophique et des expressions théologiques, l’auteur fait une analyse approfondie de la sécularisation de l’Occident. Les titres qu’il a choisis sont évocateurs de la gravité et de l’actualité des questions abordées : « Des sociétés sécularisées sans religion ? » ; « L’institutionnel et le mystique » ; « Incertaine Incarnation » ; « Homme-femme » ; « Philosophie-théologie : la séparation » ; « Transcendance et finitude ».

Pour l’auteur, le constat est sans équivoque : après des siècles d’une pratique religieuse intense, l’univers humain-social de l’Occident se recompose, en dehors des repères et des valeurs traditionnels venant du christianisme. Dieu est marginalisé, souvent évacué des préoccupations de l’homme moderne. L’auteur pense cependant que, au-delà de la question théologique que soulève le recul de la croyance religieuse qui liait l’homme à Dieu, le problème soulevé par la modernité est essentiellement anthropologique. Pour lui, la crise déclenchée par les Lumières serait due au fait que le christianisme est contesté dans sa capacité à être un humanisme, c’est-à-dire un chemin d’épanouissement. En effet, présenté et vécu comme une soumission aliénante à un Dieu tout-puissant et jaloux, qui impose à l’homme une transcendance a priori, le christianisme ne peut permettre à l’homme moderne, sujet libre, de s’accomplir dans toute son épaisseur anthropologique. L’auteur en conclut que la rupture entre le christianisme et la modernité était devenue non seulement inéluctable mais aussi nécessaire. Car, remarque-t-il, malgré la nostalgie et la tristesse passagère qu’elle provoque, la modernité force la pensée spirituelle à rebondir sur un nouveau continent, dont le sous-sol sera anthropologique et non plus métaphysique ou théologique. En ce sens, plus qu’un refus du religieux, la sécularisation est à comprendre surtout comme l’exigence d’incarner Dieu, de « réduire » Dieu à son Incarnation en Jésus de Nazareth.

Pour Yves Ledure, « si l’Incarnation n’a pas rempli sa fonction régulatrice, le rôle novateur et innovant qu’elle aurait dû remplir dans la pédagogie du christianisme […] c’est bien parce qu’elle a été interprétée en termes de procréation, de filiation. Comprise comme procréation, l’Incarnation ne remet pas en cause la structure fondamentale du monothéisme juif, à savoir la stricte dépendance de l’homme envers le créateur » (p. 73-74). Pourtant, pense l’auteur, Jésus est plutôt dans une relation de filialité avec Dieu, qui n’est pas d’ordre biologique. Pour lui, Dieu le Père n’est pas le « géniteur » mais celui en qui Jésus trouve une identité, c’est-à-dire une reconnaissance de soi, de laquelle il tire sa vocation d’annoncer la proximité du Royaume. L’Incarnation n’est donc pas seulement une affirmation théologique mais aussi une proposition anthropologique.

L’auteur considère que le drame de la représentation traditionnelle du christianisme est d’avoir privilégié l’esprit au détriment du corps, en l’isolant de son champ d’activité. Le corps en est d’autant plus fragilisé qu’il se voit dépossédé de sa corporéité, ce qui est inacceptable pour les hommes des temps modernes.

La question de la liberté humaine, celle de la sexualité ou encore de l’égalité homme-femme sont, entre autres, des lieux où la confrontation avec la modernité est dévastatrice pour le christianisme en général, et pour le catholicisme en particulier. Pour en sortir, l’auteur propose de passer de la transcendance a priori ou verticale, fondée sur une Parole d’autorité qui précède l’homme, à une transcendance a posteriori ou horizontale, conséquence logique de l’Incarnation. Il précise que la transcendance a posteriori intervient dans le parcours de l’expérience spirituelle, pour ouvrir à l’homme un nouvel horizon. Car, malgré la rationalité et les avancées scientifiques apportées par la modernité, l’horizon naturel de tout parcours existentiel reste la finitude, la mortalité. Se couper de Dieu ne résout pas cette inquiétude, qui pourrait même s’aggraver pour l’homme, maître de son destin, qui se retrouve privé du précieux secours divin. Par contre, l’aventure humaine du chrétien, qui est aussi son défi, est de postuler que cet horizon de la finitude peut être transfiguré en un horizon d’éternité, que Jésus appelait, sans le définir, le Royaume de Dieu. L’idée de Dieu est donc non seulement justifiée mais serait même salutaire pour l’homme moderne, parce qu’elle permet à la vie de prendre le dessus sur la finitude et de vaincre la mort.

L’auteur fait cependant remarquer que l’idée de Dieu ne s’identifie pas automatiquement à l’existence d’un Dieu personnel, comme celui du christianisme. Pour passer de l’idée de Dieu à l’existence d’un Dieu personnel, il faut une démarche spécifique appelée la foi. Or, la foi ne relève plus de la rationalité, fer de lance de la modernité, mais appelle la confiance. Il faut donc allier modernité et christianisme, anthropologie et transcendance, pour sortir du piège de la finitude. C’est pourquoi, affirme-t-il, le christianisme doit être vécu comme Incarnation, afin qu’il soit réellement porteur d’un authentique chemin de confiance pour l’homme. Pour y parvenir, il doit accepter et assumer la rupture.

L’auteur croit que si le christianisme veut retrouver les hommes modernes, il ne pourra le faire qu’« en redevenant ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, une religion de l’Incarnation de Dieu en Jésus de Nazareth. Le christianisme doit se replonger dans cette mystérieuse et féconde alliance qui est son avenir, comme elle peut être celui de tout homme libre » (p. 198).

Si un minimum de connaissance philosophique est un atout à la compréhension de certaines notions développées dans ce livre, la simplicité du style devrait permettre à tout lecteur de comprendre les différentes articulations de la pensée de l’auteur.