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Voici la première traduction française de ce traité sur l’âme d’Aelred de Rievaulx. La traduction est vivante et bien adaptée à la forme du dialogue. Ce n’est pas un traité de vie spirituelle proprement dit mais un exposé sur les présupposés de la spiritualité. Ce n’est pas toujours facile à lire à cause du sujet traité. Toutefois, les titres et les sous-titres, heureusement ajoutés à la traduction, servent de guide au lecteur qui peut aussi se référer à la table des matières pour avoir une première vue d’ensemble. Le traité est composé de trois livres et Aelred donne un résumé du premier livre à la fin de celui-ci (p. 51-54).

L’introduction est importante pour initier le lecteur contemporain et elle est bien faite. Pour approfondir le sujet, on pourra la compléter par l’introduction de Bernard McGinn, dans Three Treatises on Man. A Cistercian Anthropology, Kalamazoo, Michigan, Cistercian Publications (coll. « Cistercian Fathers », 24), 1977, p. 1-27 pour l’introduction générale, et p. 27-100 pour l’introduction à chacun des trois traités traduits dans ce volume (celui de Guillaume de Saint-Thierry, celui d’Isaac de l’Étoile et le traité anonyme sur l’esprit et l’âme), et par l’introduction de C.H. Talbot, dans Aelred of Rievaulx, Dialogue on the Soul, translation by C.H. Talbot, Kalamazoo, Michigan, Cistercian Publications (coll. « Cistercian Fathers », 22), 1981, p. 5-34. Pierre-Yves Emery présente aussi les choix de traduction qu’il a dû faire (p. 10-11). L’index biblique est un outil de travail dont il faut se servir avec précaution puisqu’il ne donne que les citations explicites au texte biblique et omet les simples mentions de certains textes : par exemple, la parabole de Lazare et du mauvais riche (Lc 16,19-31) est mentionnée ici et là sans une citation explicite, or il n’y a que trois références dans l’index.

À la fin du traité, Aelred aborde des fins dernières (p. 114-129). Ce texte est un témoin de la réflexion sur le sujet dans la seconde moitié du 12e siècle. Voici la séquence de ce qui se passe après la mort : d’abord les peines temporelles, ensuite le jugement dernier et enfin, quand l’âme aura retrouvé le corps, le ciel auprès de Dieu ou les peines éternelles. Il n’est pas question de jugement particulier ; il n’utilise jamais le terme « purgatoire » auquel on est si habitué aujourd’hui ; il ne parle pas des limbes qui sont une création du 13e siècle ; et il y a différentes demeures pour les saints. Toutefois, les peines après la mort ont une fonction purificatoire et c’est là le sens originel de notre purgatoire. Je crois que la réflexion sur le feu demeure pertinente encore aujourd’hui. Aelred insiste pour dire que le feu n’est pas matériel. On oublie trop souvent que la Bible utilise la métaphore et on interprète souvent tout ce qui concerne les fins dernières de manière littérale et matérielle. Mais un auteur du 12e siècle ne s’y laisse pas prendre et sait bien interpréter les métaphores bibliques.

L’introduction affirme que « l’auteur, à la différence de saint Bernard, est augustinien : la prédestination est double, les uns destinés au salut, les autres à la perdition » (p. 16) tandis que C.H. Talbot (Dialogue on the Soul) ne parle pas de prédestination quand il présente ce texte (p. 14-16) et le mot predestination n’apparaît pas dans l’index thématique (p. 157-162). Aelred parle-t-il de prédestination et de double prédestination dans le livre III, 38-40 ? Je ne le crois pas ; mais il y a des expressions qui semblent ambivalentes. Toutefois, la traduction d’Emery va dans le sens de la double prédestination. Dans le livre III, 39, Aelred cite Rm 9,22-23. Rm 9,22 peut être traduit : « Que si Dieu, voulant manifester sa colère et signaler sa puissance, a supporté avec une patience extrême les vases de colère propres (aptata ou apta selon les manuscrits de la Vulgate) à être détruits » (La Sainte Bible selon la Vulgate. 1902-2002, traduite en français par J.B. Glaire avec introduction, notes complémentaires et appendices par F. Vigouroux, aux éditions D.F.T., 2002, suivie en anglais par C.H. Talbot). Emery traduit : « Alors quoi ? Si Dieu voulait manifester sa colère et faire connaître sa puissance, n’a-t-il pas supporté avec une grande patience des récipients de colère, destinés (apta) à la perdition » (III, 39, p. 122). D’après moi, cette traduction introduit dans le texte l’idée de prédestination et de double prédestination. Cependant, Aelred dit par ailleurs : « Pour tous, le tourment est mesuré selon ce que chacun a mérité et selon ce qu’en a décidé le Juge de l’univers » (III, 38, p. 120). Dans ce passage, Aelred veut montrer que Dieu n’est pas injuste en condamnant ceux qui le méritent, mais il ne va pas jusqu’à affirmer que Dieu connaît d’avance et prédestine ceux qui doivent être condamnés. D’ailleurs, la réaction de Jean, l’interlocuteur d’Aelred dans le dialogue, montre le but de cet enseignement : « Crainte et tremblement sont venus sur moi (Ps 54,6), les ténèbres m’enlacent, sans que je sache si je suis digne d’amour ou de haine (cf. Qo 9,1) » (III, 40, p. 123). Aelred aurait donc présenté la double issue possible du jugement pour stimuler des sentiments de conversion chez les lecteurs. Il n’affirme jamais que le châtiment est assuré pour certains, mais qu’il demeure un risque pour tous. Malgré mes réserves, j’admets que ce texte est difficile à lire et à interpréter. Cette traduction permet de mieux connaître les présupposés d’une spiritualité et l’évolution de la pensée sur les fins dernières. Elle sera utile aux chercheurs.