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1. Introduction

Le présent article a pour objet l’examen des trois traductions successives de la nouvelle autobiographique de Charlotte Perkins Gilman (1860-1935), The Yellow Wallpaper, dans laquelle l’auteur dénonce le traitement « médical » de la dépression que subissent les femmes à la fin du xixe siècle aux États-Unis. L’analyse comparative des différences de traduction entre chacun de ces textes nous permettra de mettre en évidence les diverses formes que prend le discours féministe de l’auteur en traduction, ainsi que la manière dont le discours de la folie est appréhendé dans ce contexte.

The Yellow Wallpaper, publié en 1892[1], est rédigé sous la forme d’un journal intime écrit par une jeune femme souffrant de dépression, cloîtrée dans sa chambre par un mari bien-pensant et des docteurs qui, forts d’un savoir scientifique irréfutable, la condamnent à un traitement basé sur une inactivité totale qui va la rendre progressivement folle : elle devient obsédée par le papier peint de la chambre, où elle voit bientôt une femme prisonnière de barreaux à laquelle elle s’identifie avant d’arracher tout ce papier pour tenter de la délivrer. Dans cette nouvelle, l’auteure entend dénoncer le traitement « médical » dont elle fut elle-même l’objet – ou plus exactement la victime – et qui consista, à la suite d’une dépression postnatale, à suivre une cure de sommeil prescrite par un des plus grands cliniciens de l’époque : Weir Mitchell, qui recommandait à ses patientes un repos absolu pendant toute la durée du traitement, et qui offrira même à l’auteure les précisions suivantes : « live as domestic a life as possible, […] have but two hours intellectual life a day, […] and never . . . touch pen, brush or pencil for as long as [you live] » (Gilman 1913) – conseils qui auront pour unique effet d’aggraver ses symptômes. Comme l’inaction ne sied point à Gilman, sa guérison ne viendra que de son retour au travail d’écriture, qui donnera naissance au « Yellow Wallpaper », nouvelle retraçant son calvaire.

Lors de sa parution, The Yellow Wallpaper, bien que reconnu alors comme l’oeuvre d’une importante féministe et réformatrice sociale, est surtout commenté par les critiques comme conte d’horreur gothique ou histoire de fantômes (genres à la mode) avant de tomber dans l’oubli pendant près d’un siècle[2]. La nouvelle est redécouverte au début des années 1970 grâce à l’essor du mouvement féministe, et les presses féministes américaines (Feminist Press, Old Westbury, NY) en publient une réédition en 1973, agrémentée d’une postface d’Elaine R. Hedges qui fera de cette oeuvre un best-seller. Cette réédition à succès entraîne alors ses premières traductions en langue étrangère. Après avoir fait frissonner ses lecteurs et auditeurs d’antan, The Yellow Wallpaper devient alors dans les années 1970 un texte emblématique de la condition des femmes et de leur lutte pour échapper au joug de l’autorité patriarcale. De nouvelles lectures de la nouvelle commencent à abonder, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, et il est même avancé que ces interprétations ne peuvent être élaborées que parce que les lecteurs de la fin du xxe siècle ont accès à des outils critiques, féministes ou psychanalytiques, qui n’étaient pas à leur disposition quatre-vingts ans auparavant (Golden 2004 : 74).

2. Contexte et enjeux théoriques

C’est dans ce contexte de la réédition féministe du texte de Gilman que paraissent deux des traductions examinées ici (1976 en France[3] et 1982 au Québec[4]), tandis que la troisième traduction est publiée en 2002[5], plus de trente ans après la redécouverte de la nouvelle. Notons que les trois traductions de cette nouvelle en français ont été faites par des femmes.

La première traduction, sobrement traduite sous le titre : Le papier peint jaune, date de 1976 et est l’oeuvre du collectif de traduction des éditions Des femmes[6], maison d’édition fondée par le groupe Psychanalyse et Politique d’Antoinette Fouque, également co-fondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF) quelques années auparavant, et dont la vocation était de « rendre visible l’apport des femmes à tous les champs de la connaissance, de la pensée et de l’action » (Fouque s.d.[7]). Les éditions Des femmes étaient dans les années 1970 la première maison d’édition de ce type en Europe, et dans un contexte relativement timide, la publication de la nouvelle de Gilman devait ainsi s’insérer comme oeuvre de littérature militante sans être nécessairement féministe. L’ouverture des éditions Des femmes à « toutes les démarches de lutte, luttes individuelles ou collectives, et dans quelque champ que ce soit » (Fouque s.d.) s’explique en partie par l’idéologie universaliste française, mais n’enlève rien au caractère ouvertement militant dans lequel la nouvelle va être publiée. La traduction, sous la forme d’un petit livre de cinquante pages, est agrémentée d’une courte page d’introduction essentiellement biographique dans laquelle Gilman est présentée comme une auteure « consciente des injustices infligées aux femmes » et qui « ne cesse de militer à travers les États-Unis et l’Europe, pour le socialisme et les droits des femmes » (Gilman 1976 : 7). La traduction des éditions Des femmes entend donc placer le texte de Gilman dans le contexte spécifique désigné par Hedges dans son édition de 1973 et en propose ensuite une traduction brute sans offrir d’analyse qui guiderait sa lecture.

La deuxième traduction de The Yellow Wallpaper paraît au Québec en 1982. Intitulé La chambre au papier peint, ce petit livre de 56 pages est publié par Naaman, maison d’édition qui à cette époque publie nombre d’oeuvres de littérature francophone (Antilles, Afrique, pays arabes…) féministe et de poésie. La traduction est signée Mary M. Millman, alors professeure de français à Auburn University (Alabama, États-Unis), et qui travaille à l’époque sur les périodiques féminins québécois. Cette traduction est accompagnée d’une postface d’Elaine R. Hedges, qui on l’a vu avait fait redécouvrir The Yellow Wallpaper aux États-Unis en 1973. Cette postface assez fournie, traduction de la postface originale de Hedges, présente l’auteure, son oeuvre, et est assortie d’une analyse du texte et d’un commentaire sur le féminisme. Le texte traduit est précédé de la dédicace : « C’est à toute cette classe de femmes vaincues et même détruites, à cette masse de talents ratés ou à demi-ratés qu’est dédié le présent récit ».

Si la France des années 1970 et 1980 ne développe pas de théorie particulière relative au féminisme en traduction, le Canada, quant à lui, s’inscrit dans une situation spécifique de par son bilinguisme officiel et la traduction, de ce fait, devient un terrain de réflexion et d’expérimentation. C’est ainsi que fleurissent à partir du milieu des années 1970 nombre de théories de la traduction menées par des intellectuelles et écrivaines influentes (Nicole Brossard, Barbara Godard) : ces pionnières des théories de la traduction féministe y postulent que le traducteur – ou plutôt la traductrice – doit affirmer sa visibilité dans le processus de traduction. Dans un article publié sur la traduction féministe au Québec, Von Flotow (1991) identifie plusieurs pratiques utilisées par les traductrices féministes pour rendre plus visible leur travail de traduction et le processus de création lui-même, afin de l’opposer aux normes d’écriture et de publication patriarcales traditionnelles. Les traductrices qu’elle étudie ont ainsi recours à des stratégies spécifiques dont Von Flotow donne quelques exemples : « supplementing » : intervention de la traductrice dans le texte original afin de spécifier certains intraduisibles principalement liés au genre et à sa politique ; « prefacing and footnoting » : intervention dans le paratexte : préface, postface, notes de bas de page… ; et « hijacking » : intervention féministe de la traductrice dans un texte qui ne l’est pas nécessairement et appropriation explicite du texte traduit (Von Flotow 1991 : 74-79).

La traductrice de l’édition québécoise de 1982 ne semble pas appartenir à ce mouvement, ne serait-ce que de par la nature de la traduction produite (dont nous parlons en détail un peu plus bas), et elle marque brièvement sa présence sur la quatrième de couverture[8], avant de déléguer la parole à Elaine R. Hedges dans la postface (qu’elle a probablement traduite elle-même). Aucune intervention de ce type ne se retrouve dans l’édition française de 1976, simplement présentée par une courte page d’introduction et une quatrième de couverture citant quelques extraits du texte. Le marquage de ce dernier comme texte féministe s’effectue néanmoins par le biais du paratexte, aussi court soit-il. L’édition québécoise quant à elle offre à ses lecteurs non seulement une présentation féministe du texte de Gilman, mais en donne aussi une grille de lecture précise grâce à la postface de Hedges, laquelle joue alors son rôle didactique (Simon 1996 : 14). Les traductrices des deux éditions, en revanche, ne semblent pas intervenir explicitement dans le texte lui-même.

La traduction quant à elle – en tant que réécriture à part entière – répond également à des impératifs d’acclimatation, car comme le souligne André Lefevere, elle s’inscrit dans un dispositif idéologique spécifique : « The non-professional reader increasingly does not read literature as written by its writers, but as written by its rewriters » (Lefevere 1992 : 4). L’accès au texte se fait donc nécessairement par le filtre idéologique dominant. Mais avant d’aborder la troisième traduction de la nouvelle de Gilman, un autre facteur doit être mentionné, qui complexifie l’appréhension des trois publications. La traduction de 2002 est en effet une retraduction, détail dont on peut dire à la lecture des travaux d’Antoine Berman et de Paul Bensimon qu’il a son importance. Ce dernier note en effet que les premières traductions sont principalement des introductions, tandis que les retraductions répondent à d’autres impératifs :

La première traduction procède souvent – a souvent procédé – à une naturalisation de l’oeuvre étrangère ; elle tend à réduire l’altérité de cette oeuvre afin de mieux l’intégrer à une culture autre. [Elle] vise généralement à acclimater l’oeuvre étrangère en la soumettant à des impératifs socio-culturels qui privilégient le destinataire de l’oeuvre traduite.

Bensimon 1990 : ix

On peut avancer que le texte de Gilman paru en France en 1976 fait alors partie d’un corpus d’oeuvres inédites en français présentées sous l’angle spécifique du féminisme et qu’il doit s’intégrer au mieux dans le paysage idéologique français, tandis que celui de 2002 arrive, pour ainsi dire, en terrain conquis. Il faut cependant se demander si la traduction québécoise de 1982 doit être considérée comme une retraduction, ou une autre « première traduction ». Antoine Berman considère que toute traduction entre dans l’espace de la retraduction si l’auteur a déjà été traduit, la retraduction étant pour lui une opération qui a lieu quand un premier « état donné de la langue, de la littérature, de la culture » ne répond plus à son « rôle de révélation et de communication des oeuvres » (Berman 1990 : 3). Les deux contextes institutionnels français et québécois sont-ils assez liés pour justifier la qualification de la traduction de 1982 en tant que retraduction ? La réponse, si l’on s’en tient aux préceptes énoncés par Bensimon, semble se trouver dans le texte lui-même. En effet, si l’on regarde les deux textes traduits, il saute aux yeux que le texte de 1982 est le plus cibliste des deux (voir micro-analyse ci-dessous). Or, Bensimon note dans son article que les retraductions diffèrent fondamentalement des premières traductions car

[l]a première traduction ayant déjà introduit l’oeuvre étrangère, le retraducteur ne cherche plus à atténuer la distance entre les deux cultures ; il ne refuse pas le dépaysement culturel : mieux, il s’efforce de le créer. Après le laps de temps plus ou moins grand qui s’est écoulé depuis la traduction initiale, le lecteur se trouve à même de recevoir, de percevoir l’oeuvre dans son irréductible étrangeté, son « exotisme ». La retraduction est généralement plus attentive que la traduction-introduction, que la traduction-acclimatation, à la lettre du texte source, à son relief linguistique et stylistique, à sa singularité.

Bensimon 1990 : ix-x

Les deux traductions de 1976 et 1982 peuvent donc être considérées comme simultanées, naissant et s’inscrivant dans deux continents et deux contextes institutionnels différents.

La dernière traduction de The Yellow Wallpaper paraît en France en 2002 sous le titre de La séquestrée. Elle est éditée par Phébus, maison d’édition qui dans sa préface au livre signale que si le texte « est sans doute familier à ceux qu’intéresse l’histoire des idées féminines », il « devrait l’être à l’oreille de tous ceux qui aiment la littérature tout simplement – et singulièrement celle qui se fonde moins sur les idées que sur telle révolte centrale de l’esprit ».

On le voit, la politique éditoriale annoncée de cette retraduction (l’original des éditions Des femmes est mentionné dans la note de l’éditeur) se veut inclusive, généraliste. La justification annoncée pour la nouvelle traduction quant à elle est celle de la traductrice, Diane de Margerie, auteure bien connue de romans et d’essais, et membre du jury du prix Fémina, « qui porte une affection particulière – et ancienne – à ce texte, [et qui] a tenu à le faire exister dans une traduction nouvelle où elle a mis autant d’engagement intime que de fidélité » (Gilman 2002 : 9-10). On note dans cette édition l’intervention personnelle de la traductrice à la fin de la nouvelle, dans une postface de trente pages où Diane de Margerie présente le texte à l’intérieur d’une biographie de l’auteure situant cette dernière dans le contexte littéraire de l’Amérique du xixe siècle où l’indépendance de la femme était un combat de tous les instants, et où la contribution de Gilman au féminisme apparaît clairement.

La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi, en 2002, retraduire le texte de 1976 ? Certes, le livre publié aux éditions Des femmes n’a en 2002 pas encore été réédité (il ne l’est que depuis 2007), mais suivant Berman, on peut avancer une autre hypothèse selon laquelle, dans la mesure où toute traduction est nécessairement défaillante, toute retraduction « surgit de la nécessité […] de réduire la défaillance originelle » (Berman 1990 : 2). On peut ainsi se demander dans quelle mesure cette dernière traduction répond à des impératifs de correction. Il apparaît nécessaire, pour répondre pleinement à cette question – et d’autres, d’examiner le texte des trois traductions en détail, afin de voir dans quelle mesure chaque traduction met en valeur le message féministe de la nouvelle.

3. Le texte

La traduction de la nouvelle de Gilman pose d’emblée plusieurs problèmes d’ordre général qui méritent d’être signalés. Rappelons tout d’abord que ce texte, publié en 1892, n’est traduit en français pour la première fois que quatre-vingts ans après sa parution. Les écarts entre langue source et cible sont donc de deux natures : d’une part, la traductrice transpose la nouvelle dans une langue-culture et un lieu différents, mais d’autre part, l’écart temporel pose la question de l’historicité : faut-il le transposer dans une langue plus contemporaine afin de « supprimer la distance de l’historicité linguistique », ou préserver le style un peu désuet de la nouvelle et ainsi « se condamner à l’archaïsme artificiel » (Genette 1982 : 297) ? Ces choix, rappelons-le, seront également conditionnés par le statut de traduction ou de retraduction conféré à chacun des textes.

La manière dont va s’appréhender l’étrangeté du texte dépend ainsi également de ces choix de traduction préliminaires. Mais avant toute micro-analyse, nous pouvons déjà dégager quelques tendances : la traduction de 1976 et celle de 2002 semblent avoir pris le parti d’une écriture plus proche de l’étrangeté du texte original que celle de 1982, dont la lecture semble plus fluide. Après avoir établi que la traduction de 1982 constitue une deuxième traduction originale, on pourra se demander si la retraduction de 2002 présente les caractéristiques sourcières identifiées par Berman, et enfin, naturellement, dans quelle mesure ces traductions répondent ou non au discours féministe véhiculé par le texte.

En ce qui concerne la micro-analyse du texte, il serait présomptueux de vouloir traiter de la traduction de toutes les « étrangetés » que recèle le texte original, nous nous concentrerons donc sur les occurrences les plus significatives.

Le journal intime de la narratrice est un texte assez brut, construit autour du non-dit, et (vingt ans avant Freud) à la psychologie quasi inexistante, qui témoigne avant tout des deux pulsions contradictoires d’une femme qui veut guérir en faisant confiance à son mari d’une part, mais qui d’autre part se rend bien compte, même si c’est à mots couverts, qu’elle est prisonnière de son autorité (en tant que mari et médecin) et qu’elle n’ira mieux qu’en le trahissant. L’étrangeté du texte, longtemps interprétée à travers le prisme d’une lecture fantastique, mais qui est bien une écriture « de la folie » en réaction aux canons de l’époque, est alors signifiée par quatre éléments principaux :

  • la mise en page du texte ;

  • la syntaxe défaillante ;

  • les oxymores et déclarations contradictoires qui émaillent le récit ;

  • les répétitions obsessionnelles de certains mots ou de certaines idées.

3.1. La mise en page du texte

Le texte original est composé de paragraphes très courts, parfois d’une à deux lignes, qui viennent renforcer l’idée de fragmentation des pensées de la narratrice. Cette mise en page est globalement respectée dans les trois traductions, mais on note l’espacement des paragraphes dans la version de 1976, qui insiste sur cette fragmentation, et donne ainsi une sensation d’ellipse et de non-dit plus marqués que dans les deux autres traductions. Ces espacements (dont certains existent dans l’original pour marquer le passage du temps) disparaissent assez systématiquement dans la traduction de 1982, qui paraît donc plus fluide mais semble passer à côté d’une mise en forme signifiante. Elle relève également d’un style beaucoup plus écrit, comme nous le verrons ultérieurement. La traduction de 2002, quant à elle, respecte assez scrupuleusement la mise en page originale, à l’exception de quelques rares occurrences. En l’absence d’information complémentaire, il est difficile de dire si l’espacement des paragraphes est le fruit d’un choix délibéré des traductrices ou s’il a été décidé par leur maison d’édition respective, mais l’édition de 1976 semble présenter la mise en page la plus audacieuse des trois (figure 1).

Format des trois traductions de The Yellow Wallpaper : (1) Le papier peint jaune, 1976 ; (2) La chambre au papier peint, 1982 ; (3) La séquestrée, 2002

Figure 1

Figure 2

Figure 3

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3.2. La syntaxe défaillante

La nouvelle de Gilman se caractérise par une tendance à rédiger des paragraphes courts, mais aussi parfois des phrases courtes, voire sans verbe. Bien que ces phrases tronquées ne constituent nullement l’essentiel du texte, elles ont leur importance : d’un point de vue stylistique, elles illustrent elles aussi à leur manière la fragmentation des idées de la narratrice ; elles sont par ailleurs à rapprocher des stratégies d’écriture féministes encore relativement inédites à la fin du xixe siècle et qui vont à l’encontre du canon littéraire traditionnel. Les occurrences sont répertoriées ci-dessous afin d’examiner la façon dont l’étrangeté est appréhendée par les différentes traductrices.

On constate ainsi que les trois traductions ont tendance à normaliser le texte et à rétablir sa syntaxe pour le rendre plus lisible même si les phrases tronquées en anglais sont par ailleurs parfaitement compréhensibles. Ce procédé est bien connu des traductologues, mais est aussi dénoncé par les théories féministes de la traduction qui privilégient plutôt le recours à un langage que l’on pourra identifier comme différent des normes établies.

Dans la traduction de 1976, une partie des phrases sans verbe se voit ainsi reconstituée, et à l’une des phrases tronquées sont ajoutés des points de suspension qui n’existent pas dans la version originale. La traduction de 2002 essaie par endroits de garder cette syntaxe tronquée (– seul, ce papier peint… – phrase par ailleurs mise en relief par sa séparation des autres paragraphes qui n’existe pas dans la version originale). Notons aussi que Diane de Margerie a également pris le parti de créer une phrase tronquée là où dans l’original ne se trouve qu’une simple exclamative (Tant il m’obsèdeIt dwells in my mind so !). Ces stratégies de compensation permettent au lecteur d’appréhender l’esprit du texte dans sa globalité.

À l’inverse, il apparaît dans la traduction de 1982 (qui montre aussi une tendance à lier les paragraphes) que la structure syntaxique des phrases sans verbe a été rétablie de manière quasi systématique. Le résultat est encore une fois une impression de fluidité qui ne se retrouve pas dans les deux autres traductions du texte. Cette recherche de fluidité entraîne parfois la traductrice à interpréter certaines phrases assez librement, comme en témoigne la traduction de Round and round and round – round and round and round – it makes me dizzy par Ces questions se répètent, se répètent et se répètent jusqu’à ce que la tête me tourne : explicitation particulièrement restrictive que le texte original ne permet pas de justifier.

Le tableau suivant récapitule les différents choix opérés par les traductrices :

Tableau 1

La syntaxe défaillante dans les trois traductions de The Yellow Wallpaper

La syntaxe défaillante dans les trois traductions de The Yellow Wallpaper

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3.3. Les oxymores et déclarations contradictoires

L’étrangeté du texte tient aussi à quelques oxymores et déclarations contradictoires qui surviennent au début du journal intime de la narratrice. Ces oxymores reflètent bien évidemment les messages contradictoires qu’elle reçoit d’une part de son mari, autorité médicale, et d’autre part de son « bon sens », qu’elle se refuse à écouter sinon par l’entremise de la « femme dans le papier peint », seul déplacement qu’elle s’autorise : « So I will let it alone and talk about the house » (Gilman 2000 : 4). Ces contradictions, au nombre de quatre, disparaissent à mesure que l’écriture du journal avance et que la narratrice s’enfonce dans son univers imaginaire.

Le premier oxymore se trouve dans une des phrases les plus souvent citées lors de l’analyse de la nouvelle. L’idée exprimée (l’amour peut-il se reconnaître dans le contrôle aveugle et exclusif de l’homme sur la femme ?) se répète dans le deuxième exemple, et ces deux phrases sont traduites assez littéralement dans les trois versions françaises du texte, respectant les contradictions exprimées sur le plan sémantique, même si toutes ne gardent pas la conjonction de coordination (and dans la première phrase, because dans la deuxième) qui met en évidence l’oxymore dans chaque occurrence. La traduction de 1976 les remplace par des signes de ponctuation, mettant ainsi les deux propositions en parallèle, sans les lier. La traduction de 2002 conserve ces deux conjonctions, tandis que celle de 1982 a choisi de simplifier la première occurrence :

Tableau 2

Les oxymores et déclarations contradictoires (1)

Les oxymores et déclarations contradictoires (1)

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Il est intéressant par ailleurs de noter la différence de traduction du nom opposition entre le texte de 1976 (sollicitude) et ceux de 1982 (réprobation) et 2002 (« opposition »). Il s’agit peut-être ici d’une erreur de traduction, mais il est également possible d’interpréter ce faux-sens comme une stratégie de compensation utilisant un léger oxymore (la sollicitude est une attention soutenue, mais dont l’affection n’est pas absente), absent du texte original, qui montrerait la sensibilité de la traductrice à la contradiction latente exprimée par la narratrice au fil du texte :

Tableau 3

Les oxymores et déclarations contradictoires (2)

Les oxymores et déclarations contradictoires (2)

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En revanche, dans le dernier exemple, les trois traductions semblent ici faire un contresens sur lurid, adjectif signifiant blafard, mais aussi criard. La présence de l’adverbe yet liant les deux adjectifs indique une contradiction entre les deux termes qui n’est rendue dans aucune des trois traductions. Cette description étrange, terne et pourtant criard, devrait pourtant figurer dans la liste des oxymores présents dans le texte et qui sous-tendent le discours contradictoire de la narratrice, mais ce trait stylistique se retrouve entièrement gommé dans les trois versions de la langue cible :

Tableau 4

Les oxymores et déclarations contradictoires (3)

Les oxymores et déclarations contradictoires (3)

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3.4. Les répétitions obsessionnelles de certains mots ou idées

Enfin, au fur et à mesure que la nouvelle progresse, on remarque l’augmentation de répétitions quasi obsessionnelles qui font passer la narratrice de l’ambivalence à l’idée fixe. La répétition de moon, light et night au milieu de la nouvelle (p. 12-14) illustre en partie cette ambivalence, mais la récurrence la plus frappante est celle de creep (p. 8-20), terme décliné sous plusieurs formes grammaticales dans le dernier tiers du texte, et dont l’apparition régulière et pour le moins étrange donne lieu à plusieurs types de traduction.

Un des problèmes stylistiques posés par la traduction de la répétition de moon, light et night est la perte de l’allitération qui met en parallèle les deux derniers termes tout en les opposant. Dans la traduction de 1982, la traductrice a recours à l’allitération en « l » (à la lumière de la lune, les rayons illuminent…) et les deux traductrices des textes de 1982 et de 2002 utilisent des termes porteurs de la même étymologie (lumière/illuminent » et éclat/éclaire). Par ailleurs, aucune des traductrices n’a conservé la répétition des mots composés de light qui apparaissent p. 13-14 :

Tableau 5

Les répétitions obsessionnelles (1)

Les répétitions obsessionnelles (1)

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Considérons enfin creeping, qui représente de loin la répétition la plus flagrante du texte (on trouve vingt occurrences de creep et trois de crawl entre les pages 8 et 20). C’est également la récurrence la plus « étrangement familière », pour reprendre les termes de Freud, car l’idée de ramper, métaphore rendant compte de la condition de la narratrice, infantilisée et diminuée par son mari, renvoie également à l’instinct animal ou à l’insecte sur le mur (et donc sur le papier peint).

La plupart des occurrences de creep ne posent pas de problème de traduction. Le verbe équivalent, ramper, est donc utilisé dans les trois traductions (c’est surtout le cas dans les traductions de 1976 et 2002 ; la traduction de 1982, qui a recours à la traduction littérale à plusieurs reprises, privilégie l’équivalence dans toute la dernière partie du texte). Quant à crawl, quoique légèrement différent de creep, il est lui aussi systématiquement traduit en français dans les trois textes par ramper.

Le tableau suivant fait l’inventaire des occurrences de ces traductions littérales, dans lesquelles les choix traductionnels dans les trois versions sont assez homogènes[9] :

Tableau 6

Les répétitions obsessionnelles (2)

Les répétitions obsessionnelles (2)

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Il existe cependant quelques situations où n’a pas été fait le choix de la traduction littérale (qui aurait pu servir l’écriture de la folie) : creep, terme polysémique, sera donc traduit par des termes différents dans les trois traductions. The moon creeps… devient ainsi glisse / se faufile / rôde ; « The smell creeps » se transforme en se répand / se glisse / se traîne (voir tableau) :

Tableau 7

Les répétitions obsessionnelles (3)

Les répétitions obsessionnelles (3)

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La polysémie difficile à rendre de creepy (until I felt creepy p. 12) n’a été conservée dans aucune des traductions. Dans chaque cas, les trois traductrices ont recours à l’équivalence ou à l’explicitation. Le choix du texte de 2002 nous paraît cependant judicieux car il file la métaphore de la lassitude que l’on retrouve chez la narratrice tout au long du texte :

Tableau 8

Les répétitions obsessionnelles (4)

Les répétitions obsessionnelles (4)

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Il y a par contre des cas où la traduction de creep ne pose pas de problème, et pour lesquels les trois textes français opèrent des choix de traduction différents, notables en particulier à la fin du texte, où le mot fait référence soit à la femme dans le papier peint, soit à la narratrice elle-même. Les deux traductions de 1976 et 2002, comme dans les premiers exemples, font le choix du verbe ramper et de sa répétition, mais le texte de 1982 opte le plus souvent pour des expressions de substitution : se faufiler, se glisser, se traîner, avancer ou passer sur son corps comme le montre le tableau suivant :

Tableau 9

Les répétitions obsessionnelles (5)

Les répétitions obsessionnelles (5)

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Ce tableau fait apparaître plus qu’ailleurs la différence fondamentale entre les deux textes de 1976 et 2002 et le texte de 1982, ce dernier tendant à gommer nombre de répétitions pour les remplacer par des termes plus ou moins équivalents. Si l’on considère la cohérence interne des trois textes, on remarque ainsi que la traductrice de l’édition québécoise semble effacer systématiquement des répétitions peut-être jugées maladroites. En optant pour la fluidité, elle gomme cependant ce trait stylistique caractéristique du texte original qui insistait sur l’obsession de la narratrice.

À la fin du récit, une différence majeure apparaît entre les trois traductions, qui symbolise peut-être la tendance que chacune exprime. Le retournement de situation décrit dans le dernier paragraphe est bien conservé dans les trois cas (renversement des rôles entre la narratrice et son époux, qui se trouve ici « féminisé » par son évanouissement – pathologie typiquement féminine –, et disparition du nom de ce dernier – cet homme), mais les deux traductions qui ont choisi de préserver l’étrange de creep (Et chaque fois il me faut ramper par-dessus son corps, 1976 ; si bien que chaque fois il me faudra ramper par-dessus son corps, 2002) préservent et soulignent un élément essentiel de la nouvelle – et un élément fondamental du discours critique sur la nouvelle : l’ambiguïté du triomphe de la narratrice, qui passe sur le corps de son mari, certes, mais en rampant. On peut ainsi se demander si la dernière phrase de la traduction de 1982, en perdant cette image, ne perd pas non plus son impact et n’est pas à la limite du contresens. La neutralisation plus générale de l’étrange dans la traduction de cette nouvelle semble donc contreproductive d’un point de vue purement littéraire, car elle perd sa richesse polysémique. L’étrange, outre son expression par la préservation d’éléments aussi divers que la mise en page du texte, la syntaxe défaillante, les oxymores et déclarations contradictoires ou les répétitions obsessionnelles, naît donc aussi en grande partie de la préservation de l’ambiguïté qu’exprime le texte.

Pour terminer, notons que l’engagement féministe des deux traductrices de 1976 et 2002 s’exprime aussi par le changement de temps d’un simple verbe : alors que la traductrice de l’édition de 1982 conserve la forme passée de la dernière phrase ( I had to creep devient je fus obligée… et clôture donc le récit), les deux autres traductrices font un choix plus radical. Le présent de il me faut ramper (1976) confère au récit un caractère universel, tandis que le futur exprimé par il me faudra ramper (2002) semble souligner le caractère inéluctable et implacable de l’oppression masculine qu’entend exprimer Gilman.

4. Conclusion

Cette analyse comparative des différences de traduction entre chaque texte confirme donc les tendances stylistiques générales identifiées en première lecture. Nous pouvons ainsi avancer que la traduction publiée au Québec en 1982 se démarque nettement des deux traductions françaises de 1976 et 2002 dans sa manière de gommer l’étrangeté de la nouvelle pour lui substituer une fluidité de lecture et une lisibilité plus importantes que les autres traductions. En réduisant le nombre de répétitions, en effaçant les ruptures syntaxiques et typographiques, la traductrice atténue l’étrange, et par là même le discours de la folie, qui est mieux préservé par ailleurs dans les deux autres traductions. La traduction de 1982, de par son approche cibliste, apparaît ainsi, et peut-être plus que celle de 1976, comme un exemple type de première traduction que l’on pourrait qualifier de traduction de vulgarisation. L’ancrage de cette dernière dans un paratexte féministe (la postface d’Elaine R. Hedges) semble finalement indépendant de l’approche du texte lui-même : cette vulgarisation qui, dans les premières traductions, semble nécessaire à l’accession au sens se trouve en effet critiquée par des théoriciennes telles que Gayatri Spivak (2000) qui les trouvent contreproductives dans le sens où elles atténuent la force du discours féministe. La traduction des éditions Des femmes, quant à elle, semble d’une part plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit et, d’autre part, en n’offrant pas de paratexte didactique particulier à la nouvelle, laisse le lecteur appréhender le texte traduit en mentionnant seulement qu’il s’agit là d’un texte féministe.

La retraduction de 2002, quant à elle, semble répondre aux caractéristiques énoncées par Berman et Bensimon, et met en valeur les traits stylistiques de l’original qui font de lui un « texte étrange » : conservation de certains archaïsmes, respect de la structure des propositions imparfaites et nombreuses stratégies de compensation afin de contrebalancer les occurrences où la traduction littérale s’avère malgré tout impossible. L’exemple de la traduction par Diane de Margerie de Wharf (7) par môle (20) (n. m. : embarcadère, mais n. f. : croissance anormale du placenta) témoigne de sa volonté de conserver à la fois l’étrange grâce à un choix de termes peu familiers, et d’ancrer un sous-texte directement en rapport avec la diégèse et son discours féministe. On peut considérer qu’il s’agit là d’un cas d’intervention clairement identifiable de la part de la traductrice féministe, qui offre ainsi à ses lecteurs un texte qui en fin de compte va se trouver en contradiction avec la note de l’éditeur le présentant comme un livre dont l’enjeu généraliste est de répondre à « cette forme d’incarcération à quoi menace de se résoudre toute vie si nous lui refusons les moyens de l’indispensable effraction » (Gilman 2002 : 10). On semble donc assister ici à un mouvement contradictoire dans lequel la traduction et son paratexte fonctionnent indépendamment l’un de l’autre.

Si dans tous les cas la médiation du paratexte est importante pour l’accès au texte étrange, le discours féministe présent dans chacune des traductions dépend finalement dans une large mesure de la manière dont le discours de la folie sera traité d’un point de vue stylistique, et plus précisément de la manière dont le respect de la lettre assurera le respect de la complexité nécessaire à l’appréhension d’un message qui signifie en lui-même autant que par lui-même, et qui porte ainsi en lui l’étrangeté de son origine.