Corps de l’article

Ce livre présente les observations d’universitaires français et d’élus et de représentants des conseils de quartier de la région de Grenoble. Le lieu est significatif, car Grenoble a une longue tradition d’activisme local, ayant connu la première Union de quartier (1926) et le premier référendum local (1983) en France. Aux analyses des difficultés de participation à la politique locale s’ajoutent des contributions de quatre représentants étrangers, dont Roméo Bouchard, ancien président de l’Union paysanne et coordonnateur de la Coalition pour un Québec des régions.

Le propos du livre concerne surtout les obstacles institutionnels à une vraie participation des citoyens aux échelons locaux et régionaux, mais il s’interroge aussi sur les autres conditions nécessaires au bon fonctionnement de celle-ci. Le problème, dit Marion Paoletti, vient du fait que « la décentralisation est faite par les élus locaux pour les élus locaux » (p. 25). Le cumul des mandats fait en sorte que, après les élections de 2008, seuls 13 % des députés et 25 % des sénateurs n’exerçaient que ce seul mandat. De plus, depuis 2003, le Sénat a priorité d’examen des projets de loi touchant à la décentralisation. Or, non seulement les sénateurs sont-ils le plus souvent des élus d’instances régionales ou locales, mais ils sont choisis par 150 000 grands électeurs qui sont « prioritairement des maires ruraux » (p. 42). Il en résulte ce que Paoletti appelle « le verrouillage sénatorial ». Quand on sait que sur les 36 000 communes françaises, 28 000 ont moins de 1000 habitants, on se trouve face à la France profonde !

Le cumul des mandats et les lois électorales ont eu pour effet ce que Jean Tournon appelle la nationalisation des élections locales, puisque celles-ci sont devenues des prolongements et un baromètre des luttes politiques nationales. D’autres facteurs institutionnels empêchent l’émergence d’une vie politique locale et régionale authentique, notamment la prolifération des structures et leur mode de fonctionnement. Côté structures, là où il y a deux ou trois niveaux de gouvernement dans les autres pays européens, en France il y en a quatre : la commune, l’intercommunale (dont les agglomérations et les communautés urbaines), le département et la région. À tous les niveaux, les pouvoirs sont concentrés sur le chef de l’exécutif (le maire ou le président) qui est désigné par l’assemblée, sans être responsable devant elle, et qui profite de pouvoirs législatifs et administratifs.

Pour Paoletti, la pire instance est l’intercommunale qui jouit de pouvoirs et d’un financement qui lui sont propres, mais où « tout se passe au sein de l’exécutif, à un troisième niveau de délégation » (p. 39). Par ailleurs, Tournon nous dit que, dans les municipalités, le choix des membres des conseils de quartier et le bon fonctionnement de ceux-ci dépendent du maire (p. 20). À tous les niveaux, il existe un problème d’opacité, les élus ont dû batailler pour avoir un simple droit à l’information.

Voilà autant de causes institutionnelles du peu de légitime participation. La décentralisation décidée par Paris ne produit pas un vrai complément à la démocratie représentative, mais bien ce que Tournon appelle « la démocratie représentative (bis) ». De la sorte, les auteurs de ce livre tendent à prôner l’initiative locale, soit par une participation ad hoc non sollicitée, soit par les divers moyens de la démocratie directe, à savoir le référendum, l’initiative et la révocation. Il y a peu de place accordée aux réseaux sociaux et aux possibilités offertes par les technologies de l’information.

C’est donc la position de plusieurs auteurs que l’apathie, le fatalisme et le désintérêt des électeurs pour la politique locale sont les fruits de la nationalisation de la politique locale, de la complexité des structures locales et régionales, ainsi que du secret qui entoure leur fonctionnement. Cependant, les auteurs étrangers posent la question de la culture politique. En Suisse, on vote quatre fois l’année sur des propositions de démocratie directe, participation qui est acceptée avec sérieux et responsabilité par les citoyens. Au Japon, une tradition d’implication des citoyens au gouvernement local est aujourd’hui renforcée par le manque de ressources financières, de sorte que les citoyens participent activement à la gestion de nombreux services. Puis, Jean-Pierre Charre soulève la question des rapports entre élus, citoyens et techniciens. Selon lui (p. 91), « le bon fonctionnement de la démocratie locale […] suppose à la fois du désir de vivre ensemble, du temps et de la compétence ». C’est un type d’argument qui est fortement réprouvé par Roméo Bouchard, qui dénonce « la mystification de la gouvernance » (p. 160).

Vu du Québec, on peut se rappeler le dicton qui se termine par « quand je me compare, je me console ». Cela vaut pour le cumul des mandats, qui n’existe plus au Québec depuis 1980, pour l’existence de partis politiques locaux à Québec et à Montréal et peut-être pour le nombre de municipalités. Par contre, nous avons autant de complexité dans les structures locales et régionales, car nous avons le réseau scolaire distinct et la présence du fédéral sur le territoire et nos instances régionales sont aussi aux deuxième et troisième niveaux de délégation. Le problème du rapport avec les techniciens est posé ici aussi, le dilemme étant que la participation efficace nécessite de l’information, qui amène avec elle le risque d’assimilation des postulats, des hypothèses et des cadres utilisés par les fonctionnaires, d’où le risque de se retrouver avec une participation de ce que Laurence Bhérer appelle « une élite citoyenne » ou la « démocratie représentative (bis) » de Tournon. C’est donc un livre qui, malgré des différences institutionnelles notables, traite de questions entièrement pertinentes de ce côté de l’Atlantique.