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« La méthode, c’est le chemin après qu’on l’a parcouru », disait Marcel Granet, sentence que son élève Georges Dumézil aimait répéter (voir par exemple 1948 : 12). Cette idée rétrospective de la méthode est fidèle à l’étymologie du mot grec meta-hodos : « (se déplacer) le long du chemin ». Au lieu de proposer des méthodes toutes faites que le chercheur est censé mimer, il est toujours valable de suivre les parcours de chercheurs dans leurs travaux, d’où l’on peut extraire, a posteriori, des méthodes. Or, les coordonatrices de ce gros volume, numéro double des Cahiers de littérature orale, ont demandé à des chercheurs dans le domaine des traditions orales – vingt-cinq auteurs, littéraires, linguistes, folkloristes et anthropologues, basés dans cinq pays, de plusieurs traditions intellectuelles différentes, et qui travaillent sur des performances africaines, européennes, américaines et océaniennes – de parler, non pas de leurs méthodes d’enquête, mais, précisément, de leur cheminement, de leurs pratiques. L’ouvrage qui en résulte, comme on pourrait s’y attendre, est d’une variété extrême, mais est marqué par la fraîcheur des découvertes que l’on y fait.

La plupart des contributeurs sont français ou basés en France. En fait, on pourrait avancer l’idée que, depuis un certain temps, la France – et Paris en particulier – est devenue la Mecque des études des traditions orales : elle est le lieu de travaux intensifs, multisites et multidisciplinaires. Séminaires, colloques, numéros de revues, centres de recherche semblent foisonner et s’imbriquer partiellement. Cette explosion d’intérêt est ancrée dans des traditions bien établies : d’une part, l’intérêt continu pour les mythes chez les anthropologues influencés par Claude Lévi-Strauss ; d’autre part, l’intérêt pour les dits de l’autre chez Marcel Griaule et l’impact que la méthode de celui-ci a eu sur la pratique de terrain chez nombre d’anthropologues français ; enfin, une tradition de passion, chez les littéraires, pour les formes non-occidentales. Plusieurs séminaires de longue haleine ont marqué et marquent encore le paysage intellectuel parisien[1]. Avec le lancement des Cahiers de littérature orale en 1976 par Geneviève Calame-Griaule, la France et la francophonie se sont dotées de l’une des rares revues dans le monde qui traitent principalement des traditions orales.

Forte de cette situation déjà riche, la dernière décennie a de plus vu l’établissement d’une série de nouveaux centres et la transformation d’autres[2]. Des représentants de plusieurs de ces groupements sont contributeurs à ce volume, qui offre un panorama des pratiques en usage pour recueillir et analyser les traditions orales.

Le recueil est marqué par la diversité des approches, des styles, et des types de texte. Ce qui frappe d’abord est que presque la moitié des contributions proviennent d’africanistes. Cette présence a peut-être d’autres raisons que les seuls intérêts des trois coordonatrices, qui sont elles-mêmes africanistes. À l’instar des traditions grecques et balkaniques qui ont fourni les exemples de base pour l’école d’analyse de la poésie orale de Parry et Lord dès les années 1920, et à l’instar des matériaux amérindiens qui ont été exemplaires à la fois pour le structuralisme autour de Lévi-Strauss et pour l’ethnopoétique américaine des années 1970 et 1980 (Leavitt in Calame et al. 2010), on peut voir ici à quel point les études africaines constituent un lieu d’inspiration pour une revivification des études de l’oralité en France (voir, par exemple, Baumgardt et Derive 2008, dont on trouve un compte rendu dans le volume), mais aussi en Angleterre (Barber 2007 ; Furniss 2004 ; Finnegan 2007, dont on trouve également un compte rendu).

L’introduction de l’ouvrage par Sandra Bornand et Cécile Leguy place celui-ci dans cette lignée, en citant dès la première page l’africaniste Jean Derive sur l’autonomie de la littérature orale comme mode de communication. L’introduction passe en revue les développements dans le domaine : depuis les années 1980, une prise en compte de l’oralité se doit d’aller bien au-delà du texte verbal transcrit. Ici plusieurs travaux-phare sont cités : l’éveil de l’intérêt pour la performance ; le renouveau de l’interdisciplinarité ; et le modèle offert par quelques expériences multimédia récentes (Revel 2008). Tout cela concourt à la nécessité de reconnaître ces événements précisément comme des événements, plutôt que comme des objets. Cela implique trois éléments : une prise en compte des multiples dimensions de ces performances en contexte ; l’acceptation de la réalité de la présence du chercheur et des effets de cette présence sur l’événement observé ; une réelle prise en compte des effets sur les participants du fait de l’enregistrement et de la mise en circulation d’un événement. À partir de ces constats, le recueil est divisé en trois parties. Si cette division, qui a nécessairement sa part d’arbitraire, est très utile, elle ne revient malheureusement ni dans le livre, ni dans la table des matières, où elle aurait donné des repères au lecteur qui risque de se perdre dans cette forêt de textes.

C’est cette même organisation que je vais suivre ici, tout en admettant que dans une oeuvre de cette envergure, d’autres découpages auraient été possibles. Les différents textes étant de longueur et de style très différents, il n’y a pas lieu de faire le même type de commentaire pour chacun.

La première partie, dénommée « Contextes et performances », s’ouvre avec l’article de Sandra Bornand intitulé « Histoires de contextes... Expériences en région songhay-zarma (Niger) ». L’auteure y parle de ses recherches chez les Songhay du Niger et montre jusqu’à quel point l’enquêteur, avec ses présuppositions et ses attentes, fait nécessairement partie du processus d’enquête. Elle illustre d’abord comment elle-même, dès son enfance suisse, a senti un certain rapport avec l’Afrique, puis comment, lors d’une visite au Niger, sa rencontre avec un griot a produit un déclic qui a déterminé sa vocation. Le chercheur, donc, n’est pas une personne neutre ou idéale, mais porte avec lui sa propre histoire et ses propres fantasmes. Sandra Bornand montre ensuite comment les différents rôles qu’elle a joués et les différentes situations qu’elle a vécues – comme invitée, comme mariée (elle s’est mariée au Niger), comme accompagnatrice du griot – ont influencé le genre de matériel recueilli. Enfin, tout en acceptant l’inévitabilité de l’impact de la présence et du rôle du chercheur sur la situation d’énonciation, et en acceptant la réalité de son rôle subjectif, elle propose des pratiques qui permettraient d’entrevoir quelque chose de plus objectif.

Cécile Leguy, « En quête de proverbes » chez les Bwa au Mali, propose de traiter les proverbes comme des actes plutôt que comme des choses. Ces actes sont tout à fait vivants et utilisés dans la vie politique et, plus largement, sociale. L’auteure se demande comment on peut en faire la collecte et publier un recueil qui respecte les avancées de l’ethnographie de la communication et les exigences anthropologiques, tout en faisant quelque chose d’utile pour les gens eux-mêmes en produisant un « outil » pour ceux de la société qui voudraient se servir des proverbes pour renforcer leur parler. Cette dimension pratique fondamentale rappelle des problèmes que l’on rencontre en traductologie : comment produire une traduction qui respecte les particularités du texte-source tout en offrant quelque chose d’intelligible pour les locuteurs de la langue-cible ?

Dans « Dites-le avec des gestes. Comment étudier la gestuelle des conteurs ? », Geneviève Calame-Griaule offre pour sa part un morceau important de son autobiographie comme chercheure, retraçant un parcours auprès de plusieurs ethnies africaines. Chez les Dogon, puis chez les Touareg, elle enregistrait des contes et devenait de plus en plus consciente de la gestuelle hautement stylisée des conteurs. En utilisant non seulement la transcription, mais aussi des dessins, des photographies et des films, elle propose des analyses qui rendent compte du gestuel.

En s’appuyant sur ses recherches chez les Gitans sur le flamenco, Catarina Pasqualino (« La littérature orale comme performance ») retrace un parcours des « performance studies », surtout américaines. Citant les classiques dans le domaine – Bauman, Turner, Schechner – elle conclut qu’on doit traiter les prestations de littérature orale comme autant de rituels, ce qui implique une dimension théâtrale irrécusable.

Dans « Internet : un nouveau terrain d’enquête. Quelques pistes à explorer d’après une expérience », Marie-Jo Derive pose la question du destin de l’oralité à l’âge de l’Internet. Spécialiste des jeux verbaux gate-gate qui se déroulent en français populaire ivoirien dans les grandes villes et qui impliqu(ai)ent nécessairement un face-à-face, l’auteure découvre un réseau mondial de gate-gate sur le web, reliant et opposant des Ivoiriens maintenant éparpillés à travers le monde. L’article discute ce prolongement d’une tradition de face-à-face qui se transpose à une échelle mondiale et aboutit à des échanges entre inconnus, ainsi que les transformations de style et de contenu que cela implique.

Dans un article magistral, « On the Multiple Dimensions of Memory in the Oral Communicative Moment », l’africaniste britannique Graham Furniss, auteur d’une introduction à l’oralité (Furniss 2004), fait le tour des études, surtout en anglais, sur le rôle central de la mémoire et de la cognition dans la transmission orale. À l’inverse de l’emphase mise dans les articles précédents sur la qualité immédiate, émergeante de la performance, Furniss rappelle, citant en particulier les travaux de Karin Barber et du psychologue américain David Rubin (1995), que la performance est toujours une performance de quelque chose, qui nécessite une certaine transmission. Quel est donc le statut de cet « objet textuel » entre ces réalisations ? Ici, la notion de genre devient centrale : « le genre est à la fois un assemblage de conventions tirées des réalisations antérieures, et un cadre de paramètres au sein duquel peuvent se réaliser de nouvelles créations » (p. 138, notre traduction). Les propos sont illustrés par l’exemple hausa d’une division générique et de ses subtilités.

La deuxième partie, « Histoires d’enquêtes et de restitutions », se propose d’étudier comment on fait de la recherche sur les performances orales, comment elle a été faite, et quelles en sont les implications.

Dans son article « Littérature orale : une enquête peut en cacher une autre », l’anthropologue Margarita Xanthakou décrit une enquête sur les contes en Grèce pour montrer comment une telle recherche, innocente en toute apparence, peut appuyer sur des points sensibles dans la vie sociale. L’auteure a en effet mis au jour un thème troublant dans les sociétés de cette région du Péloponnèse : celui de l’hostilité entre lignées agnatiques, qui va jusqu’au point où le lien entre frère et soeur peut être plus fort que celui entre mari et femme. Elle découvre ainsi des histoires d’épouses qui tuent leur mari pour venger leur frère, et qui semblent prendre la place du fantasme correspondant à l’inceste frère/soeur, qui permettrait, dans les termes de Lévi-Strauss, de « rester entre soi ».

Dans « L’imparfait dans la quête », Linda Gaborit décrit son retour comme chercheure à son propre lieu d’origine, l’Île de Noirmoutier, au large de la Vendée. Une partie de sa propre quête d’identité – et une partie essentielle de son travail – a été de convaincre les gens de l’île que leurs contes, leurs chants, leur dialecte ne sont ni primitifs, ni sauvages, mais ont de la valeur en soi. En l’absence des genres « classiques » de folklore, elle découvre des fragments oraux toujours en usage, ainsi qu’un genre de mensonge tout à fait vivant.

Les quatre textes suivants offrent la possibilité d’aller au-delà de la convention anthropologique et folklorique du chercheur solitaire pour proposer des méthodes collectives de collecte de données, et mettre en évidence leurs forces et leurs faiblesses.

Jean Derive, spécialiste des littératures africaines, décrit le projet de repérer l’ensemble des genres oraux des Dioula de Kong (Côte d’Ivoire). Dans l’impossibilité où il se trouvait d’être continuellement sur le terrain, il a constitué un réseau local et formé un groupe de collecteurs en engageant neuf étudiants, un pour chaque quartier de la région, afin de recueillir des productions orales. Le résultat en a été de mettre en évidence, entre autres choses, quelques genres dont Jean Derive lui-même n’avait pas soupçonné l’existence ; une expérience de plus dans la définition des genres. En répétant les mots d’une performance à des gens qui n’y avaient pas assisté, on s’apercevait qu’ils étaient souvent dans l’embarras quant à dire de quel genre il s’agissait : la définition du genre d’une tradition orale passe donc par plusieurs dimensions performatives, c’est-à-dire plus par l’énonciation que par l’énoncé.

Dans « Confessions of a Legend Hunter in the USA », la folkloriste américaine Janet Langlois, « chasseuse de légendes », rapporte ses expériences de collecte de rumeurs et de légendes à connotation raciale pendant une période de crise communautaire urbaine. Commençant avec une collecte de type traditionnel, Janet Langlois a ensuite travaillé en profondeur avec une seule personne. En même temps, pour minimiser l’impact de sa propre présence, elle a fait valoir des données disponibles grâce aux collectes d’écoliers et d’autres chercheurs, une étape collective « en largeur » qui sert à baliser ses propres essais « en profondeur ».

Les deux textes suivants, par deux spécialistes des traditions françaises, traitent de chercheurs qui instituaient des collectes collectives dans leurs régions respectives au début du XXe siècle. Josiane Bru dédie son article « Perbosc et l’enquête folklorique : projet pédagogique et outil de construction sociale » à l’instituteur Antonin Perbosc du Tarn-et-Garonne, qui a organisé ses classes d’élèves en folkloristes, les envoyant enquêter dans leurs propres familles et quartiers. Pour Perbosc, militant régionaliste, cette démarche faisait partie de la construction d’une société distincte. Dans « Le concours, un moyen efficace de collecter ? Enjeux, richesses et limites d’un fonds de chansons bretonnes méconnu », Eva Guillorel raconte la tentative du vicaire breton Jean-Marie Perrot d’effectuer une collecte par concours dans un journal. Cette immense collecte est enfin en voie d’être publiée. L’auteure offre une discussion subtile des avantages – considérables – et des désavantages de ce genre de collecte. En fait, la collecte par journal et à travers les classes d’école était pratiquée dans plusieurs pays pendant les premières décennies du XXe siècle. Joseph Thomas LeBlanc, en Acadie, en est un exemple (cité à la page 214).

Nadine Decourt, spécialiste du conte, rapporte dans « Conter entre les langues et les cultures : circulation de la parole et des imaginaires. Deux dispositifs d’enquête » ses recherches chez les immigrants du Maghreb en France et sur les conteurs de ces communautés. Ces derniers, des professionnels connaissant actuellement un grand succès dans leur pays d’adoption, s’avèrent au moins aussi doués pour l’audiovisuel et pour les hypermédias que la chercheure elle-même. De telles performances impliquent un rapport complexe entre l’oral, l’écrit et, maintenant, le numérisé.

Dans son article « En quête de traditions orales en pays nyanga (RDC) », Daniel P. Biebuyck raconte ses premières recherches, au pays nyanga en République du Congo, et son tournant de l’anthropologie sociale pure vers les textes de traditions orales qui « constituent les témoignages oraux les plus directs et les plus objectifs d’une culture donnée » (p. 241). À la suite des articles précédents, Daniel Biebuyck relate son embauche de deux jeunes hommes locaux, ainsi que leur formation pour recueillir un corpus de chez eux. Le résultat est un grand corpus de textes, déjà traduit mais pas encore publié.

« L’utilité des questionnaires d’enquête linguistique » de Luc Bouquiaux est une courte histoire de la réflexion collective et surtout interdisciplinaire qui a mené à la publication du fameux manuel Enquête et description des langues à tradition orale (Bouquiaux et Thomas 1971, 1976). Le manuel, dans ses différents avatars, reste souvent utilisé, et l’histoire de son développement et de ses transformations donne un aperçu utile de son contexte d’élaboration.

L’article « Ethnographie de la poétique de la performance » de Catharine Mason offre une réflexion sur les pouvoirs du verbe et un parcours des études ethnopoétiques menées par des chercheurs français et américains. L’auteure, qui est en train de constituer une base de données sur cette littérature, reprend les théories, surtout américaines, les plus importantes sur la performance et la poétique en contexte d’oralité. Catharine Mason semble un vrai passe-muraille, intégrant aussi bien les traditions européennes qu’américaines, et c’est une des rares personnes qui ait essayé de concilier différentes écoles d’ethnopoétique (Mason 2004). Son article offre une des meilleures introductions disponibles, dans quelque langue que ce soit, à ces études.

Les deux textes suivants révèlent quelques-unes des possibilités offertes par les nouvelles technologies pour faire valoir de multiples facettes de textes ou de performances oraux. L’article de Paulette Roulon-Doko, « Le conte : du terrain à Internet, pratique et déontologie », présente la pertinence des ordinateurs pour l’analyse des contes, en l’occurrence ceux des Gbaya de l’Afrique centrale. Anne-Marie Dauphin-Tinturier (« Comment structurer un hypermédia pour étudier une oeuvre de littérature orale »), également africaniste, propose un programme hypermédia sophistiqué pour donner accès à de multiples dimensions des performances.

« Des connexions orales et visuelles aux connexions numériques » offre un entretien de Cécile Leguy avec l’anthropologue australianiste Barbara Glowczewski. L’interviewée décrit comment elle se sert des images dans sa pratique anthropologique chez les Warlpiri de l’Australie, qui font des dessins dans le sable pour montrer les mouvements des esprits/ancêtres totémiques. Ce sont ces mouvements qui définissent le rapport des Warlpiri au territoire et à l’espace – même chez des populations qui ont été déplacées de leur propre territoire, qui « connaissent » ainsi bien des paysages qu’ils n’ont jamais vus. Barbara Glowczewski a noté une similarité remarquable entre cette façon de penser « en chemins » et l’hypermédia – d’où l’idée d’utiliser l’hypermédia pour représenter la construction du monde warlpiri. Mais, ici, le plus grand danger réside dans la réussite même du projet : à travers celui-ci, qui est potentiellement disponible partout dans le monde, leurs propres connaissances risquent d’échapper aux Warlpiri eux-mêmes. Suit une discussion des attitudes changeantes chez les Warlpiri envers ce genre de projet, ce qui semble indiquer – comme font plusieurs des articles dans ce volume – qu’on va vers une anthropologie transformée en une pratique foncièrement collaborative.

Ce qui nous mène à la troisième partie du recueil, « Questions d’éthique ».

Deux textes s’interrogent sur la question de savoir comment on peut travailler sur un sujet d’apparence aussi anodine que la littérature orale dans des situations de crise et de guerre. Dans « Fast Forward to the Past : A Look into Palestinian Collective Memory », Sonia Nimr parle de ses enquêtes d’histoires de vie et d’ethnohistoire chez les Palestiniens, montrant comment pour ce peuple traumatisé, la mémoire prend des aspects mythiques, d’une façon qui change en fonction de la situation et des espoirs soulevés ou mâtés. L’article de Marie Lorillard, « Échos d’une “guerre amère” : témoignage à propos d’une enquête portant sur la littérature orale au nord de la Côte d’Ivoire », porte pour sa part sur les chants inspirés par la crise politique chez les Senoufo au nord de la Côte d’Ivoire. L’auteure se demande comment on peut effectuer une collecte de données dans une situation de crise et de violence.

« Dans les coulisses de l’improvisation (Joutes poétiques de Sardaigne) » de Maria Manca traite des extraordinaires joutes de poésie improvisée en Sardaigne, une pratique qui semble mobiliser des ressources foncièrement mystérieuses, non seulement chez le public, mais chez les poètes eux-mêmes. Comment enquêter sur l’inspiration, sur des processus sur lesquels les participants n’ont pas de discours explicite ? Puis, question centrale à tout ce volume : comment passer d’une notion de littérature basée sur l’écrit à des pratiques orales, qui sont, elles, immédiates ? Finalement, ce texte, tout comme celui de Linda Gaborit mentionné plus haut, soulève le problème du terrain dans un lieu qui est plus ou moins chez soi : Maria Manca, qui est sarde d’origine, se retrouve donc dans une situation où elle ne sait rien, en même temps qu’elle est censée tout savoir.

Dans son article « Les pharmacopées de tradition orale. Quelle écriture ? Pour quel patrimoine ? », Elisabeth Motte-Florac nous prévient de multiples dangers impliqués dans la réduction à l’écrit de connaissances, dans ce cas de pharmacopées traditionnelles : le fait, tout d’abord, qu’une telle réduction risque de fausser la nature de ces connaissances ; mais aussi le fait que rendre ces connaissances accessibles à des instances internationales puissantes puisse faire plus de mal que de bien. Les dangers identifiés ici font penser à la célèbre « Leçon d’écriture » de Lévi-Strauss (1955), où il conclut que l’écriture a été, et reste, un formidable outil d’asservissement. Si Élisabeth Motte-Florac travaille au Mexique, les problèmes soulevés dans son texte s’appliquent à la recherche en général.

Pour sa part, le folkloriste américain Lee Haring (« The Oral Literature Researcher as a Foreign Expert ») offre une défense du rôle du chercheur étranger comme expert étranger au service des communautés étudiées, qui peut aider à donner une voix aux subalternes.

Dans le dernier texte du volume, Mihaela Bacou (« Déontolo-quoi ? Ah oui... déontologie... ») raconte les péripéties de ses recherches dans la population roumaine du nord de la Grèce. Dans un article qui utilise la confession personnelle pour avancer la discussion, Mihaela Bacou raconte comment, presque par accident, elle a un moment laissé penser à ses informateurs qu’elle avait fermé le micro – alors qu’il continuait à fonctionner. Cette violation des règles a mené à des découvertes réelles et tout à fait valables sur les différents registres de la langue : découvertes grammaticales, lexicales, stylistiques et culturelles – découvertes qui auraient été impossibles à faire si la chercheure avait « joué le jeu », comme nous essayons tous de faire. Un article qui donne vraiment à réfléchir.

Il est évident, même à travers ces discussions minimes, que ce volume révèle une richesse remarquable de styles et de problèmes de recherche. Pour conclure, je mentionne deux desiderata auxquels sa lecture m’a fait penser et repenser.

D’abord, et c’est quelque chose que je sais de mes propres travaux en Inde du Nord, il reste d’immenses trésors de matériaux oraux enregistrés mais jamais publiés, enfouis dans des tiroirs ou captés sur des vieux films et vieilles cassettes audio. La mise en disponibilité de ces matériaux devrait être une priorité.

Mais une priorité pour qui ? Dans presque chaque pays, des centres, universitaires ou populaires, d’inspiration anthropologique, folklorique, littéraire ou patrimoniale s’occupent de la collecte et de la mise en valeur des traditions orales, des contes, des performances populaires, sans qu’il y ait aucun centre de référence ou de repère, et souvent sans que les chercheurs d’un pays connaissent ceux des autres. Une deuxième priorité devrait donc être la création d’un réseau mondial de ces centres.

Mais une chose que ce volume révèle est la complexité même des conséquences de telles priorités, qui impliquent que les performances de chacun deviennent la propriété de tous. Or, nous en sommes seulement au stade 1 des réflexions sur ces implications possibles.