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« Désormais, je vis en exil intérieur dans mon propre pays ». Cette parole d’un ami tchétchène du Kazakhstan, recueillie lors d’une mission en septembre 2002 à Almaty et dans son rajon[1], exprime, non pas la complexité de la situation en Tchétchénie, mais bien le désarroi de cet homme face aux transformations survenues après les indépendances de 1991 en Asie centrale et au Kazakhstan[2]. Le choix du titre de cet article, « L’anthropologue en exil », fait écho à cette rencontre et à la portée locale de cet énoncé.

Un ouvrage, dirigé par Michel Agier voici déjà quelques années, s’intitulait : Anthropologues en dangers. L’engagement sur le terrain (Agier 1997). Les questions de l’engagement sur le terrain de recherches et des effets de nos interventions en situation de violences et de crises y étaient posées. Mes investigations et recherches en Asie centrale, et au Kazakhstan en particulier, ne m’ont pas conduite à être confrontée avec une situation de guerre ou de violence déclarée. Par contre, elles ont révélé chez nombre de mes interlocuteurs[3] une succession d’émotions, de troubles, voire même d’angoisses, liés à la violence ordinaire du changement. En passant d’une vie de bergers dans les yourtes à celle de demandeurs d’emploi en milieu urbain à la suite de la chute de l’URSS, les familles auprès desquelles j’enquête depuis 1992 sont entrées, irrévocablement, en « modernité insécurisée » (Laurent 2003 : 271). Plus précisément, ces familles ont quitté le mode de vie qu’elles avaient réussi à préserver, malgré les campagnes soviétiques successives visant à les sédentariser, pour rejoindre une société de marché en transformation rapide, voire fulgurante, étroitement liée à la mondialisation économique, où se dessine une urbanisation massive de populations jusqu’alors rurales.

Cette situation traumatisante pour ces personnes (et pour moi) a impliqué une remise en cause radicale de ma recherche : j’avais vécu dans la steppe et les monts de l’Ala Tau avec des bergers semi-nomades ; je les retrouvais dans des maisons des villages du piémont ou dans des appartements de la ville d’Almaty. Dès lors, comment adapter ma méthode d’enquête et mes grilles d’analyse à la rapidité des métamorphoses de l’autre – celui dont je croyais avoir approché l’être au monde – en me forgeant quelques clés de compréhension ? Ces clés restaient-elles pertinentes ? Devais-je considérer que s’ouvrait un nouveau terrain ?

Autant de questions auxquelles je ne prétends pas répondre ici de manière exhaustive, mais qui participent de la discussion initiée dans ce numéro d’Anthropologies et Sociétés.

Face à ces interpellations liées certainement à une recherche construite dans la diachronie, et après de nombreux allers-retours entre l’espace-temps du terrain et celui de l’écriture, la notion même d’exil, énoncée et évoquée par plusieurs informateurs de « nations »[4] différentes, m’a semblé riche d’enseignements. En effet, même s’il peut paraître excessif, le terme d’exil recouvre les champs de l’éloignement (affectif ou moral) ; de manière plus figurative celui du changement (volontaire ou non)[5] ; du dépaysement ; parfois même de la rupture ; et enfin, de la contrainte ou de l’interdiction. Par essence, notre pratique d’anthropologue nous conduit toujours à un exil volontaire à partir d’un décentrement posé comme réussi pour pouvoir approcher au mieux les constructions socioculturelles et les normes de vérité de l’autre. Se mettre intentionnellement en dehors de nos repères d’espace-temps, pour expérimenter ceux des autres que nous tentons d’étudier, appartient en propre à la méthode qui fonde notre discipline : celle d’une observation participante engagée et impliquée (Olivier de Sardan 2008 ; Singleton 2010).

Afin de mieux comprendre ce qui suit, il est nécessaire de dire quelques mots sur le terrain ethnographique concerné. Depuis 1992, j’enquête auprès de populations de bergers kazakhs, dans le rajon d’Almaty. À cette période, et bien que l’indépendance ait été proclamée l’année précédente, le système administratif et organisationnel soviétique est encore largement en place. Les trois premières années de l’indépendance ont été cruciales pour imposer une nouvelle gestion sociopolitique, contribuant à marginaliser une partie de la population kazakhstanaise[6]. Comme l’écrit Joma Nazpary : « Beaucoup de personnes que j’ai rencontrées au Kazakhstan décrivent la période postsoviétique comme un chaos (bardak) et se déclarent dépouillées par ce changement » (Nazpary 2002 : 1)[7].

Au printemps 1993, je rejoins les bergers qui achèvent leur transhumance des steppes se trouvant le long de la rivière Ili vers les pâturages de montagne de Karach, dans la chaîne de l’Ala Tau. Ils sont encore les employés d’un kolkhoze[8] et transhument quatre fois par an au changement de saison. Dans ce climat continental, les écarts de températures sont fortement marqués et poussent les bergers vers l’altitude, l’été, pour fuir la chaleur écrasante de la plaine. À l’opposé, l’hiver, hommes et bêtes s’enfoncent de plus en plus loin dans la steppe, là où la couche de neige s’affine. Chaque famille possède une maison dans un des villages situés au nord-ouest d’Almaty, au pied de la montagne. Cependant, au sein de la famille nucléaire, seuls les enfants en âge scolaire occupent ces maisons. Ils y vivent avec un oncle, une tante, des grands-parents ou restent parfois entre eux, l’aîné prenant soin des autres. Ce système impose une séparation familiale durant une grande partie de l’année, tous se réunissant en période de vacances scolaires dans la yourte considérée comme le véritable foyer. Ces moments de retrouvailles sont l’occasion pour les parents d’enseigner et de transmettre. Les hommes se chargent de l’éducation des garçons, les femmes de celle des filles. Le savoir-faire des bergers et leur connaissance précise de leur environnement permettent le déroulement de la vie quotidienne, parfois de la survie, dans des milieux hostiles (glissements de terrain en montagne ; présence quotidienne des loups, des serpents, des ours ; présence plus fugace mais également meurtrière pour le bétail de panthères des neiges).

Les bergers ne possèdent pas leur yourte, elle appartient au kolkhoze. La mise en commun des moyens de production impose cela ; mais, pour ces bergers, vivre dans une yourte permet d’être quotidiennement sous un chanirak. Ce terme désigne en kazakh la roue sommitale de la yourte et le patrilignage[9], alliant ainsi puissamment la personne et l’habitat (Vuillemenot 2009). Le chanirak marque spatialement la frontière entre les cieux et les mondes souterrains, le monde des humains se trouvant en équilibre entre les deux (Gemuev et al. 1988).

Les bergers reçoivent du kolkhoze des biens et services en échange de leur travail d’éleveurs. Par exemple, le camion de distribution de produits alimentaires de base (farine de blé, riz, sucre, oignons et pommes de terre), d’ustensiles et de vêtements parcourt l’ensemble des pâturages. De même, un camion cinéma fait parfois son apparition, rassemblant, le temps d’une projection, les habitants des yourtes de plusieurs pâturages. Ou encore, un camion sauna (bania) passe une fois par saison. Cependant, les bergers se plaignent régulièrement des obligations imposées par le kolkhoze. Par exemple, ce dernier, au mépris des traditions, octroie le meilleur emplacement au meilleur éleveur de la saison, et les bergers doivent ensuite substituer discrètement à cette hiérarchie du mérite une hiérarchie dans laquelle le respect de l’aîné se trouve restauré. Avec les années et la pratique, les bergers ont appris à ruser avec les contraintes de l’organisation kolkhozienne. Ces dernières sont donc parfaitement maîtrisées : elles n’empêchent aucunement de vivre comme berger dans un milieu connu ou, pour le moins, connaissable et reconnaissable.

Or, à l’indépendance, le kolkhoze a été vendu à une firme hollandaise de culture de pommes de terre. Du jour au lendemain, l’élevage ne présentait plus aucun intérêt pour la firme. Une par une, les familles de bergers ont quitté les yourtes pour rejoindre les villages où bon nombre ne séjournaient que rarement. Malgré toutes les limites imposées et, parfois, les sévices subis durant la période soviétique, ces familles n’avaient jamais connu l’expulsion totale de leur habitat coutumier : la yourte.

Après une dernière transhumance vers les villages, les familles se sont sédentarisées. Les femmes ont rapidement reconstruit l’univers de la yourte dans une pièce de la maison, tentant de préserver des repères de leur ancienne vie. En revanche, les hommes se sont trouvés immédiatement rejetés aux marges de ce nouveau monde. Dans le contexte culturel kazakh, en dehors du temps particulier consacré aux visites, il est totalement inconvenant pour un homme de s’attarder autour du foyer durant la journée. Sans pâturages, sans bétail à conduire, sans travail et sans autre savoir faire, la seule issue possible pour ces hommes était soit une existence en marge de la société, soit, pour certains, le suicide. Même si ce dernier reste, en principe, un geste proscrit dans cette société, plusieurs hommes de cette communauté se sont effectivement donné la mort. Toutes les conditions de l’exil, plus encore de l’exil intérieur, étaient ici réunies : l’éloignement, le changement, le dépaysement, la rupture, la contrainte, l’interdiction de retourner vivre sur ces pâturages. « Nous n’avons plus de yourte mais quand quelqu’un meurt, nous en construisons une pour mettre le corps. Nous ne pouvons pas faire autrement. En ville, tu vois parfois une yourte entre les immeubles ; c’est parce qu’il y a eu un mort » (Notes de terrain, Essik, juin 1998). Le rite d’enterrement et les gestes posés autour du mort constituent l’essentiel du lien ténu qui les relie encore à leur ancien mode de vie.

Dans les premières années de sédentarisation définitive, les femmes ont trouvé plus rapidement un travail, en tant que cuisinière ou que ménagère chez des particuliers d’Almaty ou dans des collectivités et des firmes privées. Peu à peu, les hommes sont devenus pour la plupart chauffeurs d’ambulance ou de taxi. Ils ne parcourent plus les steppes à cheval, mais en voiture, faisant l’aller-retour entre la ville et les villages où le nombre de navetteurs ne cesse d’augmenter. Chacun a développé les moyens de sa survie, puis de sa vie, dans un monde dont il ignorait jusqu’aux règles élémentaires de fonctionnement au moment du grand effondrement. Les plus jeunes, qui n’ont connu la yourte que durant les périodes de vacances scolaires, n’ont pas eu à gérer une telle transition. Ils ont immédiatement adhéré aux changements. Pour eux, le milieu urbain, qui semble plus attractif, fait désormais office de référence absolue. Parallèlement, les steppes et les montagnes se transforment en lieux de loisirs et de villégiature, aménagés pour accueillir des résidences secondaires privées.

Dans un premier temps, l’exclusion sociale et le mal de vivre de mes interlocuteurs imposèrent de me désengager de ma recherche pour m’engager vis-à-vis des personnes. Alors que les bergers kazakhs, avec lesquels j’avais travaillé et partagé de nombreux fragments de vie dans les yourtes, voyaient leur monde s’effondrer, il m’eût semblé particulièrement indécent de les questionner, de brancher mon enregistreur ou de photographier à l’envi. La perte de la yourte entraîna la perte des repères fondamentaux de mes informateurs. Pour eux, l’ordonnancement du monde s’organisait à partir du chanirak qui s’élève entre ciel et terre, partageant ainsi l’univers entre le monde des humains, les cieux (les Tengri ou Dieux-Cieux) et les mondes souterrains. Comment vivre sans chanirak ? C’est-à-dire, comment vivre sans yourte, sans transmission lignagère et sans les réseaux de solidarité attenants ?

Cette situation me conduisit à un exil intérieur quant au recueil de données, et quant aux réflexions et analyses qui pouvaient en découler. J’entends par « exil intérieur » le fait de continuer mon enquête ethnographique clandestinement, sans possibilité de réflexivité et de partage avec mes informateurs, en laissant toute la place à leurs silences au sein d’une observation participante la plus discrète possible. Dans une société où le malheur se cache, où les émotions se font silencieuses pour se protéger du pire (Vuillemenot 2007), comment prendre ostensiblement des notes et avouer que mon enquête continue alors que le désarroi s’affiche dans tous les foyers ? « Mes enfants ne seront pas bergers », me dit un berger par un jour du printemps 1995, « toi qui connais ce monde, que devons-nous faire pour eux ? »[10]. C’est plus de dix ans après qu’il m’a été possible de revenir sur cette période avec mes informateurs. « Tu te souviens ? La fin des années 1990 a été vraiment rude ; on n’avait rien, on ne savait pas où on allait », dit l’un deux, alors que nous partagions un thé dans une maison du village avec d’anciens bergers[11]. Durant des années, l’évocation de la vie dans la yourte conduisait au silence ou au changement rapide de conversation. Lentement, la parole a recommencé à circuler dans les foyers à propos de la vie de transhumant ; une sorte de fierté, un sursaut d’honneur perdu ont ressurgi. « Ceux qui ont vécu dans la yourte » est devenu une catégorie à part au sein de cette société de nomades sédentarisés, une sorte d’association d’anciens combattants qui ne serait connue et reconnue que par ces derniers.

Ayant été le témoin privilégié de ces moments perdus, je commençais à être interrogée par les plus jeunes ou les urbains : « Anna Tatia, racontez-nous la yourte ! » Lors de ma dernière mission en avril 2010, je fus interpellée, en fin de journée, dans un bus d’Almaty bondé de passagers, par une élégante jeune femme. « Anna Tatia ! Anna Tatia ! Je suis la première fille de D., vous vous souvenez de moi ? »[12]. Je l’avais en effet rencontrée dans les monts du Tian Shan, dans la yourte de ses parents, en 1993. Le plus surprenant pour moi fut qu’elle me reconnaisse. Cette petite anecdote et la discussion qui suivit m’inclinent à penser que pour beaucoup de membres de cette communauté d’anciens bergers, je suis désormais rangée dans la catégorie de « ceux qui ont vécu dans la yourte ». Cette posture conférée à l’anthropologue vieillissante par ses informateurs ne facilite pas la poursuite de recherches sur l’être au monde contemporain des jeunes et des moins jeunes.

Il s’agit en quelque sorte d’ouvrir un nouveau terrain avec les mêmes personnes (et leur descendance) en espérant que les autres accepteront de vous percevoir différemment et de vous donner une autre place. Aussi faut-il trouver une autre dimension de la recherche qui fasse sens pour les interlocuteurs dans ce nouveau contexte. Depuis des années, lorsque la question m’est posée : « Et maintenant, qu’est-ce que tu fais ? », ma réponse est systématiquement : « Je travaille à l’université ». Je n’ose préciser : « mais je continue mon enquête auprès de vous ! ». J’anticipe ici une réponse qui m’avait été faite en 1998 : « Tout ce qu’il y avait d’intéressant, tu l’as vu dans la yourte »[13].

Ce qui fait sens aujourd’hui pour eux, c’est que j’enquête auprès des bakhsis (chamanes-soufis), sur les formes d’islam contemporain ou sur les différents types de guérisseurs qui s’installent depuis la fin de l’URSS, mais pas sur des nomades sédentarisés. Pour comprendre ce qui se joue pour ces personnes, il faut se référer aux transformations identitaires qui ont suivi le développement, la chute, puis le renouveau des républiques centrasiatiques. Durant la période soviétique, le Kazakhstan était le premier producteur de viande sur pied de l’Union. Ainsi, les bergers étaient des employés des fermes d’État et, suivant la logique stakhanoviste, ils recevaient des gratifications en nature lorsqu’ils avaient dépassé les objectifs de production. Dans un tel paysage ou, plus précisément, dans un tel « ethnoscape »[14], le berger kazakh rendait service à la nation. Les bergers se vivaient comme les dépositaires d’une culture kazakhe, les garants de la transmission d’un mode de vie nomade, en regard des milieux urbains intensément russifiés. Comme l’écrit Martha Brill Olcott : « À l’indépendance, les Kazakhs représentaient 40 % de la population du pays ; plus ou moins 37 % de la population étaient d’ethnie russe » (Brill Olcott 2002 : 11)[15]. Plus encore, les Kazakhs vivant en milieu urbain ne parlaient pas ou plus la langue kazakhe entre eux, alors que les Kazakhs des milieux ruraux avaient conservé leur langue. Même si l’apprentissage de la langue kazakhe a été encouragé et soutenu depuis l’indépendance, cette question linguistique est loin d’être résolue dans les réseaux scolaires, universitaires et administratifs.

Paradoxalement, alors que s’ouvrait, pour mes informateurs, la perspective de voir leur mode de vie semi-nomade reconnu officiellement comme un fondement de l’identité kazakhe, le rêve d’une valorisation du savoir-faire du berger et de sa connaissance approfondie de l’environnement naturel s’est évanoui très rapidement. Durant les années qui ont suivi l’indépendance, la figure du berger fut instrumentalisée à l’envi, que ce soit sur des affiches ou banderoles publicitaires placardées dans Almaty, ou sur les spots des écrans de télévision. L’exemple le plus frappant est celui d’une fresque sur la façade d’un immeuble de banlieue, construit à la va-vite, pour loger le surplus de population issu de l’exode rural, dont une partie des familles avec lesquelles je travaillais. Cette fresque représentait un jeune homme kazakh soutenant seul, avec deux bakan (élément du toit de la yourte), un chanirak. Le slogan écrit en russe et en kazakh disait : « Ici, nous construisons votre futur ! ». La modernité insécurisée a conduit les bergers de la yourte à l’immeuble de banlieue en leur offrant pour toute réparation des préjudices subis une représentation de leur ancien mode de vie censée indiquer le futur. Les yourtes apparaissent encore, détournées de leur usage premier, lorsqu’elles sont montées sur les places des villes ou des villages, à l’occasion de la Fête nationale ou du Nouvel An. Elles s’inscrivent ici dans la même perspective d’instrumentalisation de l’image de la vie du nomade. « Regarde, elles ne sont même pas bien montées. Ils ne savent pas comment faire », me dit N., alors que nous assistions à une préparation de Nauriz (Nouvel An) par de jeunes recrues de l’armée, sur une place d’Almaty[16].

Pour ceux installés au village, des images de la vie dans la yourte (y compris les photos prises par l’ethnographe) ornèrent d’abord les murs de la maison en dur – considérée comme un pis-aller en regard de l’habitat traditionnel – puis disparurent au rythme des transformations de la vie quotidienne. Depuis, les murs des demeures se couvrent de souvenirs de vacances ou de nouveaux rites de passage (mariage en ville, remise de diplôme, etc.), et de photographies que les plus jeunes rapportent chez leurs parents. Ces échos d’un monde que « ceux qui vivaient dans la yourte » n’habitent plus vraiment suffisent à dire l’abandon d’une reconnaissance sociale et culturelle en tant que berger. « Aujourd’hui, nous vivons comme chez toi ; il y a beaucoup de voitures, de magasins, on trouve tout ce qu’on veut au marché »[17]. Dans l’imaginaire de mes informateurs, le fait que nos mondes soient devenus semblables implique que je n’aurais plus rien à apprendre d’eux. Leur vie contemporaine devant m’être largement connue, puisqu’elle est comparable à la mienne, il n’y aurait rien de particulier à en dire.

Par ailleurs, nous ne sommes pas ici en présence de « militants ethniques » (Copans 2000 : 53). Les anciens bergers, même s’ils se réfèrent à l’histoire glorieuse, partiellement mythique, des cavaliers des steppes (entre autres à Gengis Khan) ne peuvent se maintenir sur l’échelle sociale en tant que bergers. Être nomade au XXIe siècle au Kazakhstan ne confère aucun prestige. L’image du nomade, sur-utilisée dans les campagnes de publicité kazakhstanaise, contribue à entretenir l’allégorie du nomade, mais ne suscite pas le désir de vivre comme un nomade. Arborer des biens matériels compte désormais plus qu’afficher des têtes de bétail. Par exemple, l’usage des chevaux cède la place à celui des véhicules motorisés. La belle monture, initialement signe de richesse et de prestige, se transforme en 4x4. Et posséder un cheval pour circuler sur des routes désormais surencombrées qui convergent toutes vers le grand centre urbain, ne présente aucun intérêt.

L’exil au coeur du terrain ethnographique

Que peut-on entendre par exil au coeur du terrain ? Après quelques années de pratiques ethnographiques sur un même terrain, l’impression de familiarité, de connu ou tout au moins de reconnaissable, de déchiffrable, procure, il faut bien l’avouer, un certain confort dans la recherche. À l’inverse, quand le décalage et la distance s’installent avec les informateurs – avec ceux qui nous avaient tolérés, accueillis, adoptés naguère, et que l’on avait fini par nommer « siens » (« mes » Kazakhs, « mes » Canaques, « mes » Péruviens, etc.) –, nous nous retrouvons hors jeu, privés de repères, comme si notre regard était devenu radicalement « trop éloigné ». Tout pousse alors le chercheur à commencer une nouvelle enquête, à se donner un autre défi, à adapter sa méthode pour pouvoir travailler, cette fois, sur une société en rapide transformation. Or, dans le cas exposé ici, les informateurs se dérobent, arguant du fait que leur vie actuelle ne présente aucun intérêt. « Nous n’avons plus rien à t’apprendre », « ton livre est le récit de notre vie »[18], comme si après la sédentarisation, il n’y avait plus rien à observer. À leurs yeux, je peux (et dois) venir en vacances, en touriste, mais plus en chercheure. Ce glissement d’identité m’est imposé avec une gentillesse et une bonne volonté désarmantes. C’est, en fait, par souci de ma recherche qu’ils me poussent ailleurs, et sans doute parce que le rôle de l’anthropologue se confond, dans leur contexte empreint de soviétisme, avec celui de l’historien. Pour les plus jeunes, j’appartiens à la génération de leurs parents, celle qui par définition ne devrait s’intéresser au monde habité par les jeunes qu’à une distance bienveillante. Il leur paraît par exemple incongru et même gênant que je puisse envisager une observation participante lors d’une de leurs soirées en boîte de nuit à Almaty.

Ma première rencontre avec les bergers s’était produite au pied de la montagne alors qu’ils transhumaient vers les pâturages d’altitude :

Tu te souviens, nous ne pensions pas que tu t’adapterais à la vie dans la yourte. Nous étions des sauvages et nous ne savions pas d’où tu venais. J’avais nettoyé la casserole dans le ruisseau pour faire un peu plus civilisé. Tout ce que je connaissais de l’Ouest, c’était à l’armée. On attendait des heures, couchés dans la neige avec un fusil, l’arrivée des Américains. Ils ne sont jamais venus, j’aimerais au moins voir la tête qu’ils ont.

O., Notes de terrain, Essik 2008[19]

Cette dernière remarque s’inscrit dans le contexte de ce que les soviétiques nommaient zagranitsa et qu’Alexei Yurchak illustre ainsi :

Dans les années 1970, en Union Soviétique, circulait une histoire drôle : « Un homme dit à un autre : « Je veux retourner à Paris ». Le second s’exclame incrédule : « Quoi ! ? Tu y es déjà allé ? ». Le premier répond « Non, mais j’avais déjà voulu y aller ». La blague joue sur le profond paradoxe compris dans le concept de zagranitsa, qui se traduit littéralement par « au-delà de la frontière » et qui désigne en fait « ce qui est à l’étranger ».

Yurchak 2005 : 158[20]

Que le récit de l’anthropologue devienne le fondement du récit des informateurs est une posture courante dans les revendications identitaires des mouvements indigènes (voir par exemple Glowczewski et Henry 2007) qui s’emparent, non sans raison, des savoirs qu’ils ont contribué à engendrer. Mais ici, le récit, les photos, les films permettent d’abord d’entretenir la mémoire des personnes présentes sur ces documents. Plus rien de commun ne semble exister entre ces premiers récits de vie, ces données ethnographiques accumulées au fil des ans, et l’état actuel du terrain en question. La réminiscence semble empêcher, littéralement, la possibilité d’une autre enquête auprès des mêmes personnes. Avec les années, nous avons appris à nous (re)connaître. Aujourd’hui, c’est comme si tout était à refaire, comme s’il fallait à nouveau justifier ma présence parmi eux, autrement que pour une visite que l’on rend à de vieux amis avec lesquels on ne partage plus que des souvenirs.

L’exil au coeur du terrain s’installe aussi lorsque nous voyons avant l’autre que son monde bascule et qu’il n’y aura pas de rattrapage possible. Il ne s’agit pas de s’accrocher à la nostalgie bon marché d’un monde perdu, mais d’assister, voire d’anticiper, la chute. Celle qui va conduire inévitablement au bouleversement et à la souffrance de ceux avec lesquels nous partageons des périodes de vie, au côté desquels nous nous engageons dans une vie quotidienne qui ne nous appartient pas, en répétant des gestes, des postures, des phrases qui permettent la rencontre et un certain type d’intégration. Nous ne devenons pas l’autre, mais nous sommes avec lui. Au moment où les familles, les unes après les autres, quittaient la yourte, une assemblée s’était tenue dans les steppes de Kapchigaï où je me trouvais au printemps 1994. Rassemblés dans la yourte des bergers chez qui je logeais, les uns et les autres s’interrogeaient sur leur avenir. En ce temps-là, les femmes voyaient dans l’abandon de la yourte certains avantages, et en premier lieu le fait d’avoir accès à l’eau courante, au gaz et à l’électricité. Elles envisageaient aussi avec joie de pouvoir vivre en permanence au village avec leurs enfants. Alors que j’étais interrogée sur cette perspective, je m’étais permis de dire à ces femmes : « Je comprends vos envies d’un autre mode de vie moins rude, mais je pense aussi qu’en perdant la yourte, vous perdrez beaucoup de ce qui fait votre vie quotidienne »[21]. Après quelques années de vie au village et surtout après la confrontation violente avec un monde que ces bergers ne parvenaient pas à appréhender, une ancienne bergère, Z., me fit cette remarque : « Tu avais raison, Anna, en perdant la yourte, nous avons tout perdu. Nous ne savions pas que ce serait comme ça » (Vuillemenot 2009 : 227). Le « tout » fait essentiellement référence au réseau social, aux logiques de solidarité à l’oeuvre lorsqu’ils vivaient dans les pâturages où la présence et l’aide des voisins peuvent s’avérer vitales en cas d’accident ou de maladie, et favorisent aussi de longs moments festifs de rencontre et de partage autour du foyer. Au village, c’est l’isolement qui prime. Aujourd’hui, Z. raconte qu’elle passe une bonne partie de ses journées devant la télévision, qu’elle n’a même plus envie de préparer à manger ou de s’occuper de la maison, que la vie est moins intéressante, que les enfants sont partis et que les vieux vivent désormais seuls au village[22]. En cela, Z. souligne la perte des réseaux, de la présence directe des anciens amis et voisins bergers éparpillés dans différents lieux. Plus encore, cette ancienne bergère exprime à sa façon la perte d’un cadre de références commun. Les axes fondateurs de cette société (masculin/féminin, aîné/cadet) se sont profondément transformés avec le changement de vie. En trouvant plus rapidement du travail, les femmes ont acquis un pouvoir économique tandis que les hommes découvraient l’inutilité de leurs anciens savoir-faire. Les cadets ont pris le pas sur les aînés. « Nos enfants parlent “computer” et nous ne connaissons pas cette langue. Nous ne parlons plus la même langue »[23]. Pour la génération des anciens bergers, le monde, devenu incompréhensible, leur échappe.

Quand le terrain se dissout

Face à la fulgurance des transformations qui traversent « mon » terrain initial, l’évidence s’impose : ce terrain n’existe plus. Le Kazakhstan des yourtes habitées est devenu celui des yourtes de musée ou de foires commerciales, même si la yourte et son chanirak (roue sommitale) restent un symbole majeur de ce pays. Aussi la nécessité d’ouvrir un nouveau terrain s’est-elle imposée d’elle même. Elle a impliqué un changement de perspective analytique en passant d’un milieu rural fortement imprégné de marqueurs identitaires kazakhs à un milieu urbain, majoritairement russifié durant la période soviétique, et aujourd’hui mondialisé. « Tu vois bien, aujourd’hui nous vivons différemment. Mes enfants ne sont pas bergers et d’ailleurs, ça ne les intéresse pas du tout »[24].

Ouvrir un nouveau terrain avec les mêmes protagonistes est une véritable gageure. Informateur comme ethnographe, chacun est devenu un autre tout en restant lui-même. Lorsque l’anthropologue vieillit en même temps que ses premiers informateurs, les relations deviennent évidentes et presque immédiates. Au contraire, à mesure que le mode de vie change, les systèmes de représentation se transforment, les interactions se réorganisent, l’anthropologue voit son rôle remis en question. La nécessité de développer une théorie de l’action qui rende compte de la dynamique de la transformation se révèle de manière impérieuse.

De surcroît, ces anciens bergers se sont réapproprié une partie du discours produit sur eux. Ils se vivent comme étant les derniers à posséder le savoir de la yourte, à pouvoir en parler, mais ils savent aussi que la transmission de ce savoir est fortement compromise. Devenant les enquêteurs de leur propre vie, ils reconstruisent des instantanés de leur passé. Quelles données peuvent être produites dans de telles circonstances ? Le risque est de recueillir un discours sur le discours où l’effet en cascade introduit des biais successifs dans la recherche. Ce type de problème renvoie à la discussion lancée par J-.P. Olivier de Sardan autour de la rupture épistémologique et du couple sens commun/sens savant :

Plus généralement la notion de « rupture » rend fort mal compte des rapports complexes entre sens commun et sens savant. En fait, les outils langagiers et cognitifs fondamentaux de l’un et de l’autre sont identiques. Ce constat a d’ailleurs été fondateur de l’ethnométhodologie. La différence entre les opérations intellectuelles ou discursives du chercheur et celles que peut mener tout un chacun placé dans des conditions analogues n’est pas de nature, mais de posture, c’est-à-dire d’expérience, de savoir-faire, de réflexivité, de vigilance.

Olivier de Sardan 2008 : 307

Pour pouvoir ouvrir un nouveau terrain, au même endroit, dans le même groupe, il faut que le terrain précédent ait été fermé, que la rupture soit consommée. Comme l’écrit M. Naepels :

Si le savoir anthropologique se fonde pour une part sur des justifications – et non pas seulement sur des informations, des opinions ou des témoignages – il faut alors poser la question critique des sources et d’administration de la preuve : qui donne les données de terrain ? Et pourquoi ?

Naepels 2006 : 111

Dans l’exemple exposé ici, le « glissement » de terrain ainsi que la transformation des conditions d’enquête nécessitent de reconstruire des relations autrement afin que la parole puisse à nouveau circuler. Croiser les témoignages, étendre l’enquête au-delà du groupe initial – même si celui-ci se compose déjà de cent quarante familles – s’imposer une réflexivité rigoureuse, voilà trois conditions nécessaires mais insuffisantes. Bien sûr, j’ai diversifié mon terrain, concevant une enquête multi-située en suivant les navetteurs dans leurs aller-retour entre zone rurale et zone urbaine, mais est-ce satisfaisant ? À propos des enquêtes multi-sites, Georges Marcus énonce :

Dans ces projets, un simple savoir-faire de circonstance ou un bricolage méthodologique liés à la pratique de l’ethnographie ne suffisent pas à la constitution ni d’une idéologie ni d’un idéal visant à réguler la pratique. Une discussion et une articulation de la modification des conditions du travail de terrain sont nécessaires à l’émergence d’un paradigme alternatif, entièrement légitimé, de la pratique ethnographique au sein de l’anthropologie.

Marcus 2002[25]

Sur « mon » terrain désormais multi-situé, en transformation permanente, les questions de méthode se trouvent étroitement liées aux conditions de base de la réussite d’une enquête ethnographique : quelle est la place que mes interlocuteurs sont encore prêts à me donner ? D’où parlent-ils ? Dans quelle posture suis-je pour les écouter et les entendre ? Et Georges Marcus de poursuivre :

Par conséquent, la finalité, la fonction, l’éthique ainsi que la nature des relations de travail en jeu dans l’examen traditionnel des points de vue indigènes changent considérablement dans cet espace multi-site pour devenir une sorte de théâtre de réflexivités complices orchestrées par l’ethnographe engagé dans des collaborations beaucoup plus complexes et explicites que ce qui n’a jamais été envisagé dans la mise en scène traditionnelle – soit le compte rendu des relations de terrain avec de simples informateurs.

Marcus 2002

L’entrée en modernité des semi-nomades kazakhs a « liquidé » – au sens entendu par Zygmunt Bauman de « sans liens », de « dé-liaison » (Bauman 2004) – ce qui restait de l’organisation sociale traditionnelle kazakhe. Auparavant, l’individu ne pouvait exister sans s’inscrire dans un réseau familial et social stable. Aujourd’hui les alliances et les connections se modifient au rythme des transformations socioéconomiques et socioculturelles. Cette nouvelle donne contraint l’anthropologue à des adaptations rapides et répétées. Le terrain se modifie sans cesse ; une mise à jour régulière des données s’avère vitale pour la recherche sous peine de basculer très vite dans le registre exclusif de l’ethnohistoire. De plus, la conjoncture sociale kazakhe contemporaine, enchâssée dans la société kazakhstanaise elle-même en plein changement, nécessite une grande souplesse dans le choix des outils analytiques et conceptuels. Passer d’une anthropologie du nomadisme à une anthropologie de l’espace urbain, de la mondialisation et de la modernité astreint le chercheur à l’acquisition d’autres connaissances théoriques et à la participation à d’autres champs de recherches qui, dans nos pratiques d’anthropologues au sein d’une discipline découpée, se rendent communément hermétiques les uns aux autres. Dans l’esprit d’une méthode hypothético-inductive, le fait de se questionner à partir des découvertes du terrain nous impose de franchir régulièrement les frontières que nous avions artificiellement posées à notre recherche. Cependant, le passage d’un champ disciplinaire à l’autre reste parfois perçu par les collègues comme l’application d’une logique de touche-à-tout. Où s’arrête et où recommence un champ de recherche ? Si tant est qu’on puisse le délimiter, en quoi ce champ est-il propre à l’anthropologie ? Pour répondre partiellement à ces deux questions, la suite de ce texte s’attache à envisager l’exil au coeur du terrain à partir d’une autre entrée réflexive.

Être chercheur en Asie centrale

En se dotant régulièrement de nouveaux outils pour forger des clés de compréhension des phénomènes observés, une nécessité s’impose : celle d’un partage entre collègues autour d’un même champ. Contrairement à la situation existant dans d’autres sous-disciplines de l’anthropologie culturelle, aujourd’hui encore, les chercheurs sur l’Asie centrale ne sont pas très nombreux. Souvenons-nous que l’ouverture de cette région du monde aux chercheurs étrangers s’est faite plus massivement après les indépendances au début des années 1990 et que peu de scientifiques occidentaux, de missionnaires et autres voyageurs, même illustres, tels que Ármin Vámbéry (géographe hongrois), Ella Maillard (exploratrice, journaliste, photographe suisse), Peter Fleming (écrivain britannique) ou encore William Morris Davis (géologue américain), s’étaient aventurés dans ces régions au cours des derniers siècles. Aussi une volonté de rassemblement en réseaux s’est-elle concrétisée à travers des associations telles que l’ESCAS (The European Society for Central Asian Studies) créée en 1985 avant la chute du Mur, ou la CESS (Central Eurasian Studies Society), société américaine créée en 2000.

La tendance actuelle pour les chercheurs occidentaux qui travaillent en Asie centrale est de tenter de se définir autour d’un même objet géographique en alliant des disciplines aussi diverses que les sciences politiques, l’histoire, la démographie, l’orientalisme, la sociologie, l’anthropologie, la linguistique. Cette volonté de rassemblement suivant un critère géographique, bien que très pertinente, ne peut occulter la nécessité de travaux transversaux tant les sociétés contemporaines centrasiatiques s’inscrivent dans des phénomènes socioéconomiques, politiques et culturels présents à l’échelle de la planète.

Enfin, et cette question n’est pas la moindre, les chercheurs autochtones contemporains sont essentiellement issus des écoles soviétiques où l’ethnographie était officiellement bannie au profit de l’histoire. Cette remarque ne tend absolument pas à minimiser le travail remarquable qui a pu être fait durant la période soviétique par des collègues comme Vladimir Basilov, ethnologue russe, en Ouzbékistan. Simplement, il convient de souligner, dans le champ centrasiatique, les différences d’écoles entre les chercheurs occidentaux et les chercheurs russes et centrasiatiques. Les divergences sont nombreuses : elles tiennent aux méthodes utilisées, mais aussi aux perspectives épistémologiques et même aux positionnements sociopolitiques des chercheurs eux-mêmes.

Lors de ma première venue au Kazakhstan, j’avais eu l’opportunité et la chance de rencontrer des chercheurs de l’Académie des Sciences du Kazakhstan. Alors que j’exposais mon projet de vivre dans les yourtes avec les bergers, une collègue en fin de carrière m’avait répondu : « Vous allez faire ce que j’ai toujours rêvé de pouvoir faire, mais qui m’était interdit. Maintenant, je suis trop vieille »[26]. Cette remarque m’avait touchée : je mesurais la distance incommensurable entre des recherches a priori libres de toute contrainte et celles qui devaient s’inscrire dans un projet sociopolitique particulier. Après toutes ces années, j’eus en 2010 le même type de discussion avec une autre collègue qui m’affirma : « Je n’ai pas besoin de faire du terrain, j’en ai assez fait, je suis née dans l’aoul (village et pâturage) »[27]. Cette posture profondément antinomique de la première m’a beaucoup surprise.

La question porte sur l’opposition entre subjectivisme et objectivisme qui, comme le montrent bien Jean-Pierre Pourtois et Huguette Desmet (2007 : 10), ressurgit régulièrement dès qu’il s’agit d’épistémologie des sciences humaines, et des sciences sociales en particulier. Pour ce qui est des études ethnographiques produites par des collègues locaux, si leur cadre de production a changé avec la chute du régime soviétique, l’importance du partage entre subjectivisme et objectivisme persiste. Durant la période soviétique, l’obligation de produire un discours conforme à l’idéologie officielle imposait de recueillir des données brutes, « désincarnées », en gommant les référents culturels présoviétiques ; elle a conduit à une littérature formelle et formatée dont environ un tiers seulement est utilisable en tant qu’archives de descriptions ethnographiques historiques. Aujourd’hui, le volontarisme s’est porté ailleurs. Axé sur une recherche identitaire, le travail ethnographique tend à recueillir ce qui permet d’apporter de l’eau au moulin de la construction de l’unité nationale. Au Kazakhstan, pays qui plus qu’aucun autre pays d’Asie centrale a été russifié massivement, les enjeux politiques et identitaires de ces recherches sont énormes. Il faut se reconstruire un passé, des racines, des référents qui ne soient plus imposés ou empruntés à la Russie. Ici, participer au XXIe siècle, c’est d’abord dire que l’on existe culturellement, suivant ses propres critères de définition. En ce sens « être né dans l’aoul » semble un argument suffisant pour justifier de la qualité et de l’opportunité de ses recherches : l’origine sociale vaut expertise. Cette posture épistémologique présente une conséquence directe : c’est l’opinion soulignée et revendiquée d’une prévalence des recherches endogènes sur les recherches exogènes, c’est-à-dire la tendance à valoriser des recherches produites par des chercheurs autochtones qui sont supposés mieux connaître leur société puisqu’ils la vivent de l’intérieur.

Sans vouloir porter un jugement définitif sur une telle posture de chercheur, il faut malgré tout souligner que ce que Michael Singleton a nommé le « seuil de non-ingérence idéologique » (Singleton 2010 : 238) – propre à la démarche du sociologue ou de l’anthropologue – a beaucoup de mal à ne pas être franchi dans de telles conditions de production scientifique. La « non-ingérence idéologique » se traduit d’abord par un refus de « hiérarchisation axiologique » (Singleton 2010 : 237), c’est-à-dire, en très raccourci : un refus de classification des cultures. En affirmant une prévalence des recherches endogènes, selon un principe d’autochtonie, nous entrons dans le registre des croyances et non du partage d’une méthode heuristique entre pairs.

Ainsi, mes recherches en Asie centrale m’entraînent aujourd’hui dans une double négociation : la première avec mes anciens informateurs, la seconde avec mes nouveaux collègues locaux. Pour les uns comme pour les autres, je dois, en quelque sorte, justifier à nouveau ma présence. En abandonnant la yourte et les steppes pour rejoindre la modernité urbaine, les premiers ont perdu à leurs propres yeux tout intérêt ethnologique : qui suis-je donc pour revenir les voir, sinon une vieille amie ? Quant aux seconds, ils tendent à inscrire leurs recherches dans la construction d’un grand récit national dont ils se voient les producteurs naturels et légitimes, me renvoyant peu ou prou à ma propre extranéité : qui suis-je donc pour poursuivre mes enquêtes dans ce pays, sinon une chercheure occidentale, forcément étrangère à cette nation en pleine gestation plus soucieuse de reconnaissance que de connaissance ?

Conclusion

L’articulation entre l’exil intérieur et l’exil au coeur du terrain s’inscrit dans une discussion sur le statut de l’anthropologue. Plus que d’effectuer un simple changement de perspective, l’anthropologue, en changeant d’objet, change de position et de posture au sein de la société étudiée. Dans le binôme enquêteur/enquêté, la convention initiale, tacite (au moins en apparence), semble distribuer clairement les rôles : le chercheur, d’une part, et les interlocuteurs, d’autre part. La transformation profonde du terrain a eu pour conséquence de brouiller les pistes, de confondre les rôles et d’inverser la perspective. Face aux transformations subies, les bergers kazakhs tendent à se réapproprier le discours que l’anthropologue porte sur eux et à verrouiller le dialogue engagé sur leur mode de vie. Il n’y aurait plus rien à dire sur leur être au monde nomade puisqu’ils ont dû tourner la page. S’ensuit un double exil : l’exil du premier terrain, celui des steppes et des montagnes qui m’étaient devenues familières, et qu’avec les familles des bergers, j’ai dû abandonner pour m’engloutir dans une ville bruissant et palpitant au rythme de la modernité ; et cet autre exil, un exil personnel, intérieur, lorsqu’il m’est apparu que j’avais perdu plus que ma place dans ces communautés explosées : j’avais perdu jusqu’à mon statut d’anthropologue. J’étais devenu une vieille amie en visite, le témoin d’un monde disparu. Ils vivaient désormais la même vie que moi et n’avaient plus rien à m’apprendre : comment eussé-je pu les étudier encore ? Et peut-être se mêlait-il autre chose encore dans ce désintérêt soudain pour cette réflexivité ethnographique à laquelle ils se livraient naguère avec moi : la perte du prestige ; ce prestige lié aux savoirs et aux techniques qu’ils me dévoilaient dans les yourtes, qui leur étaient si immédiats, et qui m’étaient si difficilement accessibles. Ainsi, l’anthropologue en moi n’avait d’autre choix que de se faire plus discrète.

Ce sentiment d’exil au coeur du terrain se renforce auprès des collègues locaux par la mise en cause même de la légitimité d’un discours anthropologique exogène. Comme pour les autres membres de la société kazakhstanaise, les chercheurs kazakhs ou centrasiatiques sont happés par la nécessité de « nouveaux contrats sociaux » : « Produit de l’histoire coloniale russe puis soviétique, les anciennes républiques soviétiques aujourd’hui États indépendants doivent s’inventer rapidement une autonomie et des caractéristiques identitaires dans un contexte politique, économique et social explosif » (Atlani-Duault 2005 : 70).

À la complexité liée à une pratique ethnographique sur des terrains proches s’ajoute pour ces chercheurs celle de participer à la reconstruction de réseaux scientifiques pouvant s’imposer dans les cénacles internationaux. Le défi est de taille.

Enfin, à la croisée de ces deux formes d’exil s’installe la perte de tout espoir d’un savoir « totalisant », c’est-à-dire d’un savoir monographique qui appréhenderait l’entièreté de cette société. La complexité de la société contemporaine kazakhe et l’extrême rapidité des transformations en cours nécessitent de croiser les regards avec l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la démographie, etc. Comment stabiliser un discours à prétention scientifique sur un objet en pleine mutation ? Très vite, le savoir que je croyais acquis sur cette société est devenu obsolète. L’analyse que j’ai pu faire des modes de vie des nomades dans la yourte au début des années 1990 vaut en gros pour les générations concernées et celles qui les précédaient. Elle conserve une pertinence pour leurs enfants. Elle n’est plus d’aucune utilité pour leurs petits-enfants. Les premiers s’y reconnaissent, les seconds aiment à se rappeler, les suivants n’y voient plus que l’évocation d’un passé révolu : le symbole tout abstrait de leur identité nationale dans un monde globalisé.