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Le théâtre grec antique couvre tout un chapitre dans tout livre d’histoire du théâtre mondial. En revanche, le théâtre néo-hellénique n’y est que rarement et incidemment mentionné. Pourtant, le théâtre grec moderne n’est nullement négligeable, tant sur le plan de la dramaturgie que sur celui de l’action théâtrale. Il comporte un grand nombre d’oeuvres importantes créées par des auteurs de mérite, ainsi qu’une variété de configurations théâtrales dont certaines furent présentées avec beaucoup de succès à l’étranger. Toutefois, ces succès isolés, même quand ils prêtent à des discussions intéressantes créant la base pour un développement ultérieur de certaines activités, seront vite oubliés s’ils ne sont pas recensés et publiés d’une manière systématique, de sorte que l’historien du théâtre puisse en trouver quelque part des éléments réunis. Une recherche sur la littérature néo-hellénique comprenant aussi le théâtre (à l’exception des représentations), effectuée dans les pays de langue anglaise, notamment dans les domaines éditorial et universitaire, a abouti à l’idée d’un développement plus global, capable de fournir des renseignements sur la diffusion réelle du théâtre néo-hellénique à l’échelle mondiale, de faire disparaître certains préjugés et de repérer certains problèmes. Ce développement pourrait être l’amorce de nouvelles tactiques et solutions que des artistes et des érudits grecs pourraient adopter en vue de diffuser et d’imposer le théâtre grec mondialement, tenant compte du fait que la « mondialisation » (dans un sens positif) constitue aujourd’hui une exigence fondamentale. Les conclusions anglo-saxonnes ne sont pas très encourageantes. Gregory Jusdanis, dans un aperçu des traductions existantes, ainsi que de l’évolution des ventes d’oeuvres littéraires grecques à l’étranger, après avoir signalé, sur le plan du retentissement, l’écart énorme entre les deux productions littéraires grecques, celle de l’Antiquité et celle du monde grec moderne, conclut que la Grèce moderne occupe une place marginale au sein de la culture mondiale. Il considère comme un indice assez inquiétant le fait que, bien qu’au cours du dernier quart de siècle des centres et des instituts universitaires d’études néo-helléniques prolifèrent de plus en plus aux États-Unis, en Australie, en Europe, l’attrait de la culture et surtout de la littérature néo-helléniques va se rétrécissant, allant de pair avec un manque d’intérêt de la part des maisons d’édition à l’étranger, puisque le public concerné est de plus en plus restreint, ce qui mène même, assez souvent, à une mise au pilon de certaines traductions. Jusdanis reconnaît qu’il est difficile d’apprécier les facteurs déterminants qui entraînent l’acceptation ou le rejet d’une oeuvre concrète. Il pose, également, certaines questions sur l’importance et la finalité de la politique d’une nation s’efforçant de diffuser sa culture, tout en examinant dans quelle mesure la politique déjà appliquée est responsable de son image à l’échelle internationale. Ensuite, il constate que seule la triade Cavafis – Kazantzaki – Séféris (à l’exclusion même d’Elytis) semble jouir d’un bon accueil. Quant au manque d’intérêt, de plus en plus marqué au niveau international, il est dû, selon lui, d’une part, à la disparition du philhellénisme qui a suivi celle des maux ayant frappé jadis la nation grecque et, d’autre part, à l’éclat de la littérature antique, sans parler d’un déplacement d’intérêt vers des littératures qui paraissent plus « exotiques » aujourd’hui (Jusdanis, 1997). En centrant sa recherche sur la dramaturgie grecque contemporaine, Stratos Constantinidis constate, lui aussi, que le nombre des traductions de pièces de théâtre va diminuant de plus en plus, après une période d’acmé qui se situe entre 1970 et 1990. Il rapporte les grandeurs obtenues sous forme de représentations graphiques en mathématiques. La courbe des traductions présente des fluctuations, mais en ce qui concerne la décennie dernière elle est clairement décroissante, alors que la courbe des études critiques sur le théâtre néo-hellénique est trop hasardeuse pour permettre de dégager des conclusions certaines. La corrélation des deux courbes amène Constantinidis à supposer que le sort du théâtre néo-hellénique dans les pays anglophones dépend non seulement des activités universitaires s’y référant mais aussi de celles des troupes de comédiens qui montent des pièces relevant de ce théâtre. Le problème est que petit est le nombre des traductions déjà publiées, et encore plus petit est celui des traductions propres à être représentées sur scène. Malgré tout, certains établissements d’enseignement universitaire, un peu partout dans le monde, prévoient parfois dans leurs programmes des activités ayant trait au théâtre grec moderne. En fin de compte, Constantinidis reste optimiste : malgré son passé inexistant et son présent pauvre, l’avenir de ce théâtre pourrait être meilleur, puisque, heureusement, l’intérêt qu’on lui porte n’a pas entièrement disparu. Selon cette recherche, à la tête des auteurs de théâtre grecs les plus populaires se situe Nikos Kazantzaki ayant à son compte huit traductions ; suit Iakovos Kampanellis avec cinq traductions. Dans le domaine de la critique théorique, les études sur le théâtre crétois occupent la première place, en concurrence avec les études sur le théâtre d’ombres de Karagheuz, alors que les études sur Kazantzaki viennent en troisième place. Il est vraiment surprenant de constater que le théâtre de Kazantzaki, singulièrement méconnu ou sous-estimé, l’emporte au niveau de l’intérêt international sur le reste des auteurs de théâtre consacrés, comme c’est d’ailleurs le cas avec sa production romanesque (Constantinidis, 1997).

Il y a donc un besoin impérieux d’envisager le problème d’une manière globale. Il va sans dire qu’une recherche à l’échelle mondiale s’avère impossible. Comment des Grecs de la diaspora spécialisés dans d’autres domaines pourraient-ils mener des recherches sur le théâtre et en particulier sur la création scénique, même s’ils étaient disposés à y consacrer une partie de leur temps et de leur énergie ? Cela serait réalisable éventuellement dans le cadre de travaux de préparation de thèses de doctorat, mais la perspective en est encore assez éloignée.

Le Département d’Études Théâtrales à l’Université d’Athènes a décidé, dans le cadre d’un séminaire, de mener une recherche en Grèce même, en consultant surtout les auteurs grecs eux-mêmes qui sont en position de savoir lesquelles de leurs pièces de théâtre furent traduites en langues étrangères, lesquelles furent publiées, lesquelles furent représentées, où, quand et par qui. Ces auteurs pourraient même posséder une bonne documentation en la matière. Or, malgré tout, les auteurs effectivement consultés ne disposaient pas de tous les éléments nécessaires à la recherche.

Lesdits auteurs furent également interrogés sur la manière dont ils sont entrés en contact avec le milieu du théâtre à l’étranger. Il est évident que les premiers contacts, et dans certains cas les derniers aussi, se sont effectués par médiation des Grecs de la diaspora. En second lieu, les hellénistes étrangers y ont joué un rôle important, vu que, grâce à leur spécialisation, ils sont, eux aussi, en contact avec la diaspora grecque. Dans un petit nombre de cas, ce contact a eu lieu directement entre la Grèce et l’étranger ; les pièces concernées furent traduites et représentées dans des théâtres professionnels sans aucune médiation. Pourtant, même dans ces cas-là, il est possible que certains auteurs aient réussi à placer leurs pièces avec l’aide de Grecs de leur connaissance résidant à l’étranger, s’étant gardés par la suite de révéler ce fait.

En plus, on a fait des recherches dans les grandes bibliothèques d’Athènes, et notamment là où il y a le plus grand nombre de traductions, à savoir dans la bibliothèque du Musée et Centre du Théâtre Grec, ainsi que dans celle de la Société d’Auteurs de Théâtre Grecs. On a utilisé également les bibliographies d’Erasmia-Louisa Stavropoulou (Bibliographie de traductions de littérature néo-hellénique, E. L. I. A., Athènes, 1986), ainsi que celles de Stratos Constantinidis pour ce qui est des traductions en anglais (« Greek Theater : An Annotated Bibliography of Plays Translated and Essays Written from 1824 to 1994 », Journal of Modern Greek Studies, vol. 14, no 1 [May 1996], special issue, p. 123-128). Outre cela, on a consulté non seulement des études spéciales et des monographies ou des bibliographies de certains autres auteurs, mais encore l’Internet, ainsi que des renseignements obtenus au hasard, qui montrent qu’il y a encore un vaste champ d’éléments à explorer. Toutes les données recueillies ont été classifiées d’une manière uniforme, dans la mesure du possible, pour des raisons méthodologiques et opératoires, bien que les sources ne présentent pas d’uniformité.

En tenant compte de la difficulté et du risque de porter des jugements superficiels ou arbitraires, on a décidé de ne pas inclure dans cette recherche les résultats de la critique théorique et de l’activité universitaire, vu que les appréciations de la première se différencient de celles du public, alors que les représentations universitaires sont difficiles à repérer. En revanche, on a inclus le recensement des créations scéniques, ainsi que celui de la critique de ces créations, de sorte que l’intérêt soit focalisé plus largement sur la réception et l’acceptation des pièces représentées. Au sujet de cette réception et de cette acceptation, des difficultés additionnelles se sont présentées au fur et à mesure que la recherche avançait : par exemple, les représentations réalisées en dehors des théâtres institutionnels, telles que celles données dans des universités, des salles polyvalentes ou même dans la rue, sont ignorées d’habitude par la presse. Qui plus est, les textes des pièces elles-mêmes ne sont pas toujours publiées, les critiques en sont plutôt rares et le public traditionnel, ainsi que la communauté universitaire s’y intéressent peu (Benett, 1997 : 209).

Le projet de publication des résultats de la recherche avait un double but : non seulement de présenter, comme c’est le cas d’habitude, les renseignements recueillis et les conclusions qui en découlent, mais encore d’offrir à chaque personne intéressée un accès facile à tous les éléments de la recherche afin d’en faire usage à son gré, soit pour des études complémentaires, soit pour de nouvelles représentations. Plus concrètement, on a laissé de côté tant les critiques dans la presse que les analyses théoriques provenant de milieux universitaires, étant donné que les auteurs qui ont fourni du matériel de ce genre étaient peu nombreux, alors que le matériel fourni concernait une partie minime de leurs oeuvres : sa présentation aurait donc prêté à des impressions erronées. Il en va de même, jusqu’à un certain point, du recensement des créations scéniques : les représentations retrouvées et recensées sont sûrement bien moins nombreuses que celles qui ont eu lieu effectivement. En revanche, on peut considérer que la bibliographie concernant les traductions est suffisamment complète ; y sont incluses les traductions publiées, ainsi que celles non publiées, dont la plupart ont été faites pour une représentation concrète. On a exclu également du recensement les représentations à l’étranger en langue grecque données soit par des troupes de comédiens provenant de Grèce, soit par des artistes professionnels ou des amateurs étrangers. On y a inclus, au contraire, des représentations, même celles d’amateurs, données en traduction grecque dans le cadre des activités des associations des Grecs de la diaspora. On a pris la décision d’inclure ces représentations après avoir consulté des porte-parole de ces troupes d’amateurs : ceux-ci ont confirmé que plusieurs d’entre elles ont attiré l’attention de certains spectateurs étrangers dont l’intervention a contribué par la suite soit à faire publier ces traductions, soit à les faire représenter par des professionnels ou des semi-professionnels. Malheureusement, ce côté de la recherche est le plus incomplet, même presque rudimentaire, puisqu’il ne se fonde que sur des contacts et des renseignements occasionnels. Le chercheur doit habituellement se contenter d’hypothèses formées après avoir recueilli les meilleures informations disponibles (Holub, 2004 : 194). En général, la question de la documentation comporte assez de points faibles, puisque le recensement de certaines traductions ou représentations dépend de renseignements oraux. Il est vrai que, du point de vue de la méthodologie, le fait d’inclure de tels renseignements serait considéré comme enfreignant la déontologie. On a décidé de le faire, malgré tout, étant donné que la crédibilité des auteurs ne pourrait être contestée. Il reste, néanmoins, que les résultats de la recherche ne sont malheureusement pas exempts de quelques erreurs qui seront probablement corrigées à l’avenir. Ces résultats ont été publiés par le Département des Études Théâtrales dans un petit volume distribué gratuitement aux enseignants et aux étudiants en tant qu’ouvrage de référence pour les spécialistes (Kyriaki Petrako : Le retentissement du théâtre néo-hellénique à l’étranger. Traductions – représentations [en grec], Ergo, Athènes, 2005).

Les recensements, présentés aussi par des diagrammes mathématiques, rendent parfois une image inattendue sur certains points. Il est peut-être surprenant de constater que le plus grand nombre de traductions et de représentations à l’étranger revient à Yannis Ritsos qui n’est pas considéré, par les spécialistes ou les non-spécialistes, comme un dramaturge, mais surtout comme un poète. Bien entendu, il a écrit quelques pièces de théâtre, mais il semble que sa poésie, et notamment les monologues dans la Quatrième dimension, comporte un certain élément de théâtralité, ce qui a incité les hommes du théâtre, mais aussi le public à lui accorder leur soutien ; c’est ainsi que plusieurs de ses pièces ont été inscrites au répertoire des théâtres. Il est difficile de juger s’il s’agit de représentations « normales » ou de « soirées poétiques ». Quoi qu’il en soit, il est vrai que la poésie à ses premiers débuts ne fut qu’un art de représentation scénique – destinée à être récitée ou chantée en public –, et c’est pourquoi certaines de ses caractéristiques ne peuvent être interprétées qu’à la lumière de ce fait, alors qu’à certaines époques la prose de fiction a évolué en création scénique. Pourtant, le drame ne cesse d’être l’art par excellence de la représentation scénique (Hawthorn, 1993 : 189). Or, il semble que l’expérience du théâtre qu’avait Yannis Ritsos (d’une part, il a été danseur de théâtre professionnel et, d’autre part, il a non seulement écrit mais encore mis en scène certaines oeuvres, même pendant la période de sa déportation) lui a permis d’introduire dans sa poésie une certaine optique de représentation scénique, ce qui fut sûrement la cause principale pour la création de dizaines d’adaptations au théâtre. D’ailleurs, la plupart de ses poèmes comprennent une sorte d’instructions scéniques en ce qui concerne la description des lieux, ainsi que l’attribution du discours poétique à certains personnages quasi dramatiques.

Or, il semble que l’expérience du théâtre qu’avait Yannis Ritsos lui a permis d’introduire dans sa poésie une certaine optique de représentation scénique, ce qui fut sûrement la cause principale pour la création de dizaines d’adaptations au théâtre. Après réflexion, on a décidé de qualifier la Quatrième dimension de recueil de pièces de théâtre aussi, parallèlement à son caractère d’ouvrage de poésie. Il y a sans doute là un terrain à explorer. Comme prévu, le « patriarche » du théâtre grec de l’après-guerre Iakovos Kampanellis suit Yannis Ritsos (mais de loin) pour ce qui est du nombre des traductions et des représentations à l’étranger[1]. Il faut ajouter que la recherche présente également d’autres résultats inattendus. La dramaturgie de Nikos Kazantzaki, considérée comme manquée ou « antithéâtrale » par les spécialistes et les critiques du théâtre, est connue à l’étranger beaucoup plus que celle d’auteurs de pièces de théâtre par excellence. Cela est dû probablement au rayonnement de sa prose et de son poème épique L’Odyssée lequel est plutôt sous-estimé en Grèce. Dans ce premier groupe prédomine également Antonis Doriadis suivi par Vassilis Ziogas. Viennent ensuite, par ordre décroissant, Kostoula Mitropoulou, Kostas Assimakopoulos, Stratis Karras, Dimitris Kehaïdis, Lia Hadzopoulou-Karavia, Elena Pega, Yorgos Maniotis, Xenia Kaloyeropoulou, Pavlos Matessis, Maria Lambadaridou-Pothou, Margarita Lybéraki, Kostas Mourselas, Marios Pontikas, Yorgos Sevastikoglou, Babis Tsikliropoulos, Spyridon Vassiliadis (XIXe siècle), Akis Dimou, Yannis Patsis. Notons que l’absence d’un auteur aussi important que Loula Anagnostaki ne signifie pas qu’aucune de ses pièces n’a été jouée à l’étranger, mais que, tout simplement, l’auteur n’a nullement fourni de renseignements pour la présente recherche.

Il est évident que la présence à l’étranger de l’auteur lui-même pendant une longue période joue un rôle primordial. Doriadis réside en France, Kazantzaki a vécu aussi en France pendant longtemps (d’ailleurs les premières représentations de ses pièces à l’étranger datent de cette période-là). Il en va de même de Margarita Lybéraki. Quant à Vassilis Ziogas, il a vécu, lui, assez longtemps à Vienne où certaines de ses pièces ont été jouées. Ce n’est pas le cas avec Kampanellis. Pour revenir à Vassilis Ziogas, il y a eu autour de sa personne, en 1969, toute une histoire qui a fait sensation. Un auteur autrichien a cru que l’isolement dont souffrait le théâtre grec moderne à l’époque aurait permis d’en plagier impunément les oeuvres. En décembre 1969, plusieurs quotidiens viennois ont commencé à publier des articles faisant des allusions claires concernant une question de vol de propriété intellectuelle. À cette époque-là, une pièce d’un auteur nommé Behr, ayant comme titre Le mariage arrangé d’Antigone [titre d’une pièce de Ziogas, ΤοπροξενιότηςΑντιγόνης] était jouée dans quelques théâtres autrichiens. Dans le journal Arbeiter Zeitung (4-12-69 et 25-12-69), une journaliste, Zora Shaked, a suscité la question « Behr », en écrivant : « Le mariage arrangéd’Antigone » par deux fois. La pièce de Behr est-elle un plagiat ? » Les critiques autrichiens furent perplexes ; en même temps, le traducteur autrichien de Ziogas a informé celui-ci (qui se trouvait à Athènes à l’époque) de ce qui était en train de se passer à Vienne. S’ensuivirent une action en justice, ainsi que des publications dans la presse, jusqu’à ce que Ziogas ait obtenu réparation. Le problème fut résolu : la mention « une pièce de Behr » fut remplacée par « une pièce de Vassilis Ziogas, adaptation de Hans Georg Behr » (ces renseignements sont basés sur la correspondance de l’auteur, ainsi que sur des publications dans la presse).

Le recensement des représentations, malgré toutes ses lacunes (qui sont assez graves), donne des renseignements plus sûrs pour ce qui est du retentissement des pièces de théâtre grecques à l’étranger, vu que certains auteurs sont peut-être plus capables que d’autres de trouver le moyen de faire traduire leurs oeuvres, alors qu’il leur est plus difficile de trouver la filière qui leur permettrait de faire représenter ces oeuvres à l’étranger (il faut admettre, quand même, que, souvent, ils n’en font même pas l’effort nécessaire).

Sur le plan de la géographie linguistique, prédominent (de loin) les traductions en anglais, dont la plupart ont été faites en Grèce. Suivent la France et les traductions en français et l’Allemagne et les traductions en allemand (dont une petite partie seulement a été faite en Grèce). La Roumanie et sa langue occupent une place assez élevée, tandis qu’en Russie – l’ex Union Soviétique –, il y a des indices que les traductions et les représentations réalisées effectivement sont beaucoup plus nombreuses que celles qui ont été recensées[2]. Il faut noter aussi que certaines pièces ont été écrites directement dans une langue étrangère, étant ensuite traduites ou non en grec. Il faut ajouter qu’une partie seulement des traductions s’est effectuée à l’étranger, le reste étant fait en Grèce, évidemment pour une utilisation à l’étranger, ce qui n’a pas toujours été le cas, malheureusement.

Sur le plan chronologique, on peut remarquer que, durant tout le XIXe siècle, les traductions, ainsi que les représentations, ne sont point nombreuses. Les courbes montent après 1960, avec des fluctuations qui sont difficiles à interpréter puisque les données s’y afférant ne sont pas complètes. En tout cas, les traductions et les représentations arrivent à un point culminant pendant les quinze ans qui ont suivi la chute de la Dictature des Colonels : il est possible que les auteurs se soient davantage mobilisés quand les problèmes des passeports et des déplacements ont disparu[3].

La conclusion à dégager est un peu pessimiste : les oeuvres grecques, même quand elles ont franchi les frontières du pays, ne se sont pas encore émancipées au niveau artistique, de sorte qu’elles ne s’intègrent pas dans la culture mondiale. Elles constituent pour le moment un produit spécifique, qu’il est difficile de trouver, non pas à cause du manque de production, mais à cause du manque de demande. Néanmoins, selon la théorie du marketing, tant la production que la demande peuvent être manipulées suivant certaines règles. Mais cela se situe en dehors du cadre de la présente étude. Selon Manfred Naumann, le jeu d’imposer une oeuvre dans l’espace littéraire – et par extension, dans l’espace théâtral aussi – est mené par la médiation de plusieurs facteurs entre l’oeuvre et son destinataire, ces facteurs comprenant les maisons d’édition, les librairies et les bibliothèques, les critiques et les publicitaires, les enseignants, les chercheurs etc. Il est vrai que la communication entre l’oeuvre et le public n’est pas directe. Le choix des oeuvres parmi celles qui sont disponibles y joue un rôle primordial. Les oeuvres choisies sont promues et mises en valeur suivant des critères idéologiques, esthétiques, économiques et autres. Le destinataire est amené vers ces oeuvres par une voie qui lui est parfaitement accessible (publicité, critique, discussions, lectures publiques, prix décernés, popularité de l’auteur). Il agit en tant qu’individu, en choisissant, toutefois, parmi des oeuvres qui ont déjà été choisies (Benett, 1997 : 52-53).

Jauss accepte l’opinion de K. Kosik que l’oeuvre d’art vit aussi longtemps qu’elle a de l’influence ; sa vie dépend également de ce qu’elle nécessite toujours une interprétation puisqu’elle est polysémique. En interprétant d’un point de vue psychanalytique la question de l’influence qu’une oeuvre littéraire a sur le lecteur, sa réception se fonde sur la fusion entre le lecteur et l’oeuvre (et encore plus, on pourrait dire, entre le spectateur et la pièce de théâtre) et l’identification de celui-là avec certains personnages, ce qui représente un processus psychique analogue à ceux que le créateur a introduits dans son oeuvre (Veloudis, 1997 : 334). Pour le spectateur, son identification avec l’expérience psychologique des personnages du drame joue un rôle important. Le spectateur s’intéresse plus à leur destin individuel qu’aux problèmes sociaux plus généraux (Benett, 1997 : 23). Anne Ubersfeld considère que la jouissance procurée par l’oeuvre représentée n’est jamais passive. Pour elle, cette jouissance dépend de l’identification avec le héros (Benett, 1997 : 73). Ce rapport a éventuellement joué un rôle décisif pour le succès au théâtre des monologues poétiques de Yannis Ritsos. Le spectateur dans le pays étranger suit l’acteur quand il est en train de plonger dans les tréfonds de l’âme, sans être inhibé par les motifs insolites et les connotations presque indéchiffrables de l’oeuvre grecque, alors que leur substrat mythologique – en particulier pour ce qui est du mythe des Atrides – ne cesse d’être mondialement connu, au moins dans le monde occidental. Il en va de même, mutatis mutandis, des monologues amoureux pleins de désespoir chez Kostoula Mitropoulou, lesquels, tout en ne disposant pas de substrat mythologique, occupent une bonne place sur les diagrammes. Antonis Doriadis et Vassilis Ziogas pourraient être classés dans le courant plus large du théâtre de l’absurde. Iser soutient que le vide est une stratégie habituelle dans les textes modernes pour pousser le lecteur à rechercher une solution, ne serait-ce que pour découvrir que cela s’avère impossible. On aurait pu opposer à cela que ces textes poussent plutôt le lecteur à les accepter tels quels au lieu de chercher une solution (Benett, 199 : 47). Dans le théâtre contemporain, surtout après l’invasion de l’absurde, Beckett a éduqué les spectateurs à accepter le vide. En particulier, le théâtre de l’absurde qui conteste les fondements mêmes de la comédie puisqu’il rend problématique la convention sociale de la normalité, conduit à un processus de réception différent, selon lequel il n’est plus permis au public d’avoir recours au rire comme à un moyen de fuite et de distanciation qui caractérisaient les formes anciennes de la comédie (Holub, 2004 : 200). On aurait pu dire la même chose au sujet du drame, mais surtout au sujet du mélange de drame et de comédie, trait dominant du théâtre contemporain. L’oeuvre de Doriadis et de Ziogas est caractérisée par une Weltanschauung universelle et existentielle, qui chez Ziogas prend des dimensions presque ontologiques ; il est possible qu’elle fût inspirée de leur vie à l’étranger et du contact direct qu’ils ont pu avoir avec les courants contemporains, ce qui à son tour a rendu plus aisée leur communication avec le public international. Ce n’est pas le cas pour Kampanellis qui a conféré à la plupart de ses pièces, en pleine conscience, des caractéristiques grecques. Pourtant, on retrouve, chez lui également, la dimension contemporaine de la prise de conscience de l’absurdité qui régit le monde et la condition humaine. Il fut même sur ce sujet un pionnier, lorsqu’il écrivait ses premières pièces (Ulysse, rentre chez-toi et La guerre-le papa) en 1952, à une époque donc où l’absurde n’était pas encore connu en Grèce. Le succès des tragédies de Kazantzaki pourrait être interprété comme une conséquence directe de la renommée mondiale de ses romans et de leur adaptation au théâtre et au cinéma. Or, leur thématique historique et mythologique les rendent familiers à un public international qui éventuellement peut distinguer ou même deviner une conception moderne implicitement incorporée par l’auteur lui-même : celle de la psychanalyse pensée de pair avec l’existentialisme. Qui plus est, ses héros démesurés, puisés dans la mythologie et l’histoire, fonctionnent comme des archétypes, auxquels le spectateur pourrait s’identifier.

Au cours d’interviews orales, plusieurs auteurs ont déclaré qu’ils écrivent en s’inspirant de leur lieu d’origine et en y faisant référence. La question d’une acceptation internationale, disent-ils, ne les préoccupe pas. Pourtant, cela vaut surtout pour les générations d’auteurs précédentes. Plusieurs d’entre eux ont déclaré que ce n’est pas l’immortalité de leur oeuvre qui les intéresse, mais son retentissement à l’époque actuelle. Des auteurs de théâtre plus jeunes qui sont apparus à partir des années 1990, considèrent la question d’une manière différente, n’introduisant pas dans leurs oeuvres des caractéristiques grecques particulières, tant au niveau des personnages qu’à celui de la thématique. En revanche, il semble qu’ils cultivent en pleine conscience une conception universelle, propre à tous les êtres humains, pour répondre, à leur insu peut-être, à l’idée actuelle que l’esthétique du théâtre doit être orientée vers une sorte de jouissance chez le spectateur (Brecht, Barthes), indépendamment du substrat social de celui-ci, de sa langue ou de sa culture (Calandra, 1993 : 16).

Cependant, on voudrait que le théâtre néo-hellénique, en tant que faisant partie intégrante de notre culture nationale, prospère en franchissant les frontières grecques pour se répandre dans le monde et, si possible, influencer des auteurs étrangers au lieu d’être influencé par eux, comme ce fut le cas jusqu’à présent. Wimsatt et Beardsley, dans un article qui a donné lieu à de nombreux commentaires, ont déclaré – ce qui coïncide avec les idées sur la réception de T. S. Eliott – que le poème n’est une possession ni du critique ni de l’auteur, duquel il s’est détaché pour errer dans le monde hors du contrôle de son créateur, et qu’il n’appartient essentiellement qu’au public (W. K. Wimsatt-Monroe C. Beardsley, 1970 : 117). Robert Holub, en comparant une oeuvre littéraire aux événements politiques actuels, précise que celle-là continue à avoir une influence aussi longtemps qu’il existe des lecteurs (ou des spectateurs) qui voudront se tourner de nouveau vers elle, ou des auteurs qui voudront l’imiter, la dépasser ou la réfuter (Holub, 2004 : 117), ou des critiques, ajoutons-nous, qui voudront l’analyser et la comparer, ou des artistes qui voudront la représenter selon des approches et des méthodes plus actuelles. Si l’on considère la diffusion géographique comme un axe horizontal et la durée temporelle comme un axe vertical, le croisement de ces deux axes est nécessaire pour qu’un produit artistique puisse réaliser ses possibilités. Mais comment serait-ce possible pour un produit artistique d’un petit pays au passé glorieux d’être connu et de jouer un rôle potentiel, lorsque ce passé glorieux qui attire l’intérêt mondial ne cesse de jeter une ombre sur la culture contemporaine de ce pays, laquelle, de ce fait, est ignorée ou ne provoque l’intérêt que de très peu de gens, dont la plupart sont des Grecs à l’étranger ? La communication littéraire entre les pays est un devenir, au cours duquel le pays de réception fait un choix parmi les richesses que lui offrent les littératures anciennes ou étrangères. Le succès ou l’insuccès initial, la réception graduelle ou retardée constituent des données importantes pour l’étude de la tradition culturelle (Jauss, 1997 : 103). Parallèlement, les réactions suivantes, les débats qui viennent immédiatement après ou plus tard, la lecture éventuelle du texte et des écrits critiques, les productions nouvelles et peut-être les adaptations au cinéma conditionnent la réception, en favorisant l’intégration d’une oeuvre non seulement à la tradition culturelle, mais encore au marché du théâtre (Benett, 1997 : 165). Il y a une différence fonctionnelle entre l’oeuvre littéraire et sa représentation scénique, à tel degré que certains spécialistes contemporains soutiennent qu’il s’agit de deux textes différents (Pavis, 1993 : 63). Pour que la littérature soit considérée comme un devenir de communication esthétique, intervient un processus auquel participent trois facteurs en commun : l’auteur, l’oeuvre et le destinataire (lecteur, auditeur ou spectateur, critique ou public) (Jauss, 1995 : 109). L’auditoire accepte une certaine interprétation, alors que le lecteur isolé donne à l’oeuvre sa propre interprétation. L’auditoire réagit collectivement, alors que le lecteur réagit individuellement, même si son entraînement et les conventions sociales lui imposent certaines vues collectives lors de sa lecture. L’auditoire reçoit l’oeuvre selon le rythme et la séquence déterminés par la représentation elle-même, alors que le lecteur choisit lui-même le rythme et la séquence qui lui conviennent (Holub 2004 : 191). Donc, beaucoup de choses dépendent de la représentation, qui peut aller jusqu’à conditionner la réaction affective du spectateur (Pavis, 1993 : 60). Mais il y a aussi la communication interculturelle qui présente des problèmes. Par exemple, lors de la représentation d’une pièce de théâtre écrite par deux écrivaines australiennes, fondée sur des interviews et traitant des problèmes d’immigrés, un immigré grec a réagi avec colère : les deux écrivaines n’ont rien compris, n’ont rien entendu, elles se sont entièrement trompées (Benett, 1997 : 186). Est-ce que cet immigré grec avait raison, ou est-ce que la pièce n’a pas répondu à son horizon d’attente ? Il arrive souvent que le spectateur n’est capable de voir que ce que les conditions de sa vie lui permettent de voir (Calandra, 1993 : 19).

Toute chose nouvelle que nous appréhendons devient accessible en général comme une expérience de la vie, c’est-à-dire elle devient lisible dans le contexte de notre vécu (Jauss, 1995 : 57). Et les expériences tant du public de la diaspora grecque que du public étranger peuvent ne pas coïncider avec les messages de l’écrivain dans l’oeuvre concernée. Certainement, à part leur mission de resserrer les liens entre les membres d’une communauté grecque à l’étranger et de renouveler ses liens avec la patrie, les événements de théâtre qui sont organisés soit comme des événements culturels, soit comme des événements « artistiques – commerciaux », devraient, pour être efficaces, répondre à certaines exigences esthétiques. Malheureusement, la plupart des représentations recensées ont été données par des troupes d’amateurs ou de semi-professionnels, ou bien sous forme de lectures dramatiques. Même ainsi, un oeil artistique expérimenté aurait pu en distinguer les possibilités, mais est-ce-qu’un tel oeil a vraiment existé parmi le public ? Et ces possibilités ont-elles réellement existé ? Se prononcer sur la valeur d’une oeuvre est une chose difficile et extrêmement subjective. Hans Robert Jauss soutient que le caractère artistique d’une oeuvre est déterminé par sa nature même, ainsi que par l’influence qu’elle exerce sur un public défini (Holub, 2004 : 109).

H. G. Gadamer, s’appuyant sur Heidegger, considère que l’interprétation d’une oeuvre est fondée sur sa maîtrise déjà acquise, ainsi que sur le fait qu’on l’a déjà vue et comprise (Holub, 2004 : 72). Selon Gadamer (son herméneutique ontologique s’est intégrée à la sociologie de la littérature), l’acte de compréhension est décrit comme une fusion de l’horizon d’attente d’un lecteur (et peut-être aussi d’un spectateur) avec l’horizon historique (Horizontverschmelzung) (Holub, 2004 : 74). Selon Jauss, le processus d’identification chez un spectateur participant à une représentation entraîne pour lui l’acceptation d’un rôle dans le monde clos et imaginaire créé par l’action d’une oeuvre (Holub, 2004 : 140).

La représentation joue nécessairement un rôle décisif pour ce qui est de l’influence exercée par un certain texte sur le public. Tout metteur en scène interprète un texte donné et en réalise la représentation selon son interprétation, agissant comme un médiateur entre le créateur et le destinataire, c’est-à-dire le public (Holub, 2004 : 76). La question qui se pose ici est dans quelle mesure la représentation finale peut répondre à la conception initiale du metteur en scène, puisqu’y interviennent d’autres facteurs, tels que l’aspect financier, les vues et les possibilités de la troupe des comédiens, sans parler du talent du metteur en scène lui-même. Il est évident qu’une représentation originale, impeccable ou tout au moins bien amenée est capable d’imposer une pièce ou au contraire de la conduire à son échec.

Bien que, pour le théâtre grec contemporain, comme, d’ailleurs, pour celui des petits pays en général, il soit difficile de dépasser les limites géographiques et linguistiques, on peut dire que, lui aussi, a le droit de trouver une place dans le monde, la place qu’il mérite – pourtant, cela s’avère particulièrement difficile quand il s’agit d’un petit pays qui n’est ni assez puissant ni assez rayonnant sur le plan économique et politique pour pouvoir mettre en valeur son théâtre. Le théâtre grec moderne dispose d’auteurs talentueux et d’oeuvres importantes, ainsi que d’hommes de théâtre qui présentent souvent leur travail à l’étranger, en obtenant même des distinctions – il est vrai que la chose se produit peu souvent avec les pièces grecques modernes. Son intégration à la culture mondiale sera peut-être retardée ou même elle n’arrivera jamais. Quoi qu’il en soit, ce théâtre peut toujours être étudié par les universitaires pour ce qu’il représente, même s’il n’a pas su s’imposer dans le monde de l’art. Une spécialiste contemporaine pense que les études de théâtre qui ne portent que sur les courants dominants et sur des auteurs qui les représentent et dont les pièces ont déjà connu une publication, ne font que donner une vision trop limitée du théâtre (Benett, 1997 : 213).