Corps de l’article

La période définie symboliquement par la chute de la junte en 1974 et par la première alternance politique en 1982 a entraîné des changements radicaux sur la scène politique du pays, parmi lesquels le climat réconciliateur qui domine dorénavant et qui met définitivement fin aux oppositions et aux mentalités issues de la guerre civile, ainsi que de la division nationale de l’après-guerre et de l’opposition parlementaire intransigeante (1961-63), grâce surtout à la reconnaissance et à la légitimation du parti communiste et à d’autres actes symboliques d’unité nationale. Tous ces changements radicaux, qui marquent en fait la fin de la polarisation politique, qui a duré des décennies et qui a abouti à la Dictature des Colonels et à la dépendance directe des États-Unis, tandis que le pays se dirige dorénavant au sein de l’Union Européenne – tous ces changements essentiels, même à présent, ont exercé des influences directes et à long terme sur les arts, voire sur l’art du théâtre. Et je ne me réfère pas seulement aux changements institutionnels apportés au festival d’Épidaure (Mavromoustakos, 2005 : 159ff[1]), qui ouvre ses portes à d’autres troupes théâtrales, à part le Théâtre National, ni à la décentralisation de la vie théâtrale grâce à l’institution des Théâtres Municipaux Régionaux, ni à la subvention de l’État, accordée à des groupes théâtraux « marginaux » (Mavromoustakos, 2005 : 176ff, 190ff ; Frangi, 1996) ; je me réfère surtout à la dramaturgie elle-même, tant au niveau du contenu qu’au niveau de la forme dramatique (Mavromoustakos, 1999 : 25-34, 2000 : 29 -44 ; Pefanis, 2001 : 21-44). .

Les conditions politiques et historiques de l’après-guerre ont donné naissance, dans les années 1960 et 1970, à un type particulier de théâtre engagé qui se livre à ce qui était impossible pendant la période de l’entre deux-guerres et les années obscures de l’Occupation : analyser la situation sociale du point de vue de l’intelligentsia et de la nouvelle génération (Puchner, 1988 : 419-433 ; Grammatas, 2002), profondément déçue par le déroulement des événements après le cauchemar de la guerre et obligée de vivre dans une ambiance idéologiquement tendue, voire scindée. En tant qu’exemple caractéristique, on pourrait citer la pièce Kapodistrias de Kazantzakis, représentée en 1947 par le Théâtre National et « massacrée » par la critique engagée, de gauche et de droite à la fois (Bien, 1977 : 141-173) ou le Conte sans nom de Kambanellis en 1959, où pour la première fois sur la scène grecque des techniques brechtiennes ont été présentées, engageant ainsi un débat public sur la perspective royaliste ou antiroyaliste de la pièce (Kambanellis, 1979 ; Georgakaki, 2006 : 111-132). Dans un tel climat de tension et de polarisation politique et idéologique, la création et la perception de nouvelles stratégies esthétiques – au-delà de l’engagement direct et du réalisme – deviennent assez compliquées. Kambanellis constitue de nouveau un exemple typique : ses toutes premières pièces, avant la Cour des miracles (1957), qui n’ont pas suivi l’écriture réaliste (d’un « réalisme décollé », selon les mots de l’auteur), n’ont pas trouvé leur voie sur la scène ni la reconnaissance publique, à l’exception de la Danse sur les épis qui suit les traces de l’étude de moeurs poétique de Lorca (Puchner, 2000a : 271-312 ; Lopez Rezio, 2006 : 72ff) et qui a été représentée par la troupe d’avant-garde d’Adamantios Lemos en 1950 à Kallithea (Lemos, 1989 : 256ff ; Puchner, 2006 : 207-311). Le succès public de Kambanellis fut en fait marqué par son écriture néoréaliste, bien que les pièces Le septième jour de la création (1956) et L’âge de la nuit (1958), comme les titres un peu métaphysiques en font preuve, introduisent des éléments stylistiques supplémentaires qui mènent au-delà du réalisme (Puchner, 2000b : 113-142).

Cela dit, les moyens financiers limités des troupes et des groupes théâtraux peu nombreux à l’époque ainsi que les choix esthétiques spécifiques de Karolos Koun auprès du « Théâtre d’Art » ont amené le théâtre d’après-guerre à un type de pièces dramatiques caractéristiques, qui était fondée plutôt sur le discours et qui nécessitait peu de personnages et de frais pour le décor et les costumes, qui décrivait la réalité sociale d’une façon réaliste et reconnaissable, en mettant pourtant l’accent soit sur certaines techniques du théâtre de « l’absurde » (Mardas, 2004 : 449-456) dont la réception a touché son point culminant à l’époque, soit sur l’engagement idéologique à la Brecht, sans pour autant suivre – à l’exception de cas isolés – les techniques de distanciation. Dans le miroir de la mise en relief et de l’analyse dramatiques d’une écriture néoréaliste se reflétaient non seulement une société bourgeoise et petite bourgeoise, mais aussi des groupes marginaux de la pègre urbaine ou, plus rarement, rurale, peints d’une couleur tendre et affectueuse (Puchner, 1988 : 381-408). À cette typologie, progressivement devenue une sorte de recette afin que les pièces néo-helléniques aient du succès et soient jouées – ce qui fut une grande réussite de la première génération de la dramaturgie d’après-guerre (Ioannidis-Chouliara, 2000) – n’échappent que des auteurs comme Vassilis Ziogas (qui, depuis La négociation pour le mariaged’Antigone, introduit une écriture surréaliste) (Puchner, 2004), Loula Anagnostaki par ses pièces cauchemardesques en un acte (Puchner, 2001 : 394-446), Stratis Karras au moyen des ses expérimentations sur un théâtre de l’absurde (Pezopoulou, 1996), Pavlos Matessis avec ses satires déchirantes (Puchner, 2003a), Margarita Lymbéraki par le biais de l’action brisée ou du rituel (Puchner, 2003b) ; beaucoup de ces pièces n’ont trouvé que très timidement leur voie vers la scène.

Cette tendance à recenser la grande Histoire à travers les petites histoires des individus et des personnages dramatiques, emportant l’héritage de 1922, les exils de la période Metaxas, les malheurs de l’Occupation et la haine de la Guerre Civile, s’accentue pendant la Dictature des Colonels, lorsque le réalisme se dissimule afin que la censure soit évitée et que les pièces ne restent pas dans le tiroir. Un exemple caractéristique : les Nounous de Skourtis, puisée à l’univers de Karaghiozis, pour critiquer le pouvoir d’une façon symbolique. En général, le théâtre d’ombres grâce à l’esprit subversif de ses héros en papier a un grand succès. Il s’insinue dans le panorama satirique de l’histoire nationale qui parcourt Notre grand cirque de Kambanellis, dont la représentation en 1973 se transforme en une manifestation de la Résistance (Hager, 2006 : 244-253), de même pour Le Karaghiozis presque vizir de Skourtis. Les grandes formes ouvertes, connues par le théâtre de la Revue, permettaient, grâce aux soustractions et additions des scènes entières, la guérilla avec la censure ; on écrivait des numéros avec des sous-entendus plausibles, pour qu’ils soient défendus et que d’autres prennent – rapidement et sans contrôle immédiat – leur place (Pefanis, 2005 : 58-101). D’autant plus que l’institution de la censure a mis en marche un autre mécanisme par rapport aux réactions du public : toute allusion, tout sous-entendu, même le plus indirect possible, étaient immédiatement saisis par les spectateurs, assurant ainsi le succès de la pièce. Il s’agissait d’une recette de succès facile qui a disparu après la chute de la junte.

Mais il y a aussi d’autres changements : la nouvelle époque ne peut plus supporter la grande forme ouverte, cultivée par Kambanellis dans ses panoramas historico-politiques et suivie dans La fève et le pois chiche (un grand succès) et Le peuple ennemi, une inversion ironique du titre L’Ennemi du peuple d’Ibsen (un amer théâtre-document sur la période 1964-1967, représenté plus tard, en 1975, après la chute de la junte). Cela parce que la liberté de la parole rend désormais inutile la dénonciation cachée sous la chape historique et la forme indolemment ouverte et lâche de la Revue, et ce d’autant plus qu’une pièce ne peut plus se tenir debout grâce seulement à ses allusions politiques. Du fait de la fonction réelle des institutions démocratiques, l’essentiel s’avère que la dramaturgie des sous-entendus et de la satire en noir et blanc perd désormais son fondement, voire son   « ennemi », n’étant plus représentée par des personnalités particulières, mais par des institutions abstraites, des interconnexions financières et des corrélations difficilement discernables, des mécanismes complexes qui ne sont plus tellement propices à l’élaboration dramaturgique et à la représentation théâtrale.

Cependant, contre toute attente, la modification radicale du climat politique à travers la démocratisation de la vie publique et institutionnelle n’a pas eu de conséquences tellement directes sur l’art du théâtre : d’un côté, il y a un « tournant vers l’intérieur » à travers surtout les pièces merveilleuses en un acte Des personnages pour violon et orchestre de Kambanellis, où continue à dominer la dimension (auto)biographique des individus dans le climat grotesque de l’instabilité et de la polarisation politiques de la dictature. D’un autre côté, il existe encore des résidus de mentalité absolutiste ou même petite-bourgeoise, issus du passé, contre lesquels les partisans de l’écriture réaliste dirigent maintenant leurs flèches. Kambanellis nous offre encore en 1977 la satire palpitante Les quatre pieds de la table, une raillerie du système capitaliste de la Grèce. Mais d’autres pièces encore visent le même but (écrites souvent par des écrivains qui apparaissent pour la première fois), notamment On a perdu la tante, Stop de Giorgos Dialegmenos (1975), Les protecteurs de Mitsos Efthimiadis (1976), L’autre Alexandre de Margarita Lymbéraki (1976), Le jeu et un remords de Kostoula Mitropoulou (1977). Parallèlement, la présence des écrivains déjà connus est également importante – voir Giorgos Maniotis et Les Mésaventures (1977), Babis Tsikliropoulos et Le Sous-sol (1977), Christos Doxaras et L’Expulsion (1979), de même que celle des représentants d’un théâtre purement poétique – à travers surtout les oeuvres de Yannis Ritsos, Kostas Varnalis, Niki Triantaphyllidi (Mavromoustakos, 2005 : 152ff).

Néanmoins, des pièces comme Les mariages de Vassilis Ziogas (pièce écrite en 1970, représentée en 1987), son magnifique Philoctète (pièce écrite en 1976, représentée en 1989 / 90) ou Les sept boîtes de Pandora (pièce écrite en 1978 / 81 et représentée d’abord en Autriche en 1982 et ensuite en Grèce en 1996), toutes du même auteur, représentent l’époque et rendent surannées d’autres pièces, comme celles en un acte de Dimitris Kechaidis, L’alliance et Le jacquet (1972). Cette modification essentielle concernant la thématique et la technique dramatique devient claire un peu plus tard avec La Représentation invisible (1988) et Le Passage par le dedans (1990) de Kambanellis, L’Entreteneur des plantes (1989) et Vers Eleusis (1992) de Matessis. L’offensive d’une nouvelle introversion est davantage confirmée par toute une série d’autres pièces, comme Clytemnèstre peut-être ? de Andréas Staikos (Sivetidou, 2000), Le son de l’arme de Loula Anagnostaki ou L’aquarium et La femmede Lot de Marios Pontikas (Mavromoustakos, 2005 : 202ff). L’apparent paradoxe réside dans le fait que le tournant de la vie publique vers la démocratie a éloigné la dramaturgie de l’analyse politico-sociale et l’a menée à l’introversion psychologique, voire à l’introspection psychanalytique, à des sujets autobiographiques, à la dissolution de la description réaliste des situations reconnaissables dans un kaléidoscope postmoderne de souvenirs, de pressentiments, de rêveries, d’illusions fragmentaires, dans un espace-temps fluide. Pour en revenir à l’exemple de Kambanellis, la situation objectivement décrivable devient une nébuleuse complexe et subjective entre songe et éveil (La Représentation invisible), et le monde de la cour dans La cour des miracles se transmue à l’intérieur d’une maison (Passage par le dedans) ou même à une chambre à coucher (La représentation invisible) d’où échappent encore des pensées et des souvenirs. La perception de la réalité extérieure est réfractée à travers des filtres personnels ; la compilation d’événements fragmentaires hors de tout ordre temporel et causal aboutit à des synthèses d’un ordre temporel perturbé et d’un mélange spatial confus, même lorsqu’il s’agit de sujets historiques (Le rideau tombe de Staikos). Le concret devient vague, le tangible devient invisible, la réalité se présente fluide, les valeurs sont indécises, l’orientation est incertaine.

Cependant, tout cela ne ressort pas seulement de l’écriture postmoderne. La Grèce trace sa propre voie dans l’écriture dramatique : le théâtre grec reste, même de nos jours, logocentrique (Pefanis, 2001 : 332-358), malgré la mise à l’écart et le morcellement de la parole, entrepris par les performances et le tournant international vers un théâtre purement visuel (Puchner, 2003c). La vitalité de la culture orale protège les auteurs de la contraction de la communication, tandis que d’autres expérimentations avec les nuances infinies de la communication humaine, oscillante entre le dialogue et le monologue, comme celles entreprises par Kambanellis (Pefanis, 2000) dans le Dialogue ou dans Une rencontre quelque part ailleurs..., (où la personnalité humaine se dissout en cinq différents Egos, par rapport à l’âge) (Puchner, 2000b : 127-142), montrent le passage à une nouvelle phase de conception de la réalité, enregistrée désormais d’une façon individuelle et intérieure, à travers des moyens plus sensibles et des outils plus vulnérables.

Déjà en 1984, Vaios Pagourelis, dans son article au titre caractéristique « Le réalisme et le marasme » (Pagourelis, 1984 : 16-20) décrivait l’impasse dans laquelle se trouvait le théâtre du quotidien (Mavromoustakos, 1990 : 53ff), très commun pour les données de l’après-guerre. La dramaturgie des auteurs les plus mûrs de la première génération du théâtre d’après-guerre en a donné, vers la fin du XXe siècle, une réponse définitive, au moyen des transgressions multiples et différentes, tant au niveau du réalisme qu’au niveau de l’engagement unidimensionnel (Pagourelis, 1995 : 51-54). Ce nouveau caractère complexe et cryptique, cette nouvelle sensibilité et beauté de la dramaturgie grecque, qui sont mis en exergue pendant la dernière décennie du XXe siècle, sont fondés jusqu’à un certain point sur la stabilité des institutions démocratiques, sur la liberté d’expression, sur la nouvelle qualité de vie ; désormais il n’est plus nécessaire que l’ écriture dramatique tienne le rôle du tribunal populaire, de l’avocat, du citoyen, du juge de l’histoire ou du porte-parole de la conscience collective. Il n’est pas non plus nécessaire qu’elle soumette l’esthétique à l’opportunité politique, obéissant ainsi à la demande du moment historique et de la conscience sociale. En revanche, elle peut à présent développer des méthodes et des mécanismes de critique et d’autocritique beaucoup plus fins et plus essentiels, s’appuyant sur une sincérité personnelle absolue, qui semble être la condition de la création libre et du fonctionnement propice à l’art. De ce point de vue, la période de l’après-guerre a permis la stabilisation des conditions extérieures, nécessaires à l’introduction d’une nouvelle phase de créativité dans la dramaturgie grecque moderne, ce qui a donné libre cours à des bonds qualitatifs inattendus et a déjà fait élever certaines pièces à la hauteur de ce que Goethe a appelé « littérature universelle ».