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Le magazine féminin est un objet d’investigation scientifique depuis longtemps déprisé dans les écrits sociologiques et dans les études en communication; son statut a cependant été progressivement rehaussé au cours des trois dernières décennies grâce à la contribution majeure d’auteures appartenant au courant des feminist cultural studies telles que Janice Radway, Angela MacRobbie, Joke Hermes et Dawn Currie, pour ne nommer que quelques figures particulièrement marquantes (Caron 2003). Preuve du foisonnement du domaine, cette tradition de recherche britannique est décentrée dans cet ouvrage collectif dirigé par Dawn Marley (Université de Surrey, Royaume-Uni) et Annabelle Cone (Darmouth College, États-Unis). L’ouvrage a, en effet, pour caractéristique originale de se concentrer exclusivement sur le segment francophone de la presse féminine (adulte). Fait également inusité dans la documentation savante sur la presse féminine dominée par les écrits de langue anglaise, parmi les douze chapitres qui composent cet ouvrage collectif, cinq sont rédigés en français. Au total, ces douze textes issus de chercheuses et de chercheurs d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Afrique présentent des travaux sur la presse féminine de langue française algérienne, américaine, britannique, camerounaise, canadienne, française, québécoise, marocaine et suisse.

La lecture de cet ouvrage collectif permet de constater que le magazine féminin de langue française est non seulement un objet d’investigation complexe, fascinant et instructif, mais qu’il est, de plus, emblématique de la transnationalisation des études féministes (Mohanty 2003; Olesen 2005). Constitué à partir d’une sélection de communications présentées lors d’une conférence internationale (portant le même titre que l’ouvrage) tenue en 2006 à l’Université de Surrey, en Angleterre, cet ouvrage collectif n’a cependant pas pour objet de dresser la cartographie complète des recherches sur le magazine féminin de langue française. Pour les lecteurs et les lectrices, l’ouvrage présente donc des avantages qui incombent à ses limites. Sans pouvoir être considéré comme une introduction exhaustive à l’ensemble du domaine (des pans importants de la recherche sont nécessairement ignorés et certaines approches sont surreprésentées), l’ouvrage mérite cependant véritablement d’être consulté et lu pour en prendre le pouls. Cette lecture pourrait même s’avérer fructueuse au moment du démarrage d’une recherche bibliographique compte tenu du panorama hétéroclite que procure à elle seule la somme des références bibliographiques contenues dans l’ouvrage.

Les douze chapitres rassemblés dans cet ouvrage sont répartis en trois parties thématiques. La première, qui compte cinq textes, adopte une perspective historique et traite principalement de l’origine et du développement de la presse féminine de langue française en France, au Canada et en Suisse depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. La deuxième partie, qui regroupe trois textes, traite précisément de la presse féminine en Afrique à travers des cas recensés en Algérie, au Maroc et au Cameroun. La troisième et dernière partie présente quatre textes analysant les représentations contemporaines des femmes dans des magazines fort connus à grand tirage tels que Châtelaine, Elle et Marie Claire, dont la mondialisation a favorisé l’expansion économique et la production de versions multilingues depuis le dernier quart du XXe siècle.

Ces trois parties thématiques renvoient en fait à quelques tendances prédominantes au sein de la recherche sur la presse féminine. Sur le plan des approches théoriques et méthodologiques, la recherche historique et les approches textuelles demeurent omniprésentes, tandis que, sur le plan analytique, la question de la représentation symbolique des femmes (les représentations de la féminité) s’avère toujours prépondérante. Je l’ai noté ailleurs, si importantes qu’elles soient pour l’avancement des connaissances, ces traditionnelles orientations ont pour effet de masquer ou de marginaliser d’autres aspects de l’objet investigué ainsi que d’autres approches qui se révèlent pourtant tout aussi fécondes. L’analyse des images, par exemple, omniprésentes et prépondérantes dans la presse magazine, est trop souvent laissée pour compte, au profit d’analyses textuelles qui se concentrent sur le texte écrit, en complète rupture des systèmes de représentation iconographique avec lesquels la langue écrite interagit (Caron 2005).

Les directrices de la publication ont su sélectionner et organiser l’ensemble des textes de manière particulièrement pertinente. La curiosité des étudiantes et des étudiants, tout comme des chercheurs et des chercheuses, sera sans doute attisée par la variété des publications décrites et analysées dans la première partie de l’ouvrage consacré aux aspects historiques de la presse magazine : la naissance de la presse féminine française avec Le Journal des dames et des modes (1797-1839) (McIlvanney); le rôle de la presse féminine dans la mise en valeur de la littérature féminine (Irvine); l’histoire de la presse féminine québécoise (Des Rivières et Saint-Jacques; Saint-Yves); la naissance et l’évolution d’une presse féministe en Suisse (1912-2006) (Charnley).

La presse féminine africaine est un segment de la presse magazine publiée en français sous-représenté dans la production scientifique. Les directrices de la publication ont donc fait un excellent choix en regroupant les trois textes abordant ce sujet dans une partie distincte. En plus de l’accès à une liste de titres généralement peu connus des chercheuses et des chercheurs vivant à l’extérieur de l’Afrique ou connaissant peu ce continent, les lectrices et les lecteurs ont ainsi l’occasion d’être informés sur la représentation des Algériennes dans les magazines distribués en Algérie (Ouhibi Aitsiselmi et Aitsiselmi), sur l’identité linguistique hybride de la presse féminine marocaine (Marley) et sur la vision étriquée des droits et du rôle des femmes promue dans la presse féminine marocaine (Nodem).

Enfin, la troisième partie passionnera sûrement ceux et celles qui s’intéressent à la question de la représentation symbolique des femmes dans les médias, car elle regroupe des travaux qui privilégient des approches ou des thématiques relativement nouvelles: la féminisation des rôles professionnels des femmes dans le magazine Châtelaine selon une approche linguistique (Conrick), la représentation des mères travailleuses dans les magazines Elle et Marie Claire selon une perspective diachronique (1980-2005) (Cone); les représentations de la paternité dans Elle (France) et Red (Royaume-Uni) selon une approche multiméthodologique tenant compte simultanément des représentations iconographiques et de la réception (Milner); et une analyse comparative des versions française et américaine du titre Marie-Claire (Spencer).

Dans l’ensemble, l’ouvrage apporte une contribution importante au domaine de par sa mise en exergue de la variable linguistique, en général passée sous silence dans les principaux travaux ayant marqué l’histoire du champ des études sur la presse féminine. Les lectrices et les lecteurs cherchant à s’initier au domaine trouveront dans cet ouvrage une entrée en matière stimulante à cause de l’éclectisme des publications analysées, de l’hétérogénéité des approches méthodologiques et de la diversité des origines des personnes qui y ont collaboré. L’ouvrage est effectivement très instructif dans son ensemble parce qu’il facilite l’introduction de plusieurs aspects fondamentaux de l’objet d’investigation qu’est le magazine féminin tout en articulant quelques dimensions spécifiques rattachées à des contextes géographiques et linguistiques distincts. À ma connaissance, peu d’ouvrages abordent et traitent aussi distinctement l’aspect proprement linguistique, ici francophone, de la presse féminine. De quoi faire réfléchir, par ailleurs, sur l’intérêt d’ouvrir d’autres avenues de recherche dans la direction du multilinguisme.

De par les zones qu’il laisse dans l’ombre, cet ouvrage permet de mettre en évidence des pistes de recherche et des thèmes qui pourraient éventuellement présider à l’organisation de rencontres internationales subséquentes autour du magazine féminin de langue française. On notera, à titre d’exemple, l’absence de considération à l’égard de la presse féminine adolescente, qui ne reflète pas l’ampleur et le dynamisme de son essor récent. On remarquera aussi l’absence des travaux traitant précisément des changements technologiques contemporains et de leur impact sur la production et la circulation des magazines à grand tirage, ainsi que des nouvelles stratégies marketing accompagnant ces transformations (pensons, par exemple, à la migration de grands titres vers des formats électroniques). Les pratiques de consommation et de lecture des magazines féminins de langue française mériteraient également d’être traitées selon une multiplicité d’approches et de contextes géographiques et sociohistoriques. En fait d’approches, justement, l’économie politique semble demeurer marginale dans les écrits sur la presse féminine de langue française. Une plus grande intégration de cette perspective permettrait pourtant d’envisager le magazine féminin sous un nouvel angle, à savoir comme une organisation du travail qui emploie majoritairement des femmes.

Enfin, sur une note plus générale, le contexte de mondialisation de l’économie et des échanges entre les cultures et les nations, combiné à ce que l’on peut qualifier de traditions bien établies de recherches féministes sur la presse féminine, rend les questions d’ordre méthodologiques plus complexes et stimulantes que jamais; toutefois, ce thème me paraît souffrir d’un manque de considération, tant dans les écrits de langue française sur la presse féminine que dans ceux qui sont rédigés en anglais. Aussi, il me semble exister un manque persistant de clarté conceptuelle relativement à la catégorie du magazine féminin dans la documentation traitant de la presse féminine à grand tirage. Qu’est-ce qui fait du magazine féminin un genre médiatique dit féminin? Et en quoi la presse féminine et la presse féministe se distinguent-elles sur le plan conceptuel? Des distinctions se déclinent-elles en fonction des contextes géopolitiques, linguistiques et historiques? Et, en dernier lieu, vu l’importance accordée à la langue française dans l’ouvrage recensé, il m’apparaît important de jeter un regard critique sur l’expression même contenue dans son titre, « inside and outside France », qui pose sur l’objet investigué un cadre colonialiste que le contenu présenté dans cet ouvrage collectif tente manifestement de transcender.