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Les rôles proposés aux femmes au sein de la littérature populaire des années 20 aux années 40, en particulier dans la presse périodique, demeurent peu étudiés. Toutefois, l’équipe[1] qui a publié Femmes de rêve au travail : les femmes et le travail dans les productions écrites de grande consommation, au Québec, de 1945 à aujourd’hui (Saint-Jacques et autres 1998) a effectué un travail considérable à cet égard. Comme le soulignent les chercheuses et les chercheurs associés à cette publication, le fait d’étudier les représentations des femmes dans les productions culturelles de grande consommation permet d’analyser les liens entre le développement de la société et les changements dans l’imaginaire commun qui y est rattaché. À cet égard, les héroïnes des textes d’Emma Gendron[2] sont inspirées de différents modèles génériques, et nous souhaitons examiner ici dans quelle mesure elles s’en distinguent ou non, notamment par l’entremise de la figure de la femme qui exerce une profession. Nous voulons étudier deux façons principales de se réaliser au féminin des années 20 aux années 40, soit par le fait de choisir son époux selon certains critères et par l’exercice d’une profession, artistique ou non. Nous faisons l’hypothèse que la position de Gendron à cet égard constitue une forme de médianité, de compromis entre les modèles anciens et modernes. Nous amorcerons notre texte avec un état de la question sur les sources principales qui ont alimenté notre réflexion par rapport à la littérature populaire s’adressant aux femmes, telle qu’elle était pratiquée par Gendron. Ensuite, nous traiterons des héroïnes qui choisissent leur mari selon certains critères, en expliquant, entre autres, de quelle manière elles se différencient des attentes de leur temps et comment cela se manifeste à l’intérieur des textes « Funeste passion » et « Camille ». Nous nous pencherons sur le cas des protagonistes liées à la seconde catégorie en observant les différentes modalités de réalisation et la façon dont ces dernières s’inscrivent dans les nouvelles « Retrouvée », « L’abandonnée » et le roman Une femme pas comme les autres : roman de choix[3].

L’état de la question

Alors que la littérature populaire au Québec avant 1940 a été peu étudiée, cette décennie et les suivantes semblent avoir suscité un intérêt, puisqu’un certain nombre de chercheuses et de chercheurs s’y sont intéressés, de façon plus générale, mais aussi en fait de genre littéraire : policier, sentimental, science-fiction, séries (Bleton 1998; Saint-Jacques 1998; Spehner 1997; Bleton 1995; Bleton et Saint-Germain 1993; Saint-Jacques 1992; Saint-Germain 1989; Bleton et Bonaccorsi 1987). Bien que ces ouvrages constituent des perspectives importantes dans un champ encore relativement peu étudié, la période analysée s’étend généralement de 1940 à 1960 ou de 1960 à 1980. Par contre, l’équipe rassemblée autour du projet de recherche Femmes de rêve au travail : les femmes et le travail dans les productions écrites de grande consommation, au Québec, de 1945 à aujourd’hui a examiné l’évolution de la question du travail des femmes dans la fiction sentimentale des magazines familiaux québécois. Les paramètres proposés par cette équipe de recherche sont le repérage d’intrigues propres aux personnages féminins qui forment un nombre limité de grands scénarios fondamentaux, ainsi que la comparaison et la différenciation de ces derniers. Comme cette équipe de recherche, nous tenterons de reconnaître des modèles simples de valeurs sociales de référence qui construisent des oppositions idéologiques importantes dans les scénarios.

Notre analyse idéologique sera complétée par une attention accordée à la structure des oeuvres, à la manière de l’équipe dirigée par Julia Bettinotti dans La corrida de l’amour : le roman Harlequin (Bettinotti 1990). Le corpus étudié dans cet ouvrage est constitué de romans Harlequin et se base sur un scénario commun à toutes ces oeuvres : boy meets girl. À ce schéma commun se greffent des motifs stables, soit la rencontre, la confrontation polémique, la séduction, la révélation de l’amour et le mariage. Conjointement à la méthode de l’équipe de la publication Femmes de rêve au travail [...], le repérage de ces différents motifs servira à mesurer l’évolution des représentations de la réalisation de soi des femmes à travers certaines nouvelles et certains romans en vérifiant dans quelle mesure ils s’harmonisent ou non avec ce qui est déjà connu de la littérature sentimentale.

Par ailleurs, au confluent des valeurs véhiculées par les textes littéraires et de la forme qui les structure, l’ouvrage de Nathalie Heinich (1996), États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, est également fort utile pour l’analyse des oeuvres de Gendron. Dans cet ouvrage, Heinich examine les différents espaces de possibles que la fiction offre aux personnages féminins, qu’elles soient jeunes filles à marier, épouses et mères, maîtresses ou vieilles filles. Cette auteure s’attache à comprendre ce qui structure ces espaces, comment s’articulent ces configurations et quels déplacements sont susceptibles de se produire d’un état à un autre. Sa méthode repose sur le repérage des constantes dans un corpus de fictions très varié : constantes relatives aux différentes figures identitaires, à la logique de leur articulation et de leur engendrement.

Enfin, les oeuvres de Gendron semblent puiser notamment dans une tradition de motifs et de scénarios établie en France, entre autres par des auteures comme Delly et Magali, comme la cohabitation par nécessité, le mystère, l’imposture ou la vengeance (Bettinotti 1990 : 75). Cette tradition paraît adaptée, dans une certaine mesure, aux particularités du contexte littéraire et idéologique québécois. Le texte d’Ellen Constans, « Du bon chic – bon genre dans un mauvais genre : le roman d’amour de Delly » (Bettinotti et Noizet 1995), fournit des points de repère importants quant aux modèles qui inspirent Gendron. D’une part, on trouve dans les oeuvres des auteures françaises comme Delly et Magali certaines figures récurrentes, telles que l’orpheline ou la jeune fille bon chic bon genre (BCBG)[4]. Ces personnages évoluent dans un univers manichéen, dans lequel le Bien et le Mal, les « bons » et les « méchants », s’affrontent. Constans précise que, étant donné que le cadre privilégié est un monde catholique, à mi-chemin entre l’aristocratie et la bourgeoisie, le Bien est associé au BCBG et le Mal, au « mauvais genre » (MG). Cette dualité est thématisée sur le mode de l’hyperbole. Celle-ci s’établit, d’un côté, sur la réitération du combat entre le BCBG et le MG et provient, d’un autre côté, de l’accumulation, au cours de la narration, d’indices convergents et unificateurs. En effet, en général, dans la littérature populaire, le rôle des personnages et leurs caractéristiques sont donnés d’entrée de jeu. Ces histoires ont presque toujours lieu dans la haute société. Le nom de famille des BCBG constitue souvent un des premiers indices, sous forme de patronyme aristocratique fréquemment précédé d’un titre de noblesse. Les héros sont en général fortunés et la plupart ne sont pas oisifs. Par contre, si les héroïnes travaillent, c’est par nécessité : soit elles sont des orphelines pauvres obligées de servir des membres lointains de leur famille ou des maîtres cruels, soit elles oeuvrent pour faire vivre leurs proches à cause de parents qui se révèlent incapables de gérer leurs biens ou qui sont ruinés. À cet égard, Constans mentionne ceci (1995 : 100-101) :

La récurrence de telles situations n’est pas en infraction avec le code du B.C.-B.G; bien au contraire, les héroïnes sont moralement valorisées par leur capacité à travailler sans se plaindre, par leur dévouement à leur famille; la présence en elle d’un « coeur » et d’une « âme » est ainsi signalée au héros. Et, preuve que le travail social est exclu de la configuration du B.C.-B.G. féminin, ces situations sont toujours provisoires.

D’autre part, comme le souligne Constans (1995 : 107-108), quand le BCBG se pose en tant qu’élément constitutif de la phase de conflit[5], deux programmes narratifs sont possibles :

  1. Les protagonistes sont tous deux dotés des signes distinctifs du B.C.-B.G et c’est un personnage M.G. qui s’efforce d’empêcher leur jonction. C’est un scénario à trois personnages principaux, dans lequel un couple s’oppose à un individu;

  2. Un des deux éléments du couple est affecté d’un « manque » ou d’un « déficit » de B.C.-B.G; la confrontation disjonctive raconte alors les étapes et les formes de la lutte que se livrent les protagonistes, le passage à la positivité du personnage à qui des qualités manquaient au départ.

Comme nous aurons l’occasion de le constater plus loin, l’intérêt du second schéma est plus important et fait du BCBG un enjeu. Généralement, le conflit repose sur une nouvelle asymétrie sexuelle. L’héroïne incarne la perfection dès le début du récit, donc le personnage masculin ne possède pas toutes les qualités nécessaires.

La première forme de réalisation de soi

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les textes d’Emma Gendron semblent s’inspirer d’un modèle français établi notamment par des écrivaines telles que Magali et Delly. Comme dans plusieurs oeuvres rédigées par cette dernière[6], l’action de « Funeste passion » (Gendron 1921) se déroule à une époque plutôt floue. Pour résumer l’intrigue, il s’agit de l’histoire de Micheline Dumont, belle jeune fille issue d’une famille aisée, qui cherche à se marier par amour et qui le trouve, malgré les obstacles. Certains détails, peu nombreux il est vrai, permettent de situer l’action au Canada et dans la haute société, à une période antérieure à celle de Gendron. Ainsi, le père de Micheline Dumont est appelé un seigneur. Il possède un domaine qui est parfois désigné comme « ses terres » et un château. Quand les faneurs qui travaillent pour M. Dumont parlent de sa fille, ils la nomment « notre maîtresse ». Enfin, lors du mariage de Micheline, l’instance narrative omnisciente affirme que « [l]e peuple se réjouit » (Gendron 1921 : 11), un peu comme s’il s’agissait des noces de la fille d’un roi. Tous ces indices paraissent converger vers une époque révolue. À l’image du premier type d’héroïne dellyenne (Saint-Jacques 1998 : 27), Micheline est une jeune fille issue d’une famille noble et riche qui n’a pas besoin de travailler pour subvenir à ses besoins. Même si ce n’est nulle part évoqué clairement dans le récit, il semble qu’elle soit orpheline de mère, à l’instar de nombreuses protagonistes gendroniennes. Aucune allusion n’est faite à sa mère, encore moins à ce qui lui serait arrivé. C’est peut-être pourquoi son père vieillissant paraît pressé de lui trouver un protecteur pour le remplacer auprès d’elle, préoccupation qui apparaît très tôt dans la nouvelle. D’après les indices laissés par la fiction, on peut penser que ce que les auteures du collectif Clio (1982 : 78) affirment à propos du mariage dans la société de l’Ancien Régime pourrait aussi s’appliquer à l’univers de « Funeste passion » :

Puisque le mariage ne se termine qu’avec la mort de l’un ou de l’autre conjoint, il importe de bien choisir son futur époux. Les considérations matérielles l’emportent sur toutes les autres. Chez les marchands, les seigneurs et les administrateurs, les origines familiales, la dot de la mariée ou la fortune du futur époux comptent avant tout.

À cette époque, le mariage serait donc encore généralement perçu comme une forme de contrat qui permet de consolider les acquis de deux familles. C’est de cette conception de l’union entre un homme et une femme que semble émaner la proposition de Louis Duclos, fils du notaire de Mont-Noir : « Micheline était riche, Louis passait pour un brave garçon alors… » (Gendron 1921 : 10; l’italique est de nous). Cependant, Micheline ne peut que refuser d’épouser cet homme, car il ne correspond pas à son idéal. Elle désire se marier par amour (ibid) :

En elle-même, elle s’était fiancée à un autre idéal, c’est celui-là qu’elle attendait avec une foi naïve […] C’est pourquoi ne voyant chez ses adorateurs que le désir vulgaire, elle avait repoussé avec un intime dégoût ces unions purement matérielles. Elle voulait une âme. Que vaut la vie sans l’amour réciproque et véritable, que vaut le mariage sans l’union parfaite de deux âmes, sans ce lien intime qui les fait se rechercher et se soutenir à travers les épreuves de la vie? se disait-elle.

Cette quête de l’idéal est ce qui sert d’élément déclencheur à l’intrigue amoureuse, puisque M. Dumont s’empresse de dénicher un jeune homme, Gérald Allain, qui correspondra aux attentes de sa fille. La rencontre s’effectue au moyen du motif de la cohabitation par nécessité (Bettinotti 1990 : 75), puisque Allain, étudiant épuisé par ses études au doctorat, vient chercher le repos à Mont-Noir. Le prétendant dédaigné, Louis Duclos, est celui qui est à l’origine de la confrontation polémique par l’intermédiaire du motif de la jalousie. D’emblée, cet homme est désigné par l’instance narrative comme un opposant par la description qui en est faite. Ce fait va dans le même sens que ce qu’affirme Constans dans le texte cité plus haut, à savoir que, rapidement, les lectrices et les lecteurs sont amenés à remarquer des informations destinées à leur faire entendre que quelque chose sonne faux chez tel ou telle. Constans souligne également que le portrait physique du « méchant » propose toujours des indices négatifs. Dans cette perspective, au tout début du récit, on apprend que le vulgaire dégoûte profondément Micheline. Or, à la première apparition de Louis Duclos, en plus de ses yeux qui brûlent d’un désir étrange, on dit de lui qu’il est doté d’un physique vulgaire. D’ailleurs, c’est à l’occasion d’une tentative d’agression sur sa personne que l’héroïne se distingue de certaines protagonistes du genre sentimental. Même si la nature exacte des mauvaises intentions de Duclos n’est pas précisée, on sait qu’il cherche à l’embrasser contre son gré. Micheline déroge alors à la caractéristique de passivité qui est attribuée aux héroïnes des oeuvres sentimentales (Heinich 1996; Russ 1983; Barrett 1979) en se défendant de toutes ses forces contre son assaillant : « Ne manquant ni de courage ni d’une certaine force, triplée en cet instant, elle fonça tête en avant sur l’estomac du jeune homme » (Gendron 1921 : 10). Lorsqu’elle lui échappe, le sinistre personnage clame qu’il se vengera, se positionnant ainsi davantage dans la figure de l’ennemi. Malgré des obstacles répétés, Micheline voit son rêve se concrétiser puisqu’elle épouse Gérald vers la fin du second épisode. Une oeuvre dellyenne ou inspirée de la tradition Harlequin se conclurait ici. L’issue de l’histoire se révèle être aux antipodes de ce type de fin, puisque Gérald est assassiné par Louis et que la jeune mariée devient aliénée. On pourrait penser que cette conclusion malheureuse est une sorte de punition dans la fiction pour celle qui ne s’est pas pliée à l’idéal féminin de modestie et d’humilité (Planté 1989 : 52) en refusant le mariage de raison qu’aurait représenté une union avec le fils du notaire. Néanmoins, comme l’espace narratif accordé à raconter le rêve de Micheline et sa réalisation est beaucoup plus grand que l’issue négative, qui est expédiée en quelques lignes, nous croyons que la réalisation de cette quête est en quelque sorte entérinée par la fiction. Le fait que Micheline devient folle pourrait incarner une forme de fuite d’un destin qui ne lui conviendrait pas à la suite du décès de son époux. Plutôt que de survivre à son mari et de risquer un éventuel remariage qui ne lui correspondrait pas, la jeune veuve s’évaderait dans l’aliénation.

Une fois abordée la première forme de réalisation de soi par le choix d’un époux, nous nous pencherons ci-dessous sur la seconde, à savoir la sélection d’un mari sur la base de critères physiques. La nouvelle intitulée « Camille » (Gendron 1921) se déroule à Montréal dans une maison de ville. L’intrigue de cette oeuvre est construite autour des fréquentations de l’héroïne avec un jeune homme à la chevelure digne d’un Samson qui semble correspondre à son idéal. D’après les informations fournies par le récit, l’intrigue aurait lieu durant les années 1900[7]. Pour ce qui est de l’héroïne, elle consent à se marier sans être amoureuse, mais exige d’avoir un époux qui lui plaira, et ce, selon des critères précis. À noter que la jeune fille est pressée de prendre époux par sa tante Émelie parce que toutes deux recevront un héritage substantiel une fois que sa pupille sera mariée. On apprend également, dès les premières pages du récit, que Camille Boisvert était autrefois éprise d’un de ses cousins qui est devenu curé et que ce qu’elle demande de son futur mari est précisément son type physique.

Toujours en ce qui a trait à l’héroïne, deux caractéristiques la font se démarquer de la figure féminine associée d’ordinaire aux oeuvres sentimentales. D’une part, loin de la caractéristique de passivité à laquelle nous avons fait allusion plus haut, il est clairement affirmé que Camille est une femme dotée d’un fort caractère : « Camille rêvait d’un maître capable de la faire trembler en apparence seulement, car elle savait bien que ce ne serait jamais elle l’esclave [...] Camille n’était pas de celles qui se traînent aux pieds d’un vainqueur, c’était elle la déesse et l’amour était esclave à ses pieds... » (Gendron 1921 : 12). D’autre part, le deuxième schéma narratif proposé par Ellen Constans, dans « Du bon chic – bon genre dans un mauvais genre : le roman d’amour de Delly », auquel nous avons fait allusion plus haut, semble s’appliquer à elle, c’est-à-dire que Camille paraît affectée d’un « manque » ou d’un « déficit ». Cela paraît très rare chez une femme, puisque Constans mentionne que l’héroïne est en général parfaite dès le départ et que c’est le héros qui a des qualités à acquérir pendant le récit. Dans le cas précis de Camille, c’est son égocentrisme[8] qui l’empêche d’être une pure BCBG. Comme le récit amoureux classique se veut à de rares exceptions près une épiphanie de la perfection féminine, une parfaite héroïne se devrait d’être dotée des valeurs chrétiennes associées aux femmes. Ses critères de sélection, qui sont dépeints comme des caprices, ne sont sans doute pas étrangers à la façon dont l’instance narrative omnisciente la qualifie. En effet, certaines de ses exigences sont pour le moins originales (Gendron 1921 : 12) :

Ce qu’elle exigeait du physique de son futur, c’était d’abord une grande robustesse, elle rêvait d’un géant aux muscles puissants, capable de la broyer sous sa poitrine, de l’étouffer sous son étreinte. Un homme aux yeux brûlants et farouches, aux lèvres gourmandes... en plus, et c’était là le côté comiquement étrange de son caprice, elle lui voulait une « énorme » chevelure noire, le mot « abondante » n’était pas assez fort. Sous cet aspect farouche elle désirait une âme caressante et bonne.

L’idéal masculin de Camille semble donc être un homme fort et dégageant une impression de virilité, de puissance. Chose certaine, l’apparence du prétendant modèle qu’elle recherche ressemble à s’y méprendre à celle du héros du roman Harlequin. Comme le relèvent Bettinoti et son équipe (1990), il s’agit d’un portrait rhétorique qui attribue à un seul individu toutes les caractéristiques physiques culturellement assignées à la beauté masculine (Bettinotti 1990 : 36). Il est intéressant de remarquer qu’à au moins trois reprises le BCBG masculin est désigné par un pléonasme, soit « grand géant » (Gendron 1921 : 12-13), comme si on voulait exagérer sa hauteur et sa stature. On peut lire une sorte de contradiction entre l’allure que Camille semble rechercher chez son futur époux, celle d’une sorte de héros qui tire sa force de sa chevelure, à l’image de Samson, et le caractère qu’elle voudrait qu’il ait, c’est-à-dire une personnalité relativement effacée et obéissante (Gendron 1921 : 13). Si la rencontre avec son prétendant se fait selon le motif des fréquentations ordinaires, la confrontation polémique, elle, se produit autour de deux mystères. Camille est charmée dès le premier regard par Armand Mathieu puisqu’il paraît correspondre en tous points à son idéal. Celui-ci ne se décide pas à lui déclarer sa flamme, même après la seconde rencontre, ce qui la laisse perplexe. Des indices semés dans le texte suggèrent toutefois qu’un deuxième mystère est à l’origine de la timidité du héros. D’abord, la conversation que tante Émelie a avec Mme Grégoire, tante d’Armand, fait allusion à un plan. Cette impression que l’on dissimule quelque chose est renforcée par leur échange de sourires entendus et par une réplique d’Émelie : « grâce à cette idée de ton neveu j’aurai mon héritage » (Gendron 1921 : 12). Les propos rapportés du jeune homme, selon lesquels il est impossible que Camille l’aime un jour puisqu’il est trop laid, contribuent à renforcer cette hypothèse. Finalement, le fait qu’Armand ne veut jamais laisser Camille plonger les doigts dans ses cheveux va également dans le même sens.

Par ailleurs, ce qui paraît frappant, dans ce récit, c’est le décalage entre les apparences et la réalité. D’un côté, la virilité apparente d’Armand Mathieu associée à son abondante chevelure noire ne serait qu’un leurre parce qu’il porte une perruque noire et que la véritable couleur de ses cheveux est le roux. Cette teinte, jumelée à certains de ses comportements, font de lui un antimodèle. En effet, selon Valérie André (2007 : 171), « [l]e potentiel de séduction des mâles aux cheveux roux semble inexistant […] Le mot est lâché : la rousseur est une tare […] une infirmité qu’il vaut mieux camoufler. » Ainsi, à partir du moment où la supercherie est révélée, il est dit d’Armand qu’il est un « baffoué [sic] de la beauté » (Gendron 1921 : 38), qu’il est « dépoêtisé [sic] », ce qui laisse croire que, parce qu’il est roux, il est moins séduisant. Cette hypothèse est renforcée, une vingtaine de lignes plus loin, quand le narrateur dit à propos du héros « [qu’il] était presque beau malgré ses cheveux carotte » (Gendron 1921 : 38; nous soulignons). De plus, comme il pleure facilement, on ne peut affirmer qu’il correspond vraiment à un modèle de virilité, ce serait plutôt l’inverse. D’un autre côté, Camille réalise au moment du dévoilement du subterfuge qu’elle ne poursuit plus le même idéal qu’elle disait convoiter au départ, à savoir que l’homme de ses rêves ait une abondante chevelure et qu’il soit dominant en apparence. Comme l’espace utilisé pour décrire la quête de l’idéal de Camille est nettement plus important que celui qui est attribué à la révélation de la ruse et à la prise de conscience de l’héroïne, selon la même logique que pour « Funeste passion », nous pensons que l’accomplissement de cette recherche est soutenu dans la fiction.

La seconde forme de réalisation de soi

Après la première forme de réalisation de soi au féminin, nous abordons désormais la seconde, c’est-à-dire l’exercice d’une profession artistique ou non[9]. La première oeuvre qui s’y rattache est désignée comme un roman dans son titre même, soit Une femme pas comme les autres : roman de choix (Gendron 1940). L’emploi des termes « de choix » pourrait faire écho, plutôt maladroitement, à une technique de promotion attribuée aux romans Harlequin : « Des techniques de promotion parfois étonnantes, mais d’une efficacité remarquable, assimilent le roman Harlequin aux produits de grande consommation plutôt qu’à une production “littéraire et culturelle” » (Bettinotti 1990 : 32). Cependant, il ne s’agit pas vraiment d’un roman au sens où on l’entend habituellement. C’est plutôt une fiction sentimentale d’une trentaine de pages. D’emblée, le titre renvoie à un être d’exception, qui se distingue de la masse par ses qualités physiques, mais plus certainement morales. À l’image des personnages féminins des fictions sentimentales dellyennes, l’héroïne désignée dans le titre Une femme pas comme les autres représenterait donc un modèle de vertu et de ferveur. Sa situation correspond au premier modèle de schéma narratif décrit par Constans (1995)[10], à savoir qu’un des deux éléments du couple est affecté d’un « manque » à l’égard du BCBG. Tout au long de l’oeuvre qui raconte son histoire d’amour naissante avec le millionnaire Michel Valence, nous verrons Noëlla agir en fonction d’une morale chrétienne irréprochable. Par ses choix exemplaires, elle s’élèvera au-dessus des autres femmes ordinaires auxquelles le titre fait allusion. Le métier que pratique Noëlla, celui de chanteuse de cabaret, la distingue cependant du modèle de protagonistes que l’on retrouve chez Delly (Saint-Jacques 1998 : 30) :

Pour des questions d’honneur et de réputation, il n’est pas envisageable qu’elle [l’héroïne] exploite les talents que la nature lui a donnés pour devenir [...] chanteuse, musicienne ou actrice, métiers qui feraient automatiquement d’elle, aux yeux de la bonne société, une femme « de petite vertu ».

Cependant, le travail de Noëlla est justifié par le fait qu’elle doit gagner sa vie. Son discours direct laisse entendre que son métier est difficile et peu rémunéré : « Une vedette à la mode [...] gagne si peu, qu’il lui faut gagner son existence en dehors de son art, quand elle veut rester honnête, en attendant la faveur de son succès, qui n’arrive pas toujours » (Gendron 1940 : 16). On peut affirmer que Noëlla est aussi une femme pas comme les autres parce qu’elle exerce une profession. Il n’est donc pas si étonnant que cet être d’exception semble être utilisé pour valoriser dans son discours direct, de pair avec le narrateur omniscient, les valeurs chrétiennes traditionnellement attribuées aux femmes. Par exemple, lorsque Michel Valence rend visite à Noëlla et l’embrasse, l’instance narrative nous rapporte sa réaction : « Elle allait, d’un élan, lui rendre ses baisers, mais la pudeur lui rappela qu’elle était en pyjama, et que la décence lui commandait de mettre fin à cette situation anormale » (Gendron 1940 : 13). À l’occasion de la préparation d’un voyage à New York, où Michel veut que Noëlla l’accompagne sans chaperon, cette dernière lui répond : « Seuls... ce n’est pas convenable, Michel » (Gendron 1940 : 18). À l’aide de ces brefs exemples, on est en mesure de voir que ces propositions paraissent véhiculer les valeurs traditionnellement associées aux femmes dans les sociétés bourgeoises selon Constans, dans ces cas-ci, particulièrement la pudeur.

Pour ce qui est de la légitimation de la pratique de professions artistiques chez les femmes, nous croyons qu’une stratégie d’écriture proposée par Christine Planté (1989), soit l’instrumentalisation, pourrait être utilisée pour en éclairer l’explication. Des trois formes majeures qui, selon Planté, peuvent se combiner et coexister dans un même discours de justification, deux s’appliqueraient à Noëlla. D’abord, comme nous l’avons mentionné plus haut, son travail artistique lui sert de gagne-pain, mais son voeu est de l’effectuer dans une visée didactique. L’héroïne vise l’accomplissement d’une sorte de mission par l’entremise de son chant : « Elle avait rêvé pour le relèvement des foules, l’assainissement du jazz sous toutes ses formes. Ce rêve était encore à l’état de projet, parce qu’il fallait la renommée et l’argent pour accomplir cet apostolat » (Gendron 1940 : 23). La lectrice ou le lecteur ignore toutefois si ce désir d’apostolat se réalisera au-delà du mariage attendu à la fin du récit. Le métier de Noëlla joue aussi un rôle important au coeur de l’intrigue. Comme c’est au cabaret où elle chante que la rencontre avec Michel Valence a lieu, on peut dire que la profession artistique agit en quelque sorte comme moteur de l’action, une tendance que l’équipe de chercheuses et de chercheurs de Saint-Jacques (1998 : 41) Femmes derêve au travail […] relève également dans plusieurs des textes publiés dans La Revue moderne :

L’amour est toujours au centre de l’histoire, mais le travail y sert de plaque tournante. Bien que les héroïnes quittent la sphère publique après leur mariage, sauf exception, le travail des femmes intervient bel et bien dans les fictions ; la part de l’économique est donc relativement importante, même si l’issue tend à demeurer traditionnelle.

La deuxième protagoniste qui oeuvre dans le milieu artistique est Fiorella Turcot/Juliette Martial, la ballerine de la nouvelle intitulée « Retrouvée » (Gendron 1922). L’intrigue de cette nouvelle se situe à Montréal dans une temporalité imprécise : « [i]l y a quelques années dans l’ouest de la rue Sainte-Catherine vers la fin d’une après-midi de juin » (Gendron 1922 : 6). L’héroïne a été élevée par son tuteur, Jean Lelièvre, qui a fait emprisonner son père pendant de longues années pour un crime qu’il a lui-même commis. Elle ignore sa véritable identité jusque vers la fin du récit, alors qu’elle trouve l’amour et retrouve son père, et c’est pourquoi le personnage est désigné sous la double dénomination de Fiorella/Juliette. En plus de ces appellations, en tant que danseuse, elle est surnommée « la Joconde », d’après la célèbre toile de Léonard de Vinci. Le mystère autour de la véritable identité de Fiorella/Juliette semble faire écho à l’énigme entourant celle de la femme qui a servi de modèle au peintre. Son métier de ballerine sert aussi le déroulement de l’histoire, puisqu’elle profite du fait qu’il lui permet de faire de nombreux voyages pour tenter de retrouver son père. On notera que cette histoire est la seule parmi celles qui ont été retenues pour les besoins de notre analyse où la quête amoureuse est subordonnée de manière plus soutenue à une autre quête.

Le titre souligne d’ailleurs l’importance de la recherche qu’effectue Fiorella/Juliette, puisqu’il laisse entrevoir la fin du récit, à savoir qu’une chose ou une personne de sexe féminin sera retrouvée. Sa profession permet également à la rencontre d’avoir lieu, car même si ce moment n’est pas mentionné dans l’histoire, on peut facilement déduire que c’est parce qu’il l’a vue se produire sur scène que Jules Malouin, millionnaire montréalais, s’est épris d’elle. En ce qui a trait au motif de la rencontre, il peut être difficile à certains moments pour le lectorat de déterminer qui est le véritable héros BCBG dans cette nouvelle. D’une part, Fiorella/Juliette dit se refuser à toute éventualité amoureuse pour pouvoir continuer à danser et à poursuivre sa quête tant que celle-ci ne sera pas accomplie. Ainsi refuse-t-elle dans une analepse l’amour de Lionel Jobard, directeur de l’orchestre du théâtre, pour qui elle ne veut être qu’une soeur. D’autre part, lorsqu’elle lui fait des confidences, Fiorella/Juliette lui avoue qu’elle était amoureuse de Jules Malouin. Plus loin dans la nouvelle, le texte suggère qu’elle n’est plus insensible au charme de Lionel Jobard : « La grande passion de Lionel avait exercé à son insu sa fascination […] Dans ses bras, au son de sa voix, elle avait senti qu’elle n’aimait plus l’autre [Jules Malouin]; la chaîne d’enchantement semblait s’être rompue et elle se retrouvait disposé[e] à vouloir l’aimer » (Gendron 1922 : 6-7). Malgré ces hésitations, tout comme Noëlla, elle semble être une figure d’exception, ainsi que le mentionne dans son discours direct le personnage de Jules Malouin qui l’avait d’abord prise pour une femme aux moeurs légères, peut-être précisément en raison de son mode de vie : « J’ai senti que vous n’étiez pas comme les autres femmes, que je vous avais mal jugée et je viens vous faire amende honorable » (Gendron 1922 : 7). C’est justement cette méprise qui est à l’origine de la confrontation polémique et qui permet d’identifier le millionnaire comme le personnage principal masculin. Au départ, Jules Malouin désirait être son « favori » et la combler de cadeaux. Le fait que l’on pense pouvoir l’acheter par des offrandes blesse l’héroïne, car cela la conforte dans l’idée reconduite à la fois par les oeuvres dellyennes et l’idéologie du récit, à savoir qu’en raison de sa profession elle est le genre de femme que l’on admire, mais que l’on n’épouse pas. De la même façon que celui de la protagoniste d’Une femme pas comme les autres, le travail de Fiorella/Juliette peut être légitimé par la nécessité de gagner sa vie, mais un épisode du récit dévoile une autre forme d’instrumentalisation plus significative, c’est-à-dire la profession artistique comme thérapie. En effet, à un moment, Jules Malouin, dont Fiorella/Juliette paraît être amoureuse, s’affiche avec sa rivale au ballet pour la rendre jalouse. Elle utilise alors la danse pour oublier sa douleur (Gendron 1922 : 7) :

Toute à son rôle de semeuse d’illusions elle s’abandonna à son art, s’en grisa pour se consoler. Vingt fois elle repassa devant la loge de Jules sans s’en apercevoir. Les yeux irradiés, noyés d’une extase lointaine elle tourbillonnait, se jouait des difficultés des différentes figures, semblait planer tant sa grâce était souple et légère. En ce moment, Jules et tout ce qu’il représentait de la vie était loin d’elle. Le monde perdait son emprise sur la sensibilité de ses sentiments, elle ne souffrait plus.

À l’image de Noëlla, on ne peut dire avec certitude si elle poursuit sa carrière une fois mariée, puisque, après une ellipse temporelle, on apprend que Fiorella /Juliette habite la Californie et est maintenant mère d’un nouveau-né. Il semblerait probable, dans l’univers de cette oeuvre, que le travail disparaisse une fois qu’il a accompli son rôle.

Nous passons désormais au dernier exemple de réalisation de soi au féminin dans les oeuvres d’Emma Gendron, exemple qui s’incarne sous les traits du personnage de Sabine Dupréau de la nouvelle « L’abandonnée » (Gendron 1921). Si son nom évoque davantage un univers français que ceux des figures féminines précédentes, l’action se déroule pourtant en majeure partie en sol canadien. En effet, l’histoire se partage entre la paroisse des Trois-Lacs, située au Canada, la ville de Montréal et l’Afrique. Le temps du récit est divisé en deux, comme le texte lui-même, en fonction des dates de parution. Le premier épisode se passe en 1887, deux ans après le décès des parents de Sabine pendant l’épidémie de 1885. Le second a lieu cinq ans plus tard, en 1892. L’histoire est construite autour d’un triangle amoureux : Sabine et Pierre s’aiment, mais doivent rompre leurs fiançailles parce que Pierre doit épouser Julienne pour une question d’honneur. Sabine semble se démarquer des autres héroïnes que nous avons analysées auparavant, puisque, autant dans son premier emploi que dans le second, elle occupe des fonctions de dirigeante. À 18 ans, après avoir reçu une instruction supérieure, elle prend la direction de la ferme familiale en raison du décès de ses parents. À compter de ce moment-là, à l’exception de sa vie amoureuse, Sabine semble se définir par son occupation, puisqu’elle dit même « qu’[elle est] dans le monde pour travailler » (Gendron 1921 : 14).

Malgré la dimension considérable qu’occupe le travail dans ce texte, qu’il soit artistique ou non, la quête amoureuse demeure l’enjeu principal du récit. Comme dans le cas de Fiorella/Juliette, la profession artistique est légitimée parce que Sabine s’en sert en quelque sorte à la manière d’une thérapie. Après de nombreux événements, notamment la rupture des fiançailles avec Pierre parce qu’il doit épouser une autre femme, Julienne, pour sauver l’honneur de sa mère, Sabine quitte la campagne pour Montréal et se réfugie dans l’écriture pour oublier son chagrin d’amour. Fait plutôt rare dans l’histoire littéraire des femmes, elle devient rédactrice d’un grand journal canadien sous le pseudonyme de Mirabelle. On dit à son sujet qu’elle développe un grand talent littéraire et connaît la célébrité grâce à l’écriture d’un court roman, Coeurs de femmes. Cette représentation de l’écrivaine à l’oeuvre dans le genre sentimental est certainement liée, du moins en partie, à la conception que Gendron a de son métier et sera donc l’objet d’une attention particulière. La façon dont l’auteure décrit l’ascension vers le succès de son personnage pourrait représenter sa lecture des attentes de la société envers la femme qui écrit : « Malgré son succès dans cette carrière qu’elle n’avait jamais imaginé être la sienne, Sabine sut rester humble et modeste. Ce n’était pas la gloire qu’elle était venue demander à la capitale, mais l’oubli de sa douleur » (Gendron 1921 : 15). Ainsi, on retrouve l’idéal féminin de modestie et d’humilité que Christine Planté (1989) aborde elle-même, qu’Emma Gendron associe peut-être aux attitudes que la société requiert de la femme qui désire écrire et être reconnue en tant qu’écrivaine.

Comme dans les oeuvres traitées précédemment, le travail agit à la manière d’un moteur au coeur de l’intrigue, puisque c’est la lecture du roman de Sabine (sous son pseudonyme), alors que Pierre est exilé et supposé mort, qui remet ce dernier en contact avec celle qu’il avait fiancée. Alors qu’il est lui-même rédacteur aux Annales africaines, il découvre l’oeuvre de Mirabelle dans un journal d’échange canadien. S’en suit alors une correspondance dans laquelle il utilise lui aussi un nom d’emprunt, Jean Alliot. La fin relativement heureuse – les protagonistes amoureux sont réunis – est assombrie par le suicide de Julienne et l’on apprend que Sabine quitte le journalisme. Cependant, elle continuera probablement de travailler une fois mariée puisque Gendron mentionne un retour à la terre. Une des dernières phrases du récit donne d’ailleurs lieu à une réinterprétation intéressante du titre de la nouvelle : « Elle avait donné sa démission au journal, songeant à retourner à la terre, la véritable abandonnée » (Gendron 1921 : 41). Pour ce qui est du titre, il renvoie à plusieurs sens. Le plus évident est l’état de Sabine après que Pierre l’a quittée. L’abandonnée fait aussi référence à son statut d’orpheline, abandonnée par la force des choses par ses parents et obligée de se frayer un chemin seule parmi le monde. Une troisième signification est suggérée par l’auteure elle-même à la fin du récit : l’abandonnée, c’est la terre de ses parents que Sabine a délaissée à un certain moment pour s’installer à Montréal. Le lien avec l’idéologie régionaliste paraît évident. Disséminés à de nombreux endroits dans le texte, plusieurs passages vantant les mérites de la vie en campagne plutôt qu’à la ville renforcent l’idée d’une certaine tendance régionaliste au coeur de cette oeuvre.

Dans tous les cas, le désir de réalisation de soi au féminin, que ce soit par le choix d’un époux selon certains critères ou par l’exercice d’une profession artistique, sert, à la manière de certaines des oeuvres publiées dans La Revue moderne, de plaque tournante à l’histoire. En général, cette volonté permet de trouver ou de retrouver l’amour et, dans un cas particulier, elle donne lieu aux retrouvailles entre une fille et son père. À la lumière de ces analyses, il serait possible d’affirmer que la position d’Emma Gendron par rapport à ses modèles et à l’idéologie de son époque constitue une sorte de compromis. Cette attitude correspond tout à fait à la position que Lucie Robert (1993) attribue à Arlette Cousture dans son article intitulé « Pour une esthétique du centre ». Il se trouve que nous croyons que Gendron propose, comme dans ses textes journalistiques, un discours modéré sur ces sujets importants de son époque. Toutefois, s’il s’agit de la même stratégie, la forme de médianité est distincte, car l’état de société est différent de l’une à l’autre. Par ailleurs, même si les héroïnes d’Emma Gendron ont beaucoup de caractéristiques communes avec celles de Delly et que l’issue des textes demeure conservatrice, les protagonistes que nous avons examinées semblent se rapprocher davantage de celles des récits publiés dans La Revue moderne qui sont mentionnées par l’équipe de Femmes de rêve au travail […]. De la même manière, nous remarquons dans les écrits de Gendron analysés pour ce texte une rupture en certains points par rapport aux modèles plus anciens. Par exemple, on note que certaines héroïnes dérogent à la caractéristique de passivité habituellement attribuée aux personnages féminins dans les oeuvres sentimentales. On relève aussi, à l’occasion, un écart par rapport à l’habituelle fin heureuse, avec des textes qui se terminent avec la folie et la mort, ou encore avec le suicide d’un personnage secondaire. Toutefois, dans l’ensemble de notre étude, les personnages de Gendron ne sont pas encore engagés aussi clairement sur le marché du travail que ceux de La Revue moderne.