Corps de l’article

Le mode de vie en solitaire est en nette hausse dans les sociétés développées, et il est plus marqué au Québec qu’ailleurs au Canada. L’ouvrage rassemble les travaux de chercheurs de l’INRS-Urbanisation, Culture et Société – auxquels se sont joints quelques collaborateurs extérieurs – ayant fait enquête sur la question. Le premier chapitre du livre donne des chiffres assez étonnants sur la fréquence du mode de vie en solitaire dans plusieurs pays : plus de trente pour cent des ménages en Allemagne, en Suède, en Norvège, au Danemark et en France, plus du quart en Australie, au Canada ou aux États-Unis sont formés de personnes vivant seules. La proportion est de 31 % des ménages au Québec d’après les données du Recensement de 2006, et ce mode de vie en solo y touchait 13,3 % de la population totale.

L’introduction de l’ouvrage propose un survol rapide d’observations faites dans diverses études empiriques, d’importance fort inégale cependant, et les auteurs effectuent un rappel assez éclectique des interprétations sociologiques de la montée de ce mode de vie dans les sociétés développées. Les noms de sociologues connus ayant écrit sur le phénomène – Kaufman, Lipovetsky, Giddens, Sennett, sans oublier les auteurs québécois comme M. Gauthier ou G. Dulac – sont cités pêle-mêle. Les auteurs en sont conscients, parlant de « résultats épars », mais ils avancent malgré cela que les travaux passés en revue « semblent tout de même suggérer la présence d’un mode de vie spécifique » et qu’ils « suggèrent aussi que les ménages seuls semblent préférer les liens ponctuels et la multiplication des contacts épisodiques aux obligations et à l’engagement durables » (p. 7). Malheureusement, l’examen de cette hypothèse ne pourra être fait car seule une enquête par panel ou une étude des parcours de vie (telle que proposée par le regretté Paul Bernard dans les dernières années de sa vie) auraient pu y arriver. Or, les auteurs des différents chapitres se limitent volontairement à la description du phénomène de la vie en solitaire, réduisant ainsi grandement la portée de leur travail concernant un objet d’étude pourtant assez bien connu (quoi qu’ils en disent dans la plupart des chapitres…).

On découvre à la lecture des contributions contenues dans l’ouvrage collectif que « le processus général d’individualisation » à l’oeuvre dans nos sociétés sert de ligne directrice sur le plan théorique aux analyses proposées, comme le laisse entendre l’introduction. « Selon Dulac (1993) et Kaufmann (1999), les ménages seuls se rejoindraient tous sur un point : en constituant, chacun à leur manière, des manifestations du mouvement diffus et multiforme, de centrage sur l’individu » (p. 2). Comme la référence privilégiée à la montée de l’individu revient dans presque tous les chapitres, retenons ce qu’en disent Marc Molgat et Mireille Vézina : « En ce sens, le fait de vivre en solo peut être interprété comme une véritable émancipation de l’individu affirmant son individualité et choisissant librement d’entrer ou non en relation avec autrui » (p. 174). Mais la référence commune à l’individualisation ne nous avance pas très loin et il reste à expliquer, par exemple, pourquoi le mode de vie en solitaire est plus élevé au Québec – et pourquoi il est aussi plus élevé dans les sociétés où la social-démocratie est plus développée comme c’est le cas dans les pays évoqués plus haut – ou encore, pourquoi les femmes québécoises vivent seules nettement plus fréquemment que les hommes entre 50 et 70 ans (l’espérance de vie plus grande des femmes n’étant pas encore l’explication), etc. Molgat et Vézina avancent de leur côté une explication à certaines régularités statistiques mises en évidence dans leur chapitre en précisant que « le processus d’individualisation est rendu possible par la délocalisation des rapports sociaux et la présence de systèmes institutionnels qui permettent la vie en solo, dont ceux du marché du travail, du marché du logement, de la sécurité sociale, des services publics et des commerces qui répondent aux besoins spécifiques des personnes vivant seules » (p. 174). Ces éléments sont certes tous pertinents, mais leur évocation reste vague.

Comme cet ouvrage n’a pas d’ambition théorique bien affirmée, car il privilégie nettement la description du phénomène social qu’est le mode de vie en solitaire au Québec à l’aide de différentes enquêtes et de données de recensement, c’est donc sur ce terrain qu’il faudra l’évaluer. L’habitat et la vie en ville des individus vivant seuls constituent l’angle d’étude des différents auteurs des onze contributions, le mode de vie en solitaire étant essentiellement un phénomène urbain : « … la vie en solo est associée aux grands centres urbains dits postindustriels dont l’économie s’oriente fortement vers le tertiaire avancé » (p. 84). Les questions que se posent les auteurs restent le plus souvent très collées à la description assez élémentaire des aspects de la vie en solo et leur traitement accentue le caractère éclaté de cet ouvrage. Daniel Gill avance que le coût du logement, plus faible à Montréal mais bien plus élevé à Toronto et à Vancouver, explique que les Montréalais « qui ne vivent pas une situation conjugale ou monoparentale font, une fois sur deux, le choix de vivre seuls » (p. 56), une proportion nettement plus élevée que dans les autres grandes villes canadiennes. Suit une intéressante typologie « exploratoire », construite à partir des données de l’une des enquêtes exploitées dans l’ouvrage, décrivant les trajectoires résidentielles des personnes vivant seules et l’autre. Plusieurs chapitres étudient les relations sociales des personnes vivant seules, montrant que vivre seul n’est pas synonyme de vivre isolé. Dans l’un des derniers chapitres qui sert de synthèse, Annick Germain avance que les solos sont de grands utilisateurs de la vie de quartier, tout comme les immigrants (p. 203), le quartier devenant une sorte de substitut à un ensemble de relations sociales déficientes. C’est là l’une des observations les plus neuves de cet ouvrage, qui montre bien le caractère fructueux de la perspective dans laquelle s’est inscrit l’ouvrage.

La sociographie du mode de vie en solitaire au Québec, faite à partir de sonnées de recensement, proposée dans le premier chapitre par Marc Molgat et François Renaud, est décevante, car elle ne livre pas de véritable synthèse des aspects connus du phénomène, pourtant bien étudié dans plusieurs publications, notamment celle de Hervé Gauthier de l’Institut de la statistique du Québec, non citée (mais elle l’est dans l’introduction du livre). Une meilleure revue de la littérature aurait permis de bien situer les questions abordées dans le livre. Une statistique fort intéressante est cependant présentée, sous forme de graphique, montrant que la proportion de femmes vivant seules est nettement plus faible que celle des hommes dans la tranche d’âge des 25 et 55 ans, alors qu’elle croît de manière très abrupte après 55 ans. L’espérance de vie plus élevée des femmes ne peut pas expliquer cet écart observé chez les seniors (disons, entre 60 et 75 ans). Pourquoi cette différence grandissante entre les femmes et les hommes après 55 ans et quelles en sont les implications sur la condition féminine ? L’individualisation des modes de vie évoquée plus haut y est-elle pour quelque chose et, en ce cas, pourquoi toucherait-elle davantage les femmes que les hommes chez les seniors ? Voilà une question que soulève la description sociographique du mode de vie en solitaire qui aurait pu alimenter le travail des chercheurs collaborant au projet. Donnons un autre exemple. Les travaux sur les personnes recevant l’aide de dernier recours ont montré une forte poussée du mode de vie en solo. Les ménages recevant de l’aide sociale étaient majoritairement formés de couples et de familles lors de la mise en place du régime en 1970 ; plus de 80 % des ménages recevant de l’aide sociale en 2011 sont formés de personnes vivant seules. Cette observation est bien connue et il aurait été pertinent de le mentionner dans ce chapitre, avec les questions et débats qu’elle ne manque pas de soulever.

Annick Germain situe bien les limites ou la portée des résultats de recherche livrés dans cet ouvrage collectif sur les questions soulevés en introduction. « Soyons clairs. L’échantillon de ménages solos avec lequel nous avons travaillé à Montréal ne permet pas de répondre clairement à ces questions, mais il est assez riche pour les soutenir » (Annick Germain, p. 200). Elle ajoute, à propos de cas étudiés dans l’enquête qualitative qui a été exploitée dans plusieurs chapitres, qu’ils vont « servir ici d’éclaireurs pour explorer des thématiques centrales en sociologie » (idem). Ces précautions ne sont pas toujours adoptées par les autres auteurs du collectif. Ainsi, dans le chapitre 4 qui porte sur les données de la même enquête, les auteurs ne prennent pas autant de précautions oratoires. « L’analyse montre en effet que ce sont ceux qui ont les plus grands réseaux qui nouent le plus souvent des liens par l’intermédiaire de tierces personnes » (p. 131). Notons au passage le caractère un peu trivial de cet énoncé, car par définition les grands réseaux impliquent nécessairement un grand nombre de liens indirects, comme l’avaient bien montré les travaux fondateurs de Vincent Lemieux. Les verbes « montrent que », « démontrent que » reviennent par ailleurs fort souvent sous la plume de plusieurs auteurs de ce collectif à propos de données dont A. Germain a souligné les limites.

L’ouvrage collectif porte essentiellement sur le Québec, mais il comprend aussi deux chapitres sur d’autres pays, soit sur la montée des jeunes en solo à Bruxelles et l’indépendance résidentielle des personnes âgées en Espagne. Annick Germain annonce que « nous verrons si le mode de vie des solos à Bruxelles et leur rapport au quartier sont bien différents de ce que nous venons de décrire » (p. 214), mais le chapitre en question, de même que le dernier sur les personnes âgées en Espagne, ne se réfère aucunement à ceux qui précèdent ni ne met en perspective les résultats d’analyse, laissant au lecteur le soin de faire lui-même le travail de comparaison. Ces deux chapitres accentuent le caractère éclaté du livre car on se demande bien ce qu’ils viennent y faire. L’analyse comparée en sociologie ne tient pas à la juxtaposition de contributions nées du hasard des voyages des scientifiques, mais elle doit plutôt être alimentée par une question de recherche ou par la présentation des raisons d’inclure un pays ou un autre. Tocqueville a comparé les révolutions américaine et française parce qu’il avait de bonnes raisons de le faire et il en va de même pour la comparaison des taux de suicide dans différentes régions et différents pays faite par Émile Durkheim. Rien de tel ici.

Ce livre souffre de bien des défauts d’écriture, en plus d’un problème de concertation entre les auteurs censés analyser diverses facettes d’une même question. On retrouve nombre de fois des expressions  « Il faudra s’intéresser davantage à ce mode de vie ‘émergent’ » (p. 131), « … un champ de recherche qu’il reste à défricher » (p. 137), « … à notre connaissance, aucune étude n’a porté sur… » (p. 163), « ces constats appellent à l’élaboration d’enquêtes plus importantes » (p. 192), « les enquêtes de terrain et l’observation des usages seront ainsi le prix à payer par les chercheurs » (p. 238)... Prix à payer par les chercheurs ? Il me semble que ce sont là plutôt des incantations qui s’adressent aux pourvoyeurs de fonds publics qui financent de telles recherches. Ces tics d’écriture agacent et on attend des auteurs qu’ils proposent plutôt des pistes précises, des hypothèses à vérifier. Il ne suffit pas d’identifier des trous dans les connaissances empiriques, mais encore faut-il donner des pistes d’interprétation des observations déjà faites et fonder théoriquement les nouvelles questions à poser. L’intérêt de ce livre collectif est d’avoir quelque peu balisé les liens à faire entre vie de quartier et vie en solo, d’avoir montré l’inscription du mode de vie en solitaire dans la ville, mais un travail plus poussé d’interprétation aurait été nécessaire pour en faire un livre marquant. La question posée dans le titre de l’ouvrage reste donc entière.