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Ce collectif jette un regard croisé sur le destin de l’histoire nationale en France et au Québec et fait état des défis auxquels celle-ci se trouve confrontée. Il traite du rapport entre identité nationale et passé national dans ces deux territoires. Au coeur du rapport se trouve l’enjeu à la fois philosophique et historiographique de l’écriture de l’histoire nationale, enjeu qui renvoie « autant au rôle de la mémoire dans la mise en forme de ‘l’identité narrative’ d’un peuple qu’à la recherche et à l’écriture de l’histoire proprement dite » (p. 11). L’ouvrage rassemble douze contributions. Elles prennent la forme d’essais, d’études de cas, de réflexions épistémologiques et de réflexions politico-idéologiques. Leur rigueur méthodologique, à cet égard, est foncièrement inégale. Si certaines contributions se fondent sur une documentation étoffée ou sur une argumentation solide, d’autres laissent place davantage à des intuitions ou impressions très subjectives. De fait, le mérite de l’ouvrage réside moins dans sa valeur scientifique – il n’apporte pas vraiment de connaissance neuve sur le passé des nations française ou québécoise – que dans la pertinence de ses nombreux questionnements sur l’avenir de l’identité nationale française ou québécoise.

Serge Cantin s’interroge sur la difficulté et la légitimité d’écrire une histoire nationale en identifiant les obstacles culturels et politiques auxquels ce projet est confronté. Il montre que la question du rapport à la mémoire et à l’identité nationale se pose autant pour les petites nations, comme le Québec, que les grandes, comme la France. Le projet de l’écriture de l’histoire nationale au Québec comme en France participe de la survie de l’identité nationale et exige de reconnaître l’importance de la médiation nationale dans toute communauté politique démocratique. Daniel Lefeuvre et Michel Renard estiment que l’histoire nationale est « un enjeu politique et un espace de polémiques » (p. 31). Ils soutiennent que les références historiques dans les débats politiques s’articulent essentiellement autour de deux thèmes reliés, soit le passé colonial et l’identité française. Certaines idées reçues concernant l’identité nationale sont mises en cause. Après avoir souligné la stabilité, la permanence et l’ancienneté de l’identité nationale française, ils montrent avec maints exemples historiques que la référence à l’identité nationale n’a jamais été la propriété exclusive de la droite. Contre ceux qui appellent au rejet de la dimension nationale du passé français, Lefeuvre et Renard rappellent qu’il revient à l’historien d’inscrire dans la longue durée l’identité nationale « pour ne pas être prisonnier des pesanteurs et des positionnements convenus de l’immédiateté politique » (p. 55). Dans une contribution forte du collectif, Éric Bédard s’interroge sur l’éclipse de l’histoire nationale dans l’historiographie universitaire québécoise. Il soutient qu’elle serait non seulement attribuable à la montée et au triomphe de l’histoire socioculturelle, mais aussi au « structuralisme paralysant » (p. 66) de Maurice Séguin qui, d’une part, encourageait une appréhension du passé n’accordant que peu de place aux événements et aux acteurs du passé et dont, d’autre part, la vision tragique de la nation québécoise n’encourageait guère son étude historique. Bédard aurait cependant pu insister davantage sur le rôle de la transformation disciplinaire de l’histoire au Québec dans l’éclipse de l’histoire nationale. Les historiens au Québec s’y intéressent peut-être moins parce qu’ils réussissent à se distancier des impératifs et injonctions de la société.

Posant un regard synthétique sur l’évolution de la mémoire depuis le début de la Révolution tranquille, Jacques Beauchemin soutient que le rapport au passé qu’entretient la société québécoise depuis la Révolution tranquille entrave « la formation d’un sujet politique québécois suffisamment consistant pour avancer le projet de sa pleine réalisation dans la souveraineté politique ». Il décèle ce rapport critique, négatif et difficile au passé national mal aimé chez trois « grands interprètes » (Trudeau, Vadeboncoeur et Aquin) sans jamais toutefois montrer empiriquement jusqu’à quel point cette conscience historique est (aussi ?) le fait de l’ensemble de la société québécoise. Il aurait fallu moins réfléchir aux conditions de réception sociale de la refondation de la conscience historique générée par la classe intellectuelle pour être en mesure de soutenir que de « Trudeau à Vadeboncoeur s’écrit […] le rapport à l’histoire sur lequel va s’ériger un nouveau Québec abandonné à l’ivresse légère de la liberté et délesté des pesanteurs d’une histoire dans laquelle il ne se reconnaît plus » (p. 95). La refondation modernisante ne peut toutefois se fonder sur un rejet du passé, comme le notait déjà Aquin dont l’un des messages les plus forts est de nous rappeler à assumer notre passé et à inscrire dans la durée nos utopies émancipatrices. Deux tendances se dessinent dans le rapport au passé dans le Québec contemporain. La première prend le choix de la « pesanteur » en vue de réhabiliter le passé national et rendre justice aux institutions qui ont fabriqué le Québec. La seconde prend le choix de la « légèreté » et instaure un relativisme des interprétations où tout « peut […] être dit du passé national sans que rien ne soit absolument faux » (p. 101). S’appuyant sur une utile réflexion théorique sur la différence entre les notions d’histoire et de mémoire et leurs rapports, Guy Pervillé se penche sur les débats historiographiques (et polémiques) que la mémoire de la guerre d’Algérie a suscités au cours des dernières années, mémoire qui a fait « oublier à trop d’historiens qu’ils n’étaient pas seulement des citoyens » (p. 105). Son analyse met également au jour une récente et importante mutation de la politique mémorielle française substituant la dénonciation des crimes à la glorification des hauts faits. Michel Bock esquisse l’évolution de l’identité des minorités francophones canadiennes hors Québec et hors Acadie qui s’est notamment accélérée à partir des années 1960 avec la Révolution tranquille et l’affaiblissement de l’influence de l’Église catholique sur elle. Bock analyse les répercussions politiques de cette mutation identitaire prenant la forme d’une dénationalisation et dépolitisation de la représentation que la francophonie canadienne a d’elle-même et de son passé. Elle se représente de plus en plus comme « un simple fragment » (p. 128) de la société canadienne.

La contribution de Gil Delannoi qui s’appuie notamment sur la pensée de Hume est la plus formelle du collectif. Delannoi propose une esquisse de modélisation des relations et interactions entre empire, nation et cité qu’il envisage comme trois formes héritées et trois dimensions futures de la construction européenne. Martin Pâquet développe une réflexion épistémologique et éthique sur un type d’usage public du passé, celui du passé comme spectacle. Cet usage génère, selon lui, une « cacophonie » (p. 153) sur le plan des interprétations du passé qui rend difficile la constitution d’une interprétation commune qui soit à la fois objet d’histoire et objet de mémoire collective. Pâquet propose trois principes normatifs pour l’instauration d’un rapport vrai et juste au passé : le respect de la déontologie scientifique en matière d’interprétation historique, le rejet de l’instrumentalisation des expériences humaines du présent comme du passé et la responsabilité et le devoir de l’historien d’habiliter les citoyens pour qu’ils puissent intervenir dans l’espace public. Jean Beaubérot se penche sur une question intiment liée à l’identité nationale française, soit celle de la laïcité. Il met celle-ci en perspective historique en proposant un nouvel éclairage du contexte d’adoption de la loi de 1905. Il note que cette loi a été l’objet de récits divergents générateurs de « contrevérités » (p. 169) néo-républicaine et néo-cléricale qui correspondent au « conflit des deux France ». La loi de 1905 est en fait instauratrice de trois ruptures. Elle scelle la fin de la France comme nation catholique – la religion devient affaire privée et personnelle –, de l’anticléricalisme d’État et de l’universalisme abstrait de la Révolution française.

Olivier Tard traite du rôle des intellectuels (non historiens) de l’Action française dans la renaissance d’une historiographie nationale et populaire au début du 20e siècle. Il examine le rapport instrumental que Maurras entretenait avec l’histoire, notamment avec la Révolution française, les usages de l’histoire par l’Action française avant le premier conflit mondial ainsi que le contenu, les usages et la portée de sa vision de l’histoire nationale après ce conflit. L’auteur note que l’Action française a perdu aujourd’hui de sa prééminence parmi les droites nationalistes, d’autres courants ayant développé différentes visions du passé national. Charles-Philippe Courtois soutient que le renouveau pédagogique québécois au cours des dernières années a été inspiré par les principes du multiculturalisme auquel l’État se serait converti implicitement. Cette conversion s’apprécierait tant à travers le nouveau programme d’histoire au secondaire, le nouveau cours d’Éthique et culture religieuse et l’orientation pédagogique générale qui privilégie l’acquisition de compétences plutôt que de connaissances. La logique multiculturaliste évacue l’histoire nationale qui devrait pourtant avoir une place essentielle à l’école et dans l’expression de la mémoire officielle (p. 218). L’essai de Mathieu Bock-Côté est le plus faible du collectif sur le plan scientifique, versant dans la polémique idéologique. Il soutient, en multipliant les hyperboles, que le multiculturalisme tendrait à délégitimer toutes formes d’attachement bien senti aux traditions nationales héritées du passé, ce qui aurait pour effet d’appauvrir le débat démocratique. L’espace public se serait fondé sur l’exclusion du conservatisme et une « historiographie victimaire » porteuse d’un récit de la culpabilité occidentale et d’une conscience historique hypercritique. Le lecteur savant peut se passer de cette contribution qui ne fait que reprendre les réflexions déjà bien connues et fortement médiatisées de l’auteur.

Par les nombreux enjeux qu’elle soulève, la question de l’histoire nationale renvoie au rapport que les universitaires en général et les historiens en particulier entretiennent avec la société. Le passé national, au-delà de ses usages sociaux, peut-il être l’objet d’une appréhension savante ? Jusqu’où l’historien peut-il se faire intellectuel engagé sans trahir sa posture de savant ? Ces questions semblent avoir été ignorées par L’histoire nationale en débat. Regards croisés sur la France et le Québec. Si plusieurs de ses contributeurs prenaient plus de distance face à leur objet d’étude, cela permettrait de mieux contourner les écueils idéologiques qui continuent d’entraver une étude savante de la question nationale et l’intégration de l’histoire nationale dans le champ historien.