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Gérard Dion fut un important artisan de la Révolution tranquille et y apporta deux grandes contributions bien mises en évidence dans la biographie écrite par Suzanne Clavette. Dion fut d’abord un intellectuel, au sens où on l’entendait au milieu du 20e siècle, engagé par ses écrits percutants dans la promotion de changements politiques et institutionnels qui s’imposaient dans le Québec des années 1950 et 1960. Clavette montre aussi que « l’abbé » – comme on l’appelait familièrement dans le milieu syndical et au Département des relations industrielles de l’Université Laval qu’il a fondé –, a été un homme d’action impliqué dans les luttes syndicales des années 1950, un acteur de premier plan, comme conseiller du Prince, dans l’élaboration de lois sur les relations de travail et dans les réformes institutionnelles mises en place dans les années 1960 au Québec. À travers la vie de l’abbé Dion, c’est aussi toute la genèse de la Révolution tranquille qui est racontée dans cet ouvrage bien documenté, à lire non seulement pour connaître la trajectoire d’un homme hors du commun, mais aussi pour en savoir plus sur une époque marquante de l’histoire de la société québécoise.

La biographe a finalement trouvé peu de choses à dire sur l’enfance et la jeunesse de Gérard Dion, mais elle décrit bien dans quel climat social, politique et culturel il a fait ses études et dans lequel il a choisi de devenir prêtre. Le jeune Dion a été marqué par la pensée de Lionel Groulx, au point d’être qualifié par Clavette « d’ardent nationaliste », mais plus précisément, un nationaliste canadien-français qui a rejeté plus tard le « séparatisme ». Très vite, il a pris ses distances avec le célèbre chanoine, étant intéressé par « la question sociale » plutôt que par la « question nationale », pour reprendre une dichotomie typique de cette époque, Dion ayant été marqué par le catholicisme social et les grandes encycliques papales de la première moitié du 20e siècle. La lecture de cette biographie aide à comprendre la pensée et les idées politiques de cette génération d’intellectuels canadiens-français catholiques et nationalistes qui a lutté pour la promotion des intérêts de l’ancien Canada français, caractérisé par ce qu’on appelait « l’infériorité économique des Canadiens français », alors la grande question sociale débattue sur la place publique. Devant la montée du mouvement indépendantiste dans les années 1960, il préféra plutôt défendre le fédéralisme renouvelé et faire la promotion de la dualité nationale canadienne.

Gérard Dion avait étudié « les relations industrielles » à l’Université Queen’s en Ontario, dans le but de revenir à Laval y fonder le Département de relations industrielles, créé au sein de la jeune Faculté de sciences sociales plutôt qu’au sein d’une école de commerce ou d’une faculté d’administration, comme c’était le cas aux USA ou à Queen’s. Avec l’appui du père Lévesque, il a donné au Département de relations industrielles, dont il a été le directeur, une orientation que l’on qualifierait aujourd’hui de progressiste, l’enseignement et la recherche privilégiant le point de vue syndical et ouvrier, contrairement à celui de l’Université de Montréal, alors marqué par « la vision affairiste » des relations de travail. Dion considérait que « les relations du travail étaient foncièrement des relations humaines et sociales », selon ses termes, et qu’il fallait donc former des « experts » – appelés aussi « ingénieurs sociaux », ce qui témoigne bien de l’esprit réformiste et technocratique de l’époque – ouverts aux enseignements de la psychologie et de la sociologie.

Gérard Dion s’est fait connaître du grand public lors de la publication d’un livre percutant écrit en collaboration avec l’abbé Louis O’Neill et publié en 1960, juste avant l’élection du premier gouvernement de Jean Lesage, Le chrétien et les élections, dénonçant la corruption qui marquait les moeurs politiques de l’époque et les agissements du régime duplessiste vieillissant. « Les deux prêtres ont contribué à faire sauter la digue ; les laïcs feront le reste » (p. 353). À travers l’action de l’abbé Dion, Clavette analyse aussi la pensée et l’action de l’Église québécoise, tant de ses évêques que de son clergé. Elle montre bien que l’Église québécoise n’était pas homogène ni entièrement conservatrice, sous le règne de Duplessis notamment. « Comme dans tous les corps d’une société, divers courants la traversaient » (p. 354). Pour l’auteure, il existait des forces de renouveau (minoritaires cependant, mais bien actives sur le terrain) au sein de l’Église québécoise, qui a ainsi contribué à l’avènement de la Révolution tranquille à l’époque même où une partie de l’appareil ecclésiastique en retardait l’éclosion. Ainsi, Clavette discute et analyse longuement – trop peut-être, au point de déséquilibrer son ouvrage – le rôle de Gérard Dion (et de son collègue, l’abbé Louis O’Neill) dans la lutte pour l’assainissement des moeurs politiques corrompues de la province de Québec des années 1950 et dans la déconfessionnalisation des syndicats. Son livre sera une pièce importante au dossier de l’étude du rôle joué par l’Église dans l’avènement du Québec moderne, qui reste à entreprendre.

Reste aussi à entreprendre l’histoire (mouvementée !) des relations de travail au Québec et la biographie de Gérard Dion en offre un aperçu pour la période qui va de l’après-guerre jusqu’aux années 1960 à travers l’action du célèbre abbé. On y trouvera de précieuses informations sur les luttes pour la santé au travail (appelée à l’époque l’hygiène au travail) et les luttes pour la reconnaissance des syndicats, sur la déconfessionnalisation de la CTCC (devenue l’actuelle CSN), sur la syndicalisation des employés de l’État québécois (aspect traité rapidement dans l’ouvrage) et sur l’importante réforme du Code du travail au début des années 1960, sans oublier la réforme du système d’éducation, soit autant de champs d’intervention de l’abbé Dion.

La biographie de l’abbé Dion s’arrête au mitan de sa vie, vers l’âge de 45 ans, au moment de la défaite du second gouvernement de Jean Lesage en 1966. Il est dommage qu’on ne connaisse pas la suite, mais l’essentiel a sans doute été dit sur le personnage. Dion fait partie d’une génération d’intellectuels qui, à l’instar de son contemporain Gérald Fortin, par exemple, a joué un rôle marquant dans la modernisation du Québec très tôt en carrière.

Gérard Dion est resté prêtre et fidèle à l’Église catholique toute sa vie. Cette dimension de sa vie est bien mise en évidence dans la biographie elle-même, mais aussi dans deux textes en annexe sur Gérard Dion, le catholique. Le premier, de Jean-Paul Rouleau, donne un complément d’information et d’analyse sur « le prêtre social » engagé dans son milieu. Le second, de Gilles Routhier, moins développé, traite du réformisme du Concile Vatican II, situant la pensée et l’action de Gérard Dion dans son Église d’appartenance. Ces deux textes sont certes intéressants, mais ils n’apportent pas vraiment un éclairage neuf sur le personnage et leur présence dans l’ouvrage ne paraît pas appropriée, de même que l’entrevue de quelques pages avec Jean Sexton, publiée à la toute fin de l’ouvrage. La biographie de Clavette suffisait à cerner le personnage Dion.

L’ouvrage de Suzanne Clavette est bien documenté et il a l’avantage de remettre le nom de Gérard Dion (si on l’avait oublié) parmi la liste des artisans de la Révolution tranquille et de proposer une analyse de l’action de l’Église québécoise avant et pendant la Révolution tranquille qui va au-delà des idées reçues. Mais le livre est trop long et l’auteure a manqué d’esprit de synthèse, comme si elle avait voulu ne rien perdre de sa riche documentation, notamment dans son analyse de l’impact des livres écrits en collaboration avec Louis O’Neill sur les élections et sur la démocratie, dont le traitement occupe une place disproportionnée. Le livre constitue cependant une contribution importante à l’histoire de la Révolution tranquille, vue et vécue à travers la vie d’un de ses acteurs marquants.