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Voici, en format poche, une troisième édition de cet ouvrage qui recueille 17 essais, pour la plupart parus précédemment dans le New York Review of books. Essais signés Alison Lurie, dans lesquels elle questionne, revisite, provoque, soulève et permet une redécouverte, voire une compréhension nouvelle des classiques les plus connus de la littérature de jeunesse, de Babar au Vilain Petit Canard en passant par le non moins populaire Harry Potter. Mais elle propose aussi des textes sur des sujets aussi variés que la poésie, l’illustration, la nature, le pays d’Oz, ou encore les jeunes filles et les femmes dans Les Quatre filles du docteur March. Le lecteur peut se permettre de parcourir ce livre librement, sans règle, tout en savourant des réflexions poussées et brillantes sur une littérature porteuse de sens.

Au hasard des pages de ce recueil, le lecteur fait une rencontre nouvelle avec Pinocchio, le vrai, celui de Carlo Collodi, qui est beaucoup plus rebelle que le dessin animé sentimental (p. 77) popularisé par le célèbre Walt Disney. Ce dernier, nous le savons, a édulcoré et adouci beaucoup de classiques de cette littérature, mais Lurie remet en lumière avec force et vivacité certaines de ces transformations. Par exemple, dans un article sur l’évolution de l’illustration, l’essayiste rend compte de l’adoucissement apporté avec le temps à des personnages connus, comme le Petit Chaperon rouge. Elle évoque le style prenant de Gustave Doré qui, au XiXe siècle, proposait des représentations souvent effrayantes afin de mettre les enfants en garde contre les dangers multiples. Ainsi, le Petit Chaperon rouge au regard effrayé couché dans le lit avec le loup chez Doré devient une caricature simpliste chez Disney (p. 252). Un autre exemple de la plume avertie et lucide d’Alison Lurie se trouve dans un article consacré à Babar. En effet, l’univers magnifié de l’éléphant créé par Jen de Brunhoff puis repris par son fils, est scruté depuis sa première apparition en 1931, jusqu’aux récentes histoires dans lesquelles les personnages ne vieillissent pas, mais se transforment au gré des aventures vécues. Elle relate aussi et surtout différents points de vue et critiques portées jusqu’à ce jour sur la série, ce qui élargit la réflexion.

C’est cela et plus encore qui attend le lecteur. Ainsi, la pertinence de cet ouvrage réside dans les vues différentes et encore inexplorées, du moins à mon sens, de ces classiques souvent lus, souvent abordés, mais rarement confrontés de cette façon. Grâce aussi à sa plume vive et confiante, toujours prête à confronter les truismes, c’est à un voyage à la fois sérieux et malicieux que nous convie Lurie. Et la diversité des textes offerts rend le travail d’autant plus intéressant. Enfin, le tout est fort bien documenté, appuyé par de nombreuses sources qui rendent le propos juste et crédible. Un seul bémol à ce petit chef-d’oeuvre tient à l’aspect visuel du livre : en fait, contrairement au contenu caustique et porteur, l’enrobage est très peu attrayant. Fait de papier journal très mince et présenté dans un caractère minuscule, le tout a pour effet de repousser au premier abord. Lurie saura tout de même rejoindre ici un lectorat passionné par les idées puis par la littérature de jeunesse, son histoire et les visions du monde qu’elle suscite. Voilà un ouvrage qui gagne à être ouvert et lu !