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Au cours du dernier siècle, les États westphaliens occidentaux ont éprouvé d’immenses difficultés à s’adapter au défi politique et militaire que représente la guerre irrégulière. À bien des égards, l’Iran se distingue de ces derniers car, en l’espace de trois décennies, le corps des Gardiens de la révolution islamique (cgri) ou Sepah-e Pasdaran (corps des Gardiens) est parvenu à légitimer et à faire adopter son modus operandi d’action irrégulière comme l’un des aspects fondamentaux de la stratégie de défense, de dissuasion et d’influence de la République islamique d’Iran (rii). Bien que l’adoption de l’arme asymétrique, arme du pauvre et du faible par excellence, puisse s’expliquer par le contexte géopolitique particulier de la République islamique, un certain nombre de facteurs internes ayant trait à l’organisation socioculturelle et politico-militaire de l’Iran méritent également d’être pris en compte pour comprendre pleinement le succès de l’institutionnalisation de la guerre irrégulière à l’iranienne.

À travers l’application du modèle d’analyse de Richard Scott (2008), l’objectif de cet essai est de mettre en lumière trois types de contraintes institutionnelles habituellement négligés dans l’analyse de l’évolution des institutions militaires : la dimension cognitive ayant trait aux idées, aux structures de pensée et aux conceptions qui en découlent ; la dimension normative ayant trait aux codes, aux conventions et aux standards d’action ; et la dimension régulative associée aux lois et aux armatures formelles/légales qui en émanent. À travers la mise en parallèle de ces trois types de variables, le but est de comprendre le processus sociohistorique par lequel la guerre irrégulière est progressivement passée d’une idée floue, défendue par un petit groupe, à un mode d’action consensuel constituant la pierre angulaire du système politico-militaire iranien.

I – L’analyse institutionnelle comme grille de lecture

Depuis le début des années 1980, le modèle de l’analyse institutionnelle est utilisé par les sociologues pour étudier la manière dont les facteurs non rationnels, non économiques et non matériels influencent l’évolution d’organisations publiques et privées. En dépit de la faculté explicative de ces approches, très peu de sociologues ont tenté de les appliquer à l’étude de l’évolution des institutions militaires. Plus rares encore sont ceux qui se sont intéressés à l’adaptation institutionnelle de ces institutions dans un contexte de guerre irrégulière.

Parmi les nombreuses écoles qui s’inscrivent dans l’optique de l’analyse socio-institutionnelle, l’un des modèles d’analyse susceptibles de combler cette lacune est celui de Richard Scott (2008). Scott propose une approche fondée sur une analyse exhaustive de l’ensemble des travaux liés à l’étude des dynamiques sociales au sein des institutions formelles et, en ce sens, s’inscrit pleinement dans la sociologie des organisations. Son modèle reprend et développe les deux piliers classiques de l’ordre social que sont a) le système de sanctions et de lois régulant la société et b) l’ensemble des valeurs idéationnelles autour desquelles se développe l’enveloppe cohésive de cette société. Scindant cette dernière catégorie en deux, Scott établit une distinction entre, d’une part, le pilier normatif renvoyant aux conventions et aux standards d’action partagés et, d’autre part, le pilier cognitif composé par les croyances et les systèmes de pensée et les convictions individuelles. Le postulat fondamental de Scott est que la convergence des trois piliers assure la légitimité et, donc, la pérennisation du système institutionnel, tandis que les éventuelles contradictions viennent au contraire l’affaiblir. Résolument non déterministe, le modèle de Scott admet le rôle décisif que jouent les acteurs et les facteurs sociaux dans le développement, l’adoption et la pérennisation du système dans un contexte sociopolitique donné. En établissant des liens analytiques entre normes, valeurs, croyances, schèmes de pensée partagés et comportements collectifs, cette approche prolonge les travaux de Max Weber en sociologie interprétative, en particulier sur la bureaucratie et les formes modernes d’organisation.

Concrètement, l’application du modèle de Scott est facilitée par l’utilisation de groupes d’indicateurs auxquels est associé chacun des trois piliers. Ainsi, les indicateurs du pilier régulatif renvoient à l’ensemble des règles, au système de lois et à la manière dont ils sont exprimés dans le discours des acteurs. Le pilier normatif est associé aux normes et aux conventions autour desquelles s’articulent les standards d’action collectifs. Enfin, le pilier cognitif s’appuie sur les systèmes de croyance et de pensée, y compris la manière dont ils sont exprimés dans le discours des acteurs. L’étude qui suit vise précisément à démontrer la capacité explicative du modèle de Scott en démystifiant le développement, l’adoption de la guerre asymétrique et le succès de son institutionnalisation au sein du système postrévolutionnaire politico-militaire iranien.

II – Le pilier cognitif

Avant d’être normalisée et institutionnalisée, la guerre irrégulière, comme beaucoup de concepts stratégiques, se développe généralement sous la forme d’une idée inconsciente et implicite. Dans le cas iranien, la notion de guerre irrégulière se greffe autour de trois substrats idéologiques complémentaires : la religion chiite des Iraniens, la pensée révolutionnaire des mollahs et la synthèse particulière que les Pasdaran eux-mêmes ont opérée entre militarisme, populisme et nationalisme.

A — Un réflexe millénaire

Le caractère irrégulier que prennent souvent la politique et la guerre en Iran est un réflexe millénaire qui épouse les contours de l’âme perse. La psyché collective des Iraniens combine en effet un double complexe d’exceptionnalisme et de vulnérabilité qui les a poussés, tout au long de leur histoire, à sortir des sentiers battus pour mieux atteindre leurs objectifs (Thaler et al. 2010 : 5). Bien avant l’islamisation de l’Iran, la « personnalité » ou « culture stratégique » de l’Iran a été imprégnée par la certitude tacite que, pour survivre et déjouer l’adversité, il faut faire preuve d’imagination, d’artifices et d’agilité (Giles 2004 : 145-146 ; Pahlavi 2008a). Aujourd’hui encore, les Iraniens continuent d’emprunter tous les raccourcis leur permettant d’assouvir leur quête de survie et de puissance. Témoignant de la complexité de la société iranienne, les principales institutions du régime ont généralement, à l’instar du dieu Janus, deux visages : d’un côté, la façade institutionnelle officielle et, de l’autre, la réalité officieuse des mécanismes occultes. L’irrégularité et l’ambivalence s’observent notamment dans l’opposition entre les institutions politiques élues et les hiérarchies parallèles – ces dernières détenant généralement l’essentiel du pouvoir décisionnel – ou encore dans le caractère bicéphale des forces armées iraniennes, divisées entre l’armée régulière (Artesh) et le corps des Gardiens, une autre émanation de la manière de faire à la fois « schizophrénique » et imprévisible des Iraniens (Thaler et al. 2010 : 116 ; Saad-Ghorayeg 2007).

B — Le terreau du chiisme

Venant en quelque sorte doubler cette strate fondamentale de l’inconscient bimillénaire des Iraniens, le chiisme constitue dès le 16e siècle le terreau religieux sur lequel prolifère leur réflexe de guerre irrégulière. Devenant synonyme d’« iranité », le chiisme s’impose dès lors progressivement comme l’une des caractéristiques essentielles de la nation iranienne.

Certes, l’islam dans sa globalité comporte aussi des éléments compatibles avec la notion de guerre irrégulière : le concept du martyr au service de Dieu se combine avec celui de la vertu du combat dissymétrique – plus précisément l’idée que le nombre ne détermine pas le résultat de la guerre (Dizboni 2005 : 73). Mais, du fait de la synthèse avec la tradition philosophique et mystique de la Perse, la notion du chahadat (martyre) possède une connotation spéciale dans le chiisme en général et dans le chiisme militant et politique en particulier, où le thème de la martyrologie sert de base à la résistance contre l’oppresseur (Khosrokhavar 2003 : 34-35).

Ainsi, plusieurs attributs spécifiques du chiisme renforcent certains traits de la culture stratégique iranienne (Giles 2004 : 145-146). Religion des minoritaires et des exclus, son dogme fournit aux croyants une série d’instruments casuistiques de résistance irrégulière et de camouflage intellectuel. Par exemple, les doctrines du taqiyya,ketman, khod’eh ou encore taarof autorisent les fidèles à dissimuler leur véritable foi et à se dispenser des prescriptions du culte lorsqu’ils sont soumis à la persécution (Sfeir 2008 : 743), des pratiques qui imprègnent la politique et la guerre de résistance à l’iranienne et qui sont antérieures à la révolution islamique de 1979 (Zonis 1985 : 98-99)[1].

C — Le limon révolutionnaire

La pensée révolutionnaire vient se greffer sur le substrat du chiisme pour développer une combinaison plus agressive sur le plan politique et, incidemment, plus propice encore à la notion de guerre irrégulière. C’est en mettant l’accent sur la très ancienne idée de gouvernement illégitime que le clergé libère et sublime le potentiel révolutionnaire du chiisme (Sfeir 2008 : 748), formalisant le sens de la victimisation et politisant les dogmes du moqavemat (résistance) et du zolm (injustice) (Thaler et al. 2010 : 13). C’est chez Ali Chariati que l’exaltation du chiisme révolutionnaire atteint son paroxysme. En offrant une lecture éminemment politique du dogme, ce dernier entreprend de « remettre le chiisme sur ses pieds ». En opérant une dichotomie entre le « chiisme alavide » protestataire et authentique et le « chiisme safavide » quiétiste (Pahlavan 1980-1981 : 201), la pyrolyse idéologique de Chariati aboutit à opérer une « popularisation du sacrifice physique » et une glorification de l’engagement dans les opérations militaires idéologiques (Dizboni 2005 : 78).

Appliqué au domaine militaire, ce système de pensée révolutionnaire jette les bases d’une stratégie orientée plus vers la résistance que vers la recherche systématique d’un combat frontal ou d’un objectif opérationnel (Ward 2005 : 560). L’ayatollah Khomeini prône lui-même cette vision à la fois cyclique et théocratique de la guerre lorsqu’il affirme que « nous sommes tenus de faire notre devoir, pas d’atteindre des objectifs » (Mansuri-Larijani 1999 : 4-7). Le chiisme révolutionnaire offre ainsi les arguments pouvant servir à justifier la guerre irrégulière et à produire une « martyropathie » made in Iran qui sera, par la suite, réexportée et adoptée par des mouvements insurrectionnels sunnites tels que le Hamas et le Djihad palestinien (Dizboni 2005 : 78).

D — Le bourgeon des Pasdaran

Parce qu’il incarne à la fois la culture stratégique bimillénaire de l’Iran, les dogmes du chiisme et ceux de la révolution islamique, le corps des Gardiens (Sepah-e Pasdaran), dont la fonction est d’assurer la sauvegarde idéologique et physique du régime, constitue le véhicule par excellence de l’action politique et militaire articulée autour de la notion de guerre irrégulière. Dès la création du corps des Pasdaran, son objectif majeur a consisté à former ses membres aux questions morales, idéologiques et politico-militaires, avec l’une des premières unités à être mises en place, le Bureau des affaires politiques chargé de la conduite de la guérilla politique interne et externe.

Cependant, en dépit de la reconnaissance constitutionnelle du cgri, ses prérogatives dans le domaine de la guerre irrégulière sont encore loin d’être officialisées au moment de la révolution islamique. L’article 150 de la Constitution de 1979 définit les fonctions des Gardiens de la révolution de manière plutôt vague, mettant l’accent sur son rôle général comme agent de protection pour la révolution islamique (Constitution de la rii 1979). À bien des égards, le rôle constitutionnel accordé au corps des Gardiens est « purement, voire uniquement, politique dans son essence » (Wehrey et al. 2009 : 78). Ce n’est donc que progressivement que seront reconnus le statut institutionnel du cgri et ses prérogatives en matière de guerre asymétrique. Cette reconnaissance bénéficie d’ailleurs dans une grande mesure des doutes chez l’élite révolutionnaire au sujet de la loyauté de l’armée régulière et les craintes d’un coup d’État militaire.

En ce qui a trait au pilier cognitif, la principale résultante de la latitude consentie par les autorités au cgri dans la sphère politique est de leur permettre de développer une identité idéologique originale, résultat d’une synthèse de la pensée révolutionnaire, des valeurs nationalistes bimillénaires et de ses propres prédispositions pour le populisme et le militarisme. Dès sa mise en place, le Bureau des affaires politiques du cgri sert de creuset à une intense réflexion idéologique animée par des professeurs de philosophie de l’université de Téhéran comme Ahmad Fardid et Reza Davari-Ardakani. Les thèmes récurrents autour desquels se retrouve cette mouvance radicale sont de nature « antihumaniste, antitechnologique, antioccidentale, populiste, insulaire, et, parfois, hautement nationaliste » (Wehrey et al. 2009 : 36).

Bien qu’elle bénéficie à ses débuts de l’appui clérical de l’influent complexe Haqqani et de leaders religieux comme Mesbah-Yazdi et Jannati, la « jeune garde » des Pasdaran et des bassidjis se distingue assez vite de la « vieille garde » des mollahs. Dès le début, il existe un fossé relativement profond entre la gnose théocratique de ces derniers et le nationalisme pragmatique des Pasdaran, plus soucieux de préserver et de promouvoir la raison d’État que les projets millénaristes de l’élite cléricale (Thaler et al. 2010 : xvii). De sorte qu’à défaut de s’opposer à la vision dogmatique des mollahs les Pasdaran se sont rapidement donné une doctrine originale mêlant un attachement que l’on pourrait qualifier d’opportuniste aux valeurs du régime islamique et une conception éminemment pragmatique de la Défense nationale. Selon cette conception, la guerre irrégulière s’impose très rapidement à leurs yeux comme le meilleur véhicule et le meilleur moyen de défendre les intérêts nationaux.

Mais n’ayant, durant les premières années du régime, ni la pleine reconnaissance institutionnelle ni l’expérience nécessaire pour jouer un rôle décisif dans ce domaine, le Sepah se présente encore comme une coquille organisationnelle fragile au sein de laquelle la guerre irrégulière fait encore figure de concept embryonnaire et expérimental. De la capacité des Pasdaran à normaliser leur statut dépendent donc encore leur essor et leur légitimation mutuelle. C’est ce qui va s’opérer durant les années 1990.

III – Le pilier normatif

Durant les années 1990, le statut institutionnel du cgri et l’enracinement de sa conception de l’action politique et militaire connaissent une normalisation progressive. Celle-ci est déterminée par l’évolution de la République islamique et par l’appui – ou l’opposition – des élites à la tête du régime. Outre ses déterminants externes, la normalisation est surtout largement influencée de l’intérieur, par le travail actif d’autopromotion et d’endoctrinement grâce auxquel les Gardiens vont ultimement réussir à s’imposer comme un acteur incontournable du système socioéconomique et politique iranien (Schahgaldian et Barkhordarian 1987).

A — L’encadrement paramilitaire et l’endoctrinement

L’un des principaux canaux d’endoctrinement et d’autopromotion idéologique du Sepah est constitué par l’encadrement paramilitaire de la population iranienne, un domaine dans lequel la milice des bassidjis excelle. Cette force paramilitaire sous commandement du cgri compte en moyenne trois millions de membres actifs répartis en bataillons masculins ashura, bataillons féminins zahra et forces spéciales karbala et zolfaqar auxquels s’ajoutent plusieurs millions de réservistes mobilisables (Open Source Center 2007). Les bassidjis sont rompus aux techniques des guérillas populaires, incluant les tactiques de combat nocturne, de reconnaissance et d’embuscade, « la défense mosaïque » et « la bataille spontanée ». En vertu de ces principes, les unités de partisans et de combattants irréguliers, recrutés par les bassidjis, ont pour fonction de rester derrière les lignes ennemies, de harceler les adversaires, d’attaquer leurs lignes de communication et de les vaincre par un travail d’érosion (Wehrey et al. 2009 : 45).

Outre sa fonction d’auxiliaire de popularisation des techniques de guerre asymétrique, la milice des bassidjis remplit également celle d’endoctrinement de la population non seulement en cultivant la volonté de combat de ses membres, mais en faisant, également, la promotion de la loyauté populaire vis-à-vis du régime. Se limitant autrefois au domaine traditionnel de défense, les bassidjis ont progressivement intégré la lutte antisubversive et la prévention des coups d’État soft empruntées aux puissances occidentales. Dans la même logique, l’effort de guerre irrégulière et antisubversive des bassidjis inclut l’encadrement des étudiants, des travailleurs et des communautés ethniques. Administrés par les bassidjis, les camps d’été constituent des canaux d’endoctrinement à travers lesquels les jeunes sont imprégnés de l’idéologie des Pasdaran et formés à lutter contre l’influence subversive véhiculée par les médias étrangers (Javan 2007). Gardiens et bassidjis sont aussi impliqués dans le système éducationnel iranien au moyen duquel ils font la promotion de leur statut et du bien-fondé des méthodes de guerre irrégulière (Wehrey et al. 2009 : 38-43). Ainsi, l’Organisation des chargés de cours du Basidj (occb) offre un moyen direct d’influencer le curriculum universitaire et de mobiliser la population étudiante en faveur des valeurs et des priorités des Pasdaran, jugés particulièrement efficaces dans les zones rurales (Schahgaldian et Barkhordarian 1987).

B — L’autopromotion idéologique

Parallèlement à l’encadrement paramilitaire et aux méthodes d’endoctrinement traditionnel, le cgri exerce son influence au moyen d’un système de communication moderne. Limité à ses débuts à un outillage sommaire de propagande archaïque, le système d’autopromotion des Pasdaran se transforme assez vite en un véritable arsenal de guerre psychologique moderne dont le Bureau du guide suprême (bgs) – implanté au sein du cgri – est l’un des éléments principaux. Créé de manière ad hoc durant la guerre, le bgs devient rapidement un centre névralgique doté de son propre organe de presse – le magazine mensuel Sobhe-e Sadegh – ainsi que d’un réseau d’instituts culturels et de think tanks cogérés avec le ministère de la Culture, l’Organisation de la propagation de l’islam et l’irib – l’agence d’information de la République islamique (Wehrey et al. 2009 : 37). Dans le même ordre d’idées, le Sepah exerce une emprise plus ou moins directe sur de nombreux médias d’opinion. Ainsi, l’influent journal Keyhan et le très puissant irib sont respectivement dirigés par Hossein Shariatmadari et Ezatollah Zarghami, tous deux issus des rangs des Gardiens (bbc Monitoring 2007). Destiné à la population domestique, l’usage des communications stratégiques s’intègre également à l’approche asymétrique adoptée vis-à-vis des puissances étrangères. Ainsi, les Gardiens de la révolution ont intégré à leurs méthodes l’utilisation des médias et des réseaux de communication pour atteindre les objectifs politiques suivants : dissuader leurs adversaires en brouillant les pistes et en les désinforment quant à leur capacité et à leurs intentions réelles tout en ciblant leurs opinions publiques comme moyen indirect d’influencer l’action de leur gouvernement (Arsali 2007).

C — L’institutionnalisation économique

L’enracinement normatif des Gardiens au sein de la société iranienne est également renforcé par le rôle économique sans cesse grandissant des Pasdaran. De la chirurgie laser à la construction automobile en passant par l’immobilier, le cgri a étendu sa participation à la vie économique de l’Iran à tous les secteurs (Malbrunot 2008). La carrière d’entrepreneur des Gardiens commence peu après la guerre et la mise en place par le gouvernement de Rafsanjani des programmes de « reconstruction » et « d’autosuffisance » nationale, donnant naissance à une multitude d’entreprises dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie, des mines, des transports, des infrastructures et de l’import-export (Khaligh 2006). Depuis, l’implication des Pasdaran dans le monde des affaires s’est diversifiée avec l’obtention de contrats lucratifs dans les domaines de la défense, de la finance, de l’agriculture, des hydrocarbures et des pipelines. Le phénomène s’observe également au regard des liens incestueux qui ont été tissés entre le cgri et les très puissantes fondations – les fameuses bonyads (Khalaji 2007).

Certes, du point de vue de la reconnaissance normative de l’institution, le populisme économique croissant des Gardiens est une évolution à double tranchant. La collusion avec le monde des affaires et l’empire économique sur lequel ils trônent aujourd’hui tranchent avec les valeurs d’intégrité et de patriotisme qui ont fait leur réputation auprès de la population iranienne (Murphy 2007). D’aucuns considèrent d’ailleurs que cette dérive oligarchique pourrait devenir une source de désaffection, voire de rejet, vis-à-vis du cgri. Mais, comme le soulignent Wehrey et al., l’activisme économique des Pasdaran, comme un instrument efficace des pratiques clientélistes et néopatrimoniales, s’est surtout avéré être un atout dans l’acceptation et l’institutionnalisation du corps des Gardiens de la révolution (2009 : 55). Pour l’heure, le business semble donc surtout avoir profité à l’enracinement socioéconomique des Pasdaran.

D — De l’idée à la norme

Au cours des années 1990, l’institutionnalisation progressive des Pasdaran s’accompagne d’une légitimation croissante de leur mode opératoire et, en particulier, d’une acceptation grandissante des méthodes asymétriques comme socle de la stratégie politico-militaire de la rii. Amorcée dès le début de la décennie, la formulation de la doctrine militaire iranienne se base sur un triple constat de la part des dirigeants politiques et militaires : l’Iran hérite d’un environnement géopolitique hostile, de capacités militaires affaiblies et obsolètes et, surtout, d’une infériorité considérable vis-à-vis des puissances rivales démontrée de manière magistrale par la première guerre du Golfe (Ward 2005 : 559).

Prenant note de ces paramètres, les Pasdaran orientent la réflexion doctrinaire vers des stratégies de type asymétrique inspirées de leur propre expérience de la guerre Iran-Irak (Cordesman et Seitz 2009a : 32). Établie et codifiée dès 1992 dans les régulations des forces armées iraniennes, la première doctrine s’articule d’ailleurs autour d’une dissuasion multifacette s’appuyant sur l’utilisation combinée de moyens conventionnels et de guerre irrégulière ainsi que de mobilisation populaire (us fbis 1994). Reformulée et perfectionnée depuis, sous la forme d’une doctrine stratégique de guerre asymétrique plus achevée, la nouvelle norme se développe sur le même substrat cognitif que celui sur lequel s’est initialement développé le Sepah. Comme le fait remarquer Steven Ward, le legs idéologique de l’Iran pré- et post-évolutionnaire constitue effectivement la pierre angulaire de la conception iranienne de la guerre et de sa doctrine militaire (Ward 2005 : 560). Ward note à ce propos qu’en dépit d’une terminologie similaire à celle des doctrines occidentales les régulations iraniennes reprennent des thèmes spécifiquement iraniens inspirés de la théologie chiite et de la pensée révolutionnaire, comme la guerre imposée, le sacrifice et la résistance à l’oppression. La nouvelle stratégie s’articule notamment autour du concept de « défense mosaïque » qui consiste à éviter les chocs frontaux et la puissance aérienne des adversaires, tout en s’appuyant sur des forces irrégulières et des commandos qui demeurent à l’arrière des lignes ennemies pour s’attaquer à leurs profondeurs opérationnelles (Ward 2005 : 573). Le concept de « défense mosaïque » est complété par le principe de harcèlement des forces adverses hors des frontières nationales mises en oeuvre par le corps expéditionnaire du cgri, la brigade al-Quds. Enfin, ces principes doctrinaires soulignent l’importance du zèle idéologique des forces armées et de l’utilisation de toutes les facettes de la puissance nationale au service de la « défense sacrée » (Saff 2000). À ce titre, le cgri peut être considéré comme le prisme principal à travers lequel le legs cognitif de la culture stratégique iranienne se traduit en norme doctrinaire.

Il convient de noter qu’entre la fin 2001 et 2003, c’est-à-dire au moment de l’intervention américaine et occidentale en Irak et en Afghanistan, l’adoption normative de la guerre irrégulière s’accompagne d’une insistance particulière sur la dimension psychologique, spirituelle et idéologique de la nouvelle stratégie de défense iranienne. En 2003, le commandant du corps des Gardiens de la révolution, le major général Safavi, rappelle que la mission des Gardiens est de s’opposer à l’impérialisme idéologique de l’Occident en faisant de la guerre culturelle une de ses priorités (isna 2003). En 2004, le major général Firuzabadi définit la campagne de diplomatie publique américaine entérinée par l’administration Bush comme l’expression d’une guerre soft et d’une volonté d’impérialisme culturel des États-Unis vis-à-vis de l’Iran. Dans un livre publié par le Collège d’état-major des Gardiens de la révolution, plusieurs éléments de la doctrine insistent sur l’importance de la mobilisation populaire, de la guerre irrégulière, de l’utilisation des proxies, mais aussi de la guerre psychologique et médiatique.

La normalisation progressive du concept de guerre irrégulière défendue par le cgri s’observe également dans les doctrines particulières des différentes armes. Le concept iranien de combat naval met ainsi en exergue la « guerre de guérilla marine » qui consiste notamment à éviter les confrontations directes, à s’appuyer sur des défenses échelonnées, des attaques-surprises et des opérations psychologiques (Daneh-Kar 1999). Même chose en ce qui a trait à la doctrine des forces terrestres. Dès 2003, au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein, les autorités militaires souhaitent que la guerre asymétrique et les opérations de guérilla soient introduites à tous les niveaux de l’entraînement de combat (Vision of the iri Network ii 2003). Outre son acception conceptuelle, l’enracinement de la guerre asymétrique dans la stratégie iranienne s’observe de manière plus tangible au regard des manoeuvres militaires. La doctrine de guerre asymétrique de l’Iran est ainsi mise en pratique dès le début des années 2000 dans le cadre d’exercices militaires tels qu’Ashura iv et v (isna 2002). Mais c’est surtout à partir de 2005 que la norme va s’imposer, aidée en cela par les victoires que le cgri remporte sur le plan régulatif, c’est-à-dire sur le front politique.

IV – Le pilier régulatif

Institution à la fois idéologique et militaire, le corps des Gardiens jouit, dès sa création, d’une convergence que l’on pourrait qualifier d’idéal du pilier cognitif et du pilier régulatif, ce dernier étant incarné par le régime des mollahs (Yarker 2010 : 12-13). Cette convergence s’accentue au fur et à mesure que le Sepah s’implante normativement en se faisant accepter et en faisant admettre, au sein de la société iranienne, sa conception particulière de l’action politico-militaire. Après 25 années de gestation et d’autopromotion, les élections de 2005 constituent, de ce point de vue, un seuil critique dans le processus d’institutionnalisation politique des Gardiens.

A — Le mandat céleste

Selon l’analyse institutionnelle, les organisations gouvernementales se développent lorsque les acteurs politiques clés y voient un moyen de servir leurs propres intérêts (Lecours 2002 : 13). Le cgri ne fait pas exception à la règle, tant son destin a été forgé par les leaders du régime islamique. Pour le premier guide suprême de la Révolution islamique, l’ayatollah Khomeiny, la création du Sepah répond d’abord au besoin urgent d’assurer la survie du nouveau régime. De nombreux komitehs révolutionnaires spontanément éclos dans le tumulte révolutionnaire échappent à son contrôle et certains, comme ceux de la mouvance desMojahedin-e-Khalq (mek), du parti Toudeh, et les fédayins, ne partageaient pas sa conception du velayat-e faqih. Les Pasdaran sont donc initialement conçus pour contrecarrer l’influence de ces groupes, résister à leur volonté d’établir une « armée du peuple » inspirée des modèles communistes et, surtout, asseoir l’autorité théocratique. Simultanément, la création d’une force paramilitaire distincte de l’armée régulière héritée du régime monarchique, l’Artesh, répond au besoin de garder le contrôle sur l’institution martiale et de prévenir ainsi les tentatives de coup d’État anti-islamique (Ward 2009 : 226-231). D’abord transitoire, le bicéphalisme de l’institution militaire s’explique aussi dans un premier temps par la nécessité de reporter la dissolution de l’armée du chah pour mieux faire face au défi existentiel que représente l’éclatement de la guerre Iran-Irak. Mais si la dualité institutionnelle se maintient par la suite, c’est avant tout parce qu’elle constitue une garantie de loyauté et une assurance vie pour le régime islamique.

Étant donné l’importance du cgri pour les pères fondateurs de la révolution, le régime « confère aux Gardiens le pouvoir régulatif d’opérer en vertu du principe de la guerre irrégulière où et quand la protection de la révolution le requiert » (Yarker 2010 : 60). C’est notamment dans cette optique que les Pasdaran reçoivent le mandat officiel de conduire des actions subversives en dehors des frontières iraniennes au nom de la révolution et de la protection des peuples opprimés par l’impérialisme (Alexander et Hoening 2008 : 20). Bien avant que n’éclate la guerre contre l’Irak et que la conduite d’actions politiques et militaires hors des limites conventionnelles ne devienne une nécessité, celle-ci s’impose donc comme une exigence régulative.

B — De la marge au centre

Cependant, les années 1990 sont d’abord marquées par un ralentissement relatif du processus d’institutionnalisation. Malgré une entrée triomphale sur la scène politique iranienne dans la période de l’immédiate après-révolution, les Gardiens connaissent un reflux après la disparition de leur principal partisan et mécène, l’ayatollah Khomeiny. Renforçant ce repli, la présidence de l’ayatollah Rafsandjani se traduit notamment par un recadrage institutionnel et par une marginalisation politique du cgri. Durant cette ère postrévolutionnaire qualifiée de « Thermidor iranien » en référence à la phase réaliste de la Révolution française (Brinton 1963 : 205-235), les Pasdaran sont soumis à une cure de professionnalisation militaire et de dé-radicalisation idéologique qui s’accompagne d’une diminution relative de leur influence sur la scène politique iranienne (Wehrey et al. 2009 : 80).

Paradoxalement, c’est sous la présidence de l’ayatollah réformiste Khatami, farouche opposant aux Gardiens, que l’institutionnalisation du cgri retrouve un second souffle grâce à l’intercession d’un autre poids lourd du régime : l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême de la révolution. Désireux de rétablir l’équilibre de pouvoir entre lui et le président réformateur, Khamenei apporte son soutien aux Pasdaran en qui il voit des alliés indispensables. En plus du statut de commandeur des Gardiens que lui confère la Constitution, il convient de souligner que le Guide suprême a toujours cultivé une forte connivence cognitive avec les Gardiens. Cela étant, l’appui qu’il leur apporte sous la présidence de Khatami procède, dans une large mesure, d’un calcul stratégique visant, avant tout, à redynamiser le courant conservateur. Or, cette manoeuvre de l’ayatollah Khamenei profite également, peut-être même surtout, aux Pasdaran. Tandis que dans les années 1980 et 1990 le leadership du camp conservateur est entre les mains de l’arrière-garde cléricale des mollahs, il glisse progressivement, au tournant du siècle, vers la jeune garde révolutionnaire.

Marquées par l’irrésistible ascension des Pasdaran au sein de la hiérarchie politique iranienne, les années 2000 correspondent à la solidification de la base régulative du cgri. Bénéficiant déjà de l’assise cognitive et normative, cette solidification institutionnelle prend la forme d’une véritable campagne de conquête du pouvoir. En 2003, les représentants issus du corps des Gardiens prennent le contrôle de plusieurs villes, préparant ainsi le terrain à leur titularisation pour les élections parlementaires de 2004. En février de cette année-là, les Pasdaran et d’anciens membres du Corps remportent 152 des 290 sièges au Majles (le Parlement), ouvrant ainsi la voie aux élections présidentielles auxquelles se présentent quatre candidats affiliés au cgri et aux bassidjis, dont Mahmoud Ahmadinejad.

Vue comme une surprise en Occident, l’élection d’Ahmadinejad vient en fait logiquement clôturer le long processus d’institutionnalisation des Gardiens. Derrière le nouveau président, 34 ex-Pasdaran ou pro-Pasdaran sont nommés à des postes de hautes responsabilités au sein du gouvernement. Cela fera notamment dire à certains que « le neuvième gouvernement est un gouvernement basiji » (Wehrey et al. 2009 : 42). En dehors de l’exécutif, des figures influentes du régime, tels qu’Ali Larijani (ex-secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale et nouveau président du Majles), Ezzatolah Zarghami (responsable des télécommunications de la rii), Mohsen Rezai (secrétaire du Conseil de discernement), ainsi qu’une grande partie des administrateurs provinciaux et locaux où des responsables des bonyads sont d’anciens membres du cgri, des basidjis ou des vétérans de la guerre 1980-1988 proches des Pasdaran (Khaligh 2006). Autrement dit, le fait que les nouveaux détenteurs du pouvoir soient issus de cette génération de la guerre confère à l’institution des Gardiens une solide assise régulative.

Outre le poids qu’acquièrent les Pasdaran au sein de la hiérarchie formelle du régime, l’institutionnalisation de leur conception de la guerre et de la politique bénéficie également de l’influence informelle qu’ils exercent à travers un vaste réseau qui transcende, et dans certains cas supplante, les structures bureaucratiques officielles. L’ascendant des Pasdaran est favorisé par le caractère informel du système politique iranien, l’évolution du contexte régional et l’importance que prend aux yeux des autorités islamiques la lutte antisubversive contre les « révolutions de couleur » (Wehrey et al. 2009 : 12 ; Farhi 2007). Après l’intervention occidentale en Afghanistan et la chute de Saddam Hussein en 2003, la perception d’un Iran encerclé et soumis à l’infiltration extérieure contribue fortement à asseoir le rôle des Gardiens et de leurs méthodes asymétriques dans l’architecture sécuritaire de la rii (Wehrey et al. 2009 : 32).

Parallèlement à la fusion des structures de commandement des Gardiens et à celle des basidjis opérée en août 2005, l’ayatollah Khamenei, qui supervise directement le Sepah et s’entretient régulièrement avec sa chaîne de commandement, demande à ses principaux responsables de formuler une stratégie militaire donnant prépondérance aux Pasdaran sur l’armée régulière en cas d’agressions externes (uk Government 2009 : 45). La réforme aboutit en 2007 à une redéfinition complète des orientations stratégiques (strategic guidelines) du cgri. La mission principale des Gardiens devient la lutte contre les ennemis internes du régime, tandis que la gestion des menaces externes est reléguée au second rang des priorités (Jafari 2007). Critiqué par d’anciens responsables du corps des Gardiens, comme Mohsen Sazegara, ce passage du mode opératoire paramilitaire classique vers l’action psychologique et idéologique contribue à renforcer non seulement l’autorité institutionnelle, mais également l’influence sociopolitique des Pasdaran. En recevant toute latitude pour endoctriner, encadrer et mobiliser la population iranienne, ces derniers obtiennent en effet, du même coup, les leviers nécessaires non seulement à l’enracinement de leur conception, mais aussi à leur propre pérennisation institutionnelle.

V – L’État de convergence entre les piliers cognitif, normatif et régulatif

Selon le modèle d’analyse de Scott, la stabilité d’une institution dépend de la nature de l’interaction entre les piliers cognitif, normatif et régulatif. De trop fortes contradictions, dont témoigneraient l’opposition des différents protagonistes et la dissension sur le plan discursif, ont tendance à priver l’institution en question de ce que Scott appelle « la légitimité institutionnelle » (Scott 2008 : 60). À l’inverse, leur confluence, qui s’observe à travers le développement d’un consensus et d’une adhésion large, entraîne une légitimation de l’organisation institutionnelle (Schneiberg et Clemens 2006 : 212). Dans le cas iranien, l’institutionnalisation du Sepah et de sa conception de l’action politique et militaire offre un exemple de convergence croissante entre les trois piliers. Initialement érigé sur des fondations cognitives et culturelles du nationalisme iranien, du chiisme et de la pensée révolutionnaire, le cgri a oeuvré à sa propre reconnaissance normative à travers un effort d’autopromotion et d’enracinement socioéconomique avant de compléter sa légitimation sur le plan régulatif en nouant une relation fusionnelle avec le pouvoir politique. Loin d’être remise en cause, cette convergence entre les piliers cognitif, normatif et régulatif semble aujourd’hui appelée à perdurer. C’est, une nouvelle fois, ce que permet de mettre en lumière l’analyse institutionnelle.

A — Le niveau cognitif

Le corps des Gardiens de la révolution continue d’être l’incarnation par excellence du système de croyance et de pensée sur lequel repose le régime islamique. Plus que toute autre institution iranienne, le Sepah-e Pasdaran symbolise aujourd’hui la culture stratégique de la rii, son identité chiite et sa vocation révolutionnaire. Sa légitimité actuelle résulte du fait que non seulement il est issu de ce substrat cognitif, mais qu’il en est également la synthèse la plus achevée.

Cela étant, le cgri s’est progressivement forgé une identité propre résultant du fossé de plus en plus grand entre la « jeune garde » des Pasdaran et la « vieille garde » des mollahs. Si les premiers ne remettent pas en cause le système théocratique du velayat-e faqih, il ne le défend pas avec autant de zèle que l’élite cléricale. Bien que les membres du cgri montrent une certaine « conformité idéologique », observent les auteurs d’un récent rapport britannique, « rares sont ceux qui peuvent être considérés comme ayant une vision idéologique et islamique extrême… » (uk Government 2009 : 51). Cet anticonformisme transpire notamment chez l’ex-brigadier général des Gardiens, Mohamad Baqer Qalibaf, lorsqu’il appelle ouvertement de ses voeux l’avènement d’un nouveau « Reza Khan (Pahlavi) » à la tête de l’Iran (même s’il ajoutera prudemment que celui-ci devrait être « un bon musulman ») (Haeri 2005). Cette identité idéologique originale, pragmatique plus que religieuse, s’articule plus autour d’une conception technocratique que de considérations théocratiques. Alors que la logique des mollahs est transnationale, les Pasdaran se présentent de plus en plus comme une force nationale et nationaliste. Loin d’entraîner sa marginalisation, cette relative décléricalisation du corps des Gardiens de la révolution, son populisme et son chauvinisme grandissant contribuent, ironiquement, à rapprocher les Pasdaran de la population iranienne. Autrement dit, plus les Pasdaran s’affranchissent des dogmes théocratiques de la République islamique et plus ils se rapprochent d’un pouvoir autoritaire analogue à celui des militaires turcs, plus ils sont en adéquation avec la société iranienne et plus forte devient leur assise sociopolitique. Le mythe de la résistance de l’Iran vis-à-vis des puissances occidentales et celui de sa lutte pour faire prévaloir ses droits, largement partagés par une vaste majorité de la population iranienne, sont fortement monopolisés par les Gardiens de la révolution (Thaler at al. 2010 : xvi). Bref, les Pasdaran deviennent de plus en plus iraniens et, donc, de mieux en mieux ancrés dans le système.

B — Le niveau normatif

Forts de leur assise cognitive et régulative, les Gardiens de la révolution sont progressivement parvenus à imposer leur conception de la défense politique et militaire du régime comme une norme indiscutable. Cette normalisation se reflète d’abord au regard de l’organisation et de l’équipement actuel des forces armées iraniennes, largement pensées, organisées, équipées et orientées vers un mode opératoire de type hybride à forte composante asymétrique. En effet, si des forces armées iraniennes ne font pas le poids sur le plan conventionnel, elles supportent, en revanche, beaucoup mieux la comparaison en ce qui a trait aux capacités de guerre asymétrique (Cordesman et Seitz 2009b : 59). Comparant la structure des forces iraniennes avec celles des puissances du Golfe, Cordesman et Seitz soulignent notamment que la marine iranienne possède plus d’unités navales compatibles avec la guerre asymétrique (220) que l’Irak, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, les Émirats arabes unis et le Yémen combinés (170). Les deux chercheurs notent en outre que la modernisation de la branche marine du corps des Gardiens est également axée sur l’acquisition et le développement d’équipements et d’armement spécifiquement orientés vers la guerre asymétrique (Cordesman et Seitz 2009b).

Au-delà du budget et de l’équipement, c’est le mode opératoire et la structure des forces armées iraniennes qui sont largement organisés autour des principes de guerre asymétrique. C’est bien entendu le cas des 125 000 Gardiens de la révolution entraînés et rompus aux principes de la guerre irrégulière. Ainsi, le cgri possède une branche de guerre maritime dotée de sous-marins et de missiles dernier cri ainsi qu’une brigade aéronavale employant ses propres uav et les fameux missiles stratégiques Shahab. Sur ce point, Cordesman et Toukan font remarquer que l’arsenal de missile balistique dont s’est doté l’Iran constitue « un outil extrêmement utile de guerre asymétrique en matière de haute attrition et de défense en profondeur » (2009 : 2). En d’autres termes, les Iraniens mettent l’armement et la technologie conventionnels au service d’une logique hybride à forte dominante asymétrique, prenant ainsi le contre-pied des armées occidentales qui ont, elles, plutôt l’habitude d’auxiliariser les méthodes de guerre irrégulière, comme les forces spéciales, au service d’une approche conventionnelle. Deux visions normatives aux antipodes l’une de l’autre.

L’enracinement normatif des méthodes hybrides et asymétriques s’observe également dans la pratique. Ces méthodes occupent en effet une place prépondérante dans toute une série d’exercices militaires qui se sont multipliés au cours des dernières années : des exercices conduits dans la province du Baloutchistan en août 2006 impliquaient par exemple l’emploi de techniques de défense asymétrique ; en janvier 2008, la branche navale du cgri procédait à une opération de harcèlement de trois navires américains dans le détroit d’Hormoz ; en octobre de la même année, le cgri et les bassidjis conduisaient des manoeuvres d’intervention à basse intensité en milieu urbain destinées à défendre la capitale iranienne (Cavanagh 2008) ; et, en mai 2009, la branche maritime du cgri dépêchait six navires de guérilla marine dans les eaux internationales, incluant le golfe d’Aden. À cette occasion, les stratèges iraniens ont insisté sur le fait que la « mission démontre notre capacité croissante à faire face aux menaces externes » (France 24 2009). Ces quelques exemples montrent bien qu’à la fin de la décennie la guerre asymétrique est, plus que jamais, devenue un élément à part entière du modus operandi des forces iraniennes.

La logique de guerre asymétrique et hybride est si bien acceptée qu’elle influence la formulation et la conduite de la politique étrangère de la rii (Thai Press Report 2008). Parallèlement à l’assimilation interne, l’institutionnalisation de la guerre asymétrique bénéficie des succès qu’elle permet de remporter par l’intermédiaire des proxies des Pasdaran sur la scène régionale. La victoire symbolique de la milice pro-iranienne du Hezbollah libanais face à l’armée israélienne lors de la guerre des 33 jours constitue à cet égard une étape décisive dans la promotion et l’adoption de la stratégie asymétrique et des techniques des guerres irrégulières (Pahlavi 2008b). Selon le commandant de la milice bassidj de la province du Baloutchistan, la victoire du Hezbollah libanais durant la guerre de 33 jours contre Israël était le résultat de l’application de la défense passive, une stratégie extrêmement analogue à celle adoptée par les forces armées de la rii (Open Source Center 2008). Comme cette victoire remportée en dépit de la supériorité technologique de l’armée israélienne, les succès externes imputables à l’approche hybride/asymétrique viennent donc renforcer à leur tour le processus d’adoption de l’action asymétrique iranienne.

C — Le niveau régulatif

Au cours de la dernière décennie, la stature politique du cgri s’est considérablement renforcée, entraînant un alignement sans précédent du pilier régulatif sur les piliers cognitif et normatif. De « garde prétorienne » au service des « philosophes-rois » du régime islamique, les Pasdaran sont en passe de devenir le véritable creuset du pouvoir politique alors qu’une partie significative du leadership iranien est désormais détenue, directement ou indirectement, par le Sepah-e Pasdaran.

Dans une large mesure, la « politisation » des Pasdaran peut être considérée comme un aboutissement naturel du processus d’institutionnalisation du cgri (Wehrey et al. 2009 : 77). Contrairement aux forces armées occidentales, apolitiques par nature et habituellement soumises au devoir de réserve, le Sepah s’est imposé dans le domaine politique en allant tout simplement au bout de la logique de la mission qui lui avait été conférée par les pères de la révolution islamique. Karim Sadjadpour suggère que la relation entre Khamenei et le cgri est de plus en plus symbiotique, politiquement avantageuse pour le Guide suprême et économiquement bénéfique pour les Pasadaran (Sadjadpour 2008: 8). L’une des applications majeures de cette symbiose croissante est que le leadership actuel en vient, naturellement, à partager les conceptions normatives et régulatives des Gardiens, c’est-à-dire ses valeurs technocratiques, populistes autoritaires, hautement nationalistes et, dans une certaine mesure, séculaires, mais aussi son adhésion aux principes de guerre politique et asymétrique.

La relation qu’entretiennent les Gardiens avec la sphère politique leur confère tout simplement une position de toute-puissance. Le degré de légitimité régulatif acquis par le corps des Gardiens est aujourd’hui tel que les observateurs le décrivent comme « la seule institution en Iran capable, à la fois, d’instaurer et d’enfreindre les interdits » (Wehrey et al. 2009 : 2).

À maints égards, la crise qui a suivi les élections présidentielles de 2009 a été l’occasion de confirmer, voire de renforcer, l’assise politico-régulative des Gardiens de la révolution. Dénonçant une « révolution de couleur » pilotée par les capitales occidentales, les Pasdaran ont très vite réagi en prenant les rênes de la réaction antisubversive (Lyons 2009). Après plusieurs jours de désordre dans les grandes villes comme Téhéran, Tabriz ou Ispahan, les Gardiens et les bassidjis ont réussi à renverser la dynamique insurrectionnelle et à rétablir l’ordre en s’appuyant sur la répression, mais aussi sur le soutien d’une majorité silencieuse d’Iraniens acquis à leur cause, entérinant ainsi leur statut de détenteurs de l’autorité politique en Iran (Stratfor 2009 ; Slackman 2009 ; Daragahi 2009).

L’influence politique croissante du Sepah fait d’ailleurs craindre à plusieurs observateurs que ne se produise une militarisation du régime iranien. Cette dynamique semble confirmée par la nomination récente (2011) de Pasdaran et d’ex-Pasdaran à des postes de haute responsabilité dans les branches politiques et économiques. Confirmant cette crainte, la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, déclarait en février 2010 que le régime était en train de glisser vers une dictature militaire reposant sur l’omnipotence des Pasdaran dans les domaines politique, militaire et socioéconomique (Lander 2010). Tout semble indiquer, par conséquent, que plus les Gardiens s’enracinent au sein de la société iranienne et plus ils en deviennent le socle tutélaire, plus s’opère une fusion entre eux et le régime et plus celui-ci tend à se transformer à leur image (Thaler et al. 2010 : 61). Ayant, en quelque sorte, déjà été jusqu’au bout de la logique dictée par le système islamique, les Gardiens seraient donc aujourd’hui en passe de lui imprimer leur propre logique interne.

Conclusion

En dépit du caractère spécifique du corps des Gardiens de la révolution islamique et de sa conception unique de l’action politique et militaire, sa relecture à travers la lentille de l’analyse institutionnelle est porteuse de nombreuses leçons au sujet de l’adaptation institutionnelle de ce type d’organisation à ce type de mode opératoire. L’examen à l’aide du modèle de Scott permet d’abord de constater que cette adaptation est loin de se limiter à l’ajustement des capacités logistiques, de la doctrine ou de la chaîne de commandement. L’étude permet également de montrer que l’adoption de la guerre irrégulière ne procède pas uniquement d’un calcul coût-bénéfice. Comme le souligne Scott lui-même, les organisations requièrent plus que des ressources matérielles et des informations techniques si elles veulent survivre et prospérer ; elles ont aussi besoin d’être acceptées et considérées comme crédibles dans leur contexte sociopolitique spécifique (Scott 2008 : 61). Plus complet que le modèle déterministe de prise de décision rationnelle généralement employé dans cette sphère de recherche, le modèle de Scott intègre des facteurs systématiquement négligés dans l’étude de l’évolution des structures organisationnelles comme l’influence des idées, des conventions, mais aussi et surtout la manière dont ces dernières sont perçues, invoquées et instrumentalisées par les acteurs centraux du processus d’institutionnalisation. Il permet d’intégrer ces paramètres dans une grille d’analyse à la fois commode et réaliste permettant de disséquer de manière transparente toute la complexité du phénomène d’évolution organisationnelle. Comme en témoigne l’étude du cas iranien, ce modèle présente en outre l’avantage d’être parfaitement compatible avec l’analyse de l’ajustement de l’institution militaire face au défi asymétrique.

Malgré l’attention importante que portent les scientifiques et chercheurs à l’organisation des Pasdaran, faute des outils méthodologiques et conceptuels mentionnés plus haut la logique qui les gouverne demeure une énigme indéchiffrable. Témoignant de cette incompréhension, un récent rapport de la rand Corporation consacré aux Gardiens se demandait naïvement si la fulgurante ascension qu’a connue le Sepah procède d’un plan calculé ou d’une suite d’événements accidentels (Wehrey et al. 2009 : 77). L’application de l’analyse institutionnelle permet de répondre à ce type de questions, de dépasser ce type de spéculations hasardeuses et de mieux appréhender les forces sociopolitiques qui ont déterminé l’essor et la reconnaissance institutionnelle du corps des Gardiens. Ce cadre d’analyse qualitatif permet en effet de décrypter les différentes phases d’institutionnalisation du Sepah et de comprendre comment les paramètres cognitifs, normatifs se sont progressivement juxtaposés pour aboutir à cette « légitimité institutionnelle » dont parle Richard Scott. Ce faisant, l’analyse institutionnelle permet de rejoindre et d’affiner les conclusions auxquelles parviennent, sur une base empirique, les spécialistes de l’Iran islamiste contemporain comme Bernard Hourcade (2008), Farhad Kosrokhavar (2003) ou Steven Ward (2009).

L’analyse institutionnelle permet également d’offrir des indices intéressants quant à l’évolution future du cgri. La convergence des piliers cognitif, normatif et régulatif laisse en effet supposer que le corps des Gardiens de la révolution repose aujourd’hui sur des assises solides et très probablement durables. Cette conclusion est renforcée par le fait que les Pasdaran continuent d’incarner les valeurs nationales sur lesquelles repose le régime islamique (pilier cognitif) ; qu’ils occupent une place incontournable dans le système socioéconomique et politique iranien (pilier normatif) ; et qu’ils ont fortement imprégné le système de défense nationale de la rii de leur conception de l’action politique et militaire (pilier régulatif). Enfin, la durabilité de l’institution repose sur une convergence assez exceptionnelle entre ces trois piliers. Dans le moyen terme, note Steven Ward, « la guerre non conventionnelle continuera de représenter une option intéressante pour les leaders iraniens en raison de son efficacité et des succès qu’elle a permis de remporter au Liban et ailleurs » (Ward 2005 : 560). Tout en confirmant cette constatation, l’analyse institutionnelle permet de montrer pourquoi la stabilité du cgri est si bien ancrée et pourquoi elle est probablement assurée pour un bon bout de temps. La solidité de l’institution a d’ailleurs été démontrée, en 2011, par sa capacité à endiguer l’influence du Printemps arabe et à étouffer l’insurrection dans le Kurdistan iranien. En fait, l’institution semble si bien implantée que les plus à même d’en affaiblir la légitimité sont, à bien des égards, les Pasdaran eux-mêmes.