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Comprendre l’humour d’un peuple, c’est en même temps avoir intimement accès aux ressorts cachés de son discours culturel.

Rémi Savard 1977 : 69

À de rares exceptions près, l’étude de l’humour et du comique n’occupe pas beaucoup de place dans la production anthropologique. D’où mon intérêt et ma surprise quand j’ai découvert, il y a plus de trente ans, Le Rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui, dans lequel Rémi présente et analyse l’effet comique dans des récits montagnais. Jusqu’alors, ma seule référence avait été l’article publié par Pierre Clastres sur le même thème, dix ans auparavant (Clastres 1967). Comme la plupart des anthropologues, je m’intéressais aux « choses sérieuses », réservant les « histoires drôles » du terrain pour égayer mes cours ou des conversations à bâtons rompus entre collègues. Quelques années plus tard, quand je renouai avec mes recherches chez les Nahuas[1], je décidai de prêter plus d’attention à cette dimension des discours et des comportements quotidiens autochtones, qui occupa une place croissante dans mes notes de terrain. Dans le présent article, j’examinerai les formes, les contextes et les fonctions du rire (uetska) chez les Nahuas de la Sierra Norte de Puebla : dans les récits de tradition orale, d’abord, et dans les conversations et interactions auxquelles j’ai pu assister, ensuite. Cet humour au quotidien, qu’on serait porté à appeler « spontané » mais qui obéit aussi à des règles précises, apporte un éclairage particulier sur l’humour encodé dans des récits, en même temps qu’il constitue un niveau spécifique de sociabilité.

Le comique dans la littérature aztèque / nahuatl / nahuat

Les auteurs, anciens et modernes, qui se sont intéressés à la culture aztèque ou nahuatl de l’époque qui suivit la conquête du Mexique (1519) mentionnent plusieurs genres littéraires. Il y a d’abord les poèmes, généralement chantés (cuicatl), et les récits en prose (tlahlolli), qui possèdent chacun des caractéristiques stylistiques spécifiques (León-Portilla 1985 : 12 suiv.). Parmi les premiers, on note les « chants-fleurs » (xochicuicatl), poèmes lyriques, les « chants de guerre » (yaocuicatl), les « chants de privation » (icnocuicatl) à contenu philosophique, et les « chants-chatouille » (cuecuechcuicatl), poèmes érotiques qui accompagnaient des danses que les chroniqueurs espagnols jugèrent « lascives » (Diego Durán, cité par León-Portilla 1985 : 28-31). Au sein des récits (tlahtolli), on distinguait la « parole ancienne » (huehuetlahtolli), qui inclut les textes sacrés, les récits historiques (ye huecauh tlahtolli), les contes (tlaquetzalli) et, finalement, les devinettes ou zazanilli (ibid. : 37-38). Pour sa part, Patrick Johansson identifie, au sein des discours-tlahtolli aztèques, les mythes (teotlahtolli), les poèmes épiques, les incantations magiques (moyohualitoani), les adages (machitlahtolli), les chants sacrés (teocuicatl), les poèmes lyriques (xochicuicatl), en plus de la « parole ancienne » (huetlahtolli) et des chants érotiques (cuecuechcuicatl) [Johansson 1993 : 46-177]. Au terme d’une analyse particulièrement fouillée, Dominique Raby retrouve et examine deux genres jusque-là peu étudiés : les formules d’envoûtement (nahualtlahtolli) et les poèmes amoureux créés par des femmes (cococuicatl, ‘poèmes colombes’) [Raby 2000 : 254 suiv.].

En ce qui a trait au contexte des poèmes érotiques, Sybille Toumi révèle que, lors de certaines fêtes, les jeunes hommes dansaient avec des « femmes de plaisir » (auiani) qui avaient pour but de provoquer le rire, d’où la métaphore des chatouillements (Toumi 1992 : 165). Ces débordements étaient toutefois limités à un contexte festif très particulier. Dans les admonestations données aux jeunes gens avant le mariage, il était dit : « Nous autres, gens du peuple, pour que nous ne soyons pas toujours à pleurer, toujours en grande tristesse, il nous fut offert par Notre Seigneur le rire, le sommeil, mais aussi la chair, la force et l’excitation : c’est le plaisir charnel de l’homme. » (Sahagún, cité par Toumi 1992 : 164-165) Retenons que dans la vie quotidienne des Aztèques, le plaisir sexuel n’était pas condamné comme il le sera par la suite dans le discours moral chrétien. Il était considéré à la fois comme un des moments forts de l’existence sur terre (tlalticpayotl) et strictement contrôlé dans le cadre du mariage : la personne adultère, homme ou femme, était punie de mort (Soustelle 1955 : 216). Nous reviendrons sur les liens entre le rire et la sexualité chez les Nahuas d’aujourd’hui.

L’une des transformations majeures qui ont affecté les peuples autochtones après la conquête espagnole fut la disparition des spécialistes des arts et de la littérature : abolis les poètes, les scribes et chroniqueurs, les prêtres-philosophes et les conteurs professionnels. Les fonctions intellectuelles étant désormais assurées par les conquérants, les autochtones furent relégués à la condition commune de paysans et d’artisans. Il n’en est que plus étonnant que plusieurs des genres littéraires mentionnés ci-dessus aient survécu dans la tradition orale actuelle, en portant bien sûr la trace de leur coexistence avec un autre ensemble de croyances et de pratiques que l’on s’applique à leur imposer depuis cinq siècles.

En ce qui concerne les différents genres de discours au sein de la littérature orale des Nahuas de la Sierra Norte de Puebla, deux inventaires, menés l’un par Tim Knab, l’autre par moi-même, ont donné des résultats similaires. Knab distingue les récits qui portent sur des êtres surnaturels (tajtol melaw, ‘histoires vraies’), les « grands récits » (ueytajtol) ou « récits d’autrefois » (uejkaukayot), qui sont les mythes d’origine, les anecdotes ou « petites paroles » (tajtol tepitsin) et les histoires de sexe ou « paroles rouges » (tajtol tapalin) [Knab 1983 : 129 suiv.]. Pour ma part (Beaucage 1992), je distingue d’abord le « grand récit » ou « grande parole» (ueytajtol). Il comprend les mythes d’origine (uejkaujkayotajtol, ‘récits d’il y a longtemps’) qui traitent de l’apparition du genre humain, du soleil, du maïs, du feu, et les récits ethnohistoriques (tein tikinintenkakiliayaj ya in tatajmej, ‘ce qu’on écoutait raconter aux aînés’[2]). Dans le grand récit, on inclut aussi ce qu’on peut appeler le conte moral (tapouilis, ‘réflexion’) et les récits de rencontres avec des êtres surnaturels, généralement maléfiques, qui produisent l’épouvante (nemoujtil) [Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral 2006, 2 : 17-76]. La « grande parole » comprend enfin les « suppliques » (netatajtaujtilis), adressées aux divinités chtoniennes et célestes, autochtones et chrétiennes, qui accompagnent des rituels agricoles et de guérison encore très vivants (Segre 1987 ; Lupo 1987 ; Reyes García et Christensen [dir.] 1989 : 55-80). À l’opposé on trouve les contes (sanilmej) qui font souvent intervenir des animaux humanisés, comme le « joueur de tours » (trickster), et les histoires de sexe (pitsotajtolmej, ‘histoires cochonnes’). Entre les deux, la poésie chantée (xochipitsaua, ‘svelte fleur’) occupe une place ambiguë : tout un volet rejoint les poèmes d’amour aztèques (cococuicatl), tandis qu’un autre s’apparente aux chants érotiques, les cuecuechcuicatl[3].

Notre analyse se fondera essentiellement sur le corpus de contes, poèmes et récits recueillis entre 1979 et 1984 par le Taller de Tradición Oral de San Miguel Tzinacapan[4], que nous complèterons par des récits tirés d’autres recueils, dont Knab (1983). Dans cette littérature nahuat actuelle, on reconnaît aisément, sous des termes à peine transformés, à la fois les grands genres, comme les récits épiques et sacrés et la poésie lyrique, et les genres mineurs, comme les contes et les histoires « pour passer le temps ». Chaque type de discours est caractérisé par un contenu, et aussi par un contexte d’élocution et par certains traits formels, comme nous le verrons. On peut en conclure, soit que leur fonction sociale est demeurée similaire à travers les siècles, soit qu’ils ont été refonctionnalisés, comme nous le verrons. Les termes que Knab et moi avons obtenus diffèrent parfois, ce qui ne doit pas étonner car, dans les civilisations de l’oralité, la variation est la règle et chaque locuteur possède une certaine latitude pour définir des catégories à l’intérieur d’un consensus général.

Ce survol de l’ensemble de la tradition orale nahuat était nécessaire, car le comique, chez les Nahuas, ne se réduit pas à un seul genre de récit ; il en traverse plusieurs, bien que faire rire soit la finalité manifeste de certains d’entre eux, comme les contes du joueur de tours ou les histoires à contenu sexuel. Je n’exclurai de l’analyse que les discours magico-religieux, comme les suppliques. Pas plus que d’autres chercheurs (Lupo 1987, 2009 ; Segre 1987) je n’ai trouvé trace chez les Nahuas de cet « humour ritualisé » qu’a analysé Victoria Bricker chez les Tzotzils du Chiapas (Bricker 1973).

La tradition orale

Le rire dans les grands récits

Comme le disait Clastres, « un mythe peut à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui l’écoutent (1974 : 113). Il en est ainsi pour les mythes d’origine nahuat, dont l’importance fait qu’ils ne sont transmis qu’avec réticence et dans des contextes particuliers (Knab 1983 : 116). Lorsqu’un conteur relate comment le héros fondateur Sentiopil (« l’enfant-Dieu-maïs ») réussit à enfermer dans un four les ogres (tsitsimimej) qui voulaient le dévorer et qu’il les fait cuire (Castañeda, dans Taller de Tradición Oral 1994 : 60-66, et dans Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral 2006 : 53-61), des rires de soulagement viennent alléger la tension dramatique du récit. On retrouve ici à l’oeuvre le procédé d’inversion commun au mythe et au comique (Savard 1977 : 68).

Le rire n’est pas absent non plus des longs récits ethnohistoriques. Quand un narrateur relata la résistance contre l’invasion française, en 1862, il insista à dessein sur des épisodes où la ruse amérindienne avait su triompher d’un adversaire beaucoup mieux armé :

Du haut de la falaise d’Apulco, on leur lançait des rochers, et chaque rocher en tuait cinq ou six [...] Ensuite on a balancé les corps à la rivière [...] Ils avaient enlevé des femmes et les avaient emmenées dans leur caserne, à Zacapoaxtla. Mais on leur avait dit quoi faire [...]. Pendant qu’ils buvaient, elles ont fait un feu et y ont jeté des piments et de l’eau-forte, puis elles sont sorties. Quand les soldats ont commencé à suffoquer, ils sont sortis à leur tour et les Amérindiens (maseualmej) les attendaient pour les abattre...

Taller de Tradición Oral 1994 : 118, 121

Et le conteur d’ajouter en riant, à l’intention des plus jeunes : « C’est en brûlant de l’eau-forte et des piments qu’on chassait les rats des maisons, autrefois ! »

Dans les grands récits, le fait de provoquer ou non le rire est aussi lié au style propre de chaque conteur. La même histoire pourra être racontée par un aîné sur un ton particulièrement dramatique, tandis qu’un autre adopte soudain un ton gouailleur quand il y a un revirement de situation. Ismael Tirado, narrant l’épisode de la bataille de Puebla (1862) où son arrière-grand-père s’est battu au corps à corps avec un « grand et gros soldat français » armé d’une baïonnette, déclenchait l’hilarité en mimant comment le bisaïeul arracha la baïonnette du fusil et la lui enfonça dans le ventre (ibid. : 105, 117). L’effet comique peut être aussi lié à une performance particulière. Ainsi, lorsque le vieux Francisco raconta devant un auditoire restreint, dont j’étais, un récit des guerres de résistance des Nahuas, ce sont des rires étouffés et des sourires malicieux qu’il obtint en concluant : « Les étrangers nous ont envahis et nous les avons repoussés. On dit qu’ils veulent venir encore. Alors tout recommencera à nouveau [...] » (Francisco de los Santos, dans ibid. : 88, 100). C’était moi, bien sûr, le seul étranger présent, qu’il fixait alors en parlant!

Si le mythe est compatible avec le comique, c’est que les deux procèdent par une inversion de l’ordre établi (Clastres 1974 : 127 ; Milner, cité par Savard 1977 : 68). Les ogres sont des êtres extrêmement dangereux et un enfant devrait constituer une proie facile pour eux ; or, c’est lui qui triomphe, ce qui permettra l’avènement sur terre de l’espèce humaine. Dans les récits ethnohistoriques nahuat, le comique surgit quand se produit, là encore, une inversion de l’ordre des choses, comme la victoire du faible sur le fort. On voit dans les exemples précédents que la dimension ethnique est très souvent présente dans l’humour : le faible, c’est l’Amérindien, et la ruse, sa meilleure arme contre les étrangers riches et puissants, hier comme aujourd’hui.

Le rire et l’ordre : le conte moral (tapouilis, ‘pensée, réflexion’)

On observe quelque chose de similaire dans le conte moral (tapouilis). J’en donnerai deux exemples. Rufina Manzano, chamane et conteuse, commença son récit « Un homme paresseux » (Se tokniuj tatsiuj) en disant : « Il n’est pas bon d’être paresseux. » Puis elle raconta :

Un homme qui ne voulait pas travailler enviait les Foudres (kioujteyomej, ‘semences de pluie’) qui se baladaient dans le ciel et il décida de les accompagner. Après des mésaventures à la cuisine céleste, il vola l’habit brillant des Foudres et s’envola. Son étourderie provoqua des tempêtes, des inondations et des noyades. De retour chez lui, il envia cette fois les vautours, qui mangent sans travailler, et il accepta l’offre de l’un d’entre eux de changer de « vêtements » avec lui ; muni de plumes il s’envola, mais il finit par se brûler les ailes et revint tout penaud à son champ. Sa femme trouva qu’il sentait la charogne et voulut le tuer, mais l’ex-vautour – devenu un paysan qui cultivait bien la terre – le reconnut et lui jeta de loin deux tortillas pour qu’il ne crève pas de faim. Il mourut peu de temps après.

Manzano 1987 ; Reynoso et Taller de Tradición Oral, 2006, 2 : 138-143 – résumé

Laissons de côté le fait que ce conte moral se double ici d’un voyage dans le Talokan et qu’il lève le voile sur le monde des esprits d’où viennent la pluie et les récoltes et « où se trouve notre racine » (Manzano, ibid. : 16-17). L’intention explicite est d’encourager les jeunes hommes au travail des champs, valeur fondamentale de l’éthos nahuat (Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 120 suiv.). Pour ce faire, on a recours à deux inversions successives. D’abord la culture et la surnature : un homme devient Foudre et déclenche des catastrophes cosmiques. Puis, c’est l’inversion de la nature et de la culture : un homme devient vautour, et un vautour s’humanise. Le paresseux ne connaît que des malheurs dans son nouveau rôle, tandis que le second, laborieux, prospère. La raillerie joue un rôle important dans le récit, comme lorsqu’on décrit le paresseux couché sur le dos à contempler les Foudres et les oiseaux dans le ciel. L’auditoire se régale quand il est contraint d’avaler du boeuf et de l’âne pourris... et même de la merde! L’hilarité atteint son comble quand on entend que l’ex-épouse, que sa laideur et sa puanteur dérangent, veut le tuer à coup de pierres et que le pauvre doit son salut à son remplaçant, qui lui jette des galettes de maïs.

Le conte moral peut aussi mettre en récit, sur un mode humoristique, les aventures et surtout les mésaventures d’antihéros, victimes de leur sottise, de leur cupidité ou de leur prétention. Le conte « Trois frères apprennent l’espagnol » relate :

Trois frères « vivaient à la campagne comme nous y vivons : ils trimaient dur et gagnaient peu ». Enviant les hispanophones (koyomej) « qui ne travaillent pas et gagnent beaucoup d’argent », ils décidèrent de partir pour la ville et d’apprendre l’espagnol. Chacun connut bientôt une courte phrase : Nosotros (‘C’est nous’), Porque quisimos (‘Parce qu’on le voulait’), et Está bien (‘Ça va’). Surpris sur la scène d’un meurtre, ils lancèrent leurs phrases à contretemps, s’accusant ainsi eux-mêmes, et se retrouvèrent en prison.

Pérez 1987b – résumé

Ou alors, c’est à propos d’un étranger qu’on fait les gorges chaudes. Dans le Cuento de un gringo,

Un voyageur des États-Unis, qui parlait espagnol ( ?) et pas nahuat, s’aventura dans la montagne pour trouver des richesses. Il ne remarqua pas un guêpier. « ¡Ximomachili! ¡Mitsmimas! (‘Attention! Elles vont te piquer!’) l’avertit un autochtone qui passait. « Hay minas! » (‘Il y a des mines!’), s’écria l’étranger, et il s’enfonça dans les fourrés pour en ressortir en hurlant, poursuivi par un essaim de grosses guêpes (xikomej). On ne l’a pas revu!

Esteban Arrieta, comm. pers., 1991 – résumé

Le premier des deux récits pourrait paraître de l’auto-dénigrement ethnique tant le narrateur insiste sur la sottise des trois protagonistes, au grand plaisir de l’auditoire ! La leçon – implicite – du texte est claire : à vouloir copier les gens des villes et laisser son milieu, on débouche sur des catastrophes. Le second récit complète l’inversion : un étranger, transporté dans la montagne, ne fait pas mieux. Il vaut donc mieux pour chacun rester à sa place. Dans le second récit, le gringo joue le rôle de « l’homme à qui on ne pouvait rien dire » car il interprète tout à l’envers (Clastres 1974 : 114-121[5]).

Les contes moraux traitent également des normes qui régissent les écarts de comportement féminins, en particulier l’infidélité et la sorcellerie, mais le ton est alors dramatique. Car la femme infidèle (tein moeliuistia) provoque l’ire des Maîtres du Talokan, le monde souterrain d’où provient toute vie sur terre. Son mari ne peut plus ni pêcher ni chasser quoi que ce soit, car elle partage le gibier et le poisson avec son amant. La seule solution est qu’elle soit dévorée par des créatures chtoniennes qui feront ensuite de même avec l’amant (voir « La mujer infiel » in Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral 2006, 2 : 186-197 ; « El cazador de venados » in Reyes García et Christensen 1989 : 80-82 ; Beaucage, Taller de Tradición Oral et Boege 2004). De même la sorcière (naual), une fois démasquée, doit mourir pour que « tout revienne à la normalité » (Campos 1982 : 183 suiv.)

Ces récits ont pour fonction manifeste de renforcer les normes sociales, en montrant comment ceux qui sont travailleurs, fidèles et généreux sont récompensés tandis que les paresseux et les personnes adultères sont punis. La moquerie vient y renforcer la réprobation qu’on veut susciter envers ceux qui adoptent des comportements condamnables. Comme dans les récits qui font rire les Chulupis et les Innus, « se fait jour une intention pédagogique : [ils] véhiculent en même temps la culture » (Clastres 1974 : 131-132). Ce message caché se révèle à l’analyse structurale du récit (Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral 2006, 2 : 197-205).

Les « contes pour passer le temps » (sanilmej)

Un grand nombre de récits recueillis dans la Sierra n’ont pas d’autres objectifs explicites que d’aider à passer le temps. Nos interlocuteurs rapportent qu’ils les ont appris de la bouche d’un aîné dans un contexte familial, quand ils étaient enfants, le soir, à la veillée, ou pendant les longues heures passées à désherber les champs de maïs. Certains sont des contes merveilleux d’origine européenne, comme Blanca Flor ou Jean l’Ours, mais la symbolique nahuat leur fait subir des transformations importantes[6]. Plusieurs de ces contes mettent en scène des animaux qui parlent et pensent comme des humains. On y retrouve souvent le personnage du joueur de tours (trickster), petit animal qui, grâce à sa ruse, se tire de situations difficiles. Ils sont également destinés à un public jeune dont les rires fusent chaque fois qu’un puissant se fait rouler par un plus faible. Mais leur message est également beaucoup plus ambigu que celui des contes moraux.

Dans « Le jaguar et la sauterelle » (Tekuani uan chapolin), le fauve attrape l’insecte dans sa gueule. La sauterelle essaie en vain de la lui faire ouvrir en évoquant son père, sa mère, son oncle, sa tante... Quand elle dit « Et ta maîtresse ? », le jaguar pousse une exclamation et la bestiole se sauve de la gueule ouverte. Ensuite le jaguar, sûr de lui, propose une course, que la sauterelle gagne en se cachant d’abord sur le dos du gros animal, puis en sautant à terre quand ils arrivent près du but. Enfin, pour déterminer une fois pour toutes qui est le meilleur, le jaguar la défie en un combat « où chacun pourra amener ses amis ». Le jaguar revient avec le renard, le raton laveur et l’opossum, tandis que la sauterelle invite les guêpes, les abeilles et autres insectes piqueurs qui ne manquent pas de mettre les prédateurs en déroute.

Arrieta 1984 – résumé

L’union fait la force, sans doute (moralité qui plaisait beaucoup aux organisateurs communautaires), mais seulement dans le dernier épisode ; auparavant, c’est en feignant d’être au courant de la vie sentimentale du jaguar puis en misant sur sa vanité aveugle que la sauterelle l’emporte. On trouve une autre inversion à l’intérieur du premier épisode, qui existe aussi comme un conte séparé, mettant en scène la cigale (chikilich) : cette fois, c’est l’insecte qui reste indifférent au décès de son père, de sa mère... et se met à pleurer[7] – jusqu’à ce jour – quand on lui dit que sa maîtresse est morte (Felix 1987). Il va de soi, pour l’éthique nahuat, que la consanguinité devrait avoir préséance sur les rapports d’affinité, surtout s’il s’agit de rapports extra-conjugaux!

Le rôle du joueur de tours échoit souvent à l’opossum[8] et au lapin :

Un opossum vivait maître de sa forêt, jusqu’à l’arrivée d’un coyote, d’un pécari puis d’un chasseur. Mais il échappe aux pièges, au poison et aux balles. Découragés, les agresseurs le laissent vivre en paix, à nouveau, dans la forêt.

Rodríguez 1986 – résumé

Un lapin était cordonnier. Il emprunta cinq pesos à la blatte, puis à la poule, à l’opossum et au margay (Felis margay, un gros félin) en leur promettant de leur faire des chaussures en paiement. Au moment des comptes, il s’arrangea pour que la poule mange la blatte, et le margay, la poule, et pour qu’un chasseur tue le margay et l’opossum. Il ne devait donc plus de chaussures qu’au chasseur.

Pérez 1987a – résumé

On peut aisément reconnaître la dimension subversive des récits de joueurs de tours : l’opossum « maître de sa forêt », c’est, aux yeux des conteurs comme du public, l’autochtone que de puissants étrangers veulent dépouiller de ses terres et de ses biens et qui réussit à les repousser (voir plus haut). Mais si le public s’identifie visiblement à ces « faibles qui gagnent », la victoire peut également se réaliser au détriment de plus faibles encore : le lapin cordonnier s’en tire en liquidant aussi la blatte et la poule, et le public n’y trouve rien à redire.

La subversion peut se manifester autrement, par exemple en mettant en cause une valeur fondamentale de la société, comme le travail, sans qu’il n’en coûte rien au fautif, au contraire. C’est ce qui se produit dans le récit « Un paresseux avait froid » (Se tatsiuj sekuia) :

Un garçon n’aimait pas travailler et passait ses jours à se chauffer près du feu. Un jour, il voit son oncle revenir de la ville en faisant sonner ses écus. « Comment as-tu fait ? » Son oncle le trompe : « Au marché, je vends de la cendre. Apporte la cendre de ton foyer et on va te l’acheter. » En fait il vendait du tequesquite[9]. Le lendemain, le garçon ramassa un gros sac de cendres et marcha jusqu’à la ville. Il passa toute la journée assis sans rien vendre. Le soir un homme eut pitié de lui et lui dit : « Tiens! prend ces cinq centavos pour ta cendre et rentre chez toi. » Dans une boutique, le garçon acheta un masque de diable qui lui plaisait. Surpris par la nuit sur le chemin du retour, il tomba sur une bande de voleurs qui s’étaient rassemblés pour se partager le butin de la journée. Il décida d’essayer son masque. En s’éveillant, les voleurs le prirent pour le diable et décampèrent en hurlant de peur. Il ramassa l’argent et les mulets et rentra au village, en se demandant ce qui avait bien pu les effrayer !.

Hernández 1989 – résumé

Ce conte prend le contre-pied exact du conte moral que nous avons vu plus haut (« le paresseux ») : il ne sert à rien de travailler puisque la chance peut mettre une fortune entre les mains d’un fainéant, simplet par surcroît. C’est toute la morale qui est inversée : son oncle, qui devrait l’aider de ses conseils, n’hésite pas à le tromper, tandis qu’un étranger vient à sa rescousse.

Il arrive aussi que l’humour se corse et qu’apparaissent au premier plan les rapports de genre, croisant souvent les rapports ethniques. Dans un récit intitulé « La rose et les mariés », un autochtone possède une fleur magique, qui fait revivre les morts. Il se vante à une vieille femme qu’il pourrait même ressusciter la fille du roi, qui vient de mourir. La vieille va le dire au roi (« On ne peut rien raconter aux femmes ! ») qui le fait arrêter et le menace de mort s’il ne ramène pas sa fille à la vie. Il réussit à ranimer la princesse dont les premiers mots sont : « Papa ! Que fait ici cette pute d’Indien ? » Et de battre le petit homme ! « Arrête! lui dit le roi. Il sera ton mari et il sera le roi car il a fait ce que je ne pouvais faire. » Alors on les a mariés. (Pérez 1987c : 29-37 – résumé)

Grâce à ses pouvoirs magiques, un autochtone renverse les rapports racistes de cette société pluriethnique, particulièrement évidents dans les propos du roi – « Si tu échoues, je te mettrai cinq balles dans le corps ! » – et dans les mots de remerciement de la princesse à son futur mar i!

Les xochipitsaua : érotisme et métaphores amoureuses

J’ai analysé ailleurs la poésie amoureuse nahuat connue sous le nom de xochipitsaua (‘svelte fleur’). Ces poèmes, chantés par un homme, accompagnent la musique de danse traditionnelle des noces. Dans une première étude (1985), j’avais dû me limiter aux textes publiés l’année précédente par le Taller de Tradición Oral. Les images qu’on y trouve font sourire plus que rire. Ainsi, s’adressant à une belle danseuse, le poète dit :

Le musicien te sourit

de toutes ses dents : il n’en a plus [...]

Les hommes ne disent rien,

contents de te voir danser [...]

Taller de Tradición Oral 1984 : 6

La seule métaphore un peu audacieuse était assez subtile pour échapper aux censeurs : « On t’appelle svelte fleur / car tu es mince de partout. » (ibid.) C’est en voyant des jeunes échanger des sourires complices que j’ai compris que cette « svelte fleur » représentait le vagin de la jeune femme.

Ce recueil était une sélection à partir d’un ensemble beaucoup plus vaste et ce n’est que récemment que j’ai pu avoir accès au reste du corpus[10]. Si la forme des deux sous-ensembles est la même, les contenus contrastent. Alors que les poèmes publiés célèbrent les rapports amoureux (qui se terminent par le mariage) et le corps même de la femme sur un mode idéal en utilisant abondamment la métaphore de la fleur – d’où le nom même du genre –, les autres textes se rapportent beaucoup plus explicitement à l’acte sexuel et aux organes génitaux masculins et féminins ; les métaphores concernent surtout des animaux. On chante ces poèmes érotiques, semble-t-il, à une heure avancée de la nuit, quand les jeunes enfants dorment et quand d’abondantes libations ont assoupli le protocole compliqué qui préside au mariage et à la noce.

L’homme s’adresse à la femme en ces termes :

Lapin, lapin, je veux t’embrasser [...]

Tu as grimpé à mon bambou / tu étais déjà mon amour

Je me changerai en armadillo [animal qui creuse son gîte]

Approche ta petite marmite pour qu’elle s’amollisse.

in Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 314

Quant à la femme, abandonnant sa réserve habituelle, elle s’exclame : « Viens manger un repas de viande ! [...] / Entre, mon porc-épic, entre, mon arc-en ciel. » (ibid. : 315) Comme on peut s’y attendre, rires et exclamations aiguës viennent ponctuer les métaphores les plus hardies, et les plus novatrices.

Les « histoires cochonnes » (pitsotajtolmej)

Ces histoires aux références sexuelles explicites, auxquelles se mêlent parfois des éléments scatologiques, circulent quand des hommes adultes se rassemblent pour voyager, pour travailler ou pour boire :

Autrefois, je savais beaucoup de contes. Quand on allait récolter le café, une histoire n’attendait pas l’autre. Et quand il faisait froid [en décembre] j’aillais voir mes grands-parents. Et là encore, c’étaient encore des contes. Je les ai presque tous oubliés, sauf les histoires de cul!.

R.Z., comm. pers., 19 octobre 1991

Dans le conte « María » :

Un propriétaire terrien est si riche que, dans sa maison, il y a une salle juste pour prendre son bain. Il a trois jolies filles qu’il ne laisse approcher par aucun homme. Un jeune Indien les désire toutes les trois. Il met une jupe et une blouse, attache ses cheveux et se fait embaucher comme cuisinière. Comme il a un joli visage, on ne se doute de rien. On l’appelle « María[11] ». Il gagne la confiance des filles, les aide à prendre leur bain... et les engrosse une après l’autre. Quand le père, encore dans la salle de bain, veut abuser de « María », ce dernier lui prend son pistolet et le tue d’une balle dans l’anus.

Anon., in Knab 1983 : 285-290 – résumé

Les rires sont assurés chaque fois que le conteur imite la voix de fausset des filles, puis celle, exaspérée, du père, appelant : MARÍÍÍA ! Ici, au lieu du mariage avec la fille du roi, nous avons des relations sexuelles (consenties) avec les trois filles du propriétaire, tandis que la substitution dynastique est remplacée par l’élimination physique, de la façon la plus humiliante qui soit.

La ruse du travestissement n’est pas le fruit du hasard. En effet, dans les histoires de sexe des Nahuas, c’est le plus souvent la femme qui joue des tours, même des tours pendables, par exemple pour cocufier son mari :

Un pêcheur rentrait bredouille depuis un bout de temps car sa femme le trompait et lui ne se doutait de rien [voir plus haut]. Un jour qu’il avait pris deux truites, il résolut de les faire bénir par le curé et partit le chercher pendant que sa femme faisait cuire les poissons. L’amant survint et la femme partagea plutôt les poissons avec lui ; il s’esquiva ensuite. Le mari revint avec le curé et sortit un moment aiguiser son couteau sur une pierre. « Savez-vous pourquoi il aiguise son couteau, monsieur le curé ? C’est que mon mari est devenu fou et veut vous couper les couilles. » Le curé s’enfuit à toutes jambes et le mari demanda à sa femme : « Où va-t-il comme ça ? » « Il vient de se sauver avec les truites », répondit-elle. Et le pêcheur de courir à son tour : « Monsieur le curé, laissez-m’en au moins une ? — Ni une ni deux, mes couilles ne sont pas pour toi ! ».

Ismael Chávez, comm. pers., octobre 1991

Tout comme dans l’histoire-pour-rire, un paresseux comblé constituait le reflet inversé du conte moral, la femme qui utilise ici son ingéniosité pour maintenir une relation extra-conjugale est le pendant du récit tragique où la femme adultère est dévorée par les bêtes du Talokan (voir plus haut).

Une femme peut et doit être adroite pour se défendre :

Une femme peut aussi utiliser son imagination pour venir en aide à son mari. Parfois, c’est le diable même qu’elle devra alors affronter. Le cycle qu’on pourrait baptiser « Un homme, sa femme et le diable » comprend beaucoup de récits qui ont en commun le fait que c’est avec son sexe même (que le diable ne connaît pas!) que la femme vient à bout du démon. Par exemple :

La femme est plus futée (la mujer es más chingona) [...] Un homme avait passé un accord avec le diable qui lui fournit de quoi vivre pendant des années. Puis le diable lui apparut, pour lui proposer une épreuve : il allait se battre le lendemain avec lui et l’emmener s’il perdait. Quand le mari, abattu, raconta ça à sa femme, elle lui répondit : « Dis-lui de venir manger demain à midi et que vous vous battrez après ! » Le diable, qui est gourmand (« il a tous les vices ») accepte. À l’heure dite, le mari se cache et le diable arrive. « Pourquoi ton mari n’est-il pas là ? — Il est allé aiguiser ses ongles. — Et que veut-il faire avec ses ongles ? — Ouille, il est féroce. L’autre jour, il m’a fait cette égratignure qui est profonde et ne veut pas guérir. » Et elle lui montre son sexe. « Alors, je me sauve! Je ne veux pas que ça m’arrive ! »

Et le diable n’est plus revenu. La femme gagne toujours, à cause de sa malice (maldad) qui est plus grande que celle du diable !

R.Z., comm. pers., 19 octobre 1991

L’histoire peut prendre l’allure d’une anecdote vécue :

Une adolescente vit avec ses parents, ses grands parents et un oncle célibataire. Ce dernier la poursuit de ses avances. Elle résiste, mais n’ose en parler à personne. Une fois, profitant du fait que tout le monde est aux champs, il devient plus pressant. « D’accord, dit-elle, mais pas ici, allons dans la cour. » Elle recule vers le mur d’enceinte en soulevant ses jupes, mais quand il s’élance, elle fait un saut de côté et c’est dans la ruche qu’il va planter son pénis!

Anon., in Knab 1982 : 290-295[12]

Dans les histoires cochonnes, le rire provient de multiples inversions. D’abord, comme dans les contes des joueurs de tours, on a une inversion des rapports de pouvoir. Dans la société pluriethnique mexicaine, l’autochtone occupe une position subordonnée. Il en va de même, dans la société patriarcale nahuat, pour la femme dont la condition subalterne peut impliquer de la violence, physique et sexuelle. L’hilarité que provoque le récit (improbable) d’un Amérindien qui épouse une princesse ou séduit les trois filles du grand propriétaire avant de régler son compte à ce dernier, compte une grande part de revanche ethnique ; la hiérarchie sexuelle est maintenue, cependant. Dans d’autres histoires de sexe, ce sont des femmes qui l’emportent : contre un mari crédule, un monsieur de la ville trop entreprenant (ici, l’inversion ethnique se combine à celle du genre) et contre le diable lui-même (en venant en aide à un mari qui s’est laissé prendre). Sous un autre angle, l’ensemble des histoires de sexe peut aussi être vu comme une inversion de l’éthique sociale et conjugale proposée par les contes moraux. Est-ce qu’on procède alors à un rééquilibrage symbolique visant à combler l’écart entre le monde idéal des grands principes (travail, loyauté, générosité) et le monde réel qu’on a sous les yeux ? De façon plus large, qu’en est-il du rapport entre l’humour des récits et les rapports sociaux ?

Impossible de le dire à partir des seuls récits, car ils n’ont pas pour fonction de refléter la réalité mais plutôt de contribuer à la reproduire. L’examen de l’humour au quotidien pourra jeter un éclairage là-dessus.

L’humour au quotidien : réparties, railleries et ragots

L’humour et les normes sociales

La vie sociale nahuat apparaît d’abord à l’observateur étranger comme étant régie par des règles strictes de comportement : les cinq manières de dire bonjour/bonsoir selon le moment de la journée, le rituel des salutations, particulièrement avec les compadres (respectivement, parents et parrains d’un enfant), celui des libations et celui des repas, voilà qui surprend l’observateur candide qui s’attendrait à ce que la spontanéité préside à la vie villageoise. En même temps, les Nahuas perdent rarement une occasion de plaisanter (kamanaloua) et l’existence même d’une étiquette rigoureuse en fournit souvent l’occasion : on ne manque pas de souligner avec humour tout écart, même mineur, par rapport à ce qui est perçu comme la normalité. Ainsi, quand il m’est arrivé de complimenter une hôtesse pour un savoureux repas, on m’a repris en riant : « Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait t’empoisonner ? » Car personne, et surtout pas un invité, ne doit faire allusion à la qualité des aliments ; on vide son assiette et on dit ¡Tasojkamatik! (‘Merci!’). Ce à quoi l’hôtesse répondra, rituellement Taxkaltsin saj (‘Ce n’était qu’une tortilla’), même s’il s’agit d’un banquet de noces !

Dans le même registre, après que Micaela, qui préparait mes repas, m’eut demandé un jour si je préférais des haricots ou de la sauce piquante pour accompagner mes tortillas du souper, l’épouse de Pablo, mon hôte, adressa à son mari la même question. « Si c’est une auberge, répondit Pablo, moi je prends du ragoût de boeuf ! » rappelant par là à son épouse et à sa soeur qu’une femme ne demande jamais à un homme ce qu’il veut manger : elle le sert, et il mange !

Le fait que l’étiquette interdise de commenter la nourriture ne veut pas dire que les autochtones attachent peu d’importance à ce qu’ils mangent, au contraire : « La fête, c’est le repas », me révéla un jour Micaela. D’ailleurs, après coup, en rentrant chez eux, les invités commenteront volontiers le fait que les tortillas étaient tendres (ou pas) et la sauce suffisamment piquante. Je suggère que c’est justement parce que les références à la nourriture pourraient créer des tensions entre hôtes et commensaux qu’on s’en tient à une formule ritualisée... et qu’on raille (kejkeloua) qui s’en écarte.

On retrouve le même rapport entre norme et humour dans d’autres domaines. Comme je soulignais à un ami comment la fête de la veille – à laquelle nous avions assisté tous les deux – avait été paisible, sans bagarre et même sans que personne n’élève le ton, il répondit, mine de rien : « Bien sûr ! On ne nous a pas donné suffisamment à boire ! » Et tous d’éclater de rire ! Car dans les fêtes, on doit manger et boire beaucoup, en assumant le risque que de vieilles querelles n’affleurent à nouveau et qu’il faille en calmer certains.

À quelqu’un qui a grimpé, assez imprudemment, pour cueillir des oranges, un passant cria : « Attention, si tu ne veux pas devoir porter les pâtés de maïs », allusion à la croyance selon laquelle, le 31 octobre, jour des morts, la personne la plus récemment décédée doit porter dans l’au-delà toutes les offrandes laissées par les familles sur les autels domestiques.

À son mari qui se plaignait de mal de dos, après avoir fait la corvée d’empierrage sur le chemin, sa femme répondit, sarcastique : « Demain, je te chercherai un parrain d’église (tiopantokay) » en faisant référence à la coutume de mener les petits enfants malades au temple avec un parrain qui priera pour eux.

Un paysan qui passait sur le sentier en vitesse, sans saluer personne, s’attira le commentaire : « Que ses enfants n’héritent pas aujourd’hui ! » sous-entendant qu’en courant ainsi sur un sentier glissant, il pourrait se casser le cou... perspective qui déclencha la bonne humeur générale.

On le voit, si la présence de normes et la ritualisation du discours évitent les tensions, l’humour rend la critique acceptable et permet de laisser échapper les frustrations.

L’humour et les rapports de genre

Le domaine délicat des relations entre les hommes et les femmes est source de plaisanteries sans fin. Comme je défrichais à la machette l’entrée de la maison qu’on venait de me louer, un passant s’arrêta et me dit : « Tu défriches. Cette maison est donc à toi ? — Non, elle est à María Eugenia, qui me l’a prêtée. — Est-ce qu'elle te sert aussi les tortillas ? » L’allusion était claire : c’est à l’intérieur d’un couple qu’un homme et une femme travaillent normalement l’un pour l’autre (motekipanoua).

Toute erreur linguistique de ma part, pouvant provoquer une certaine ambiguïté, était immédiatement relevée. J’avais appris les diverses manières de dire « au revoir » et je répondis au « ¡Asta mosta! » (‘À demain !’) d’un groupe de femmes par « ¡Timotaskej! » (‘On se reverra!’). Ce à quoi une aïeule riposta immédiatement « ¿Kemanian timotaskej ? » (‘Quand est-ce qu’on se reverra ?’) soulevant un tonnerre de rires. Mes mentors avaient négligé (sciemment, j’en suis sûr) de me préciser que l’expression ¡Timotaskej! s’employait presque exclusivement entre amoureux! Quelque temps après, c’est un garçonnet de quatre ans qui se fit reprendre de même. Il s’était adressé à un copain en employant, au lieu de tej (‘toi’), le mot tejua : « Alors quoi ! On est mariés peut-être ? » Car le mot tejua, intermédiaire entre le « tu » (tej) et le « vous » (tejuatsin) s’emploie surtout à l’intérieur du couple.

Quelque temps après, lors d’une fête de baptême, le parrain me chargea de répartir, à mon tour, l’eau-de-vie. Je fis le tour des hommes assis dans la salle. « Les femmes aussi en veulent », me rappela-t-il, et je me dirigeai vers la cuisine, où une douzaine d’entre elles préparaient sans relâche des tortillas dans l’atmosphère joyeuse qui caractérise ces moments. J’avais à peine commencé ma tournée qu’une grand-mère (encore une fois !) m’apostropha : « Ay Pedrito ! On me dit que tu t’en vas ! Tu vas me manquer ! Laisse-moi une boucle de tes cheveux en souvenir ! Je la porterai toujours avec moi. » Elle adoptait un ton emphatique qui, je crois, faisait rire les femmes présentes tout autant que le contenu de ses déclarations. Je fis la tournée sans répondre et me retirai au plus vite dans la salle avec les hommes. « Tu as bien fait de ne rien répondre, commenta l’un d’eux. Les femmes deviennent très taquines (muy risueñas) quand elles sont en groupe. »

Pourquoi est-ce une aïeule, veuve par surcroît, qui m’a relancé dans les deux cas ? Parce qu’aucun malentendu n’était possible alors et qu’elle ne risquait pas de problème avec son mari après.

L’art de la répartie

Les Nahuas cultivent la répartie (nankilis) au point où elle prend fréquemment la forme de courtes joutes oratoires devant un public improvisé. L’ethnologue lui-même se voit parfois obligé d’y participer, à son corps défendant, même s’il a peu d’espoir d’avoir le dernier mot.

Je suis chez Miguel, mon voisin, à qui j’ai parlé de mon départ prochain : « Ne t’en va pas, Pedrito. Nous te trouverons une petite femme ! » Les regards moqueurs se portent sur moi et je dois improviser : « Mais que mangerons-nous ? Je n’ai ni champ de maïs ni plantation de café. —Café, maïs, on vend tout ça à Cuetzalan ! — Et comment je paierais ? — Nous irons tous les deux travailler à la journée sur les fermes. Le samedi, c’est la paie ! »

Je passe devant chez Rómulo, un ami : « Où vas-tu ? — À Cuetzalan [le chef-lieu]. — Pour quoi faire ? — Pour appeler ma femme au Canada. — Ça coûte combien ? Je ne sais pas. C’est ma femme qui paie. » Un éclair de malice passe dans les yeux : « Et si elle refuse de payer ? » Je réplique, pensant le prendre de vitesse sur son propre terrain : « Alors je saurai qu’elle en a un autre. Qui sait, c’est peut-être l’autre qui paie ? »

Dans les deux cas, comme je n’avais plus rien à répliquer, c’est à mes dépens qu’on fit rire la compagnie. Avec le temps, j’appris cependant à me tirer d’affaire. Quand un homme me posait, d’un ton neutre, la question-test de compétence linguistique : « Prête-moi ta soeur ! », j’étais sûr d’avoir les rieurs de mon côté en répondant simplement : « Je n’ai pas de soeur, et toi ? »

Autant que j’ai pu l’observer, ces échanges à qui aura le dernier mot sont le fait des hommes et ont généralement, on vient de le voir, des connotations sexuelles.

L’art de la répartie s’apprend très jeune. À la veillée, on demanda à un gamin :

« Que feras-tu quand tu seras un homme ?
— Je vais me marier.
— As-tu déjà une fiancée ?
— Je trouverai rapidement.
— Que feras-tu si elle te trompe (mitsxima, ‘te rase’) ?
— Je le/la tuerai (nikmiktis) ?
— La femme ou son amant (imekauj, ‘sa corde’) ?
— Tous les deux ! »

Comme on peut le constater, hommes et femmes participent volontiers aux plaisanteries, mais ce sont les hommes qui racontent les histoires en public et qui se livrent aux joutes oratoires improvisées. Les femmes s’y risquent surtout quand elles sont en groupe, ou chez elles. La plaisanterie la plus sophistiquée est la plus appréciée. Pour les comprendre, il faut bien connaître la culture.

Raillerie et ragots

Si les bonnes réparties font rire tout le monde, la raillerie risque d’irriter celui qui en est victime. Une femme, souvent d’humeur maussade, déclara à propos d’une autre, présente : « Elle n’est jamais triste. C’est qu’elle n’a pas d’homme qui l’entretienne ! (tein kitekipanoua) » Les assistants réprimèrent des sourires, mais la femme visée, célibataire, s’en montra profondément vexée.

Quant au ragot (cholopijyot), s’il est bien tourné, il fait rire aussi, mais certains peuvent enclencher une escalade de violence pas seulement verbale. Comme je m’étonnais qu’une noce ait fini tôt, une femme me répondit simplement : « La mariée n’est pas “neuve”, c’est-à-dire vierge » (Amo yankuik in siuapil), et les femmes présentes de s’esclaffer. Autrement dit, ce n’est pas la peine de danser jusqu’au matin, retardant ainsi au jour suivant le départ vers la maison de l’homme, s’ils ont déjà couché ensemble !

La même femme me relatait que la violence conjugale a souvent pour base un ragot. Un homme, rentrant des champs, peut écouter deux compères, en train de boire sous une corniche, qui commentent à voix haute : « Pourquoi sa femme va-t-elle chercher de l’eau si loin quand il y a une source tout près ? » Cette allusion à une infidélité possible pourra être suffisante pour que cet homme batte sa femme, la prochaine fois qu’il s’enivrera : « Et souvent, ajouta mon interlocutrice, ce n’était même pas vrai ! »

Le ragot occupe donc une place tout à fait ambiguë dans le continuum de l’humour. Tout comme la raillerie, on peut considérer que, jusqu’à un certain point, il est un mécanisme de contrôle social qui sanctionne les écarts de conduite par rapport aux normes (Gluckman, cité par Haviland 1977). Mais alors que la raillerie est faite en présence de l’intéressé(e) et possède une dimension pédagogique, en quelque sorte, les ragots, qu’ils soient vrais ou faux, concernent forcément des tiers et peuvent engendrer une chaîne de violence dont les limites sont difficiles à prévoir, surtout si la jalousie s’en mêle. Les Nahuas en sont tout à fait conscients (Beaucage 2010). Contrairement aux Tzotzils de Zinacantan étudiés par Haviland, ils ont un mot pour « ragot », cholopijyot : il a une forte connotation négative et constitue quasi un équivalent de « calomnie ».

L’ivresse crée un climat tout à fait particulier pour l’humour. Lors des fêtes, où l’alcool coule à flots, personne ne se moquera de celui qui s’est enivré, même s’il fait des sottises ; on regarde ailleurs et, s’il passe les bornes et devient agressif en paroles, on tente doucement de le calmer. Ceux qui prennent un verre dans les débits de boisson rudimentaires à l’entrée du village ont souvent le verbe haut, surtout le samedi soir, jour de paie, et le dimanche, jour du marché à Cuetzalan. Ce qu’ils disent sous l’effet de l’alcool (railleries ou même insultes graves), n’est pas pris au sérieux ; eux-mêmes marquent la différence en s’exprimant alors... en espagnol. Ce qui faisait dire à Pablo : « L’INEA [Institut national d’éducation des adultes] perd son temps avec les cours d’alphabétisation ; ils devraient simplement distribuer de l’eau-de-vie ! »

Plaisanteries, railleries et ragots sont formellement exclus entre les compadres : « Le compérage tue l’amitié, car on ne peut plus plaisanter. » (Pablo Osorio, comm. pers., 1989) Effectivement, mon voisin Miguel, avec lequel j’avais développé des rapports de plaisanterie (voir ci-dessus), changea immédiatement de ton quand je devins parrain de son fils aîné. À chacune de nos retrouvailles, il me rappelait que nos relations devaient être désormais empreintes de respect (-itsyo). Or, les Nahuas multiplient les parrainages ; en plus de ceux, canoniques, de baptême et de mariage, on étend l’institution à la construction d’une maison, à la fin des études primaires d’un enfant (clausuras), à une adduction d’eau potable, etc. La modernité, loin de faire tomber le parrainage en désuétude, en a multiplié les occasions. En outre, on étend la parenté cérémonielle au père et à la mère du principal intéressé et à ses frères et soeurs. Chaque couple est donc entouré d’un vaste réseau de gens avec lesquels ses rapports sont ainsi ritualisés et dont il peut espérer l’appui en cas de besoin. C’est seulement au-delà de ce réseau qu’il est licite de plaisanter.

Conclusion

Chez les Nahuas comme chez d’autres groupes, un certain nombre de grands récits, mythiques et ethnohistoriques, fondent l’existence de la société en la définissant par rapport à l’univers, au surnaturel et aux autres groupes qui l’entourent. Par exemple, l’histoire de Sentiopil, l’Enfant-Dieu-Maïs, transmet le message du caractère sacré de cette plante et de cet aliment. Le récit des luttes gagnées contre les envahisseurs français et contre des bandits de grand chemin, pendant la révolution, renforce la confiance en soi contre les agressions extérieures. On y appuie le message à transmettre grâce à l’inversion du récit par rapport au normal, à l’attendu, ce qui provoque le rire : l’enfant-dieu vainc les ogres, les Amérindiens triomphent d’adversaires supérieurs en nombre et en armement.

Nous avons vu qu’il existe un autre type d’inversion, interne au corpus, cette fois, entre les contes moraux, d’une part, les contes d’animaux et les histoires de sexe, d’autre part. Les premiers tendent à renforcer l’adhésion aux normes du groupe en montrant les mésaventures de ceux qui s’en écartent, comme l’homme paresseux, ou les trois frères qui veulent devenir des messieurs de la ville : on rit de leur sottise. Par contre, dans les histoires d’animaux, le joueur de tours se sert de tous les moyens pour arriver à ses fins, contrevenant au besoin aux normes sociales d’honnêteté et de réciprocité. Son excuse est sa faiblesse : il serait aisément vaincu s’il jouait franc jeu ! Il en va de même quand le joueur de tours est un humain, amérindien ou femme (ou femme amérindienne) : on s’esclaffe des ruses qu’il/elle invente pour rouler le patron, le mari, l’homme qui la harcèle ou l’agresse, et même le diable ! Ici l’inversion est la transgression des règles. Par rapport aux contes moraux qui décrivent le doit-être, les contes d’animaux et les histoires de sexe explorent le peut-être, ce qui crée l’intérêt, et ils débouchent sur une inversion des rapports de pouvoir, qui provoque le rire.

C’est la même opposition entre discours inversés qu’on observe au sein des xochipitsaua. Un sous-ensemble de poèmes chantés propose une vision idéale de la construction d’un couple, depuis la première rencontre jusqu’au mariage, tandis qu’un deuxième dépeint crûment les rapports sexuels et même certains corollaires moins souhaités du mariage (Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 308 suiv.).

Sur le plan des interactions quotidiennes, la plaisanterie (kejkeloua) se situe sur un continuum entre le respect de la préséance, lié à l’honneur (-uitsyo) et un laisser-aller dont on pense qu’il mène à la violence anarchique (kuejmol). Quand une situation ou une relation peut devenir conflictuelle, on a le choix entre la sacraliser, par exemple en demandant à l’autre de devenir parrain, et la dédramatiser, par l’humour. Ces deux solutions sont mutuellement exclusives. Dans ce contexte, la plaisanterie peut être vue comme une solution de rechange aux règles strictes et elle peut servir à désamorcer la violence. C’est la tendance que les Nahuas de San Miguel croient observer dans leur propre société :

Quand je me suis mariée, dit une aînée, le soir des noces j’ai dû aller avec les femmes à la cuisine faire des tortillas pour toute la famille. Les femmes me surveillaient, absolument sérieuses. J’étais très intimidée. Maintenant, elles se réunissent encore avec la mariée, mais elles ne font que plaisanter !

Elena Islas, comm pers., 1991

Autrefois, aux champs, les vieux nous grondaient beaucoup, dit un vieux paysan. Maintenant, on plaisante (R.Z., comm. pers, 1991). — Mais il ne faut pas passer la mesure, réplique un jeune à qui je rapporte cette remarque. L’autre jour, on désherbait le champ de maïs de mon père, on avait bu quelques rasades et on est passé des histoires aux ragots [sexuels]. Jusqu’à ce que quelqu’un crie : « ¡Kouat! (un serpent !) » On a terminé en silence. ()

Eleuterio Salazar, comm. pers., 1985

Le serpent est un envoyé des esprits chtoniens, protecteurs de la chasse et des récoltes, et qui se préoccupent du comportement des humains. La première fois le serpent avertit, la deuxième fois il mord... Dans ce cas, son apparition signalait qu’on avait passé les bornes : le rire a aussi ses limites.

Shaputuan près du Mushuau-nipi (lac de la Hutte Sauvage, élargissement de la rivière George) lors du séminaire annuel organisé par Aventures Ashini et la Corporation des Amis du Mushuau-nipi et auquel participa Rémi Savard, août 2010

Shaputuan près du Mushuau-nipi (lac de la Hutte Sauvage, élargissement de la rivière George) lors du séminaire annuel organisé par Aventures Ashini et la Corporation des Amis du Mushuau-nipi et auquel participa Rémi Savard, août 2010
Photo de François Léger-Savard

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