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1976. L’autre siècle. Une époque où le marxisme est de mise dans les facultés universitaires. Rémi Savard nous entretient, lui, de structuralisme avec une rigueur provocatrice. Mais il est si séduisant, d’une séduction tout intellectuelle… évidemment, que bien des étudiants s’inscrivent à ses cours.

Il nous raconte parfois ses séjours en Basse-Côte-Nord où les Innus, alors appelés Montagnais, viennent à peine de se sédentariser à l’autre bout du territoire. Rémi avait l’odeur de sapinage accrochée à ses vêtements, le regard de celui qui a vu une époque à jamais révolue. Je vous le dis, c’était un autre siècle, si lointain et si proche, en même temps.

La Convention de la Baie James et du Nord québécois vient d’être signée. Les anthropologues qui ont épaulé les Cris lors des négociations avec les gouvernements sont surtout des anglophones de l’Université McGill. Les Cris ayant signé une entente, l’Association des Indiens du Québec implose ; les Montagnais et les Attikameks se regroupent alors dans une nouvelle association qui se cherche, le Conseil Attikamek-Montagnais (C.A.M.). Ils savent bien qu’ils doivent se préparer à de grandes négociations territoriales et politiques qui vont changer leur vie. Ayant le français comme seconde langue, ils vont se tourner vers l’Université de Montréal et l’Université Laval pour obtenir de l’aide. Rémi Savard, qui parcourt déjà la Basse-Côte-Nord pour recueillir des contes et explorer les mythes et la cosmologie à la loupe du structuralisme (Savard 1972), a développé des amitiés et aussi des contacts avec les chefs politiques. Il va changer de trajectoire.

Le petit calepin

1977. À la demande du C.A.M., Rémi Savard développe un projet de recherche pour commencer à recueillir les preuves d’utilisation du territoire dans les quatre villages innus de la Basse-Côte-Nord : Mingan (Ekuanitshit), Natashquan (Nutashkuan), La Romaine (Unamen Shipit) et Saint-Augustin (Pakuashipi). Je suis alors inscrite à la maîtrise à l’Université de Montréal et j'hésite entre divers sujets de recherche pour mon mémoire. Rémi, lui, est à la recherche d’étudiants pour l’épauler. Il aurait bien voulu trouver une étudiante autochtone… À défaut, il accepte que j’embarque dans le projet avec un autre étudiant, Jean-René Proulx. Je n’ai que mon nom à consonance étrangère et mes yeux un peu bridés pour le consoler… Aussi, l’année précédente, j’avais visité la Basse-Côte-Nord à bord du Fort Mingan, le bateau qui s’arrêtait à chaque village, portant les victuailles, la poste et les services bancaires aux résidents. J’ai eu un coup de foudre pour les lieux, les gens, pour la beauté du paysage, aussi rugueuse que l’accueil des Nord-Côtiers était délicat.

La recherche pilotée par Rémi doit apporter les preuves de l’utilisation du territoire par les Innus dans leurs activités traditionnelles de chasse, de piégeage, de pêche et de cueillette, et cela par groupes familiaux, comme l’avait fait Salisbury avec The Native Harvesting Research menée auprès des Cris de la Baie James. C’est ce que les gouvernements demandaient avant toute négociation : des preuves scientifiques, « blanches », universitaires, couchées sur papier et diagrammes savants, le discours montagnais ne suffisant pas. Nous, les étudiants, devons avec l’aide de collaborateurs autochtones distribuer dans chacun des villages des petits calepins aux familles et les aider à y indiquer leurs repas et la provenance de la nourriture dite de bois ; cela pour identifier la dépendance alimentaire au territoire et aux activités traditionnelles. À cela doivent s’ajouter des entrevues avec les chasseurs sur l’utilisation historique du territoire.

Mais cette recherche va être bousculée par des événements politiques imprévus : la bataille du saumon.

La bataille du saumon

Cela barde sur les rivières à saumon. Rémi qui a des amis dans tous les villages de la basse côte, apprend que son ami Antoine Malec, un veuf qui a douze enfants à charge, a été heurté violemment par un puissant hors-bord d’agents de conservation de la faune sur la rivière Natashquan. Nous sommes en 1975. Les incidents se multiplient sur les rivières à saumon.

Le Parti Québécois (P.Q.) a promis le déclubbage des rivières à saumon, dont la majorité est encore réservée à l’usage exclusif de clubs privés. Il s’agit de remettre les rivières aux résidents blancs, comme autochtones. Mais à l’époque le P.Q. ne parle pas beaucoup des autochtones… Une fois élu, en 1977, les espoirs sont grands, tant du côté blanc que chez les autochtones.

Intuitif, Rémi croit que les tensions vont s’accroître sur les rivières à saumon, que les revendications vont se cristalliser, là. Il s’inquiète, cherche à expliquer à ses amis politiques et à l’intelligentsia québécoise l’importance des rivières à saumon pour les Innus et l’urgence de régler ce contentieux pour développer des relations harmonieuses entre Québécois et Autochtones.

Nerveux, il nous met alors au travail. Vous savez comment il est : il nous fait sentir l’urgence et l’importance de la recherche pour nous faire travailler comme des forcenés, convaincus que nous sommes de changer la donne !

Avec un troisième étudiant, Michel Iavarone, Jean-René Proulx et moi cartographions les rivières à saumon de la Côte-Nord. Nous identifions le statut, soit public ou privé, de chaque rivière ainsi que le nom de son locataire ou de son propriétaire, certaines rivières ayant été carrément vendues.

Un constat déplorable

Ce travail commandé par Rémi est prémonitoire, car, l’été 1977, les conflits autour des rivières à saumon vont exploser ; c’est ce qui a été appelé la « bataille du saumon ». Cet été-là, nous devions lancer notre recherche sur l’utilisation du territoire, rappelez-vous, pour le compte du Conseil Attikamek-Montagnais. Ce qui devait s’avérer un travail de longue haleine, sur place, pour identifier tous les lieux de chasse, de piégeage et de collecte va être (en partie) soufflé par les manifestations sur les rivières par les Innus qui, dans leurs communautés respectives, sont las de se faire harceler sur les rivières et désirent en reprendre possession. Témoins ébahis, nous ne pouvons qu’accorder nos pas et nos efforts à l’histoire qui se dessine sous nos yeux.

Juillet 1977. Rémi et Jean-René sont à La Romaine pour la fameuse recherche. Mais la communauté est à vif, elle débat soir après soir pendant des heures de ce qu’il convient de faire pour récupérer ses droits sur la rivière. La tension monte et Rémi en est témoin : le 9 juillet, un individu a tiré des coups de feu sur un groupe de neuf Innus aux abords du club privé ; un membre du personnel du club a menacé le chef Lalo de saisir les embarcations et les filets du groupe de quatorze Innus qui avaient bravé la loi et décidé de pêcher ; trois gardes-pêche québécois débarquent en hélicoptère, « pistolets en bandoulière, dans le plus pur style G.I. américain », relate Rémi (Savard 1979 : 60). À la demande du chef local et du chef du Conseil Attikamek-Montagnais, Rémi assiste aux réunions préparatoires d’une manifestation sur la rivière. Plus tard, Rémi raconte : « C’est au cours de l’une d’elles que j’ai vu les gens voter à l’unanimité, leur détermination solidaire à aller jusqu’en prison pour assurer la reprise de leurs droits. » (ibid. : 60)

Cet été-là, à La Romaine, et aussi à Natashquan, les Innus multiplient les appels du pied au gouvernement pour récupérer leur bien, ces rivières, comme autant d’artères qui nourrissent le corps et l’âme du peuple innu. Des rivières devenues symbole de la réappropriation du territoire, du Nitassinan, et aussi de leur avenir. Les baux de location à certains clubs privés sont arrivés à échéance et le gouvernement les renouvelle plutôt que de remettre les rivières aux résidents, aux locaux. C’est ce qui arrive à La Romaine et à Natashquan. C’est la révolte !

Nous assistons, chacun dans nos villages de travail, aux longues réunions de la population. Les Innus débattent des heures et des heures – croyez-moi ! – sur la stratégie à adopter… et ce, en innu. Sans traduction. Immersion totale et subite pour l’étudiant blanc. Ils cherchent le consensus, rien de moins.

Mais c’est la Mista-shipu qui va entrer droit dans le coeur de Rémi et changer sa trajectoire professionnelle.

Morts sur la Mista-shipu

Mista-shipu, ou rivière Moisie, à l’est de Sept-Îles et de la réserve innue de Mani-utenam. Une majestueuse rivière à saumon, publique sur un tronçon, à l’embouchure : louée à des clubs privés sur des kilomètres de long.

Une rivière en dehors de notre territoire et mandat de recherche.

Mais cet été-là, deux jeunes Innus y trouvent la mort. Le 9 juin 1977, ils disparaissent sur la rivière alors qu’ils pêchaient clandestinement le saumon et que les tensions sont vives avec les agents de la conservation de la faune. Une noyade qui fait écho aux violentes altercations entre agents et Innus, à Natashquan. Cet été-là, la vie de Rémi a basculé.

L’anthropologue devient activiste

Rémi fulmine. Il tire sur sa pipe, la mâchonne, l’utilise comme une extension de ses bras pour donner de l’ampleur à ses gestes : il faut que lumière soit faite sur cette double noyade sur la rivière Moisie. Une noyade à laquelle ne croit pas la population, ni le chef traditionnel Mathieu André, ni les « Blancs » qui ont trouvé les corps des « noyés », et ce, malgré le verdict du coroner. La peine de son ami Eugène, le père d’un des jeunes, le propulse : il va enquêter.

Avec l’aide de la Ligue des droits et libertés, il fouille minutieusement les événements de la soirée avant la disparition des jeunes, le comportement des agents de la conservation de la faune lors de la nuit fatale, récolte des témoignages, scrute l’enquête du coroner. Il écrit un véritable pamphlet pour le compte de la Ligue des droits et libertés : Mistashipu, La rivière Moisie. La mort suspecte de deux Montagnais et les sophismes du ministre de la Justice, pour réclamer une véritable enquête sur le décès des deux Innus, pour que le principe de l’égalité devant la loi s’applique même lorsqu’il s’agit d’Amérindiens.

C’est aussi un cri du coeur. En conclusion, s’adressant directement au ministre de la Justice, il raconte :

[…] nous étions dans la petite maison de bois d’Eugène Vollant, à Maliotenam, quand on lui a rapporté le corps de son fils Achille. Sa douleur l’étouffait. On eut dit que le courant d’une rivière en débâcle menaçait à tout instant de lui rompre la poitrine. Sa main serrait notre bras comme un étau. […] Monsieur le Ministre, en endossant sans broncher la bouffonnerie policière et judiciaire qui s’ensuivit, vous venez d’ajouter un désolant chapitre au contentieux indien-blanc au Québec.

Ligue des droits et libertés 1979 : 17-18

Le ton a changé. Rémi publie ensuite Destins d’Amérique : les autochtones et nous (Savard 1979). Un recueil de textes mêlant allégrement anthropologie, structuralisme et propos politiques, et ce à la mémoire des jeunes morts de 1977 sur la rivière Moisie. Rémi sait que les textes sont éclectiques, il nous avertit, en préface, qu'il veut attirer l’attention sur l’urgence de cesser de se poser une question plus que séculaire : que doit-on faire des autochtones ?

Puisque une certaine conjoncture nous a tous (Autochtones et Blancs) rassemblés ici (au Québec), et qu’il n’est plus permis ni d’espérer, ni de déplorer leur éventuelle disparition, le temps ne serait-il pas venu de tenter d’imaginer ce qu’il serait possible de faire en leur compagnie ?

Cette interrogation le pousse à commettre un petit livre, d’à peine 53 pages, Le Sol américain : propriété privée ou terre-mère (Savard 1981), qui invite à un changement d’attitude dans nos rapports avec les autochtones ce qui exigerait une profonde modification de notre façon de définir les rapports sociaux. J’ai retrouvé ma copie, lourdement annotée. Le livre se vendait 4,50 $ à l’époque ! Une aubaine pour comprendre sur quels principes se base notre appropriation du territoire et les fondements des rapports sociaux.

Un livre encore d’actualité

Suit ensuite un ouvrage politico-historique signé avec Jean-René Proulx : Canada, derrière l’épopée, les autochtones (Savard et Proulx 1982). Un ouvrage dense qui, à la demande de l’Alliance laurentienne des Métis et Indiens sans statut du Québec, examine le contexte socio-économique dans lequel se sont structurées les relations entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones. Le structuralisme est en exergue, puisque Lévi-Strauss y est cité. Ce structuralisme jamais oublié et qui va revenir le hanter.

Moi, je passe au journalisme. Aussi, j'ignore comment Rémi a continué à séduire les étudiants des années suivantes. Mais je me doute bien qu’il était tout aussi intense, convaincu et convaincant.

Après son essai sur la diplomatie franco-indienne en Nouvelle-France (Savard 1996), Rémi est revenu au structuralisme avec La Forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu, publié en 2004. Ses premières amours anthropologiques : le structuralisme, pour analyser les mythes, ici les récits fondateurs du peuple innu. Mais je reste persuadée que l’été 1977 a changé fondamentalement les choses pour lui, et j’en ai été un témoin privilégié.