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Ce livre est la première édition de la « Habilitationsschrift » écrite par Carl Stumpf (1848-1936) en 1870, sous la direction de Hermann Lotze, que son auteur avait décidé de ne pas publier. Bien que cette thèse fût soutenue à Göttingen, il n’est pas inconvenable de publier cette édition à Würzburg ; c’est là où Stumpf, étudiant en droit, a été décisivement influencé par Franz Brentano en 1866-1867 et a décidé de se tourner plutôt vers la philosophie. (Il est allé à Göttingen pour écrire sa thèse de doctorat et cette Habilitationsschrift sous la direction de Lotze parce que Brentano, à l’époque Privatdozent et non pas professeur, n’avait pas le droit de les diriger.)

La courte préface du rédacteur donne les détails philologiques du manuscrit original. Stumpf avait divisé les pages en deux parties, celle de droite étant réservée pour des notes et des petits dessins. Dans la présente édition, le rédacteur reproduit cette mise en page. À mon avis, il aurait été préférable de déplacer les additions marginales, qui sont peu nombreuses, dans des notes de bas de page, et d’insérer les dessins, également peu nombreux, dans le texte. De cette manière, on aurait évité, dans la plupart des pages, de forcer le texte dans une seule colonne à côté d’une colonne vide, ce qui aurait été plus agréable pour le lecteur, et plus efficace. Finalement, l’édition suit aussi la numérotation des pages du manuscrit par dépliant (« Bogen ») et page (« Seite ») dans le dépliant, sans ajouter une numérotation continue (par ex. « Bogen 3-1 » sans « p. 11 »).

Dans cette édition, quelques remarques sur la quatrième de couverture présentent la seule contextualisation historique et scientifique. Elle aurait mérité un développement sur plusieurs pages à l’intérieur. Le rédacteur a, également en 2008 et chez le même éditeur, publié une monographie intitulée Carl Stumpf und Gottlob Frege. Elle n’est mentionnée nulle part dans l’ouvrage en discussion ici ; pourtant, elle en présente une contextualisation élaborée et utile. De plus, elle présente une comparaison entre Stumpf et Frege qui montre, entre autres, que Stumpf a anticipé la critique de Mill que Frege présentera en 1884 dans ses Grundlagen der Arithmetik[1]. Dans ce qui suit, je me limite à une critique de l’argumentation dans le texte de Stumpf.

La question que Stumpf se propose de résoudre dans ce texte est la suivante : « Existe-t-il des savoirs d’importance scientifique qui, d’aucune manière, directe ou indirecte, sont fondés sur l’expérience — et s’il y en a, quelles sont ses sources ? » (Bogen, 1-1). Stumpf se concentre sur le cas spécifique des mathématiques. Il argumente d’abord, contre Mill, que ni la géométrie, ni l’arithmétique, ni l’algèbre ne sont des sciences empiriques. Puis il argumente, contre Kant, que les mathématiques ne sont pas synthétiques a priori, non plus. Dans la deuxième partie du texte, Stumpf développe des explications de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie (euclidienne) comme savoirs analytiques. Il termine son texte avec quelques réflexions générales sur la nature des mathématiques et sur l’épistémologie.

La réfutation par Stumpf de la théorie des mathématiques de Mill comme science inductive est, sans surprise, convaincante. Par contre, son cas contre Kant est faible. Stumpf confronte l’idée de Kant selon laquelle les principes mathématiques (en arithmétique comme en géométrie) ne sont tirés que de l’intuition et non des concepts, avec sa propre thèse selon laquelle la seule manière d’obtenir des propositions générales à partir d’une intuition singulière est de les modifier encore et encore, et d’appliquer la technique de l’induction empirique aux résultats. Stumpf soutient qu’ainsi (Bogen 16-2), la théorie de Kant se réduit à la théorie inductive des mathématiques qu’il a déjà réfutée (c’est-à-dire, celle de Mill). Remarquons que Kant reconnaît bien qu’une image dessinée n’est qu’empirique, mais il affirme qu’elle peut néanmoins servir à exprimer un concept en toute généralité, si on tourne l’attention vers la procédure utilisée pour produire cette image (A713-714/B741-742). Il est remarquable que Stumpf ne souffle mot de cet élément-clé de la théorie kantienne, laissant par-là une grande lacune dans son argumentation. (Dans Carl Stumpf und Gottlob Frege, la section sur la critique que Stumpf propose de Kant n’entre pas dans cet aspect.)

Dans ses arguments pour l’analyticité de l’arithmétique et de l’algèbre, Stumpf ne se rend pas bien compte des difficultés de cette tâche, difficultés que Frege indiquera de façon mémorable dans ses Grundlagen der Arithmetik. Par exemple, pour montrer que le principe de la commutativité de l’addition est analytique, Stumpf dit « pour les additions, c’est-à-dire pour quelque chose où l’ordre des parties ne fait pas de différence, l’ordre des parties ne fait pas de différence » (Bogen 23-1). De la même manière, il soutient que « la fameuse proposition de Kant, 7+5=12 est évidente à partir des définitions ; elle veut dire, en effet, en les appliquant : (1+1+1+1+1+1+1)+(+1+1+1+1)=(1+1+1+1+1+1+1+1+1+1+1+1) » (Bogen 25-3).

Dans le but de montrer que la géométrie euclidienne est analytique elle aussi, Stumpf applique les notions communes, telles que « Deux grandeurs égales à une même troisième sont égales entre elles », non seulement aux quantités, comme le fait Euclide, mais également aux directions. Comme il le mentionne dans une note (Bogen 30-1), c’est Brentano qui « a tiré son attention vers cette voie ». Stumpf soutient que de cette manière, le 11e axiome d’Euclide (aujourd’hui plutôt connu comme le 5e postulat, à juste titre) s’avère démontrable (Bogen 31-4) ; si cela était le cas, ce serait évidemment le signe le plus impressionnant de l’analyticité de la géométrie. Stumpf présente sa preuve dans la partie B du « Nachtrag » dans cette édition[2]. Il faut bien supposer qu’il s’agit ici du même texte que celui auquel Brentano fait référence à la fin de sa lettre à Vailati le 4 mars 1900[3]. Brentano y décrit un texte de Stumpf comme une « kurze Fassung » de sa propre démonstration du 11e axiome d’autour de 1859-1860. Il n’est donc pas surprenant que Brentano, lorsqu’il publie dans Versuch über die Erkenntnis de 1903, sa propre démonstration que l’arithmétique et la géométrie sont analytiques, ne fasse pas référence à Stumpf[4].

Quoi qu’il en soit, on sait que les démonstrations du 11e axiome présentées par Brentano et Stumpf ne sont pas correctes, pour une raison déjà indiquée avant leur époque par Gauss[5] : pour montrer que deux lignes droites données ont la même direction, comme Brentano et Stumpf doivent le faire au cours de leurs démonstrations, il ne suffit pas de montrer, comme eux (par ex. Stumpf à Nachtrag B-10), qu’elles font chacune le même angle avec une certaine ligne droite qui les coupe. Il faut plutôt montrer qu’elles le font avec toute ligne droite qui les coupera ; mais pour montrer cela il faut déjà présupposer le 11e axiome même[6]. (Stumpf présuppose cet axiome aussi quand, à partir de l’hypothèse que deux lignes sont parallèles, il conclut qu’elles ont la même direction (Bogen, 31-2) ; ce n’est pas le cas dans la géométrie hyperbolique.)

Tout compte fait, si la thèse d’habilitation de Stumpf est intéressante dans une perspective historique, c’est moins le cas de la perspective systématique.