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Le drôle de roman est assurément un livre qui donne à penser, puisque, portant fondamentalement sur la place du rire dans les sociétés humaines et, plus spécifiquement, dans les cultures modernes — inaugurées par Rabelais ou Cervantès —, il rencontre des questions anthropologiques et historiques d’une importance capitale. Mais Mathieu Bélisle a l’élégance et l’habileté de ne pas les aborder frontalement ; il les prend en écharpe, à l’occasion de l’examen attentif de Marcel Aymé, d’Albert Cohen et de Raymond Queneau — et, plus précisément encore, d’une oeuvre empruntée à chacun de ces trois auteurs : soit, par ordre de nomination, La jument verte, Mangeclous et Gueule de Pierre. C’est dire qu’il n’est pas question de revenir ici sur tous les aspects de l’ouvrage, et encore moins de nous attarder sur les développements les plus monographiques : je privilégierai, au risque inévitable de quelques raccourcis, les perspectives les plus générales, prêtant le mieux à un débat d’ordre méthodologique, théorique ou historique.

En un sens, tout est dit dans le titre, avec ce « drôle de roman », dont Mathieu Bélisle emprunte de manière très heureuse la formule à Henri Godard. Le « drôle » est en effet la notion la plus précieuse qui soit pour réfléchir au comique, puisqu’il est la forme francisée du néerlandais « drolle » ou du scandinave « troll », de ce petit lutin mi-comique mi-fantastique, à l’allure biscornue mais doté de pouvoirs surnaturels. Le « drôle » pose donc le problème crucial du lien entre l’énergie du rire et les processus imaginatifs (qui incluent à la fois la fiction en tant que telle et, de façon plus spécifique, le recours au merveilleux et à la pensée irrationnelle). Le comique est romanesque en proportion de son aptitude à la drôlerie : du moins est-ce la conclusion implicite à laquelle nous sommes insensiblement conduits, à mesure que nous avançons dans la lecture du Drôle de roman. Mais, avant d’en arriver à ce constat, Bélisle se livre à un réexamen critique de deux lieux communs de l’histoire du roman : le premier, selon lequel la naissance du roman moderne, incarné par les deux figures de Rabelais et de Cervantès, aurait aussi inauguré notre ère du désenchantement et du scepticisme ironique ; le deuxième, qui veut que le renoncement au comique, par les grands réalistes du XIXe siècle (Balzac, Flaubert, Zola…), ait joué un rôle décisif dans la reconnaissance du roman comme genre sérieux et digne de considération.

Le livre de Bélisle prouve en lui-même que la mise en quarantaine du rire (d’ailleurs partielle) par les romanciers classiques français ne fut que provisoire, et que celui-ci a bien vite été rétabli dans ses prérogatives romanesques — même si, il est vrai, il a été depuis constamment sous-estimé et méprisé, par les critiques en tout premier. Quant à la notion si séduisante et si commode de « désenchantement », Bélisle a parfaitement raison de souligner qu’elle doit être manipulée avec prudence. Que le sentiment d’une hiérarchie verticale de l’être et d’une transcendance effective se soit estompé dans nos sociétés modernes, c’est une évidence. Il me semble d’ailleurs que la culture chrétienne n’est pas la cause de cette évolution, selon l’idée que Bélisle reprend à Marcel Gauchet[1], mais plutôt la conséquence d’une plus vaste dynamique historique, dont l’origine se trouve dans l’émergence de sociétés urbaines constituées, autour d’un espace public marchand relativement autonome, quels que soient le ou les dieux révérés : car ce « désenchantement », on le retrouverait aussi bien dans les cités prospères de la Méditerranée antique (d’où va naître le roman hellénistique ou le Satyricon de Pétrone) que dans l’Europe chrétienne (où le « désenchantement » ne commence d’ailleurs qu’avec le progressif embourgeoisement des villes, à partir du XIIe siècle). Mais peu importe la thèse de Gauchet, que Bélisle ne reprend à son compte qu’en passant. En revanche, il a parfaitement raison de souligner que cet affaiblissement de la transcendance religieuse provoque moins une disparition de l’enchantement que sa dissémination pour ainsi dire horizontale, que la sécularisation du merveilleux (du besoin de merveilleux, des plaisirs d’imagination et d’émotion qu’il procure). Or le roman, terre d’élection de la fiction, est naturellement le premier bénéficiaire de cette humanisation du merveilleux, le rire servant alors à harmoniser au mieux les relations que sont désormais obligés d’entretenir le réel prosaïque et le surnaturel : cette idée, qui sous-tend tout le travail de Bélisle, me paraît non seulement très séduisante, à coup sûr, mais d’une importance capitale dans la mesure où elle dépasse largement le corpus qu’il s’est fixé et le roman lui-même, fournissant une clé d’interprétation pour des pans entiers de nos cultures modernes et contemporaines.

Mais je reviens à la démonstration qu’édifie progressivement Le drôle de roman, en trois étapes (et parties) principales. La deuxième, qui corrobore cette horizontalité du rire, montre que, dans les trois oeuvres étudiées, le rire renforce « la communauté des rieurs » et que la violence satirique du comique y est constamment contrebalancée par le sens de la complicité sociale et du partage : la drôlerie permet ainsi à chaque membre de cette libre communauté d’accéder à une conscience désacralisante et prosaïque qui révèle la nature essentiellement démocratique du rire : il serait d’ailleurs facile de vérifier en histoire littéraire que, si le rire n’a pas toujours été populaire (qu’on songe à l’esprit aristocratique du classicisme français), le refus du rire a toujours trahi une méfiance à l’égard du peuple (et de son imprévisible énergie collective). Sur cette base, la troisième partie se concentre sur la question du merveilleux, sur sa mue réaliste et triviale grâce au roman comique. J’en ai déjà parlé et je veux seulement noter ici que Bélisle, après Baudelaire, Freud et bien d’autres, conclut sur la nature profondément « immature », enfantine, de ce rire du merveilleux : cela me semble un point essentiel, dont les littéraires devraient tirer toutes les implications esthétiques et ne pas laisser l’examen aux seuls psychologues — précisément parce qu’il permet de comprendre les extraordinaires aptitudes à la fantaisie et à la fantasmagorie de la culture comique.

J’en arrive à la première partie, que j’ai laissée volontairement de côté. Bélisle y montre que, « pour le romancier qui cherche à faire rire, le recours à la comédie représente une sorte de passage obligé » (p. 35). Oserai-je ajouter que cette partie m’a aussi semblé parfois pour son auteur, comme souvent les premières parties, un « passage obligé », où il faut dire des choses attendues mais nécessaires (en l’occurrence, la présence inévitable de motifs et de procédés empruntés à la comédie dans le roman) ? Mais elle soulève une objection, ou du moins une question plus substantielle. S’il y a, à maintes occasions, des emprunts évidents à la tradition et au répertoire de la comédie (pendant ce premier XXe siècle où le théâtre domine encore la vie culturelle), on peut aussi souvent se demander si la comédie et le roman ne sont pas deux avatars d’une réalité esthétique et anthropologique plus large, par nature transgénérique et si la recherche d’une influence de genre à genre ne fausse ou ne simplifie pas à l’extrême la réalité historique. Les surréalistes, par exemple, ont méprisé le roman et nos drôles de romanciers (Queneau tout particulièrement) les prennent volontiers pour cibles ; il n’empêche qu’ils ont été les premiers, au XXe siècle, à exploiter en poésie les ressources imaginatives du rire, à prendre au sérieux — si l’on peut dire — la « drôle de poésie ». De même, au XIXe siècle, c’est au moment précis où le roman se résout au sérieux que, comme par compensation, la culture est envahie par le rire sous toutes ses formes — via la caricature, la presse, la parodie, la pantomime et les spectacles en tous genres. Tout se passe comme si cette prodigieuse inventivité comique, qui est une constante de nos sociétés modernes, ne cessait de s’étendre ou de migrer d’un genre ou d’un art à l’autre (il faudrait penser pour l’époque contemporaine au cinéma et aux médias), venait le parasiter pour prospérer grâce à lui : Bélisle a d’ailleurs de lumineux développements sur le parasitage opéré par le drôle de roman, se nourrissant joyeusement du cadavre pourrissant de formes mortes. Ramenée à l’essentiel, la grande interrogation qui guide le travail de Bélisle peut se résumer ainsi : comment peuvent se concilier deux réalités anthropologiques et culturelles profondément complémentaires : d’un côté, le plaisir du rire, de la drôlerie, de la fantaisie ou du burlesque, de l’autre, le besoin de fiction, d’invention imaginative (dont le roman n’est qu’une des manifestations artistiques, parmi beaucoup d’autres). L’approche générique choisie par Bélisle lui permet, et cela est d’un profit indiscutable, de mettre en lumière un impensé ou un refoulé de l’histoire du roman (son rapport au comique), mais il me semble parfois que cette restriction volontaire (et nécessaire, dans le cadre d’un livre) de son angle de vision l’amène à couper le roman de ce constant réseau d’échanges entre toutes les formes littéraires et artistiques, même s’il l’évoque de temps à autre : on ne dira jamais assez — et j’en profite pour le répéter ici — combien le « genre », hérité de vieilles classifications scolastiques, est problématique du point de vue de l’histoire littéraire, c’est-à-dire de la réalité des faits littéraires, pensés dans leur historicité[2].

À propos d’histoire, il n’est évidemment pas insignifiant que les trois romans datent de l’entre-deux-guerres. Moment climatérique pour l’Europe mais d’une remarquable fécondité pour la culture populaire française. Sur fond de menaces internationales, de crise économique et de souffrances sociales, la scène, le cinéma, le music-hall semblent briller d’une joyeuse et éclatante santé. Alors que l’industrie hollywoodienne connaît l’âge d’or du cinéma noir, de ses vedettes ténébreuses et de ses grandes fresques sociales ou historiques, le cinéma classique français des années 1930 respire toujours, même au détour des intrigues les plus tragiques, un air de gouaille moqueuse ou de fantaisie à la fois railleuse et attendrissante, à la manière d’un Michel Simon, comme si la blague insouciante (personnifiée par le titi parisien) était devenue la version populaire de l’esprit style XVIIIe siècle, la marque désormais démocratique (à la veille du Front populaire) de la légèreté à la française. Or, au moment même où triomphe aussi le mythe national de l’École républicaine, fondant toutes les classes dans un même creuset, au moment où jamais sans doute la littérature, placée au centre de l’Instruction publique, n’a paru aussi authentiquement, aussi profondément partagée par tout le peuple, il était normal aussi qu’elle fût touchée par cette culture populaire du rire, constituée de tous les motifs thématiques et de tous les faits stylistiques que Bélisle repère dans son Drôle de roman. Mais quelle part exacte de cette culture revient, d’une part, au roman comme genre et, d’autre part, à ce moment 1930 si singulier : alors, dans ce moment d’euphorie créatrice, on a une nouvelle fois espéré, un siècle exactement après le romantisme de 1830, que la littérature pourrait sortir des cercles étroits de la culture légitime et faire concurrence aux médias de masse (presse, cinéma, chanson). Pour la même époque, les travaux de Jérôme Meizoz[3] et de Nelly Wolf[4] ont déjà fait entrevoir cette espérance éphémère en un roman réellement nouveau, qui serait capable de « parler peuple » en se détournant des codes écrits de la littérature consacrée ; et Queneau fut l’un des protagonistes les plus conscients et les plus volontaires de cette paisible tentative de révolution littéraire. Cependant, il faut bien constater que, pour des raisons multiples (d’ordre politique, sociologique, esthétique), son combat a été perdu dans les décennies d’après-guerre, comme si le « drôle de roman » avait été lui aussi emporté par la tragédie de la Seconde Guerre mondiale qui, en France, mettait un terme brutal à la drôle de guerre : on peut d’ailleurs deviner une partie de ces raisons, si l’on considère que, parmi les « drôles de romanciers », la première place doit sans doute revenir à Louis-Ferdinand Céline.

Entre la thèse si riche de perspectives de Mathieu Bélisle et son point d’application très circonscrit, l’écart est donc trop grand pour ne pas laisser subsister quelques doutes : qu’en est-il vraiment du genre roman, considéré en lui-même, dans le devenir de cette drôlerie littéraire et artistique ? Comment concilier l’histoire de la longue durée, qui est ici privilégiée, et l’attention qu’il convient de prêter à chaque période de l’histoire littéraire (dont la spécificité vaut largement celle que l’on prête au genre littéraire) ? Formulant ces interrogations, j’ai bien conscience d’esquisser le programme de plusieurs livres : c’est dire que, à mes yeux, il s’agit de vraies questions posées à l’auteur de celui-ci (Le drôle de roman), qui a eu le mérite de les susciter, et nullement de réfutations.