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Le problème que posent à tout auteur ou à tout éditeur la préface et la postface d’un livre est que, situées à l’orée des textes qu’elles ont pour fonction d’encadrer elles signalent leur appartenance à l’ouvrage, sans jamais toutefois faire réellement partie de l’ensemble. C’est ce que signale Jacques Derrida dans ce qu’il appelle un « archipel d’aphorismes[1] », d’abord conçu, justement, comme préface à d’autres textes portant eux-mêmes sur la relation de la philosophie et de l’architecture. Or cette préface est maintenant reproduite, sans ce qu’elle avait d’abord pour fonction de préfacer, dans l’ouvrage publié par Galilée, Psyché. Inventions de l’autre II, rassemblant divers textes du philosophe, la référence à son contexte de départ étant seulement maintenue par une note de bas de page. Ce geste par lequel l’édition s’empare des textes de Derrida et les repositionne, à la fois par rapport à ceux des autres et entre eux, réactive tout particulièrement la question de la préface telle que le philosophe la pose :

Il n’y a jamais eu d’architecture sans « préface ». Les guillemets signalent ici le risque de l’analogie. Une préface « architecturale » comprend, entre autres préliminaires, le projet ou ses analogues, la méthodologie qui définit les voies de procédures, les préambules axiomatiques, principiels ou fondamentaux, l’exposition des finalités, puis les modèles de la mise en oeuvre, et enfin, dans l’oeuvre même, tous les modes d’accès, les seuils, la porte, l’espace vestibulaire. Mais la préface (sans guillemets, cette fois, la préface d’un livre) doit annoncer l’« architecture » d’un ouvrage dont il est bien difficile de dire si, oui ou non, elle lui appartient[2].

Parallèlement, ou à l’autre bord du livre, pourrait-on dire, dans un jeu de miroir dont tout ce qui les sépare aura travaillé à décaler la perspective de vis-à-vis, la postface elle aussi, est habitée par la question de son auteur, sa fonction, son sens. C’est ce que rend visible — dans une sorte jeu de répons de Nicholas Royle à Jacques Derrida, d’un genre à un autre et d’une langue à une autre — l’afterword de Quilt : « (…) une postface [afterword] (celle que je commence à imaginer ici) est une chose assez folle dans laquelle tout peut arriver. Elle peut aller n’importe où[3]. »

À travers la question du sens de la préface et de la postface se pose alors celle de savoir de quel ensemble les textes font eux-mêmes à leur tour partie. En effet, tout en participant à constituer l’ensemble, les textes n’ont de cesse, de par leur caractère hétérogène et les différences qui ont justement motivé leur rassemblement, de lui échapper. Chacun des textes de ce volume, et cela est d’autant plus prégnant que son auteur est chaque fois différent, ne cesse ainsi de dessiner un horizon nouveau à l’ensemble. De fait, si chaque texte s’organise autour de la notion d’architecture, la définition qu’il en propose peut lui être singulière et le texte littéraire dont il offre l’analyse est différent. L’on peut même concevoir que la définition de l’architecture que chaque article propose est différente des autres, du fait, justement, que le texte dont il est la lecture (par exemple Kamouraska, À la recherche du temps perdu ou encore Le pays) est lui-même singulier. Ce que l’architecture reçoit de la littérature dans le même mouvement qu’elle rend elle-même possible l’agencement des mots, des phrases et des chapitre, est ce qui fait de la visibilité de tel ou tel ouvrage, sa lisibilité.

En outre, si les horizons ainsi constitués paraissent, et ce nécessairement, sinon reculer du moins se redéfinir à mesure que le lecteur avance, le lieu par rapport auquel ces horizons se meuvent, point que l’on pourrait qualifier de lieu de départ, semble devoir échapper à toute localisation. Ainsi, l’endroit où le lecteur entamait le premier texte — et peut-être n’a-t-il pas commencé par le premier texte du recueil ; peut-être « son » premier texte n’était-il pas le nôtre — n’était pas le seul possible. La liberté du lecteur à l’endroit de l’ouvrage serait donc en un sens la même que celle du visiteur d’un bâtiment qui aurait plusieurs entrées. Voilà quelques-unes des interrogations auxquelles, après Jacques Derrida en particulier, aucun texte, dans sa dimension architecturale, ne nous permet plus de nous soustraire. Ces questions convergent vers celle de la possibilité du volume ou du recueil que met en jeu l’architecture dans son rapport à la littérature, comme création d’un espace de mise en relation. La possibilité de la mise en relation, dans la mesure où le leggere a également trait au legs, à la légation et à l’héritage, à « la capacité de se lier [qui] reste en rapport avec ce qu’il y a à lier[4] », est aussi ce qui fonde l’avenir du texte et son devenir. La postface en est (l’)enceinte, c’est-à-dire à la fois réouverture sur les textes qui viennent avant elle et à l’égard desquels elle et, bien sûr, son auteur sont endettés ; et pertuis vers l’ailleurs de ces textes, vers ce qu’ils portent au-delà d’eux-mêmes. Le rapport de l’architecture à la littérature permet, en ce sens, d’envisager un mode de lecture qui ne fait pas du texte un monument, mais résiste justement à sa monumentalisation comme à l’imposition d’un sens fermé et arrêté, son immobilisation et la « monumémorisation[5] » par laquelle le texte est embaumé, momifié et devient tombe. Il en va ainsi de la possibilité pour l’acte de lecture de participer au devenir du texte, à sa futurité. Or, les termes « rapport à » (dans « rapport de l’architecture à la littérature ») sont sans doute inadéquats pour rendre compte de l’enjeu que nous percevons dans ce « rapport », quand ce qu’il s’agit de penser, en fait — mais en nous gardant de jamais les confondre l’une l’autre —, n’est rien moins que l’architecture « à même » la littérature. Ainsi, le choix de la conjonction « et » dans « Littérature et architecture » (de même d’ailleurs que l’ordre dans lequel les termes apparaissent) est lui-même un pari ouvert sur la nature de la relation dans laquelle se noueraient ou se dénoueraient, se li(e)raient, se reli(e)-raient ou se déli(e)raient ces deux termes, c’est-à-dire les divers sens ou formes à partir et au travers desquels ils se construisent. C’est ce que suggère Benoît Goetz lorsqu’il remarque que :

[i]l est tout à fait significatif, bien que cela ait été rarement noté, que la littérature ne peut, en aucune façon, se passer d’architecture. L’erreur serait de conclure à une essence littéraire de l’architecture. L’architecture est une condition de possibilité de la fiction et, sans doute, du dire (et du penser) en général[6].

Est signalé ici non seulement le fait que l’architecture est ce qui rend possible la construction du récit fictionnel avec, entre autres, ses intrigues et ses niveaux de narration — ce qu’a mis en lumière Philippe Willocq au sujet du roman Le pays de Darrieussecq — mais plus radicalement encore le fait que l’architecture est liée au dire lui-même. Ainsi, l’architecture n’est pas tant ce qui advient ou se produit dans la littérature, mais ce qui rend possible la littérature comme création d’un espace d’énonciation. De fait, si l’architecture peut être entendue comme thème ou procédé — ce qu’a montré en particulier Guillaume Perrier à propos de Proust — comme structure contraignante, comme l’a signalé Laëtitia Desanti au sujet de Perec, ou même comme base de re-création d’un mythe comme l’a montré Julie Dekens, elle est avant tout condition de possibilité de « l’espèce d’espace[7] » qu’est la littérature, c’est-à-dire la littérature comme espace au sein duquel il est possible de s’orienter — ce qu’a démontré Jean-Pierre Thomas —, d’aller et de venir, d’entrer et de sortir, d’effectuer des passages, en somme d’habiter. Et en effet, la possibilité d’habiter le monde dans et par l’écriture s’est constituée, de Nietzsche à Derrida, en lieu de questionnement de la philosophie du langage et des tentatives, à la fois poétiques et philosophiques, de définir la littérature, d’en réinventer les formes et les espaces. La diversité des approches adoptées ici, et possibles au-delà de ce volume, est en elle-même un indice de ce que l’architecture est à la fois plus et autre chose que n’importe laquelle des définitions que ces approches privilégient. L’architecture n’est pas imposée du dehors du texte, elle ne procède pas d’une entité ou d’une autorité — auteur ou lecteur — qui en détiendrait les modalités d’application sur le plan de l’écriture ou de la critique. L’architecture est « à même » la littérature en ce qu’elle procède directement du texte littéraire. En paraphrasant Paul de Man et en substituant au terme « déconstruction » celui d’« architecture », on pourrait dire que « [l’architecture] n’est pas quelque chose que nous avons ajouté au texte ; elle présidait à sa constitution[8] ». Une preuve ou un indice puissant, et comme a contrario, de cela semble résider dans la tentative blanchotienne de définir l’écriture — et non la littérature — en un geste qu’Emmanuel Lévinas, résume ainsi :

Blanchot détermine […] l’écriture comme une structure quasi folle, dans l’économie générale de l’être et par laquelle l’être n’est plus une économie, car il ne porte plus, abordé à travers l’écriture — aucune habitation, ne comporte aucune intériorité. Il est espace littéraire, c’est-à-dire extériorité absolue — extériorité de l’absolu exil[9].

Est suggérée ici l’idée que l’espace littéraire qu’est l’écriture n’est peut-être pas la même chose que la littérature. Il ne saurait s’agir d’opposer écriture et littérature, mais plutôt d’essayer de penser la manière dont Maurice Blanchot, en évoquant une « structure quasi folle » (faisant écho à la « chose assez folle » convoquée par Royle), signale les limites de la littérature par rapport à la possibilité pour l’être d’habiter, de sortir de ce qu’il appelle « l’absolu exil », à partir de quoi il formule « l’exigence du fragmentaire ». À moins que cet « absolu exil » ne soit justement ce qui rend possible d’habiter, non pas de plain-pied et continûment, mais dans l’interruption, l’intervalle, la rupture, c’est-à-dire aussi la reprise. C’est ce que les aphorismes derridiens rendent visible dans la mesure où ils constituent la promesse à la fois intenable et menaçante de « donner lieu », c’est-à-dire d’habiter et d’être habités, d’advenir et de faire advenir[10]. Entre Derrida et Blanchot, de l’un à l’autre et dans l’espace que leurs pensées décrivent et libèrent, c’est en tant que dérèglement, moment ou point de rupture de l’économie de l’être que se définit l’espace littéraire, c’est-à-dire l’espace limite de la littérature, dans lequel se produit sa mise en question[11]. Le terme d’« économie » auquel Jacques Derrida ne cesse de revenir pour l’approfondir permet de comprendre l’enjeu de la littérature comme art ou possibilité de dire et de nommer :

Qu’est-ce que l’économie ? Parmi ses prédicats ou ses valeurs sémantiques irréductibles, l’économie comporte sans doute les valeurs de loi (nomos) et de maison (oikos, c’est la maison, la propriété, la famille, le foyer, le feu du dedans). Nomos ne signifie pas seulement la loi en général, mais aussi la loi de distribution (nemein), la loi du partage, la loi comme partage (moira), la part donnée ou assignée, la participation. Une autre sorte de tautologie implique déjà l’économique dans le nomique comme tel. Dès qu’il y a loi, il y a partage : dès qu’il y a nomie, il y a économie[12].

Or, l’enjeu de cette économie, c’est-à-dire cette loi du partage, loge — et c’est ce qu’évoquent en particulier les termes « famille » et « foyer » — dans la possibilité d’être ensemble. Elle rend possible de nous rencontrer ou de nous retrouver, de nous séparer aussi, de fait. L’architecture est cette économie comme « loi du partage » et « loi comme partage » tout à la fois : loi (mais non « une » loi ou « la » loi) de partage de l’espace ; c’est-à-dire principe ou archè de l’espace en tant que ce qui le structure et par là même en détermine les orientations, les directions, le sens. C’est là que réside la dimension politique la plus évidente de l’architecture : le partage de l’espace rend possible une communauté d’espace et l’espace de la communauté, le tissage de l’organisation sociale. Et c’est aussi en ce point que se dessine une analogie parmi les plus fortes entre architecture et littérature : l’une et l’autre permettent de créer des espaces de rencontre qui sont aussi nécessairement des espaces de projection du « je », comme l’a montré Giovanni Berjola au sujet de Rimbaud, et du « nous » en direction de ce qui n’est pas encore et reste à construire[13]. Ainsi, « l’invention » de l’espace à travers sa structuration et son orientation n’est possible que parce qu’il y a quelque chose, « un ensemble non-architectural que l’architecture, cependant, contribue à construire[14] ». En d’autres termes, la possibilité de l’architecture au sein de la littérature tient au fait que la littérature est encore à être, du livre sans cesse « à venir ». S’il est possible d’envisager un rapport entre architecture et littérature, c’est peut-être justement grâce au fait qu’il y a toujours un Dire échappant au Dit[15], une parole comme une promesse qui ne peut être tenue — si toutefois elle le peut — qu’à être reportée, différée sans cesse, et qui constitue l’horizon toujours reculé de ce qui pourra peut-être se dire, mais aussi de ce qu’il faudrait dire sans que cela ne soit jamais possible ou encore et surtout, de ce dont il est nécessaire d’éprouver la résistance à l’égard des mots. Si l’architecture préside donc en un sens à l’écriture, elle demeure aussi toujours en aval de celle-ci, comme sa possibilité d’advenir toujours encore. Mais cette possibilité n’a de sens que par rapport à l’impossible qui lui est constitutif. De même, l’horizon de l’écriture n’est structurant que dans la mesure où il porte la possibilité de la ruine, de l’écroulement, de la destruction ; cette possibilité est consubstantielle à l’architecture et hante l’écriture comme l’ont souligné, d’une certaine manière, les articles de Guillaume Perrier et Laëtitia Desanti. L’oeuvre littéraire apparaît alors ainsi comme le produit de l’expérience sans cesse renouvelée de cette destruction, expérience qu’elle vient elle-même, en retour, altérer, pour l’auteur comme pour le lecteur — et sans, finalement, que leur distinction n’ait peut-être ici beaucoup de pertinence. L’oeuvre littéraire est de cette manière artefact, c’est-à-dire une sorte de prothèse ou un supplément qui, pour être nécessaire, n’est jamais suffisant, artefact au sens double d’accidentel et d’artificiel[16]. C’est à cette autre analogie entre l’architecture et la littérature que nous invite indirectement Jacques Derrida lorsqu’il convoque la notion d’artefact pour aborder celle d’architecture :

28. Déconstruire l’artefact nommé « architecture », c’est peut-être commencer à le penser comme artefact, à repenser l’artefacture à partir de lui, et la technique, donc, en ce point où elle reste inhabitable[17].

Si la littérature reste fondamentalement inhabitable, dans le sens où elle est la tentative renouvelée de trouver une « demeure[18] », cela tient à ce qu’elle est toujours elle-même, malgré et même à cause de toutes les « alchimies du verbe » auxquelles on aura pu la soumettre, de l’ordre de la technique, c’est-à-dire de l’ordre de la contingence, de l’artificiel et de l’accidentel. Voilà ce que, paradoxalement sans doute, l’examen des liens entre littérature et architecture nous permet d’envisager. À un autre niveau, et avec infiniment de modestie, le rassemblement des articles qui constituent ce volume, de par son caractère à la fois quelque peu accidentel et forcément artificiel, atteste peut-être, lui aussi, de l’« artefacture » de la littérature.