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L’étude des seuils, en littérature, est toujours extrêmement enrichissante : l’auteur inaugure son oeuvre et ses choix ne sont certainement pas anodins. Chez Apollinaire, le seuil prend une coloration toute particulière : sa première oeuvre poétique est un recueil adressé à Orphée, autrement dit au personnage de la mythologie grecque qui, selon Pierre Brunel, « passe pour représenter la perfection de toute musique ou, si l’on veut, la musique absolue[1] ». Apollinaire place donc l’ensemble de son Bestiaire ou cortège d’Orphée sous l’égide d’une figure puissante qui fonde l’art auditif en général. Curieuse association d’un poète moderne qui réclame ensuite sans cesse de la nouveauté dans la littérature[2] et d’un être imaginaire vieux de plusieurs siècles, fils d’une muse et d’un roi grec, à qui le dieu Apollon confie une lyre magique, grâce à laquelle il enchante le monde, charme les animaux, les arbres, les rochers, mais surtout, tente, en vain, de retrouver son épouse Eurydice en descendant aux Enfers et finalement remonte à la surface de la Terre encore en vie.

L’architecture complète du Bestiaire repose sur cette référence érudite à Orphée, puisqu’Apollinaire s’appuie essentiellement sur les oeuvres antiques qui consacrent quelques pages au mythe, Les métamorphoses d’Ovide ou Les géorgiques de Virgile. Comme tous les lycéens de cette époque, Apollinaire a suivi un cursus classique où les langues mortes ont une place essentielle : c’est donc bien à partir de ces textes qu’il faut travailler pour comprendre la réécriture. La reconstruction d’une oeuvre à partir de bases cent fois utilisées, dans de nombreux domaines artistiques, interroge la vitalité d’un mythe plusieurs fois centenaire.

Pour cette étude, nous avons choisi de confronter l’hypotexte[3] (Ovide) et l’hypertexte (Apollinaire). En effet, dans Le bestiaire ou cortège d’Orphée, le poète français lance un défi à toutes les reprises qui l’ont précédé : il propose de travailler le matériau mythique, de le transformer et finalement de se l’approprier. Cette nouvelle métamorphose n’est d’ailleurs pas vaine car c’est bien le propre du mythe que d’appartenir à tous et à personne, de se modifier à travers les âges[4].

Si les fondations sont les mêmes, il semble bien que la charpente, la structure et la construction de l’édifice divergent : en mesurant l’écart entre les plans originels — l’Orphée antique — et la structure finale — l’Orphée moderne d’Apollinaire —, nous pouvons comprendre le projet esthétique du jeune poète. Les éléments conservés et transformés sont alors autant de signes visibles de l’appropriation d’Orphée, qui, loin de devenir un motif obsédant, se métamorphose certainement en mythe personnel[5].

Ériger sa poétique sur les fondations ancestrales du genre : Orphée

Lors de toute réécriture, l’auteur postérieur reprend certains éléments déjà présents dans les versions qui l’ont précédé. Dans le cadre du mythe d’Orphée, les soubassements de l’édifice se trouvent dans trois thématiques profondément liées : il est un musicien, un magicien et surtout un demi-dieu. Ces motifs traversent les siècles depuis sa naissance, ils sont la base sans laquelle le récit ne peut se dérouler.

Depuis l’Antiquité, Orphée incarne la musique. Ainsi, Eva Kushner, dans son étude sur Le mythe d’Orphée dans la littérature française contemporaine, insiste particulièrement sur ce point :

Le mythe d’Orphée représente précisément l’expression symbolique par excellence de la fusion du rêve apollinien et de l’ivresse dionysiaque, à la fois dans la musique et dans la poésie, qui, ne l’oublions pas, ne se distingue que progressivement de la musique[6]

La lyre, qui lui a été confiée par Apollon, dieu des arts et de l’harmonie, est son signe distinctif. Cet instrument légendaire et magique est un élément essentiel : toutes les apparitions d’Orphée se construisent autour de l’union du jeune homme et de sa lyre, cadeau de son père spirituel, don des dieux eux-mêmes. Sans la musique, le mythe d’Orphée n’est rien : on la retrouve dans l’épisode de la descente aux Enfers lorsqu’il tente de sauver son épouse Eurydice[7], dans celui de l’expédition des Argonautes où il apaise la mer déchaînée grâce à son chant et même dans celui de sa mort où, après avoir été mis en pièces par les Ménades, sa tête continue à chanter[8].

Choisir Orphée au vingtième siècle révèle d’emblée le lien qu’entend établir Apollinaire entre musique et poésie, entre un art nécessairement auditif et un genre littéraire devenu muet au fil des siècles. C’est pourquoi la lyre est très présente dans Le bestiaire. Elle introduit le recueil dans la première gravure de Raoul Dufy et dans le second poème :

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Mes doigts sûrs font sonner la lyre.

Les animaux passent aux sons

De ma tortue de mes chansons[9].

Le poète crée une harmonie d’ensemble, où la musicalité de la langue joue un grand rôle : le motif devient vivant et n’apparaît pas uniquement comme symbole mais bien comme son. Dans ce quatrain, Apollinaire rapproche la lyre et la tortue, qui se confondent dans le ciel, puisqu’une même constellation porte ces deux noms. Le jeu de mots, d’origine purement savante, ouvre le champ des significations de la poétique d’Apollinaire. La tortue, synonyme de la lyre tant dans l’espace céleste que dans l’espace linguistique et poétique du Bestiaire, endosse ce triple costume et devient l’objet enchanteur ainsi que l’être enchanté. Ce n’est pas un hasard si ce poème est placé en seconde position dans le recueil, juste après le premier « Orphée » : le chanteur mythique et l’instrument divin ne peuvent se séparer véritablement chez Apollinaire, puisque l’un sans l’autre ne signifie rien aux yeux de la légende. La lyre a besoin d’Orphée et réciproquement, comme le texte poétique vient en renfort de l’illustration dans un recueil éminemment placé sous le signe de l’harmonie, entre poésie, musique et représentation picturale, ainsi qu’il l’avait annoncé dans sa conférence « L’esprit nouveau et les poètes » où il entend faire de son oeuvre une « synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature[10] ». Le jeu ingénieux du premier vers, « ô délire[11] ! », fait du texte un hymne à cet unisson artistique en donnant une piste d’interprétation à la gravure et au titre. L’instrument prend alors toute sa dimension, qu’on entrevoit déjà chez Ovide, celle d’être essentiel à la parole poétique. De fait, dès le premier poème, la gravure de Raoul Dufy met en valeur cet aspect de la réécriture : Orphée, presque nu, une cape flottant au vent sur ses épaules, tient une petite lyre de sa main gauche.

Toutefois, la thématique de la musique ne réside pas uniquement dans l’évocation de cet instrument. Le bestiaire semble à première vue trouver son épanouissement dans la régularité apollinienne : les octosyllabes et les alexandrins des vingt-cinq quatrains constituent l’épine dorsale du recueil et le verbe poétique se couple à la musicalité pour faire résonner le sens. On trouve alors un travail important autour du rythme régulier, des jeux sur les sonorités (diérèses, rimes internes ou prononciation de e habituellement muets). Toutefois, la régularité et l’équilibre sont déstabilisés par le travail d’Apollinaire : après observation, Lebestiaire ne se complaît pas dans l’harmonie, mais dans la dissonance. Conformément à ce qu’il avait annoncé dans « L’esprit nouveau et les poètes[12] », Apollinaire s’essaye à une nouvelle esthétique, celle de la surprise. L’utilisation de termes savants qui rendent plus ardue la prononciation de certains vers (« Hermès Trismégiste en son Pimandre » dans le premier « Orphée[13] »), la dislocation des alexandrins par la syntaxe et par la ponctuation (« Mes vers, / les parangons / / de toute poésie » dans « Le Cheval[14] »), ou la dégradation de certains rythmes renforcent cette impression (« Puces, amis, amantes même », 2 / 2 / 3 / 2, dans « La Puce[15] »). D’ailleurs, l’étude de la structure phonique révèle l’absence d’harmonie globale du Bestiaire : on trouve ainsi cinquante-trois combinaisons de phonèmes à la rime finale, qui peuvent nous laisser penser que le recueil n’a pas nécessairement été pensé dans sa dimension musicale. La diversité nous empêche de voir un véritable système de reprises et nous permet de douter des intentions de l’auteur, à la lumière de ses affirmations sur la poésie. C’est ce qui fera écrire à M. Décaudin dans sa présentation des Actes du Colloque Apollinaire et la musique, que le poète « rejoint la musique “malgré lui”[16] ». Certes, il ne peut pas y échapper, mais par quelques touches, il ébranle la musicalité et fait du mythe d’Orphée une vitrine trompeuse de son écriture.

Dans Les métamorphoses, l’Orphée antique enchante les êtres, animés ou non : il est un magicien, caractéristique que l’on retrouve dans toute la poésie orphique depuis son origine. C’est un demi-dieu, hybride donc, un individu placé entre deux mondes, entre l’humain et le divin. Ainsi, il attire irrésistiblement les arbres et obtient leur sacrifice pour qu’ils deviennent bois de construction :

Telle était la forêt qu’avait attirée le chantre divin, assis au milieu d’un cercle

de bêtes sauvages et d’une multitude d’oiseaux[17]

La puissance de la lyre et de son chant scelle chez Ovide le lien qui unit magie et musique et qui rejoint aussi par extension la poésie. Le chant dans l’Antiquité est bien carmen, c’est-à-dire incantation : avec le mythe d’Orphée ou celui des sirènes, le pouvoir de séduction et de fascination de l’art semble infini. Le parallèle est alors très clair : la musique d’Orphée ensorcelle le monde, tandis que la poésie apollinarienne envoûte le « cortège » d’animaux que constitue ce recueil « magique[18] ». Apollinaire entend hériter du pouvoir du héros mythique :

Admirez le pouvoir insigne

Et la noblesse de la ligne[19]

Captivé par le pouvoir hypnotique de la musique sur les êtres vivants, l’auteur du Bestiaire trouve chez Orphée ce qui fonde la magie des mots, puisque chez l’auteur antique, la figure mythique excelle dans le chant pur, tandis qu’ici, elle privilégie l’espace poétique, un son muet, fixé sur la page pour l’éternité. Le chant serait alors une allégorie du pouvoir créateur de l’artiste, qui maîtrise la nature pour la transformer à sa guise. Finalement, en se liant au récit originel, Apollinaire ne fait que confirmer sa puissance : il est poète, étymologiquement, celui qui crée.

En reproduisant la structure du mythe et en s’en appropriant le tracé originel, Apollinaire devient un mage des temps modernes, lui qui était fasciné par le personnage de Merlin, « l’enchanteur pourrissant[20] ». Le poète retrouve le pouvoir alchimique du verbe[21], sa voix se fait le lieu d’une rencontre entre un passé absent — Ovide — et l’écriture présente : le recueil « plein de voix machinées[22] » est ainsi l’écho de tout un monde, purement littéraire. À partir de ces bases, l’architecture du recueil peut se déployer entre fondations ancestrales et construction moderne, qui permettent à Apollinaire de juxtaposer des éléments hétéroclites : la lyre antique, des pyramides ou des livres. La réécriture serait peut-être en ce sens un processus de rénovation, où la nouveauté vient au secours de la tradition.

Dernière fondation du mythe, que l’on retrouve dans la réécriture apollinarienne : le statut de surhomme que possède Orphée. Mage et héros, le personnage chez Ovide est parfois supérieur aux dieux lorsqu’il obtient de franchir dans les deux sens le fleuve des Enfers. Chez Apollinaire, ce motif est approfondi : le texte va jusqu’à qualifier le poète d’« inhumain[23] », en annihilant sa part d’humanité dans le préfixe privatif. Mieux encore, il compare le héros grec à un poulpe, un être suffisamment élevé pour lier l’univers des hommes et celui de Dieu, un individu qui capte l’essence du monde pour en créer un nouveau :

Jetant son encre vers les cieux,

Suçant le sang de ce qu’il aime

Et le trouvant délicieux,

Ce monstre inhumain, c’est moi-même[24].

À travers ce personnage, le statut du poète moderne change : Orphée et Apollinaire se confondent, partagent leurs pouvoirs magiques et accèdent à ce statut extra-ordinaire qui leur permet de traverser les deux règnes, celui des humains et celui du divin, puisqu’Orphée est un personnage qui franchit l’infranchissable, le fleuve qui mène aux Enfers. Comme Ulysse, il visite l’Hadès, alors qu’il est encore vivant :

il voulut même explorer le séjour des ombres ; il osa descendre par la porte du Thénare jusqu’au Styx ; passant au milieu des peuples légers et des fantômes qui ont reçu les honneurs de la sépulture[25]

Il est celui qui affronte le temps mieux que personne, de la vie matérielle à la mort, l’inconnue absolue, les deux pendants d’une même entité — l’existence — qui, si elle égare l’un de ses composants, perd toute sa saveur. D’ailleurs, sans l’épisode de l’Hadès ou l’expérience de sa propre mort, Orphée ne révèle pas la puissance de son chant. On peut ainsi considérer que ces éléments sont au fond ce qui consolide l’édifice du mythe : sans sa lyre et la mélodie, le personnage ne pourrait pas transgresser les lois de l’univers, notamment celle à laquelle l’homme ordinaire ne peut échapper.

Apollinaire comprend leur importance et c’est pourquoi il retravaille ce matériau pour l’intégrer à la structure du Bestiaire : chez lui, le passage entre les deux mondes devient un principe esthétique fondamental. Comme dans Les métamorphoses, la vie est inconcevable sans la mort, mais elle ne se départit pas d’une certaine angoisse. Le poète est le seul être capable d’envisager l’existence dans toute sa beauté et son horreur, car il a vu. Entre le monde des morts et des vivants, des dieux et des humains, du réel et de l’art, il tente de réunir les pôles opposés en écrivant, car finalement la poésie semble être le seul endroit où l’immortalité — du moins l’éternité — est possible. L’oeuvre serait alors ce qui reste, à l’instar des ruines des civilisations disparues, qui nous laissent encore apprécier la beauté de leur grandeur passée.

Une image seule perdure, celle d’un Orphée oscillant entre les mondes. Cette caractéristique extraordinaire fonde le mythe comme le recueil, qui ne se contente pas d’imiter les réécritures précédentes, puisque dès la première gravure, le balancement entre mythe et monde moderne se dessine. La représentation d’Orphée, qui n’est pas sans rappeler l’imaginaire antique avec le corps nu sculptural, la musculature parfaite, les cheveux bouclés au vent, la lyre, sur les côtés la présence des pyramides et de la tour Eiffel, deux symboles respectifs de l’Antiquité et de la modernité, réunit dans l’espace de la lecture ce qui ne peut a priori pas se rejoindre dans la vie réelle. Cette structure se retrouve aussi dans la langue qui associe des termes antagonistes, entre légèreté et gravité, complexité et simplicité, poésie et monde ordinaire, notamment dans le poème « La chèvre du Thibet » où la Toison d’or renvoie à la fois aux poils de l’animal et aux « cheveux dont je suis épris[26] ». Par ces éléments, Apollinaire révèle d’étonnantes capacités d’architecte : il ne suit jamais les plans prédéterminés, il les analyse et parvient à les enrichir, à partir de matériaux déjà existants.

De la tradition à l’art nouveau : dissociation des plans initiaux et de l’édifice final

Si Apollinaire suit effectivement avec beaucoup de rigueur les plans laissés par les réécritures antérieures, il semble que son inventivité ne se contente pas d’une retranscription classique : sous sa plume, Orphée se délite en partie, pour le plus grand bonheur du lecteur du XXe siècle. Découvririons-nous les ruines d’une ancienne civilisation ? Peut-être pas encore, puisque le mythe ne cesse de vivre grâce à de multiples artistes, mais il est certain que l’hommage apollinarien à Orphée se transforme en un hymne à la gloire du poète. Les vestiges sont donc encore habités, pour être mieux envahis.

Si dans un premier temps nous attribuions le « je » poétique à Orphée, il s’avère que celui-ci désigne aussi Apollinaire : malgré les tentatives de nombreux poètes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle de neutraliser l’espace littéraire ou du moins de le dépouiller du « je » personnel fin de le faire accéder à un « je » qui serait pure littérature[27], Apollinaire brouille les frontières entre fiction et réalité. L’espace littéraire devient alors perméable à la vie privée de l’auteur, comme dans « La colombe[28] » où il fait mention d’une jeune fille qu’il a effectivement côtoyée. Par cette manipulation, il rompt avec l’esthétique de l’oscillation et privilégie l’union entre les mondes, tout en cherchant à dominer le recueil.

Ainsi, dans le premier « Orphée », poème liminaire du Bestiaire, l’emploi de l’impératif « Admirez », le réseau isotopique de la grandeur (« pouvoir », « noblesse », « lumière ») et la référence à « Hermès Trimégiste » peuvent paraître ambigus. Orphée n’est pas nommé : son évocation est imprécise comme le souligne l’emploi des articles définis (« le pouvoir », « la noblesse », « la voix », « la lumière »), de l’article possessif (« son Pimandre ») et du pronom personnel sujet de la troisième personne (« elle »). Orphée n’apparaît pas : il est juste sous-entendu au sein des déterminants et le lecteur fait le rapprochement de sa propre initiative. Cependant, si une première analyse nous pousse à croire que ces articles renvoient à la figure orphique, rien ne vient contredire l’hypothèse selon laquelle ils renverraient au « je » poétique qui apparaît quelques poèmes plus loin.

En effet, il est frappant de voir à quel point les figures d’Orphée et d’Apollinaire se confondent. Le mythe, devenu poreux, se contamine de la personnalité du poète et inversement. L’ensemble du recueil, plutôt concentré sur le « je » et non véritablement sur Orphée, s’organise autour d’Apollinaire. La référence à Orphée n’est alors qu’un écran dont le lecteur ne doit pas être dupe : elle n’apparaît que parce qu’elle sert la figure du poète. Ainsi, le mythe est paradoxalement mis à distance. D’ailleurs, dans le premier poème, l’impératif « Admirez », que nous avions précédemment attribué au chanteur de Thrace, ne peut-il pas être entendu comme un ordre apollinarien ? Ce n’est pas véritablement Orphée qui apparaît ici : le lecteur n’est pas invité par ce mode à l’admirer. Au contraire, il faut y voir une louange directement adressée à celui qui a produit ces vers : Apollinaire. Le rapport de force s’inverse et ce n’est plus le mythe qui insuffle son pouvoir au poète, mais l’auteur qui affirme un peu plus sa force dans la puissance d’évocation qui est la sienne. C’est par Apollinaire qu’Orphée revit et non l’inverse. La confusion qui habite ces quatre premiers vers est en cela significative :

Admirez le pouvoir insigne

Et la noblesse de la ligne :

Elle est la voix que la lumière fit entendre

Et dont parle Hermès Trimégiste en son Pimandre[29].

Le texte laisse la place aux deux interprétations, mais on peut penser que « la voix » n’est pas celle d’Orphée. Le recueil qui semblait destiné à louer la figure mythique est alors le lieu d’un éloge du moi poétique :

Tous ceux qui m’aiment, je les loue[30].

L’admiration pour Orphée se décentre vers le poète et la confusion entre les deux figures met en place un parallélisme égocentrique. Ainsi, le deuxième quatrain, la « tortue », laisse penser que le « je » serait l’évocation d’Orphée :

Du Thrace magique, ô délire !

Mes doigts sûrs font sonner la lyre.

Les animaux passent aux sons

De ma tortue, de mes chansons[31].

L’emploi des déterminants possessifs de la première personne renforce le trouble, mais dans les poèmes suivants, tout s’éclaire. Le « je » renvoie bel et bien à Apollinaire, comme dans « Le chat » où la mention moderne des livres lève toute ambiguïté :

Je souhaite dans ma maison :

Une femme ayant sa raison,

Un chat passant parmi les livres[32]

Plus loin, dans le quatrain suivant, « Le lion », on retrouve le même procédé avec la référence aux Allemands qui place le texte au coeur du XXe siècle :

Tu ne nais maintenant qu’en cage

À Hambourg chez les Allemands[33].

L’admiration d’Apollinaire pour Orphée le pousse à se fondre en lui : c’est pour cette raison que le poète français reproduit les fondements du mythe dans la structure du Bestiaire. Mais cette attirance semble ainsi se transformer en repoussoir : lorsqu’Apollinaire devient Orphée, il efface progressivement les caractéristiques du personnage pour lui imposer les siennes. Comme un locataire dans un appartement, il donne au bâtiment son style, sa présence, sa vision du monde. Héberger Orphée demande donc d’être capable de cohabiter avec les aménagements des anciens occupants. C’est précisément ce que fait Apollinaire en introduisant le christianisme dans un mythe autrefois païen.

Apollinaire aplanit les temporalités pour n’en bâtir qu’une, unifiée et unique, celle du Bestiaire. La succession des époques laisse place à la juxtaposition, comme dans les gravures de Dufy, et tous les symboles attachés au personnage peuvent être relus différemment. La lyre de la première gravure et du second poème peut renvoyer à celle de David, le cortège apollinarien, composé d’animaux et d’êtres étranges, n’est pas sans évoquer Noé et son arche, Orphée devient le fils de Dieu en lettres majuscules :

Que ton coeur soit l’appât et le ciel, la piscine !

Car, pécheur, quel poisson d’eau douce ou bien marine

Égale-t-il, et par la forme et la saveur,

Ce beau poisson divin qu’est JÉSUS, Mon Sauveur[34] ?

Dans « Le hibou », l’Orphée-Apollinaire subit la Passion :

Mon pauvre coeur est un hibou

Qu’on cloue, qu’on décloue, qu’on recloue[35].

Ce rapprochement entre paganisme et christianisme n’est certes pas propre à Apollinaire, mais dans son oeuvre, il prend une nouvelle dimension. En effet, Apollinaire se présente comme un émissaire du divin, puisque son double est lui-même un intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux, et il confère à sa poésie un statut bien particulier. Elle est un moyen de gagner son Salut, comme il le précise dans les Notes du Bestiaire :

Ceux qui s’exercent à la poésie ne recherchent et n’aiment rien d’autre que la perfection qui est Dieu lui-même. [...] les poètes ont le droit d’espérer après leur mort le bonheur perdurable que procure l’entière connaissance de Dieu[36].

Mais la christianisation n’est pas le seul « chantier » apollinairien : la figure orphique est contaminée par de nouveaux mythes comme Jason avec la Toison d’or, Narcisse avec les multiples interventions d’un « je » centré sur lui-même, les « volantes sirènes[37] » ou Hermès Trimégiste, autant de motifs qui s’ajoutent à l’élément premier pour mieux l’étendre. Il est intéressant de constater que les sirènes étaient déjà présentes dans le mythe antique : Apollinaire les conserve dans deux poèmes accompagnés de leurs gravures, alors qu’il a délibérément réduit à néant la place d’Eurydice et que les animaux n’ont droit qu’à un seul poème chacun. Comme dans l’imagerie médiévale, les sirènes sont pourvues d’ailes, d’une queue de poisson et d’un buste de femme. Véritable démiurge, le créateur juxtapose les légendes, comme il le fait pour les temporalités, entre Antiquité et Moyen Âge :

[…] les volantes Sirènes,

Savent de mortelles chansons

Dangereuses et inhumaines.

N’oyez pas ces oiseaux maudits,

Mais les Anges du paradis[38].

Ces femmes fatales ne sont pas des êtres acquis à la cause du Bien, ce ne sont donc pas des anges, malgré ce que les gravures de Dufy pourraient nous faire croire : elles incarnent le diable, la tentation, le mensonge, une figure particulièrement sombre. Elles sont le double inversé d’Orphée car comme lui, elles maîtrisent la puissance du chant, mais l’utilisent à mauvais escient. Ce sont des Orphée déchus, des êtres mythologiques qui ont basculé dans la culture européenne chrétienne en conservant leur esprit maléfique. Elles incarnent ici surtout la femme moderne qui se libère des hommes progressivement, en effrayant le sexe fort. Les sirènes, actualisées par la référence chrétienne à l’ange, sont certainement plus modernes qu’elles n’en ont l’air : elles appartiennent davantage au monde contemporain dans l’esprit du Bestiaire qu’à celui du mythe.

Un monument labyrinthique

Si les mythes sont actualisés par la réécriture, transformés jusqu’à ne devenir qu’une lointaine évocation du motif antique, il semble que Le bestiaire devienne un véritable labyrinthe poétique où le lecteur et l’auteur aiment à se perdre sans cesse. Mieux, cette rénovation complexe entretient le mouvement créateur. L’harmonie apollinienne, qui fait partie de notre horizon d’attente face à un recueil placé sous l’égide d’Orphée, semble déçue : les poèmes apollinariens, aux sujets hétéroclites, parfois sans lien les uns avec les autres, nous surprennent.

Ainsi, les liens entre deux quatrains ne sont pas toujours évidents à la première lecture, mais le plus souvent les gravures éclairent les textes, comme entre le troisième « Orphée[39] » et « Le dauphin[40] » où le motif de la mer et du bateau permettent de comprendre l’enchaînement. En réalité, le recueil est très organisé et suit un ordre précis. Les poèmes dédiés à Orphée s’intercalent entre différentes espèces : d’abord, on trouve les animaux terrestres (tortue, cheval, chèvre, serpent, chat, lion, lièvre, lapin, dromadaire, souris, éléphant), puis les insectes (chenille, mouche, puce, sauterelle), les animaux marins (dauphin, poulpe, méduse, écrevisse, carpe), et enfin les oiseaux (sirènes, colombe, paon, hibou, ibis, boeuf). Les « volantes sirènes[41] » et le boeuf « chérubin[42] » sont ainsi définitivement classés parmi les volatiles : ces nouvelles figures s’insèrent dans le recueil et se nourrissent des différentes légendes dont il dispose, conformément à la mission qu’il s’était fixé dans sa conférence « L’esprit nouveau et les poètes[43] » :

Je dirai plus, les fables s’étant pour la plupart réalisées et au-delà, c’est au poète d’en imaginer de nouvelles que les inventeurs puissent à leur tour réaliser. […] La surprise est le grand ressort nouveau. [...] Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer dans l’inconnu, si bien que la surprise, l’inattendu est un des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui[44].

La surprise provoque l’écart, qui lui-même crée le flou qui dynamise Le bestiaire ou cortège d’Orphée :

Incertitude, ô mes délices

Vous et moi nous nous en allons

Comme s’en vont les écrevisses,

À reculons, à reculons[45].

L’errance dans le recueil, à la base de tout projet labyrinthique, serait précisément ce qui en motive la composition : la dispersion apparente des sujets et des poèmes n’est pas un frein, au contraire, elle nous permet de progresser. Dans le quatrain « L’écrevisse[46] », nous ne sommes qu’au milieu du recueil : tout reste encore à produire, le flou dynamisant un peu plus le reste du Bestiaire que le lecteur doit découvrir. Apollinaire trouve ainsi dans l’« incertitude » ce qui va créer la certitude, le vers qui restera gravé.

Le labyrinthe s’entrouvre alors sur le rêve, un monde magique issu d’Orphée qui se trouve transporté au beau milieu du vingtième siècle, une époque marquée par les découvertes de Freud et le surréalisme naissant. Dans son oeuvre, le lien entre poésie et rêve est essentiel :

Plus tard, ceux qui étudieront l’histoire littéraire de notre temps s’étonneront que, semblables aux alchimistes, des rêveurs, des poètes aient pu, sans même le prétexte d’une pierre philosophale, s’adonner à des recherches, à des notations qui les mettaient en butte aux railleries de leurs contemporains, des journalistes et des snobs[47].

La poésie naît du rêve tout comme le rêve naît de la poésie dans Le bestiaire. La réciprocité entre les deux entités entretient le rapport avec la magie :

Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,

Mon destin au char d’or sera ton beau cocher

Qui pour rênes tiendra tendus à frénésie,

Mes vers, les parangons de toute poésie[48].

Apollinaire est avant tout un recréateur, qui esthétise l’univers et projette dans le monde des éléments oniriques. L’espace poétique devient alors un « ailleurs » qui n’est ni le monde réel, ni celui du mythe, de la légende ou même du rêve. Apollinaire construit un autre monde qui lui est propre, éphémère (car il ne dure que l’instant de la lecture) et incertain (car ses contours restent vagues).

De ce flou se nourrissent les figures esquissées par Apollinaire, qui peuplent un nouveau monde, un Ailleurs poétique qui trouve sa source dans différents univers, contemporain, mythique, chrétien. Comme Orphée, Le bestiaire est un hybride, mieux, il est le réceptacle d’éléments hétéroclites qui proviennent de notre référent : l’espace littéraire se crée bien ici à partir du réel. À l’image de la ville de Paris, où Apollinaire passera l’essentiel de sa vie de poète, Le bestiaire mêle diverses architectures, pour le plus grand plaisir du promeneur qui erre entre la très moderne tour Eiffel et les vieilles pierres de Notre-Dame. Le recueil entrouvre une faille et nous montre que le monde évoqué par Apollinaire est partout autour de nous : le poète propose aux aveugles que nous sommes de voir pour la première fois ce que nous avions ignoré jusqu’alors, un monde à part.

Dans son Bestiaire ou cortège d’Orphée, Apollinaire se propose de réécrire le mythe fondateur du genre poétique occidental. Tout en construisant son édifice à partir des « plans » façonnés au cours des siècles, Apollinaire trouve une nouvelle voie/x vers l’originalité. La virtuosité du poète français se déploie dans un recueil très dense, composé de peu de vers, où l’image évoque toujours avec un maximum de puissance. Grâce à Orphée, Apollinaire devient enchanteur des temps modernes, rejoint l’origine de son art et atteint l’essence même de ce qui fonde la poésie — musicalité, magie, surhumanité — et surtout le plus important : l’impression de sa propre personnalité dans un espace clos sur lui-même et ouvert sur l’infini, un recueil poétique.