Corps de l’article

La littérature en management international s’intéresse de longue date aux stratégies de localisation des Firmes MultiNationales (FMN), aux décisions qui les composent et à leurs déterminants (Melin, 1992; Dunning, 1998; Colovic et Mayrhofer, 2008). Cet intérêt se concentre sur les décisions conduisant à un accroissement de leurs capacités productives à l’étranger, écartant ainsi les décisions de restructuration du champ d’étude. Si l’importance de la question de la légitimité des FMN et de leurs pratiques a été reconnue (Kostova et Zaheer, 1999), peu de travaux académiques ont été réalisés sur les dynamiques de légitimation discursive construites autour de leurs décisions de localisation (Laurila et Ropponen, 2003). Or, l’apparition récurrente d’accusations de délocalisation à l’endroit de FMN réalisant parallèlement des opérations de restructuration dans leur pays d’origine et des opérations d’accroissement de leurs capacités productives à l’international peut être analysée comme le signe d’une remise en cause de la légitimité de leurs stratégies de localisation (Chanteau, 2003; Levy, 2008; Durvasula et Lysonski, 2009).

Des travaux récents ont été réalisés sur les affrontements discursifs entourant des décisions de restructuration controversées prises par des FMN (Vaara et al., 2006; Vaara et Tienari, 2008; Erkama et Vaara, 2010). Ils ont mis à jour les principaux types de stratégies discursives mobilisés par les différents acteurs concernés en vue de contester la légitimité des choix effectués, mais aussi, pour les directions des FMN en question, afin de préserver la légitimité de ces choix. Ces stratégies discursives sont généralement utilisées de manière imbriquée, donnant ainsi naissance à une vaste panoplie de configurations discursives à la disposition des acteurs impliqués (Vaara et al., 2006).

Philips et al. (2004) soulignent pour leur part les fortes tendances à la convergence des productions discursives dans un champ organisationnel donné. Il n’existe toutefois pas de déterminisme en la matière et la question de la convergence des discours au sein d’un champ demeure aujourd’hui encore largement ouverte.

Notre objectif dans cet article est d’étudier dans quelle mesure la typologie des stratégies de légitimation de Vaara et al. (2006) constitue une grille d’analyse permettant de rendre compte des principales similitudes et différences existant dans les configurations discursives construites par différentes FMN pour préserver la légitimité de leurs stratégies de localisation à l’international, ainsi que de comprendre les origines des éventuelles différences repérées. A cette fin, nous avons choisi de tester, à partir de l’analyse comparative et longitudinale des cas des groupes agroalimentaires français Bonduelle et Bel sur la période 2001-2009, la proposition selon laquelle deux entreprises exposées à un ensemble comparable de forces institutionnelles tendraient à s’appuyer durablement sur le même type de configuration discursive.

Dans une première partie, nous analyserons les enseignements de la littérature sur les stratégies discursives de légitimation de décisions contestées et nous expliquerons en quoi ces travaux sont susceptibles d’éclairer les discours de légitimation construits par des FMN sur leurs stratégies de localisation. Dans une deuxième partie, après avoir justifié le choix de la méthode de l’analyse de cas comparée, nous présenterons les groupes Bonduelle et Bel et expliquerons les raisons de la sélection de ces deux entreprises. Puis, nous expliciterons les principaux choix méthodologiques qui ont guidé la collecte et l’analyse des données empiriques. Enfin, dans une troisième partie, nous exposerons les principaux résultats de l’étude de cas comparée avant de conclure en synthétisant les apports de cet article et en évoquant les pistes ouvertes pour de futures recherches.

Revue de la littérature

Légitimité, stratégies de légitimation et discours

De manière générale, Suchmann (1995) définit la légitimité comme « a generalized perception or assumption that the actions of an entity are desirable, proper, or appropriate within some socially constructed system of norms, values, beliefs, and definitions » (p. 574). La légitimité n’est pas un attribut statique des organisations. Elle doit être progressivement construite puis constamment défendue, de manière réactive ou préventive, au travers de processus de légitimation (Vaara et al, 2006). Les éléments discursifs occupent une place centrale dans ces processus de légitimation (Philips et al., 2004; Vaara et al., 2006).

Le terme de discours recouvre l’ensemble des activités orales ou écrites destinées à donner du sens à un objet social pour une audience particulière (Hardy, 2001; Philips et al., 2004). Les discours trouvent leur traduction concrète dans des textes qui en constituent l’unité de base (Hardy, 2001). Cette notion de « texte » désigne toute forme d’expression linguistique ou sémiotique qui peut être isolée et conservée de manière permanente (documents écrits, photos, symboles tels que les logos, conversations ou présentations orales, Philips et al., 2004 ; Fairclough, 2005). Dans des contextes organisationnels, les textes sont progressivement combinés en structures discursives cohérentes et relativement stables qui peuvent être qualifiées « d’ordres de discours » (Fairclough, 2001b, 2005).

Les « crises de légitimité » constituent des moments clés du cycle de légitimation-délégitimation des ordres de discours dans les organisations (Kostova et Zaheer, 1999; Philips et al., 2004 ; Vaara et Tienari, 2008). Il s’agit, soit d’actions nouvelles qui remettent en question les schémas cognitifs dominants (Suddaby et Greenwood, 2005), soit de décisions controversées, telles que des décisions de fermeture de sites par des FMN (Vaara et Tienari, 2008; Erkama et Vaara, 2010). Lors de ces « crises de légitimité », les différentes parties prenantes concernées déploient des stratégies de légitimation ou de délégitimation variées (Vaara et al., 2006 ; Erkama et Vaara, 2010; Vaara et Monin, 2010). De manière générale, les stratégies de légitimation sont des « specific ways of mobilizing discursive resources to create a sense of legitimacy or illegitimacy » (Vaara et Tienari, 2008, p. 987). Eero Vaara (Vaara et al., 2006; Vaara et Tienari, 2008; Vaara et Monin, 2010) distingue, en s’appuyant sur les travaux de Van Leeuwen et Wodak (1999), cinq catégories de stratégies discursives de (dé)légitimation : les stratégies de type normalization ou naturalization (Vaara et Monin, 2010) s’efforcent d’établir, dans l’esprit des acteurs sociaux, le caractère inévitable des décisions d’entreprises pour asseoir leur légitimité; les stratégies de type authorization légitiment ces décisions au travers de la référence à des entités impersonnelles, telles que les traditions, les lois, les marchés financiers, ou à des individus dotés, du fait des fonctions qu’ils exercent ou de leur expertise perçue, d’une autorité particulière; les stratégies de type rationalization confèrent de la légitimité à certaines pratiques organisationnelles au travers de l’utilité ou du rôle spécifique qui leur est reconnu, en particulier à l’aune de critères financiers; les stratégies de type moral evaluation légitiment les décisions d’entreprises en recourant à des valeurs largement acceptées dans leur environnement social, telles que les valeurs humanistes ou néolibérales; enfin les stratégies de type narrativization s’appuient sur l’utilisation d’une trame narrative, au travers de la construction de récits plausibles et attractifs pour les audiences visées. Les études empiriques (notamment Vaara et al., 2006; Vaara et Tienari, 2008) ont montré que ces différentes catégories de stratégies discursives étaient généralement mobilisées de manière combinée par les acteurs cherchant à délégitimer des décisions organisationnelles contestées, mais également par les directions des entreprises concernées cherchant à protéger la légitimité de leurs choix.

Les délocalisations et la délégitimation des stratégies de localisation des FMN

Dans le cadre des débats publics consacrés aux délocalisations, ce terme est habituellement utilisé pour désigner l’ensemble des « mouvements d’entreprises conduisant à la substitution délibérée d’une production nationale par une production étrangère » (Grignon, 2004), et, par voie de conséquence, la substitution de salariés français, par exemple, par une main-d’oeuvre étrangère en vue de diminuer les coûts, notamment les coûts salariaux (Jahns et al., 2006). L’identification précise d’une décision de délocalisation, au sens usuel du terme, requiert donc la présence conjointe de trois éléments (Sergot, 2011) : 1) une décision, par une entreprise, de réduire ses capacités (et ses effectifs) dans son pays d’origine, ou dans d’autres pays industrialisés ; 2) une décision, par la même entreprise, d’accroître ses capacités (et les effectifs qu’elle emploie) dans d’autres pays ou d’externaliser des activités auprès de prestataires implantés dans des pays à bas coûts ; 3) une relation causale entre ces deux décisions, articulée autour de la volonté de réduire les coûts d’exploitation.

L’intérêt que suscite la question des délocalisations, notamment en France, signale une profonde remise en question de la légitimité des stratégies de localisation des FMN. Cette remise en question s’appuie précisément sur l’établissement, dans les débats publics, d’une relation causale entre les opérations de restructuration menées dans le pays d’origine de ces FMN et le développement parallèle de leurs activités à l’international (Chanteau, 2003; Levy, 2008; Durvasula et Lysonski, 2009). Elle induit donc une modification des frontières de la notion de stratégie de localisation appliquée aux FMN afin d’inclure, outre la création de nouvelles filiales ou de nouveaux sites à l’étranger et les opérations internationales de Fusion-Acquisition (Melin, 1992; Dunning, 1998; Colovic et Mayrhofer, 2008), les décisions d’accroissement de capacités dans le pays d’origine de ces FMN ainsi que les opérations de réduction de capacités (fermetures de sites, réductions localisées d’effectifs) à la fois dans et hors de leur pays d’origine. Dans la sphère publique de pays développés comme la France, l’internationalisation croissante d’une entreprise tend ainsi à apparaître comme une menace, non seulement pour les salariés en poste de l’entreprise concernée, mais également pour la santé économique et sociale de régions, voire de pays entiers (Chanteau, 2003; Levy, 2008). L’association, sur la place publique, du mot délocalisation avec le nom d’une entreprise particulière constitue donc une « crise de légitimité », au sens où elle risque de porter atteinte gravement à l’image de l’entreprise concernée et, par ce biais, aux relations que celle-ci entretient, dans son pays d’origine, avec certaines parties prenantes ancrées, telles que ses employés ou ses clients (Levy, 2008; Durvasula et Lysonski, 2009).

Construction et homogénéisation des discours de légitimation des stratégies de localisation des FMN

Bien que l’établissement et le maintien de leur légitimité organisationnelle ait été reconnu comme l’un des principaux enjeux pour des FMN confrontées à des environnements institutionnels nationaux multiples (Kostova et Zaheer, 1999), peu d’intérêt a été porté à la légitimation de leurs stratégies de localisation et à la nature des stratégies discursives utilisées à cette fin. Le travail de Laurila et Ropponen (2003) constitue un premier pas intéressant dans ce sens, mais leur analyse reste limitée à la légitimation des opérations d’expansion à l’international.

La grille proposée par Vaara et al. (2006) a prouvé son grand intérêt pour l’analyse du discours développé par la direction de certaines FMN en vue de légitimer des opérations de restructuration controversées. Elle n’a pas été appliquée à l’étude des constructions discursives destinées à préserver la légitimité de la stratégie de localisation d’ensemble d’une FMN lorsque celle-ci implique la mise en oeuvre, sur une même période, de décisions de réduction de capacités dans son pays d’origine et de décisions d’augmentation de ses capacités productives à l’international. En outre, cette grille d’analyse n’a été utilisée jusqu’à présent qu’en relation avec des décisions isolées. Les travaux existant ne sont, de ce fait, pas en mesure de contribuer aux débats entourant la question de l’homogénéisation des configurations discursives construites par la direction des entreprises appartenant à un même champ organisationnel.

Dans le prolongement des travaux fondateurs du néo-institutionnalisme sociologique, Philips et al., (2004) considèrent qu’un champ organisationnel se caractérise par un ensemble de discours partagés, favorisant la convergence progressive des pratiques discursives des organisations qui le composent. Cependant, les discours constituent également un vecteur important du changement institutionnel. Certains acteurs disposant d’une légitimité particulièrement forte produisent des textes qui, par leur large diffusion, peuvent altérer profondément l’ensemble des normes et des croyances régissant le fonctionnement d’un champ (Philips et al., 2004). Pour Hoffman (1999), un champ doit donc être appréhendé non pas comme un environnement inerte, mais comme une arène dans laquelle s’opposent des agents ayant des perspectives et des rhétoriques différentes. L’homogénéité des pratiques et des discours, lorsqu’elle existe, concerne plutôt des sous-populations d’agents spécifiques au sein du champ. Des tendances fortes à la convergence des discours ont ainsi été mises en évidence, aussi bien dans la manière dont les agences de conseils en relations publiques de trois pays d’Europe du Nord se présentent sur leurs sites Internet (Isaksson et Jorgensen, 2010), que dans les discours élaborés par les entreprises finlandaises de production de papier afin de justifier leurs opérations de développement à l’international (Laurila et Ropponen, 2003). Derrière cette apparente convergence discursive, de subtiles différences apparaissent dans les deux cas. L’identification de leurs origines s’avère particulièrement utile à la compréhension des trajectoires décisionnelles suivies par les différentes entreprises étudiées.

Choix méthodologiques et présentation du terrain

L’étude comparée des cas de Bonduelle et de Bel entre 2001 et 2009

Nous avons retenu la méthodologie de l’étude de cas comparative et longitudinale afin de tester, dans une logique de réplication (Yin, 2003), la proposition selon laquelle les discours de légitimation produits par deux entreprises appartenant à un même champ organisationnel et exposées à un ensemble comparable de forces institutionnelles tendraient à s’appuyer durablement sur le même type de configuration discursive et afin de mettre à jour, en nous appuyant sur la typologie proposée par Vaara et al. (2006), les configurations autour desquelles cette éventuelle convergence s’effectue. Les cas sélectionnés, les groupes Bonduelle et Bel, se prêtent particulièrement bien à cet exercice[2].

Premièrement, le groupe Bonduelle et les Fromageries Bel sont deux entreprises françaises de grande taille (voir tableau 1) appartenant au secteur des Industries AgroAlimentaires (IAA).

Tableau 1

Chiffres clefs des groupes Bonduelle et Bel

Chiffres clefs des groupes Bonduelle et Bel
Sources : Rapports annuels de Bonduelle et de Bel

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Elles sont toutes deux spécialisées dans un sous-secteur des IAA, la transformation de légumes pour Bonduelle et les produits laitiers pour Bel. Pour des raisons essentiellement logistiques (recherche de proximité avec les fournisseurs agricoles et/ou avec les clients) et économiques, les IAA sont souvent perçues comme « peu délocalisables » (Grignon, 2004). Cependant, l’apparition périodique d’accusations de délocalisation particulièrement médiatisées envers des entreprises agroalimentaires, telles Flodor en 2003, le volailler Doux en 2004 et 2008, ou Amora-Maille en 2008, a contribué à faire évoluer cette représentation, les délocalisations n’étant plus considérées aujourd’hui comme complètement irréalistes dans l’agroalimentaire, y compris par les acteurs du secteur eux-mêmes[3].

Deuxièmement, les deux entreprises, déjà fortement internationalisées en 2001, ont connu une expansion accélérée de leurs activités hors de France de 2001 à 2009 (voir tableau 1). Leurs stratégies de développement à l’international s’appuient sur une volonté de globalisation de leurs produits, tout en tenant compte des spécificités des consommations alimentaires locales. Ainsi les Fromageries Bel articulent-elles leur développement autour de cinq marques internationales proposant des produits standardisés, comme La Vache qui rit, et d’une trentaine de marques locales. Le groupe Bonduelle, pour sa part, a la volonté d’imposer les produits (conserves, surgelés et frais) de sa marque éponyme sur de nouveaux marchés, tout en reprenant quelques marques locales bien établies. Les deux entreprises constituent donc des organisations transnationales au sens de Bartlett (1986). De manière plus précise, elles appartiennent au modèle « glocaliste » identifié par Saives et Desmarteau (2010) dans le secteur agroalimentaire québécois. Ce développement à l’international s’est traduit sur le plan industriel par la mise en service ou l’acquisition de plusieurs usines, notamment en Europe occidentale (Italie, Allemagne, Belgique), en Europe de l’Est (Hongrie, Russie) et au Canada pour le groupe Bonduelle; aux Pays-Bas, en Europe de l’Est (Ukraine, République tchèque), au Proche et au Moyen Orient (Maroc, Algérie, Turquie, Egypte, Syrie, Iran) pour Bel. Parallèlement, les deux entreprises ont procédé à des restructurations significatives de leur outil industriel en France : 4 sites fermés entre 2003 et 2005 pour Bonduelle; 1 site fermé et 1 site cédé en 2001-2002 pour Bel ainsi que des réductions d’effectifs importantes sur 2 autres sites en 2008. La coexistence de ces restructurations en France et d’un fort développement à l’international constitue un terrain fertile pour d’éventuelles accusations de délocalisation. De fait, Bonduelle comme Bel ont fait l’objet, notamment en 2004[4], de suspicions publiques de délocalisations industrielles, même si elles sont restées relativement diffuses.

Troisièmement, les deux groupes sont des entreprises familiales au sens le plus strict du terme (Le Breton-Miller et Miller, 2009), puisqu’ils sont caractérisés, tout au long de la période d’étude, par une concentration forte du pouvoir de propriété entre les mains des descendants de leurs familles fondatrices respectives (la famille Bonduelle élargie contrôle 55 % du capital de la société au 1er juin 2009, alors qu’Unibel, la holding financière de la famille Bel-Fiévet, possède 71 % du capital des Fromageries Bel au 31 décembre 2009) avec une volonté de maintenir le contrôle familial d’une génération à une autre grâce à des structures juridiques appropriées (société en commandite par actions pour Bonduelle; contrôle au travers d’Unibel, pour Bel). A ce contrôle familial s’ajoute une implication directe et continue de membres des familles propriétaires dans la direction des deux entreprises.

Parmi les nombreuses particularités reconnues aux entreprises familiales figure la capacité à tisser des relations de confiance tant avec les parties prenantes externes à l’entreprise (clients, fournisseurs, banques…) que, en interne, avec les salariés qui tendent à s’identifier plus fortement avec des employeurs familiaux (Le Breton-Miller et Miller, 2006).

La modification de la répartition géographique des capacités productives sous-jacente aux stratégies de localisation à l’international poursuivies par Bonduelle et Bel durant la période d’étude est susceptible d’être particulièrement dommageable pour ces entreprises du fait de leurs relations étroites avec leurs parties prenantes. Elle est ainsi de nature à susciter, chez leurs salariés français, un sentiment d’insécurité nuisible à leur implication. Or, cette implication est essentielle pour des entreprises dont le modèle économique repose sur une remarquable productivité industrielle. Il en est de même pour les agriculteurs et les coopératives agricoles avec lesquels Bonduelle comme Bel ont tissé des relations fortes. Il convient d’ajouter à cette liste les pouvoirs publics locaux et nationaux soucieux de préserver l’emploi et la santé économique des territoires dont ils ont la charge face au décalage croissant existant, dans les deux cas, entre « l’espace de l’entreprise et l’espace du politique » (Chanteau, 2003). L’accroissement de la part des capacités productives situées hors de France peut également remettre en cause les schémas cognitifs partagés au sein de la famille quant aux stratégies et aux caractéristiques souhaitables pour l’entreprise (Le Breton-Miller et Miller, 2009) et faire ainsi naître des dissensions parmi les actionnaires familiaux.

Bel et Bonduelle sont, en outre, des entreprises familiales cotées en bourse. Cette particularité commune a conduit à l’entrée dans leur capital d’actionnaires non-familiaux plus sensibles aux logiques de réduction de coûts. Le maintien du poids de la France dans l’activité pourrait être interprété par cette catégorie d’actionnaires comme le signe d’une inertie stratégique de mauvaise augure en termes de rentabilité (Sirmon et al., 2008).

La période 2001-2009 est particulièrement intéressante du fait de la popularité accrue de la thématique des délocalisations en France, notamment en 2004 et 2005 (Sergot, 2011), qui a pu influer sur les discours de légitimation des entreprises étudiées.

Sélection et analyse des données empiriques

Nous avons concentré notre analyse sur la partie narrative des rapports annuels publiés par les groupes Bonduelle et Bel. Peu de contraintes réglementaires pèsent sur le contenu et la forme de cette partie narrative (Aerts, 2005). Elle fournit ainsi aux dirigeants une occasion rare de représenter de manière relativement libre l’entreprise qu’ils dirigent et leurs propres décisions sous un jour favorable (Abrahamson et Hambrick, 1997). Les détenteurs actuels ou potentiels d’actions de la société ainsi que les analystes financiers constituent la principale audience ciblée par ces rapports. Toutefois, la mise en ligne des rapports annuels sur les sites Internet Corporate des sociétés cotées et le développement, dans le contenu de ces rapports, de la part dévolue à la Responsabilité Sociale des Entreprises, ont élargi leur audience, suscitant notamment un intérêt croissant de la part des salariés (Rowbottom et Lymer, 2009).

Notre étude des rapports annuels de Bonduelle et de Bel s’appuie sur l’approche de l’analyse critique du discours (Critical Discourse Analysis) proposée par Fairclough (1992, 2001a, 2001b, 2003, 2005). Pour Fairclough (1992), l’analyse critique du discours considère le discours comme « being simultaneously a piece of text, an instance of discursive practice and an instance of social practice » (p. 4). Dans cette perspective, l’analyse des caractéristiques linguistiques des rapports sélectionnés doit permettre de mettre à jour des indices sur leur processus de production, les intentions de leurs producteurs et les audiences auxquelles ils les destinent (Fairclough, 1992, 2001b). L’objectif est de comprendre dans quelle mesure et par quels moyens ces textes visent à reproduire et/ou à modifier les représentations que ces audiences ont de la stratégie de localisation des deux groupes et, au travers de ces représentations, les relations de pouvoir existant entre ces audiences et les dirigeants de Bonduelle et de Bel. L’étude de l’intertextualité, c’est-à-dire des relations construites entre les rapports annuels d’une même entreprise, d’une part, et entre ces rapports et d’autres textes, d’autre part, tient une place particulièrement importante dans cette analyse (Fairclough, 2001a; Leitch et Palmer, 2010). L’intertextualité s’exprime par la présence dans les textes de citations directes (placées entre guillemets) ou indirectes (au travers de présuppositions renvoyant à des ensembles de textes plus ou moins vagues). Elle se traduit également au travers de la structure du texte (positionnement relatif de ses différents éléments et modes de construction de sa cohérence interne), du style adopté (plus ou moins direct, plus ou moins informel…), du vocabulaire et des formes grammaticales employées (Fairclough, 1992).

L’étude des rapports annuels publiés par les groupes Bonduelle et Bel entre 2001 et 2009 a été effectuée en quatre phases successives. La partie narrative de chacun de ces rapports a d’abord été soumise à une analyse de contenu thématique (Yin, 2003 ; Vaara et al., 2006) afin de repérer les passages consacrés à la stratégie de localisation globale des deux entreprises étudiées et aux décisions de localisation qui la composent, qu’il s’agisse de décisions d’accroissement ou de réduction de capacités. Une première version de la grille de codage a été établie par les deux auteurs à partir de la lecture d’une partie du corpus. Les catégories ainsi élaborées ont ensuite été affinées et complétées au moyen d’allers et retours avec les textes. Le codage de l’ensemble du corpus a été réalisé séparément par les deux auteurs puis les résultats de ces analyses séparées ont été comparés.

Dans un deuxième temps, nous avons procédé à l’analyse détaillée du discours compris dans les passages repérés (voir tableau 2) en étudiant successivement le vocabulaire, les formes grammaticales, les relations internes de cohésion et les relations d’intertextualité caractérisant ces passages (Fairclough, 1992, 2001b, 2003), ainsi que leur positionnement relatif dans les rapports annuels et leur articulation avec le reste du contenu de ces rapports. Nous avons ensuite appliqué la typologie des stratégies de légitimation proposée par Vaara et al. (2006) aux résultats de cette analyse textuelle. Dans une troisième phase, les résultats des analyses des différents rapports annuels pris en considération pour chacun des deux groupes ont été croisés afin de mettre à jour les éventuelles évolutions dans les stratégies discursives utilisées au cours de la période étudiée. Dans une quatrième phase, les principaux enseignements retirés de l’analyse séparée des discours de légitimation des stratégies de localisation de Bel, d’une part, et de Bonduelle, d’autre part, ont été comparés en vue de faire ressortir leurs principales similitudes et différences.

Tableau 2

Grille de codage thématique des rapports annuels (extrait)

Grille de codage thématique des rapports annuels (extrait)

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Présentation des résultats

Bonduelle : un discours très structuré et stabilisé

L’analyse des rapports annuels publiés par Bonduelle entre 2001 et 2009 fait apparaître deux échelles emboîtées et soigneusement articulées entre elles : un discours local, consacré à la présentation et à la justification des différentes décisions de localisation ayant affecté la répartition géographique des activités industrielles de l’entreprise durant cette période; et un discours global destiné à donner du sens à ces décisions individuelles en les replaçant au sein d’une logique d’ensemble cohérente. Les principales stratégies de légitimation utilisées à cette fin ainsi que les caractéristiques discursives qui les signalent sont présentées, à l’aide de la typologie de Vaara et al. (2006), dans le tableau 3.

Tableau 3

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bonduelle

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bonduelle

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Un coeur discursif associant arguments économiques et moraux

L’ensemble des types de stratégie discursive proposés par Vaara et al. est mobilisé par la direction de Bonduelle pour légitimer sa stratégie de localisation. Cet inventaire masque toutefois l’importance très variable qui est accordée à chacun de ces types. Parmi les différentes stratégies présentes durant la période d’étude, ce sont les stratégies de rationalisation instrumentale de type économico-financière et de moral evaluation qui prédominent. A partir de 2002/2003, ces stratégies sont constamment mises en avant dans les rapports annuels. Elles apparaissent ainsi systématiquement dans les deux sections clés que sont le message des dirigeants et la présentation de la stratégie du groupe (notamment dans une rubrique dédiée intitulée « International »). Elles sont de plus soigneusement articulées entre elles grâce au recours intensif aux marqueurs de relations causales et de relations additives (voir les extraits du tableau 3). Les arguments économiques (recherche de la « rentabilité » et de la « compétitivité ») sont combinés, au travers de la logique affichée de « répartition des risques », avec la volonté de préserver l’« indépendance » du groupe familial. Cette indépendance est elle-même présentée comme indispensable au maintien de la capacité à développer et à mettre en oeuvre une vision stratégique à long terme (par opposition à l’adoption de logiques d’optimisation financière à court terme) et de la préservation des valeurs sociales du groupe (la recherche de l’« épanouissement des collaborateurs ») dont les actionnaires et dirigeants issus de la famille fondatrice apparaissent comme les garants. La poursuite de cet objectif d’indépendance fait donc de l’expansion à l’international de Bonduelle, mais aussi des fermetures de sites industriels, un « devoir » incontournable pour son équipe de direction, qui protège ainsi, à l’image d’un bon père de famille, les intérêts de ses principales parties prenantes (ensemble des actionnaires familiaux, salariés, cultivateurs de légumes, clients finaux). Les fermetures de sites industriels sont ainsi présentées comme des moyens d’améliorer la productivité d’ensemble du groupe et, de ce fait, comme des obligations morales conduisant au sacrifice d’une minorité des employés pour le bien de la majorité restante.

L’argument de « répartition des risques » constitue le pivot du dispositif discursif construit par la direction de Bonduelle pour justifier sa stratégie de localisation. Suivant la manière dont il est formulé (par exemple en évoquant « la diversification des zones d’approvisionnement ») ou selon les adjectifs qui sont associés au vocable de risques (les adjectifs « commerciaux » et « agronomiques » sont ainsi utilisés successivement ou conjointement durant la période d’étude), cet argument est susceptible de s’inscrire dans l’ensemble des stratégies de légitimation distinguées dans le tableau 3. Les dirigeants du groupe sont ainsi en mesure de faire varier leur discours d’un rapport à l’autre en mettant en avant des stratégies discursives différentes au moyen de dispositifs linguistiques différents (le rapport 2007/2008 est ainsi bâti, dès sa page de garde, autour du thème de la famille, alors que des citations en forme de proverbes structurent la partie consacrée à la stratégie du groupe dans le rapport 2006/2007) tout en conservant le même coeur discursif construit autour du couplage entre les arguments économiques et les valeurs familiales.

L’affirmation de la complémentarité entre implantations industrielles

La mise en avant répétée de la logique de « répartition des risques » renvoie l’image d’une stratégie de localisation d’ensemble axée sur la complémentarité entre les implantations industrielles du groupe, notamment entre les sites français et étrangers, à l’opposé de la logique de substituabilité dont est porteur le terme de délocalisation. Cette logique de complémentarité permet d’intégrer le mot de délocalisation dans le discours organisationnel sans modification significative ni contradiction flagrante. En citant ce mot, la direction de Bonduelle tient à montrer qu’elle n’est pas insensible aux débats publics autour de ce thème et aux inquiétudes que ces débats sont susceptibles de faire naître en interne, notamment parmi les salariés français du groupe. Mais elle cherche surtout à se distancier de ces débats en recourant à la citation indirecte, à la négation et à la contestation sémantique : « Pas un syndicat qui ne s’inquiète de la baisse du pouvoir d’achat et des délocalisations » (rapport 2004/2005, p. 2); « Internationalisation et non pas délocalisation. La politique du groupe est de développer son activité à une échelle mondiale en vue de répartir ses risques, en produisant localement sur les meilleures zones de culture, afin de vendre localement sur des marchés à fort potentiel pour les légumes préparés » (rapport 2007/2008, p. 27).

Bel : Un discours changeant articulé autour d’arguments économiques

L’analyse du discours consacré, dans les rapports annuels publiés par le groupe Bel entre 2001 et 2009, à sa stratégie de localisation n’est pas une tâche aisée. Il existe en effet, durant la période d’étude, de fortes et fréquentes variations dans la place accordée à cette stratégie et aux décisions individuelles de localisation, mais aussi dans le positionnement des passages qui leurs sont dédiés au sein des rapports, dans leur visibilité et dans la manière dont les éléments discursifs s’y rapportant sont structurés et articulés avec le reste du contenu de ces documents. De ce fait, les différentes stratégies de légitimation distinguées dans le tableau 4 ne sauraient être interprétées comme des constituants permanents d’une construction discursive stable.

Tableau 4

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bel

La légitimation discursive de la stratégie de localisation du groupe Bel

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Une stratégie de légitimation enrichie à partir de 2005

Un examen détaillé révèle la présence d’une césure majeure au sein de la période d’étude au niveau du rapport 2005. Ce rapport introduit en effet une nette autonomisation, dans le discours de la direction de Bel, de l’industriel par rapport au commercial. Cette autonomisation est marquée par l’apparition d’adjectifs (« commerciale », « industrielle ») visant à préciser le sens de termes clés tels que « présence » ou « implantation » (ce que Fairclough, 1992, qualifie de modifiers). La nature exacte de la présence ou de l’implantation de Bel dans certains pays ou groupes de pays n’était en effet jamais précisée dans les rapports antérieurs. La très nette prédominance, dans ces rapports, du discours sur les marques, les marchés et les performances commerciales du groupe, ainsi que l’articulation exclusive de la légitimité de sa stratégie d’ensemble autour des préoccupations commerciales indiquent toutefois que ces termes doivent avant tout être appréhendés sous cet angle. Les aspects industriels de la présence ou de l’implantation de Bel à l’international ne sont évoqués qu’en référence à des opérations ponctuelles et localisées de variation de capacités. Ces opérations sont en outre présentées systématiquement de manière subordonnée aux préoccupations et performances commerciales grâce à l’utilisation de relations causales, que ce soit pour expliquer de mauvais résultats constatés dans certaines zones géographiques (pour les opérations de réduction de capacités), ou pour illustrer la capacité d’adaptation du groupe à une augmentation plus ou moins localisée de la demande (pour les opérations d’accroissement de capacités). Cette subordination des opérations industrielles aux exigences de l’entité impersonnelle et générale que sont les « marchés » de Bel est elle-même justifiée par les objectifs organisationnels qu’affichent ses dirigeants. Ces derniers proposent une vision du futur du groupe qui prend les apparences d’une prédiction futurologique (Fairclough, 2003, p. 167; Vaara et Tienari, 2008). Ils se présentent en effet comme investis de la capacité à faire des prédictions sur le futur de l’entreprise et à imposer cette vision (notamment au travers de l’emploi du verbe « devoir ») à l’ensemble des salariés du groupe (« la stratégie doit être au coeur des préoccupations de chacun », rapport 2001, p. 3). La légitimation des décisions de localisation industrielle du groupe Bel repose donc, jusqu’au rapport 2005, sur une stratégie d’authorization composée de deux niveaux emboîtés.

L’autonomisation de l’industriel par rapport au commercial se caractérise également par l’apparition, à compter de 2005, d’un discours global, visant à légitimer la stratégie de localisation industrielle des Fromageries Bel en replaçant les décisions de localisation individuelles au sein d’une logique d’ensemble qui se veut la plus cohérente possible. Cette cohérence est bâtie autour du couplage entre une stratégie discursive de rationalisation financière et une stratégie discursive de normalisation. L’apparition d’un discours global sur la stratégie de localisation de Bel ne rend toutefois pas caduques les modes de légitimation antérieurs. Elle vient plutôt les enrichir en élargissant l’éventail des stratégies discursives mobilisées.

Les dirigeants de Bel ne s’appuient pas explicitement, pour légitimer leur stratégie de localisation, sur des stratégies discursives de type moral evaluation. Toutefois, comme le souligne Fairclough (2003), toute stratégie discursive de légitimation est porteuse, de manière plus ou moins explicite, de valeurs morales. Ici, la prédominance de l’argumentation économico-financière et le poids reconnu aux marchés sur lesquels Bel écoule ses produits dans ses décisions de localisation signalent la présence sous-jacente de valeurs appartenant à l’ordre de discours néolibéral. Ces valeurs, même si elles ne sont pas directement reliées avec la stratégie et les choix de localisation de l’entreprise, sont explicitement mises en avant comme guides des comportements et attitudes que les salariés doivent adopter, notamment au travers du recours à la métaphore de l’entrepreneur (« Tous entrepreneurs ! », rapport 2006, p. 20) et de la mise en récit d’initiatives locales sous la forme de contes moraux (moral tales, Van Leeuwen et Wodak, 1999). L’objectif est de promouvoir, chez les employés du groupe, la prise de risque, l’autonomie et la responsabilisation individuelle, ainsi que le goût de l’effort au service des performances organisationnelles.

L’évocation d’une possible substituabilité entre sites industriels

Le discours de légitimation construit à partir de 2005 autour de la stratégie de localisation des Fromageries Bel se caractérise par une coexistence marquée des logiques de complémentarité et de substitution entre établissements industriels, en particulier entre les usines situées en France et celles situées à l’étranger (« Bel cherche également à trouver un équilibre entre la mise en commun de ses moyens de production et sa volonté d’être au plus près des marchés », rapport 2008, p. 17). Les stratégies discursives utilisées ainsi que leurs modes d’articulation indiquent en outre clairement que la part de chacune de ces deux logiques dans la stratégie de localisation du groupe est susceptible d’évoluer au gré des altérations apportées par les dirigeants à la vision du futur de l’entreprise, mais aussi par les évolutions des marchés sur lesquels Bel est présent. A l’image de l’entreprise qui s’efforce de s’adapter à ces évolutions, les salariés sont appelés à « se réinventer quand la situation l’exige » (rapport 2008, p. 26). Le processus de transfert des productions anciennement réalisées en France pour les marchés étrangers est ainsi présenté dès 2005 comme achevé (voir le premier extrait du tableau 4). Le contenu du rapport 2008 laisse toutefois la porte ouverte à de nouveaux transferts internationaux de production, particulièrement au dépend des sites français, dans la mesure où « il n’y a donc pas une seule usine dans le monde pour fabriquer du Kiri®, du Mini Babybel® ou de La vache qui rit®, mais plusieurs. Cela permet à Bel d’optimiser ses investissements et le pilotage de sa capacité de production, avec une supply chain mondiale » (p. 26). Cette citation voisine de plus avec la mise en avant d’un exemple de transferts de compétences entre un site français et un site slovaque (p. 23). Même si la thématique des délocalisations et les débats publics qui l’accompagnent peuvent faire naître des inquiétudes en interne, il n’est nullement besoin d’en faire mention dans les rapports de Bel dans la mesure où sa stratégie de localisation n’y dépend que de la vision construite par ses dirigeants, des exigences des marchés et des performances industrielles et commerciales du groupe.

Discussion

Les résultats obtenus indiquent que, en dépit de quelques difficultés dues à la forte imbrication des différentes stratégies discursives utilisées dans certains passages ainsi qu’au caractère ouvert du classement qu’elle propose (voir Vaara et al., 2006, et Vaara et Monin, 2010), la typologie des stratégies de légitimation proposée par Vaara et al. (2006) est tout à fait apte à rendre compte, sans modifications majeures, des principales similitudes et différences dans la manière dont la légitimité des stratégies de localisation de Bonduelle et de Bel est construite.

Ces constructions discursives comportent deux niveaux emboîtés : le niveau des décisions de localisation individuelles et celui de la stratégie de localisation globale de chacun des groupes, ce dernier niveau s’efforçant de replacer les décisions individuelles au sein d’une logique d’ensemble cohérente. La typologie de Vaara et al. (2006) n’ayant été appliquée, jusqu’à présent, qu’au premier de ces deux niveaux, l’étude de notre terrain fait nécessairement apparaître des spécificités qui n’avaient pas été mises en avant par ses auteurs. La première de ces spécificités réside dans la prédominance, au sein du discours de légitimation des deux groupes, d’une rhétorique téléologique (Suddaby et Greenwood, 2005, p. 46) visant à présenter les décisions de localisation mises en oeuvre durant la période d’étude comme les éléments d’un grand plan pensé dans sa globalité. Cette rhétorique téléologique transcende largement les types établis par Vaara et al. Si elle ne permet pas, en elle-même, de distinguer les deux cas, ces derniers diffèrent toutefois par la nature des références et des outils linguistiques mobilisés pour établir cette cohérence apparente. Les dirigeants de Bonduelle s’appuient sur un discours à la structuration stable et particulièrement visible grâce à un positionnement relatif invariant des différents éléments qui le composent et à l’utilisation intensive des marqueurs de relations discursives (Fairclough, 2003). Ce discours est dominé par le couplage d’arguments économiques avec une autoreprésentation de l’équipe de direction en bon père de famille puisant largement dans la représentation traditionnelle de la famille judéo-chrétienne. La direction de Bel privilégie pour sa part, au travers du positionnement relatif dans les textes, de l’emploi de modalités exprimant la nécessité (notamment le verbe « devoir ») et de marqueurs de relations causales, une double subordination de la stratégie de localisation à sa vision du futur de l’entreprise et à des logiques d’adaptation aux exigences des marchés sur lesquels les produits du groupe sont vendus. Elle puise ses références principales dans le discours néolibéral. Les principales caractéristiques distinctives de la rhétorique téléologique utilisée dans les deux cas émergent donc de l’application de la démarche détaillée d’analyse des textes dans leur contexte proposée par Fairclough (1992, 2001b).

Différents indices inclus dans les rapports annuels étudiés invitent à attribuer au moins en partie les différences relevées entre les discours de légitimation de Bonduelle et de Bel à des perceptions divergentes quant aux audiences auxquelles sont destinées les parties narratives de ces rapports (Fairclough, 1992). Le discours de Bonduelle, qui mobilise des références plus diversifiées et qui se prête plus volontiers à des interprétations multiples, semble destiné à des audiences plus variées que celui de Bel. Le contenu des rapports de Bonduelle traduit la volonté affichée de conserver un équilibre entre les préoccupations des actionnaires familiaux (et en particulier des actionnaires ne faisant pas partie du premier cercle composé de trois familles qui contrôlent et dirigent effectivement l’entreprise), celles des analystes financiers et des investisseurs acquérant leurs actions en bourse et celles des salariés (dont beaucoup sont également actionnaires du groupe) présentés comme une population unifiée aux intérêts communs (Fairclough, 2001b). A l’inverse, les rapports annuels de Bel paraissent plus particulièrement destinés à une audience d’actionnaires non-familiaux et d’investisseurs potentiels, dont l’intérêt tend à se concentrer sur les données financières (Rowbottom et Lymer, 2009), et, pour leur partie narrative, aux cadres du groupe, catégorie explicitement distinguée du reste des salariés et à laquelle une attention particulière est dévolue (« Les managers, au coeur des défis de l’entreprise », rapport 2004, p. 7).

Ces indices suggèrent que la combinaison de la typologie de Vaara et al. (2006) avec la taxinomie des capacités de gestion de la réputation développée par Heugens et al. (2004) est susceptible d’améliorer encore la compréhension des configurations discursives élaborées pour protéger la légitimité des stratégies de localisation des FMN et de faciliter la mise à jour de leurs fondements. Heugens et al. (2004) distinguent quatre types de capacités organisationnelles que les dirigeants d’entreprises exposées au risque de crises de légitimité peuvent mobiliser : les capacités de dialogue qui leurs permettent, notamment au travers de la recherche du consensus, de construire des relations de confiance avec un large éventail de parties prenantes externes aux attentes variées; les capacités à plaider (advocacy) qui visent à persuader des audiences externes particulières que la position de l’organisation sur une question controversée est acceptable; les capacités de silence utilisées en vue d’éviter l’association du nom de l’entreprise avec des sujets polémiques; les capacités de communication de crise qui concernent l’aptitude, une fois la crise de légitimité survenue, à en atténuer les effets en s’engageant dans des échanges d’informations avec les acteurs extérieurs concernés. Les indices repérés dans les rapports étudiés indiquent que les dirigeants de Bonduelle privilégient le dialogue destiné simultanément à plusieurs parties prenantes internes et externes et ceux de Bel le plaidoyer utilisé de manière plus ciblée. Les deux entreprises se rejoignent cependant dans l’utilisation du silence sur la question des délocalisations, au travers d’une déconnexion explicite de l’entreprise avec les débats publics sur le sujet dans le premier cas, de l’omission dans le deuxième cas.

Deux pistes explicatives peuvent être retenues pour rendre compte de ces choix divergents. La première renvoie à une perspective déterministe (Heugens et al., 2004) mettant en avant les caractéristiques propres aux métiers des deux entreprises et à leurs positions concurrentielles (plus assurée pour Bonduelle, leader mondial sur le marché très atomisé des légumes transformés, que pour Bel). La deuxième explication privilégie au contraire les facteurs internes liés à la structure du capital des deux groupes (notamment le fait que les Fromageries Bel soient détenues à hauteur de 24 % par le groupe laitier Lactalis), ainsi que leurs cultures familiales respectives ancrées dans leurs régions d’origine (le Nord pour Bonduelle, la Franche-Comté pour Bel) et dans l’histoire de leurs fondateurs transmise de génération en génération.

Conclusion

L’analyse de la partie narrative des rapports annuels publiés par les groupes agroalimentaires Bonduelle et Bel sur la période 2001-2009 constitue ainsi un point de départ particulièrement intéressant pour comprendre les similitudes et les différences dans les configurations discursives élaborées en vue de légitimer leurs stratégies de localisation industrielle ainsi que les fondements de ces configurations.

Ce travail nécessite toutefois d’être prolongé par des recherches ultérieures menées dans deux directions. Tout d’abord, une meilleure compréhension des dynamiques de légitimation-délégitimation entourant les stratégies de localisation à l’international des FMN nécessite d’analyser une plus grande variété de textes produits par leurs dirigeants, mais aussi d’intégrer les textes émanant des autres parties prenantes affectées (actionnaires, salariés et leurs représentants, pouvoirs publics nationaux ou locaux, fournisseurs, clients…). D’autre part, une meilleure compréhension des déterminants des constructions discursives destinées à légitimer les stratégies de localisation des FMN et de leurs effets requiert l’étude de l’ensemble des processus de production, de diffusion et d’interprétation de ces constructions par leurs destinataires sur un échantillon d’entreprises plus large dont on contrôlera les caractéristiques organisationnelles et les secteurs d’activité.