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Pour arriver sur les bancs des cours de droit, il a fallu aux spécialistes de sciences sociales que nous sommes l’occasion d’une enquête collective. Centrée sur la formation des élites en France, cette recherche[1] considère la formation juridique des futurs dirigeants des secteurs public et privé comme un analyseur de la place de ce savoir de gouvernement dans les modes contemporains de régulation et de domination[2]. S’intéresser aux élites et à leurs études, dans le cas français, suppose d’intégrer une forte spécificité nationale : celle de la dualité du système d’enseignement supérieur, divisé entre universités et grandes écoles. Ainsi, la majorité des élites françaises est issue, comme le soulignait Pierre Bourdieu dans La noblesse d’État[3], de la filière classes préparatoires/grandes écoles qui sélectionne et légitime les classes supérieures, dans des domaines aussi différents que les sciences et les humanités (écoles normales supérieures), les études commerciales (écoles de commerce) et les études d’ingénieurs au travers des écoles qui leur sont consacrées. Un second système de concours, appuyé sur les instituts d’études politiques (de Paris mais aussi de province) et plus marginalement sur les universités, organise l’accès aux grandes écoles de service public, en particulier les Écoles Nationales d’Administration (ENA) et de la Magistrature (ENM).

En revanche, les disciplines juridiques et médicales se distinguent par leur absence de concurrence avec ces grandes écoles. Si nous faisons abstraction des officines privées réservées à la préparation des examens, les formations universitaires en droit et en médecine semblent réussir à maintenir leur monopole et leur prestige. Cette conception dualiste apparaît néanmoins problématique pour au moins deux raisons. Tout d’abord, elle tend à considérer que le droit est uniquement enseigné dans les universités. Or nous avons rapidement constaté que le droit est présent dans nombre d’autres cursus. En particulier, ces fameuses grandes écoles comportent depuis longtemps des enseignements juridiques, qu’elles préparent ou non à des fonctions directement liées au maniement de la légalité. Comprendre comment ces élites sont formées au droit signifiait ainsi se pencher sur la question, totalement négligée, de l’enseignement du droit hors des universités. Saisir le contenu et les évolutions de ces enseignements permettrait de saisir les conceptions du droit mises en oeuvre par les formateurs, décrivant les corpus juridiques jugés utiles pour la préparation des élèves à leurs futurs rôles, ainsi que les formes de socialisation au droit expérimentées par ces élites en devenir, engageant tout à la fois des rapports à l’État et au politique[4].

Un second point a justifié notre enquête. Alors que nous écrivions ce projet, en 2008, le monde du droit était traversé par les soubresauts d’une controverse née de la promulgation, un an plus tôt, d’un arrêté rompant le monopole détenu depuis le Moyen Âge par les facultés de droit concernant l’accès au barreau. En effet, l’arrêté ouvrait aux diplômés de deux masters juridiques (deuxième cycle) de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) la possibilité de se présenter au concours du barreau, sans être titulaire d’un diplôme universitaire en droit. Ce changement et la mobilisation qui s’ensuivit chez les professeurs de droit indiquaient bien un second front stratégique, relatif à la formation d’une élite parmi les juristes, celle des avocats d’affaires. C’est à ce nouveau « marché » que s’intéressait Sciences Po en demandant la rupture du monopole — rupture qui avait déjà été opérée de fait, quoique avec plus de discrétion, par les grandes écoles de commerce. Ces dernières proposent en effet, de façon croissante, des formations aux avocats visant le monde des affaires. Saisir le droit hors des facultés de droit était donc essentiel pour comprendre le développement concurrentiel d’un marché de la formation des élites (juridiques et non juridiques) aujourd’hui internationalisé. En effet, l’investissement de la formation juridique par les grandes écoles s’inscrit dans le contexte de mise en concurrence internationale des établissements d’enseignement supérieur, qui, changeant l’espace des luttes interinstitutionnelles, est de nature à relativiser les normes d’excellence hexagonales et à faire émerger de nouvelles compétences[5].

Devant une bibliographie particulièrement lacunaire et principalement constituée de témoignages de juristes ou de monographies imprécises sur les grandes écoles, nous avons décidé de traiter cette question à partir de trois axes de recherche : 1) un niveau sociohistorique visant à reconstituer à grands traits l’enseignement du droit dans ces institutions depuis 1958 ; 2) une analyse plus classique en sociologie appuyée sur des entretiens et l’analyse de documentation portant sur la situation du droit dans les différents cursus aujourd’hui ; et 3) un volet appuyé sur une démarche méthodologique spécifique, celle de l’observation, permettant de suivre l’enseignement du droit effectivement dispensé dans ces institutions. Tout en s’appuyant sur les deux premiers volets de la recherche, notre article s’inscrit principalement dans le troisième volet, fondé sur des observations de cours de droit assurés respectivement à l’École des hautes études commerciales (HEC)[6] et à Sciences Po en 2009 et 2010. Observer directement les cours de droit, sans en rester au seul dépouillement des supports pédagogiques (programmes, fascicules de cours), signifiait d’un point de vue épistémologique se situer très clairement du côté d’une approche du droit en actes plutôt que d’une appréhension du seul droit des livres. L’observation permet en effet de saisir ce qui se joue dans l’enseignement concret de la matière juridique, au-delà et en deçà du programme affiché et des orientations proclamées par les établissements et leurs représentants (ce qu’on désigne par curriculum formel en sociologie de l’éducation), afin d’atteindre le curriculum caché ou du moins implicite[7]. Quelle conception du droit est effectivement promue dans les cours ? Quels sont les modèles de juristes auxquels les étudiants sont amenés à s’identifier ? Quelles relations s’établissent entre l’enseignant et ses étudiants ? Voilà des questions concrètes qui constituent autant d’axes fondamentaux de notre réflexion. En effet, comme l’a montré Elizabeth Mertz, les cours de droit sont loin de ne transmettre qu’un contenu : ils ont avant tout pour objet, dit-elle, d’inculquer une manière de penser spécifique, apparemment dépolitisée, abstraite, distincte de la morale, et finalement bien adaptée à l’idéologie capitaliste[8]. Les enseignements de droit que nous avons observés à HEC et à Sciences Po porteraient-ils aux mêmes conclusions ? De manière plus ouverte, quelles sont les normes implicites (sur la nature du droit, le « bon » juriste, le système judiciaire) transmises aux futures élites économiques par l’intermédiaire de ces enseignements ?

Inscrites dans des démarches privilégiant les recherches empiriques sur le droit et la justice[9] et l’approche ethnographique des institutions[10], nous étions d’emblée convaincues par l’intérêt d’enquêter sur une durée relativement longue (plusieurs mois sur chacun des terrains) dans les institutions choisies pour répondre à ces questions. Plus exactement, c’est au sein des groupes d’interconnaissance[11] constitués par les enseignants et les étudiants engagés dans les cursus juridiques que nous avons décidé d’inscrire notre protocole d’enquête. Toutefois, la mise en oeuvre de cette démarche s’est heurtée à deux types d’obstacles. D’abord, les références nous ont manqué du côté d’une sociologie française de l’éducation qui n’a que récemment mobilisé l’observation des cours comme technique majeure d’enquête. La classe est en effet longtemps restée la « boîte noire » de cette sous-discipline[12]. Certes, des travaux récents ont mis l’observation au coeur de leur analyse de la transmission éducative[13], voire des transformations de la reproduction scolaire[14]. Ils ont progressivement intégré la sociologie britannique d’inspiration marxiste (introduite en France par Jean-Claude Forquin[15]) aux approches françaises centrées sur la violence symbolique de l’institution scolaire[16] et dépassé l’interactionnisme américain, prompt à considérer que la socialisation étudiante se joue davantage en dehors des salles de cours qu’à l’intérieur de celles-ci[17]. Cependant, les recherches sur les grandes écoles de service public se sont davantage appuyées sur des sources écrites et des entretiens que sur l’observation directe de cours[18]. Quant aux travaux d’ethnographie du droit, ils ne se tiennent que rarement sur les bancs des cours de droit, préférant ceux des palais de justice, faisant du livre de Mertz une exception bienvenue. C’est donc aussi par déplacement de compétences méthodologiques et de cadres théoriques forgés sur d’autres objets que nous avons construit notre position d’observatrices.

Pour gagner celle-ci, un deuxième obstacle s’est présenté : spécialistes de sociologie politique du droit, nous n’avons pas été formées dans les facultés de droit ; nous n’étions pas — et ne sommes toujours pas — juristes. Si les terrains habituels de la science politique peuvent forger quelques compétences en droit public, nous étions parfaitement novices dans les matières dont nous allions suivre les cours (du droit général des obligations au droit des fusions-acquisitions). Dans la mesure où nous entendions étudier, non seulement le cadre des interactions, mais aussi la transmission des savoirs juridiques, cette ignorance se révélait gênante. Outre que l’apprentissage se fait en suivant des cours (y compris en tant qu’enquêtrices), cette position de départ n’a pas été préjudiciable. Nous nous sommes placées — classique ficelle du métier — dans la position de l’apprentie face aux professeurs de droit que nous interrogions, manière de les encourager à expliciter les connaissances qu’ils entendaient transmettre en cours. Nous avons aussi cherché à analyser les contenus cognitifs transmis dans les salles de classe en articulation avec leurs supports matériels et interactionnels. Dès lors, sans nier la spécificité de la matière juridique, nous avons mobilisé des outils et des concepts relevant de la sociologie des institutions et de la socialisation — et donc pour partie transférables à d’autres disciplines.

La progression de notre article suit ce cheminement, attentif aux schèmes discursifs et cognitifs de la formation juridique tout autant qu’aux cadres institutionnels qui les rendent possibles et leur donnent corps. Nous analyserons d’abord la place — changeante — des enseignements juridiques dans les deux écoles étudiées, ainsi que les méthodes pédagogiques utilisées par les professeurs, de manière à discuter la spécificité relative de la formation juridique dans ces institutions, à la fois plus élitistes et plus précocement professionnalisées[19] que les universités. Nous étudierons ensuite les définitions du droit et des juristes promues dans les cours, à partir d’un examen des contenus d’enseignement articulés avec les conditions pratiques de leur énonciation. Cette analyse montrera que, en présentant le droit comme un savoir pratique, ces cours apprennent à jouer avec les règles économiques et politiques du capitalisme financier et à se mettre au service des acteurs dominants de ce jeu.

1 De grandes écoles de droit ?

Pour analyser la place des deux grandes écoles qui sont HEC et Sciences Po sur le terrain juridique, nous prendrons en considération trois dimensions majeures : la dimension institutionnelle d’abord, rendant compte de leur positionnement à l’égard des facultés de droit ; la dimension curriculaire ensuite, qui permettra de repérer quel type de droit y est enseigné ; la dimension pédagogique enfin, pour mettre en évidence les modes de transmission en actes, dans leurs rapports avec les modèles universitaires français et nord-américains.

1.1 Du droit généraliste au droit pour les juristes

Cela a été dit, Sciences Po et HEC se sont récemment engagées dans la formation des avocats, et en particulier du segment supérieur du barreau travaillant dans les grands cabinets (très majoritairement anglo-saxons) dont les clients sont principalement des entreprises. Cette évolution transforme les enseignements juridiques donnés dans ces deux écoles, longtemps associés à la culture générale commune aux hauts fonctionnaires dans le premier cas, aux commerciaux dans l’autre.

1.1.1 Une remise en question des facultés de droit ?

En 1881, à la création de HEC, la « législation » fait déjà partie de la douzaine de matières au programme[20] : « Pendant toute la première partie du xxe siècle, le dispositif pédagogique mis en place est ainsi très marqué par ce souci d’acquérir des titres de noblesse académique […] Le droit devient la discipline centrale du cursus[21]. » Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale d’ailleurs, les rares universitaires présents dans cet établissement sont des professeurs de droit[22]. Dans les deux décennies d’après-guerre encore, enseignent à HEC de prestigieux professeurs de la Faculté de droit de Paris, par ailleurs souvent intervenants à Sciences Po[23]. En d’autres termes, alors qu’elle est encore une « “école de rattrapage”, pour une jeunesse bourgeoise tenue à l’écart de l’enseignement supérieur[24] », l’école de commerce prend l’université pour modèle et ses liens avec elle passent principalement par les enseignements juridiques.

Ces relations sont assez largement rompues par le déménagement de HEC, en 1964, de Paris à la grande banlieue sud, sur le nouveau campus de Jouy-en-Josas. Ce déménagement est concomitant de changements importants. À partir du milieu des années 60, la direction de l’école promeut un enseignement par « études de cas », inspiré par la Harvard Business School, qui s’éloigne du cours magistral universitaire. Les disciplines associées à la gestion voient leur part s’accroître, tandis que les « matières les plus académiques perdent de l’importance[25] ». À la fin de la décennie de surcroît, HEC amorce la constitution d’un corps de professeurs permanents, qui ne répondent que rarement aux exigences universitaires françaises (être titulaire d’un doctorat d’État ou de l’agrégation). Les professeurs de la Sorbonne ne font plus que rarement le déplacement à Jouy-en-Josas. Au début des années 1970, le nouveau département de droit recrute plusieurs de ses membres parmi des fonctionnaires des impôts, chargés de concevoir des enseignements en fiscalité. Ce sont ces fiscalistes, dotés d’une culture de service public par contraste avec les autres spécialités proposées à HEC (gestion puis marketing et finance), qui font progressivement du droit une matière de spécialisation. La contribution du droit à la « culture générale des affaires » que doivent détenir les diplômés ne disparaît évidemment pas : le cours de droit obligatoire de première année en témoigne. En outre, à partir des années 80 et surtout 90, la notion de responsabilité pénale de la personne morale (introduite dans le Code pénal[26] en 1994) et la médiatisation d’affaires judiciaires impliquant des chefs d’entreprise fournissent un argument nouveau en faveur d’une formation juridique donnée à tous les futurs gestionnaires : rendus sensibles au « risque pénal » et sachant s’entourer de conseillers juridiques capables de les prévenir, ils seront capables d’innover et de développer les entreprises tout en « sécurisant » les décisions[27]. Un article coécrit par les professeurs de droit de HEC dans un ouvrage consacré à cette école publicise alors cette finalité de l’enseignement juridique et fiscal, désormais éloigné de la comptabilité et rapproché du management : « Le droit n’étant plus seulement une technique, il devient un élément majeur de la stratégie[28]. »

Ce faisant, l’enseignement juridique ouvre aussi la voie à un autre objectif. Comptant sur le développement des métiers juridiques dans les directions générales des grands groupes, sur le modèle de la fonction d’avocat-conseil (general counsel) américain, les professeurs de droit de HEC entendent former des juristes d’entreprises désormais plus nombreux, plus qualifiés et davantage reconnus. Ils s’intéressent aussi au développement du marché du conseil juridique et fiscal. Ainsi, dès 1985, est créée une majeure « stratégie juridique et fiscale internationale[29] » (cursus de troisième année), préparant à ces deux types d’insertion professionnelle. Les professeurs à l’origine de cette formation expliquent en entretien que ce positionnement, du côté des cabinets d’audit et de conseil et des fonctions juridiques internes, était un moyen de ne « brusquer » ni les universités ni le barreau. En n’affichant pas ouvertement son intention de former de futurs avocats, en ne contestant pas le monopole universitaire dans la collation des grades, HEC a renoué ses liens avec les facultés de droit, en l’occurrence une université de la banlieue sud (Paris 11) d’abord, puis les deux prestigieuses facultés du Quartier latin (Paris 1 et 2). Depuis 25 ans, la majeure « droit » accueille une cohorte annuelle d’une cinquantaine d’étudiants[30], pour moitié étudiants de la grande école, pour l’autre des universités partenaires, sur un mode toutefois inégalitaire : les élèves de HEC obtiennent le diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) (aujourd’hui « master 2 ») et peuvent donc se présenter au barreau, sans que les étudiants de l’université ne deviennent pour autant diplômés de HEC.

Pour les premiers diplômés de la majeure (rencontrés en entretien), le passage par l’école du barreau n’est pas une priorité : les grands cabinets d’audit (principalement Arthur Andersen à l’époque) viennent directement sur le campus chercher leurs futurs collaborateurs. En revanche, la fusion des métiers du conseil juridique et de la profession d’avocat, effective au 1er janvier 1992, permet bientôt à ces consultants de devenir avocats sans examen. Dans les années suivantes, les étudiants de HEC se destinant aux carrières juridiques et judiciaires poursuivent de plus en plus souvent des études de droit à l’université — encouragés par leurs enseignants soucieux de présenter au barreau des étudiants conformes aux exigences académiques. Autre évolution, une part croissante de ces étudiants délaisse la fiscalité pour investir le droit des affaires (en particulier celui des fusions-acquisitions) et exercer dans les grands cabinets d’avocat (départements corporate principalement). Les enseignants à l’initiative de la majeure ont su impliquer ces cabinets, par l’entremise de la philanthropie (financement de la fondation HEC), dans son instance « politique » également (le comité d’orientation, consulté sur le programme et les stages) ainsi que dans ses cours — plusieurs d’entre eux étant assurés par des avocats. Toutefois, le Département de droit de HEC peine à atteindre les standards d’« excellence » promus par la direction de cette école depuis une quinzaine d’années[31]. Rares sont les professeurs qui atteignent les objectifs en termes de publications dans les revues internationales de rang A — plusieurs dénonçant d’ailleurs l’inadéquation de ce type d’évaluation avec la discipline juridique (nationale et moins mathématisée). Néanmoins, la majeure parvient à conserver sa place au sein de la grande école, grâce à la reconnaissance dont jouissent ses diplômés sur la « place de Paris ».

En d’autres termes, par comparaison avec la stratégie contemporaine de Sciences Po, que nous exposons ci-dessous, les professeurs de droit de HEC, relativement isolés au sein de leur institution et dotés de titres moins nobles que leurs collègues universitaires, ont joué la discrétion à l’égard du barreau et l’alliance avec les universités plutôt que la médiatisation et la concurrence. Un des professeurs à l’origine de la majeure, aujourd’hui retraité, emploie l’expression Small is beautiful pour résumer son ambition[32]. HEC n’est pas — et ne sera sans doute jamais — une grande école de droit, elle ne cherche d’ailleurs pas à créer un cursus complet (jusqu’au doctorat) dans cette discipline, pas plus qu’à recruter les professeurs les plus en vue. Cependant, elle se maintient dans une position de « niche », répondant aux aspirations de certains étudiants comme à leurs attentes financières. Alors qu’à Sciences Po, la création de l’École de droit participe pleinement à la mutation quelque peu agressive de l’institution, sous la houlette de son très médiatique directeur Richard Descoings[33], le droit demeure marginal à HEC, en tant que discipline de recherche, et minoritaire, en fait d’enseignement. Il n’en demeure pas moins que cette école est, parmi les grandes écoles de commerce françaises, celle qui a le plus investi le terrain du droit[34] et qui jouit d’une belle réputation dans le segment supérieur du barreau.

L’entrée en scène de Sciences Po sur le marché de la formation au droit, en 2007, menace cette donne. Là aussi, le droit est enseigné depuis longtemps, mais principalement sous la forme du droit public : la filière traditionnellement la plus légitime et la plus prestigieuse, dite « Service public », intégrait une composante non négligeable de cette discipline. Durant la seconde moitié du xxe siècle, l’école de la rue Saint-Guillaume (Paris 7e) a concurrencé la Faculté de droit pour l’accès aux grands corps de l’État. Son curriculum pluridisciplinaire ainsi que la présence de hauts fonctionnaires parmi ses enseignants se sont avérés autant d’atouts pour préparer l’entrée à l’École nationale d’administration (ENA), antichambre de la haute fonction publique. Toutefois, nombre d’étudiants issus de la bourgeoisie parisienne faisaient alors « leur droit » en même temps que la « rue Saint-Guillaume »[35]. Depuis les années 80, cette tendance au cumul des formations s’est nettement accentuée (droit/Sciences Po, droit/école de commerce, Sciences Po/École normale supérieure (ENS)) — la concurrence entre établissements d’enseignement supérieur, notamment pour l’accès à la profession d’avocat d’affaires, se manifestant aussi dans la recherche, chez les étudiants les plus dotés, d’appariements scolaires favorables à l’accumulation des capitaux culturel, symbolique et social.

Le tournant décisif, suite à l’arrêté de 2007[36], a été la création à Sciences Po en 2009 d’une école de droit, composée de deux masters (« Droit économique » et « Carrières juridiques et judiciaires »), puis d’une école doctorale en droit. Cette création s’insère dans un double positionnement de l’institution, qui tend à coller au modèle de l’école de commerce[37] (business school), tout en élaborant une politique scientifique ambitieuse (appuyée sur la possibilité de recruter un grand nombre d’enseignants relativement à d’autres institutions). Comme l’ont montré deux membres de l’équipe Élidroit[38], l’arrêté de 2007 et la création de l’École de droit ont été vécus comme de véritables provocations par les universitaires, et surtout comme l’exercice d’une « concurrence déloyale » de la part d’une institution qui, contrairement aux universités, disposait de moyens importants et avait la possibilité de sélectionner ses élèves. En outre, dans la controverse qui s’ensuivit, par l’intermédiaire d’une pétition et de recours contentieux, la qualité et le sérieux même des formations données à Sciences Po ont été discutés par les universitaires. En effet, l’arrêté permettait d’admettre dans les masters juridiques de cette institution des novices en droit qui pouvaient, deux ans plus tard seulement, se présenter au concours du barreau. Deux ans de formation au lieu de quatre ou cinq, voilà une formation que nombre d’universitaires, de droite comme de gauche, ont qualifié d’« au rabais ». Dans ce domaine, les plus influents cabinets d’avocat, tout en souhaitant ne pas froisser leurs pourvoyeurs traditionnels de jeunes collaborateurs, ont laissé entendre qu’ils voyaient d’un bon oeil la création de l’École de droit, par contraste avec une université sempiternellement accusée d’être trop éloignée des réalités de la pratique[39].

La réponse ne s’est pas fait attendre, en particulier de la part du directeur de l’École de droit. Dans un texte particulièrement incisif publié dans un dossier consacré à l’enseignement du droit au début du xxie siècle[40], il répondait aux différentes objections issues du milieu juridique universitaire en dénonçant, derrière la défense proclamée de l’intérêt général, la préoccupation de Paris 1 et de Paris 2 relative à leurs « parts de marché dans la concurrence » pour le recrutement dans les grands cabinets parisiens. Il réfutait l’argument de la sélection et des moyens, pointant la possibilité pour les universités de sélectionner pour l’accès au deuxième cycle, et le niveau relativement élevé de ressources y étant disponibles, tel qu’il avait pu en faire l’expérience comme professeur à Lille pendant douze ans. Enfin, sur l’insuffisance supposée de l’enseignement en droit dispensé à Sciences Po, il opposait les dérogations existant déjà pour certains élèves des grandes écoles en France, ainsi que les exemples des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du Japon et même de l’Université McGill au Québec (où il a fait ses premières armes d’enseignant), où la formation est plus courte. Enfin, il remettait en cause le modèle de la « culture juridique » devant être transmise si progressivement, et englobant avant tout une maîtrise de la dogmatique.

Cette dernière remarque amène au coeur du débat pertinent pour notre article. Au-delà de la posture relativement conquérante de Sciences Po sur le marché du droit, son entrée en scène s’est accompagnée de la revendication d’une nouvelle manière d’apprendre et de faire du droit. Quelques citations sont particulièrement éloquentes de ce point de vue :

Je crois qu’une bonne partie des juristes français est convaincue que […] le bon apprentissage du droit – dont on ne cesse de nous dire qu’il est l’apanage de la doctrine – nécessiterait la connaissance d’un maximum d’éléments du système, à défaut de quoi les étudiants ne pourraient arriver à le faire fonctionner, à en comprendre les mécanismes internes, à manier les bonnes analogies, voire à le critiquer et à le réformer[41].

À cette conception du droit et de son enseignement, qualifiée de terriblement datée, il oppose une conception qui, de René Démogue en France à Duncan Kennedy aux États-Unis, serait celle du réalisme juridique[42], soit, en ses termes, un déplacement d’un savoir sur ce qu’est le droit vers une connaissance de ce que font les juristes. C’est dans cette perspective qu’il affirme situer les cours de l’École de droit, jugés en adéquation à la fois avec les meilleurs standards universitaires internationaux et les besoins de souplesse et de créativité des cabinets d’affaires. Sept orientations sont ensuite énumérées comme constituant les choix opérés par Sciences Po :

  1. articuler l’enseignement du droit à une connaissance préalable des humanités ;

  2. insister sur les fondamentaux (en distinguant l’essentiel et l’accessoire dans le droit) ;

  3. ne plus penser l’enseignement du droit comme un isolat ;

  4. favoriser la pluridisciplinarité ;

  5. développer l’expérience par les stages dans le milieu professionnel ;

  6. ne pas en rester à la dogmatique (penser la pratique comme la réelle théorie du droit) ; et

  7. mettre au point des formes d’enseignement interactif avec les étudiants.

Derrière le modèle promu, il est aisé de reconnaître l’exemple de la law school états-unienne, qui commence après le premier cycle universitaire, concilie finalité professionnelle, attestée par la reconnaissance du diplôme par les barreaux, et enseignements pluri- ou interdisciplinaires (law and economics, law and society, critical legal studies, par exemple) et mobilise une méthode pédagogique dite socratique qui, depuis Charles Langdell, repose sur des interactions suivies entre l’enseignant et les étudiants, pour aboutir à une sorte de maïeutique de la pensée juridique[43].

Les positionnements de HEC et de Sciences Po sur le marché de la formation au droit sont donc contrastés. Certes, ce sont bien les mêmes cabinets qui s’investissent dans les deux écoles et qui cherchent à attirer les meilleurs étudiants. Cependant, Sciences Po atteint une masse d’étudiants juristes plus importante (deux masters au lieu d’un). Surtout, elle se situe directement en concurrence avec les facultés de droit, en obtenant la collation des grades et en « débauchant » des professeurs de droit des universités. Dès lors, les confrontations interinstitutionnelles n’opposent pas seulement les universités aux grandes écoles : elles se déroulent également au sein même de ces dernières. La place du Département de droit dans le groupe HEC ne lui permet pas de rivaliser directement avec l’École de droit de Sciences Po[44]. C’est en approfondissant ses « partenariats » avec les universités, en créant, en 2007 un premier cycle avec l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, puis en 2010 un double diplôme de master avec Paris 1[45], que HEC réaffirme sa place sur le marché de la formation juridique. En d’autres termes, penser les relations entre les deux types d’institution sur le mode de la dualité et de la concurrence serait simplificateur. Les deux univers sont devenus poreux — notamment par la circulation des étudiants (à HEC) et des professeurs (à Sciences Po). Par ailleurs, la comparaison de ces deux grandes écoles montre que les logiques internes de chacune pèsent sur le positionnement à l’égard des autres établissements et structurent deux modes polaires de rapports grandes écoles / universités : l’alliance pour HEC, la conquête pour Sciences Po. Tout en marchant sur les platebandes universitaires, Sciences Po est, en un sens, plus universitaire que HEC. L’École de droit est dirigée par un professeur de droit privé, ancien avocat et secrétaire de la conférence du stage[46], spécialiste reconnu du droit des contrats et de l’histoire du droit. Il impose fortement sa marque sur cette école, comme en témoigne son engagement public dans la défense et la promotion de l’institution ; il développe une réflexion sur la pédagogie du droit, voire la définition même de la matière juridique qui est loin d’être aussi présente à HEC. Cette dernière délègue en fait la dimension proprement académique de la formation juridique à l’université, pour apporter, de son côté, la pluridisciplinarité et la contribution de professionnels. En faisant appel à des professeurs de droit, reconnus dans le monde universitaire mais aussi dans la profession d’avocat, Sciences Po parvient à jouer sur les deux tableaux. Les quinze professeurs de l’École de droit partagent des trajectoires classiques et méritocratiques même si la part d’enseignants formés à l’étranger s’accroît. Ce sont presque tous des hommes (quatorze qur quinze), et dix sont agrégés de droit de l’Université ; quatre d’entre eux sont également avocats. Si deux chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au profil plus interdisciplinaire, s’écartent de cette carrière universitaire modale, ils n’enseignent quasiment pas en master.

1.1.2 Le droit des contrats au coeur des programmes

Un point commun relie toutefois les deux écoles : rue Saint-Guillaume comme à Jouy-en-Josas, le droit des contrats occupe une place de choix dans les enseignements juridiques. À HEC, le cours obligatoire de première année est officiellement un cours d’introduction au droit, mais, comme l’explique sa responsable[47], les professeurs du Département ont décidé d’en faire un cours de droit des contrats. Les finalités du droit, ses sources conceptuelles et géographiques sont bien abordées, mais seulement dans les « prolégomènes », l’essentiel du cours étant consacré aux différentes étapes de la « vie contractuelle » (formation du contrat, effets, inexécution). À Sciences Po, le cours de droit des contrats figure au tronc commun du premier semestre des masters « Droit économique » et « Carrières juridiques et judiciaires ». Significativement, il est assuré par le directeur de l’École de droit lui-même : ce faisant, ce cours est représentatif de la spécificité que Sciences Po entend afficher en matière de droit. Ladite spécificité est d’ailleurs notée par les étudiants : ils soulignent dans les interactions informelles qui suivent le cours le caractère atypique de cet enseignement, à la différence des autres cours jugés moins originaux. La personnalisation du cours, portée par son enseignant, qui a composé cette équipe et rappelle, à plusieurs reprises, sa place centrale dans le dispositif, est donc assumée par le professeur et conçue par les étudiants comme caractéristique de l’originalité en cours d’élaboration de cette nouvelle institution dans le champ du droit.

Ces cours initiaux, et plus largement les cours relevant du droit des contrats, sont donc apparus comme des lieux stratégiques d’observation. Tout d’abord, ce droit constitue l’une des matières fondamentales du droit privé, au plus haut de la hiérarchie académique des spécialités juridiques comme des compétences valorisées pour l’élite économique des avocats — que ces écoles entendent former. D’autre part, l’enseignement du droit des contrats revêt un intérêt, méthodologique et épistémologique, pour notre recherche. En effet, l’ouvrage de Mertz dont nous avons parlé plus haut[48] repose sur une ethnographie qui porte précisément sur les cours de droit des contrats de première année dans six law schools états-uniennes (différenciées selon un certain nombre de critères académiques et sociaux). Si notre objectif n’est pas d’ajouter un ou deux exemples à la comparaison, ce qui aurait peu de sens eu égard à la différence de contexte national, le fait de nous intéresser également aux cours de droit des contrats permet d’étendre à notre corpus une partie des méthodes conçues par Mertz, mais aussi d’en comparer plus aisément un certain nombre de résultats (voir l’encadré plus bas). Parmi les orientations particulièrement intéressantes mises au jour par Mertz, nous relevons un type de questionnement, pertinent sur nos terrains d’enquête, et un type de résultat, qui pourra être contrasté avec nos propres conclusions.

Qu’est-ce qu’apprendre à lire le droit — la lecture de cas ou, plus généralement, de textes juridiques étant au coeur de ces formes d’apprentissage ? Quel type de relation pédagogique est instauré par l’enseignant, et avec quels effets sur la compréhension du droit ? Enfin, quelles représentations du monde sont induites par ces enseignements ? Grâce à une méthode ethnographique fortement appuyée sur les outils de l’anthropologie linguistique (retranscription intégrale, codage), Mertz et son équipe mettent en évidence la manière dont les pratiques pédagogiques, en l’occurrence la méthode socratique, sont marquées par une relative homogénéité entre les cours observés et concourent à transmettre une manière de lire les cas qui est aussi et surtout une manière de penser juridiquement. Dès lors, l’enseignement du droit apparaît moins comme un enseignement de contenu que comme l’apprentissage d’une manière de penser, fortement connotée sur le plan idéologique malgré sa prétention à la technicité et à la neutralité.

1.2 Une pédagogie non universitaire du droit ?

Pour interroger, à la manière de Mertz, les manières de penser transmises dans ces cours de droit, il faut commencer à analyser comment cette transmission opère. Plus précisément, c’est par l’examen des pratiques pédagogiques des enseignants, mises en regard avec les modèles de transmission auxquels ils se réfèrent, que nous commençons notre ethnographie des cours de droit. Sciences Po comme HEC se situent d’emblée dans un double positionnement, au moins du point de vue du discours : une distinction à l’égard du modèle universitaire français, caractérisé par l’articulation cours magistral / travaux dirigés et par l’apprentissage dogmatique[50] ; une séduction exercée par le modèle américain d’enseignement du droit, associée à une double injonction d’efficacité et de mondialisation. À Sciences Po, la référence au modèle socratique est présente, si ce n’est revendiquée, dans la valorisation des échanges verbaux entre étudiants et enseignant. À HEC, c’est surtout le modèle universitaire français qui sert de repoussoir. Cependant, les méthodes nord-américaines transparaissent, au moins implicitement, dans les cours assurés par les avocats, eux-mêmes immergés dans un milieu de travail anglo-saxon. Au-delà des effets d’annonce, quel type de pédagogie est effectivement observable dans ces cours ?

1.2.1 La difficile émancipation du modèle du cours magistral

Dans le cours de droit des contrats à Sciences Po, une tension fondamentale contraint fortement le cours : celle du temps. En effet, pour enseigner les fondements du droit des contrats en 24 heures (finalement réduit à 20 heures avec l’annulation de deux séances), le cours est inévitablement conduit à marche forcée. Reposant, comme le précise l’enseignant lors de la première séance, sur l’exigence d’un travail de préparation soutenu (4 à 6 heures par semaine, appuyé sur la lecture du textbook[51] et d’au moins deux manuels préconisés), le cours est délivré à un rythme particulièrement intensif. S’il ne s’agit pas d’un cours magistral à proprement parler, puisque les étudiants doivent avoir fourni un travail d’éclaircissement préalable des enjeux de la séance, il ne s’agit pas non plus d’un cours dialogué, au sens où pourrait s’instaurer un véritable échange entre l’enseignant et un étudiant sur une plage de temps relativement longue, comme le préconise la méthode socratique.

Plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi le cours ainsi donné est éloigné du modèle socratique. Tout d’abord, même s’il s’agit d’un enseignement de début de master, il est suivi par des étudiants ayant pour certains un cursus antérieur en droit, et pour d’autres un cursus généraliste — souvent à Sciences Po —, sachant que se greffe une seconde distinction entre ceux qui ont suivi leur cursus initial en France et ceux qui sont venus de l’étranger (ce qui, dans le cas du droit, est un critère particulièrement significatif)[52]. Cette hétérogénéité des étudiants constitue l’une des contraintes fortes perceptibles dans la mise en place d’une relation interactive avec la classe. Dès la première séance, alors que l’enseignant présente la méthode de travail et les manuels recommandés pour accompagner le cours, un étudiant se lance dans une grande question technique. L’enseignant manifeste alors un certain agacement, en disant : « Je vois qu’il y a 80 p. cent qui ne suivent pas. » Contraintes de temps et hétérogénéité des étudiants — et donc capacité très variable à s’engager dans des échanges soutenus de manière comparable d’un étudiant à l’autre — contribuent à produire un modèle pédagogique hybride, dans lequel le professeur ne dicte pas un savoir, mais s’appuie bien sur les documents du textbook et sur les interventions des étudiants, tout en limitant ces interventions à des répliques souvent isolées (réponse unique à une question de l’enseignant, question ponctuelle d’éclaircissement). Une seule séance verra s’engager un échange soutenu pendant plusieurs minutes avec la même étudiante, au sujet de la manière dont il est possible de qualifier ou non de « paternaliste » l’interprétation d’une décision dans un contentieux immobilier impliquant un agriculteur et sa femme[53].

En ce qui concerne HEC, dans le cours obligatoire de première année, aucun étudiant ou presque n’a fait de droit auparavant[54], et le temps imparti au cours (40 heures) laisse deux fois plus de temps qu’à Sciences Po pour traiter un programme similaire. Pourtant, la relation pédagogique instaurée par la professeure s’apparente à celle qui est construite dans le cours observé à Sciences Po. La persistance du modèle « cours magistral », en dépit de la distance affichée à l’égard de certaines de ses caractéristiques, semble pouvoir être imputée à la socialisation académique de l’enseignante, ancienne étudiante à Paris 2 du premier au troisième cycle et sans expérience à l’étranger. La professeure, en particulier, récuse le plan en deux parties associé aux enseignements universitaires : « Je ne fais pas mon cours avec un I et un II. On n’est pas à la fac de droit. C’est en partie pour ça que je suis venue à HEC. On ne fait pas un plan agreg. Je rigole plus », explique-t-elle aux étudiants en début de séance — sans toutefois renoncer à ce plan pour les dissertations que certains étudiants doivent préparer à la maison. Toutefois, à l’évidence ni la méthode socratique ni les « pédagogies actives » élaborées au xxe siècle pour des écoles primaires et secondaires en voie de massification[55] ne lui servent de références alternatives. HEC est une institution élitaire française : les enseignants qui accepte les questions des étudiants, parce que ceux-ci sont perçus comme « doués » et « intéressants ». Et quand l’intense sociabilité étudiante sur le campus les rend moins attentifs aux cours qu’ils ne devraient, les professeurs suscitent des réponses pour stimuler l’intérêt des classes. Au cours des deux séances observées, il y a une moyenne d’un échange toutes les dix à quinze minutes — bien loin des décomptes effectués par Mertz… Comme à Sciences Po, l’enseignante demeure dans une position de « sachant », et ne se met pas dans la posture du maïeuticien[56].

La situation est différente dans les cours de la majeure de HEC qui sont assurés par des avocats. D’abord, les étudiants sont moins nombreux (de 15 à 20 en « stratégie des groupes » contre 40 à 50 dans les cours déjà décrits). Ensuite, professeurs et étudiants ne sont plus séparés par la dénivellation de l’amphithéâtre, mais assis autour de la même table, sur les mêmes fauteuils confortables, dans une salle de travail d’un cabinet des beaux quartiers. L’organisation des séances est bien différente, puisqu’au moins la moitié du temps est consacrée à un exposé de cas fictif (opérations de leveraged buy-out (LBO)[57] et de fusion-acquisition pour les trois cas observés) par un groupe de quatre étudiants, debout devant leurs camarades et l’enseignant, commentant leur diaporama PowerPoint. Ici, le cadre de l’interaction n’est plus défini selon un modèle scolaire mais selon des normes professionnelles. Les échanges sont nettement plus nombreux, les étudiants interrompant l’avocat presque autant que celui-ci ne les coupe. Pour autant, l’asymétrie des rôles demeure : au cours de leur exposé, les étudiants doivent être capables de poursuivre leur argumentation sans être déstabilisés par des interruptions fréquentes, voire un peu provocantes (un avocat à une étudiante : « Vous partez perdante sur tout ! Vous êtes sûre que vous n’êtes pas l’avocate de R [l’adversaire de son client fictif] ? »). Ici, les connaissances sont autant évaluées que la capacité d’endurance, de maîtrise de soi et de répondant. Implicitement, ce type de cours se réfère aux exposés qu’ont régulièrement à faire les jeunes collaborateurs aux associés pour qui ils travaillent. L’observation de séances du business game (jeu d’entreprise) confirme cette hypothèse : dans le groupe suivi, animé par un associé d’une quarantaine d’années, en vue sur la place de Paris, et par deux collaborateurs trentenaires, l’enjeu n’est pas seulement de transmettre des connaissances aux étudiants, il est aussi, pour les collaborateurs, de se montrer à la hauteur des attentes de l’associé. Ce dernier, d’ailleurs, questionne davantage les jeunes avocats que les étudiants, spectateurs des relations hiérarchiques en actes au sein du cabinet.

Références universitaires nationales, voire internationales, ou bien références professionnelles : l’espace des modèles pédagogiques observés dans ces cours est fortement conditionné par la socialisation et le milieu d’appartenance des enseignants. Ainsi à Sciences Po les séances de jeux de rôle « à l’américaine » sont-elles assurées par la professeure originaire de Grande-Bretagne, familière du modèle anglo-saxon. Les contraintes pratiques (taille du groupe, nombre d’heures de cours) comptent elles aussi, mais ce sont des variables dépendantes autant que des variables explicatives. C’est en diminuant le volume horaire de chaque cours, et en exigeant un important travail personnel d’étudiants dûment sélectionnés, que Sciences Po peut prétendre leur donner, en peu de temps, un bagage équivalent à celui des facultés. C’est en sortant les cours du campus, en réduisant la taille des groupes et en faisant intervenir des avocats que HEC peut décrire sa dernière année comme « professionnalisante ». La forte variance de ces pratiques pédagogiques est un indicateur des tensions qui pèsent sur ces grandes écoles, tensions entre des modèles pédagogiques transformés par l’internationalisation des établissements, tensions entre le monde scolaire et le monde professionnel, dont elles présentent l’intersection. Dans le premier cas, le « dialogue » est réduit à la portion congrue ; dans le second, il s’insère dans l’ordre interactionnel des grands cabinets. L’image du cours universitaire portée par ces professeurs des grandes écoles reste donc bien celle du modèle français du cours magistral, lui-même historiquement situé[58]. Cependant, parallèlement, la maïeutique nord-américaine mise en oeuvre dans les law schools apparaît comme un modèle positif, conduisant à valoriser (au moins comme principe) les échanges dans la classe. Pour circonscrire la spécificité relative de l’enseignement du droit en grandes écoles, il convient d’étudier de plus près les sources juridiques utilisées au nom de ces modèles pédagogiques.

1.2.2 Des sources françaises du droit

Pour aller plus loin dans l’analyse de la distance avec le modèle américain, il faut en effet prendre en considération le type de droit enseigné, de tradition continentale et non de common law. Comme le montre Mertz, le modèle dialogique maître-élève propre à la méthode socratique est particulièrement approprié pour rendre compte de la structure antagoniste des relations judiciaires dans le système accusatoire. À ce dualisme s’ajoute l’importance du précédent dans le droit de common law : l’apprentissage du droit y passe par la discussion de précédents jurisprudentiels, c’est-à-dire par une mise en série de cas. À l’inverse, les cours de droit observés à Sciences Po et à HEC enseignent le droit français des contrats : ils reposent sur un étagement qui articule fondements législatifs et connaissance de la jurisprudence. À Sciences Po, chaque étudiant doit amener son code civil, et l’enseignant pose fréquemment de courtes questions pour vérifier que les articles majeurs sont connus. Le polycopié présente l’évolution de la législation sur les contrats, jusqu’au projet de réforme en discussion au ministère de la Justice. Enfin, la jurisprudence doit être connue : « Quelques-uns n’ont peut-être jamais lu d’arrêt de la Cour de cassation, donc on va le lire ensemble. Je vous signale que lire un arrêt de la Cour de cassation est extrêmement difficile », indique l’enseignant, qui entend aussi initier les étudiants au maniement de la doctrine. Du point de vue des exercices demandés, ce sont classiquement le commentaire de texte et la dissertation auxquels sont préparés les étudiants pour le « galop final ». Après cet exercice, qu’il juge plutôt raté, l’enseignant se dit surpris par le fait que les étudiants « ne se posent pas de questions », qu’ils ne savent pas annoncer un plan, tout en affirmant une seconde plus tard : « Je me fous des plans, il y en a une qui n’a pas fait de plan et je lui ai mis la moyenne sans aucun problème. » Le commentaire de texte est également mal maîtrisé : « Tous commencent comme une dissertation », estime l’enseignant. En dépit de ses critiques du formalisme universitaire, c’est bien vers la correction des éléments classiques de la rhétorique académique française (plan, annonce de plan, introduction d’un commentaire, différence formelle entre dissertation et commentaire de texte) qu’il oriente malgré tout ses remarques.

À HEC, la connaissance des sources du droit est moins valorisée. Les références aux codes (Code civil dans le cours d’introduction au droit ; Code de la propriété intellectuelle dans le cours correspondant ; Code du commerce en stratégie des groupes) sont souvent réduites à la mention du numéro d’article considéré. Peu d’articles sont lus en entier, leur apprentissage « par coeur » n’étant que rarement exigé. À propos de la règle de preuve du contrat de travail, l’enseignante dit par exemple : « C’est l’article L113-1 du CPI. Rassurez-vous, je vous donne l’article, mais ce n’est pas l’intérêt. C’est vraiment le raisonnement qui compte. » De même, les lectures d’arrêts sont rares, l’enseignante leur préférant une reformulation sur le mode du récit, propre à une compréhension sur le fond plutôt que sur la forme, et visant surtout à la définition des concepts. Pour définir la notion de « faute d’un tiers », dans le cours d’introduction du droit, elle s’exprime ainsi : « Je vous donne un exemple type, une jurisprudence super connue : un chauffeur-routier gare son camion et laisse la clé sur le tableau de bord. Le camion est volé : soustraction d’un véhicule terrestre à moteur. Il n’y a pas d’exonération de responsabilité, car le véhicule n’était pas fermé. » Une bibliographie, enfin, est annexée au polycopié, mais la professeure semble l’avoir oublié en entretien, indiquant que le cours se suffit à lui-même. Quelques pages, enfin, sont réservées à la doctrine, mais les mentions faites oralement à celle-ci sont exceptionnelles. Un autre indicateur de la prise de distance à l’égard de l’approche académique du droit réside dans la nature des exercices demandés aux étudiants. La dissertation juridique est exceptionnelle, réservée aux étudiants qui seraient absents au moment de l’évaluation en classe, prenant la forme d’un questionnaire à choix multiples. De surcroît, l’exercice du commentaire d’arrêt, rituel initiatique de la première année universitaire, est ici absent : les étudiants sont évalués, à la fin de la session, par une étude de cas (fictif) consistant souvent en la rédaction d’un contrat. Enfin, contrairement aux cursus américains, dans lesquels les simulations de procès sont chose courante, l’activité des tribunaux est rarement évoquée[59]. Bien au contraire, conformément à la définition du droit explicitée dans l’article des professeurs du Département, le cours s’intéresse principalement au « droit de l’amont, de diagnostic et de prescription », qui sert à prévenir les conflits ou, en tout cas, à éviter le procès[60]. Ainsi que nous le verrons plus loin, les finalités professionnelles de l’enseignement pèsent fortement sur le mode d’enseignement du droit et sur les usages des sources juridiques.

Comment expliquer ces différences entre Sciences Po et HEC ? Pourquoi, en dépit de la présentation du même étagement français des sources du droit, ces dernières sont-elles beaucoup plus finement étudiées rue Saint-Guillaume qu’à Jouy-en-Josas ? Ce contraste se comprend au travers du positionnement différent des deux institutions, déjà présenté, sur le marché de la formation juridique. Sciences Po, très clairement, entend se substituer à l’université pour préparer les étudiants aux concours du barreau ou de l’ENM[61]. La pression de ces épreuves (dont le contenu n’est pas contrôlé par Sciences Po) constitue sans doute le frein le plus puissant à une réelle prise de distance par rapport à la forme, mais plus encore quant au fond, de l’enseignement du droit donné dans les universités. À HEC, au contraire, le « devenir juriste » des étudiants est toujours incertain. Étant obligatoire, le cours de première année s’adresse en majorité à de futurs non-juristes. Même au sein de la majeure, le passage du concours du barreau est loin de concerner tous les étudiants. Le stage suivi de janvier à mars est, pour ces derniers, l’occasion d’éprouver leur « vocation » de juriste. Plusieurs choisissent alors de travailler dans le service juridique d’une grande banque, pour laisser ouvert cet autre possible professionnel. De surcroît, les dix-huit mois de stage exigés après la réussite de l’examen d’entrée à la profession d’avocat découragent certains, soucieux d’accéder directement à des carrières rémunératrices, par exemple dans les services juridiques des entreprises, qui n’exigent pas l’inscription au barreau. Enfin, les cours les plus proprement juridiques sont délégués aux universitaires partenaires, qui se chargent de préparer les étudiants aux concours. En somme, HEC est davantage dégagée de la contrainte des concours et peut préparer plus directement ses étudiants à leur avenir professionnel probable dans le monde de l’entreprise.

2 Le droit, savoir pour la pratique économique

Quoiqu’elle soit davantage présente à HEC qu’à Sciences Po, dans laquelle cette dimension s’accroît pour culminer en deuxième année de master[62], la projection dans la situation de pratique du droit est une dimension centrale du curriculum. Étudier la manière dont sont présentés les futurs rôles professionnels — et donc considérer les enseignants comme des agents de la socialisation anticipatrice des étudiants — permettra d’atteindre, dans le prolongement des idées de Mertz, les conceptions sociopolitiques du droit transmises.

2.1 Mise en scène et apprentissage des rôles

Devant des enseignants qui incarnent, dans leurs propos comme dans leur corps, plusieurs manières d’être juristes, les étudiants sont amenés à se projeter dans des positions professionnelles présentées comme désirables. Les cours observés permettent de relever, en rapport avec les observations précédentes (propriétés du professeur, place du cours dans le cursus, etc.), les variations des postures professorales et des figures professionnelles anticipées.

2.1.1 Être juriste : l’incarnation du droit par les enseignants

Le directeur de l’École de droit de Sciences Po se présente comme un acteur multipositionné dans le monde du droit[63]. Si son cours a quelque chose de magistral, c’est avant tout par sa manière de jouer la partition professorale. Très grand, portant barbe et noeud papillon, il est à la fois particulièrement investi dans son enseignement et porteur d’un certain enthousiasme à l’égard de la matière qu’il enseigne. Classiquement, c’est en producteur de doctrine que, en bon professeur de droit, il se positionne souvent. Toutefois, au-delà de la mention de son doctorat ou de tel ou tel de ses commentaires d’arrêt, parfois reproduit dans le polycopié ou transmis par courriel entre deux séances, c’est plutôt en tant qu’acteur engagé qu’il se dépeint — un engagement multiforme, tant du côté législatif, lorsqu’il sous-entend qu’il est associé aux débats conduits au ministère de la Justice sur la réforme du droit des contrats, que sur le plan académique (en disant en passant à propos d’un texte : « Je le donne à commenter à l’agrégation[64] »), et, enfin, dans la pratique même du droit. Pour donner du poids à ses interprétations de la jurisprudence, il insiste par exemple sur ses relations avec des magistrats influents — comme « son ami » Guy Canivet, ancien président de la Cour de cassation et membre du Conseil constitutionnel. Cependant, c’est surtout son expérience passée d’avocat, et actuelle d’arbitre, qui transparaît dans l’évocation de cas concrets : « Ça m’est arrivé de plaider la nullité absolue d’un contrat dix ans après sa conclusion » ; « Ne faites pas comme moi la première fois que j’ai plaidé » ; « Mon arrêt de 2009, il n’est pas tout à fait satisfaisant pour répondre au client qui m’a consulté[65] ».

Ce positionnement peut être interprété de deux façons. C’est tout d’abord une trajectoire de réussite sociale par le droit que laisse transparaître l’enseignant, évoquant son origine provinciale, relativement populaire et éloignée du champ juridique[66]. Par contraste, il fait montre d’une fréquentation assidue des élites économiques, mentionnant un déjeuner avec le numéro deux de LVMH (groupe français du luxe) pour lui parler de l’École de droit, la fréquentation d’avocats qui roulent en Ferrari ou encore un dîner avec des notaires parisiens. Au-delà de cette trajectoire sans doute relativement marquante aux yeux des étudiants, cette multipositionnalité individuelle est analogue au positionnement de l’École de droit, construit en l’absence de tradition préalable, du moins en droit privé, revendiquant l’excellence académique et juridique comme la reconnaissance dans le monde des affaires.

À HEC, le mode de présentation des enseignants est bien différent, d’abord parce qu’aucun membre du corps professoral permanent ne cumule les attributs sociaux et symboliques que présentent plusieurs enseignants de l’École de droit de Sciences Po, ensuite parce que l’institution, on l’a vu, se positionne comme complémentaire des autres acteurs de la formation juridique, universitaires d’une part, avocats d’autre part. Ayant observé des cours assurés par une professeure à la fois peu reconnue dans ses recherches et peu active du côté des cabinets (ce qui n’est pas le cas de tous les professeurs de HEC) et des enseignements donnés par des avocats, nous avons été frappées par leurs différences. La professeure de HEC se positionne d’abord comme une bonne enseignante. Elle insiste sur sa disponibilité aux demandes des étudiants (y compris en dehors des cours), répète plusieurs fois les définitions de concepts, vérifie que tout le monde a noté, etc. En ce sens, elle fait montre d’un sens pédagogique sans doute plus proche de l’enseignement secondaire que du supérieur. Elle joue d’ailleurs sur la connivence avec les étudiants, au travers de remarques humoristiques (« Je fais la méthode d’Astérix : j’arrête de respirer jusqu’à ce que vous trouviez la réponse »), à l’opposé de l’image du professeur isolé sur son estrade, sérieux et distant. Du droit, elle fait une discipline savante, maniant un grand nombre d’expressions latines (« Doit-on apprécier in concreto ou in abstracto ? », « On applique la règle du res perit domino ») et insistant continuellement sur la maîtrise des concepts. Cependant, elle s’attache aussi à donner le goût de la matière juridique. Ce positionnement est particulièrement présent dans son cours de droit de la propriété intellectuelle, qu’elle décrit, lors de la séance introductive, comme « sa matière favorite ». Lorsqu’elle narre les démêlés de Beaumarchais avec les Comédiens français ou encore le conflit entre Alexandre Dumas et Auguste Maquet, son plaisir à lier histoire, droit et vie artistique est évident.

Cette posture à la fois enthousiaste et intellectuelle nous dit des choses sur la place du droit à HEC. D’abord, le droit n’est jamais ici un savoir monodisciplinaire et strictement spécialisé : il entre toujours en résonance avec d’autres champs de la connaissance, ici la littérature et l’histoire, ailleurs la finance (cf.infra). Ensuite, le positionnement du droit comme discipline intellectuelle et littéraire renvoie à des pratiques de distinction, à l’égard des disciplines les plus pratiques (de la comptabilité au marketing) comme avec celles qui intègrent des raisonnements mathématisés (finance, économie). Ce faisant, le droit occupe un segment du savoir qui n’est guère présent à HEC, et qui peut séduire les étudiants admis à l’issue des classes préparatoires littéraires. Enfin, donner le goût du droit correspond à la vocation généraliste des cours des deux premières années. Si la plupart des étudiants ne deviendront pas juristes, tous doivent y avoir goûté pour être en mesure de faire appel à des conseils juridiques dans leur vie professionnelle future. Dans une institution où la dimension ludique du savoir est fortement valorisée (au travers, notamment, de concours et de prix à remporter), prendre du plaisir aux apprentissages est perçu comme un gage de leur mobilisation ultérieure.

Les cours de troisième année, au moment où se précisent les horizons professionnels, donnent à voir une autre incarnation du droit — et une vision partiellement différente de la matière. Le droit est plus que jamais allié à d’autres champs disciplinaires, nous le verrons, mais la dimension littéraire et intellectuelle a cédé la place à la technique et à la résolution de problèmes. Ici, il ne s’agit plus de convaincre les étudiants de l’acuité conceptuelle de la matière mais bien de les former aux usages pratiques les plus pertinents. Quant aux avocats intervenants, ils incarnent un professionnalisme directement inscrit dans leur univers de travail : usage obligé et banalisé du logiciel PowerPoint (que l’enseignante de HEC promettait d’adopter… l’année suivante), costume-cravate, discours émaillés d’expressions en anglais, raisonnement sous forme de schémas plutôt que de textes. Directement connecté sur son intranet, pouvant faire appel à son assistante habituelle, descendant de son bureau à l’heure même du cours et y remontant dès sa conclusion, l’avocat observé en « stratégie des groupes » change peu de posture pour son enseignement. Il donne d’ailleurs plusieurs éléments sur sa « vie quotidienne » au travail, racontant par exemple le déroulement d’une opération de fermeture de dossier (closing) : « On passe une demi-journée à remettre les documents. La table n’est pas assez longue pour les tenir tous. C’est le calvaire. Ça vient des Anglo-Saxons : on demande des documents qui ne servent à rien. » Les propos de son collègue de Sciences Po ne le démentent pas : « Quand vous serez confronté à la réalité, vous vous trouverez dans des tonnes de papier. » Ces récits prosaïques laissent entrevoir les contraintes du métier, aux côtés des avantages, que les étudiants touchent du doigt dans les cours effectués dans les cabinets — disposant à volonté de boissons, biscuits, papeterie et journaux. Et même dans le cours de propriété intellectuelle, les perspectives de rémunération (élevée) sont explicitement mentionnées : « On peut vivre très bien de sa passion », assure l’enseignante.

2.1.2 Devenir juriste : le cours comme espace de socialisation anticipatrice

Au-delà de ces anecdotes, c’est bien du côté de la cité marchande[67] que sont projetés ces étudiants. Encouragés à se positionner dans un espace concurrentiel (concurrence entre cabinets d’avocat, entre avocats et banquiers, entre entreprises), y compris en faisant valoir leurs propres ambitions pécuniaires[68], ils apprennent aussi que leur rôle est de servir les intérêts financiers de leurs clients.

À Sciences Po comme à HEC, c’est dans la peau de l’avocat d’affaires (et plus rarement du juriste d’entreprise) que les étudiants sont invités à se projeter. Si le professeur de Sciences Po parle parfois des juges[69], c’est le plus souvent en les présentant comme des interlocuteurs, voire des adversaires : « Là vous plaidez, et vous dites : « La jurisprudence, il y a un problème de cohérence quand même, Monsieur le Juge, je ne dis pas n’importe quoi… » Et là, vous troublez le magistrat, car il n’a pas complètement suivi la jurisprudence, vous lui mettez sous le nez. » L’avocat, lui, est présenté comme un praticien, un juriste qui agit. Toutes ses actions doivent être pensées en fonction des conséquences qu’elles sont amenées à produire : « Il faut faire attention quand on est avocat à ce qu’on écrit, car cela va être lu par le juge qui, en asymétrie d’information, va prendre au pied de la lettre tout ce qu’on écrit, y compris les courriels. » À HEC, les étudiants doivent également connaître et savoir utiliser la jurisprudence. Toutefois, le cadre du procès n’est qu’exceptionnellement abordé, dans la mesure où le rôle du conseil juridique est justement d’éviter une telle procédure, coûteuse tant pour les finances de l’entreprise que pour son image. Les étudiants sont plutôt projetés dans les négociations de contrats, ou dans les phases précontentieuses et autres procédures alternatives au procès (tel l’arbitrage).

Au-delà des relations et des activités professionnelles de référence, apparaît en filigrane la division générationnelle du travail en cabinet. Aux jeunes collaborateurs, le travail livresque de documentation, aux associés expérimentés, la relation avec les clients, ainsi que le confirme, en entretien, l’avocat enseignant à HEC déjà cité : « Je suis très intéressé de lire le résultat des recherches faites par le stagiaire. Ça m’amuse beaucoup. Mais je ne vais pas me mettre sur les rangs, aller chercher l’information juridique. » Entendant définir — de manière quelque peu humoristique — les juristes comme des « théologiens » ou encore des « obsédés textuels », les étudiants de Sciences Po se voient également signifier que les juristes se situent du côté de la lecture, du classement et du commentaire, du moins dans les premières années de la pratique. Cependant, l’enseignant intègre également le rôle stratégique du juriste dans sa réflexion, en soulignant à plusieurs reprises ses relations avec les chefs d’entreprise. L’enseignement assuré par ces avocats, en exercice ou passés dans le monde académique, rend sensibles les différents segments de ce monde professionnel et les rôles qui coexistent au sein des cabinets. Dans leur grande majorité anciens élèves de HEC, les avocats qui y sont chargés de cours incarnent des modèles de réussite professionnelle, exemplaires certes (certains sont réputés être des « cadors de la place de Paris[70] »), mais accessibles, car ils sont passés par le même sérail. Les étudiants, d’ailleurs, ont troqué leurs tenues postadolescentes (jeans et T-shirt fréquents dans les cours de première et de deuxième années) pour celles des cadres quand ils se rendent dans les cabinets (pantalon, veste, chemise, voire boutons de manchette pour beaucoup de jeunes hommes ; tailleur-jupe ou tailleur-pantalon pour nombre de jeunes femmes). Dans ces cours « en situation », ils se présentent à des enseignants qui entendent repérer les meilleurs d’entre eux pour les stages de préembauche et cherchent à manifester une conformité professionnelle qui est aussi vestimentaire. Cette socialisation anticipatrice par contact, jusque dans l’univers scolaire, avec des individus appartenant au milieu professionnel de référence, n’est évidemment pas inédite. Elle a été largement commentée dans le cas de la formation offerte à l’ENA et dans la préparation à son concours offerte par Sciences Po[71]. Que ce mécanisme opère aussi pour les avocats d’affaires montre que cet espace professionnel, peu institutionnalisé en France jusqu’aux années 80[72], est désormais investi dans sa propre reproduction.

Les qualités supposées propres aux avocats d’affaires sont présentées pendant les cours, en particulier lorsque sont mentionnées les relations avec les clients. Décrits comme non-juristes, ou en tout cas comme des « moins-juristes », ces derniers ont des préoccupations qui vont au-delà du droit, voire entrent en contradiction avec le respect de la légalité. À Sciences Po, le professeur insiste sur les tensions entre la volonté du client et l’évaluation normative du succès ou de l’échec d’une procédure judiciaire : « Je parle de manière très, très concrète là, votre client, il dira : « L’exécution forcée, je m’en fous, ce que je veux c’est un maximum d’argent ». Le lien de clientèle inhérent à l’exercice de la profession libérale fait surgir une contradiction entre la définition juridique de la situation, établie normativement, et son évaluation pratique, à l’aune de l’effectivité réelle de la décision sur le plan économique. Ce que les clients demandent à leur conseil juridique, c’est de faire preuve de l’inventivité ou même de l’ingéniosité permettant de maximiser leur profit, sans passer sous les fourches caudines de l’administration fiscale ou du tribunal correctionnel. L’avocat enseignant déjà cité explique ainsi aux étudiants de HEC que les fusions rapides (entre deux sociétés holdings après une acquisition par emprunt) sont interdites si elles ont un but strictement fiscal : « Il faut trouver une explication complémentaire pour justifier la fusion. À nous de faire appel à notre imagination. »

2.2 Savoir et pouvoir juridiques[73]

L’évaluation marchande de l’activité juridique s’articule autour d’une conception plus large du droit, comme instrument au service du pouvoir des clients au sein des firmes. Ce faisant, les cours de droit des affaires véhiculent une vision instrumentale du droit[74], qui n’en est pas moins une vision politique. Cette conception prend sens dans la perspective pluridisciplinaire développée au fil de ces cours : loin d’être un savoir autosuffisant, le droit doit satisfaire des exigences non juridiques, à la fois stratégiques et financières. En somme, la technique juridique mise au service de l’économie contribue à la légitimation d’un capitalisme financier dont les finalités ne sont qu’exceptionnellement discutées.

2.2.1 Une conception instrumentale du droit

À Sciences Po, la métaphore de la « boîte à outils », employée à plusieurs reprises, illustre cette définition du droit comme ressource pragmatique pour l’action économique. La doctrine est présentée comme hautement politique et controversée, de même que le rôle des juges (éventuellement engagés à gauche)[75]. Surtout, les pratiques des avocats sont orientées en finalité, indissociablement économique et politique, plutôt que par le respect de la correction formelle et procédurale : « C’est un jeu, moi j’adore ça, faire sauter des clauses de contrat », dit l’enseignant. Dans sa brièveté même, cette formule informe sur une dimension essentielle de cette conception, commune à HEC et à Sciences Po : à travers l’image ludique, c’est un rapport au droit marqué par la légitimité partielle de celui-ci et par la recherche de l’intérêt qui apparaît. En d’autres termes, plutôt que de concevoir la légalité comme prescriptive et autoritaire, les enseignants apprennent aux élèves à la manier de manière stratégique, dans un contexte de négociation plutôt que de coercition. Il s’agit bien ici de faire “avec le droit”, et non de s’y soumettre[76]. Lewis Kornhauser[77] est cité, pour rappeler qu’il est possible de négocier « à l’ombre du droit » et que la plupart des contrats n’aboutissent pas devant le juge. Quant à l’avocat intervenant pour HEC, il pointe une contradiction entre la rationalité juridique (portée par la Cour de cassation, qui a invalidé le système de sanctions des managers quittant l’opération de fusion en cours de route) et la rationalité de la firme (tenant à disposer d’un système efficient d’incitations/sanctions) pour conclure sur le nécessaire travail à engager pour les faire se correspondre. Ces jeux avec le droit sont orientés vers la satisfaction de ces clients situés aux différents niveaux de la structure entrepreneuriale, vers l’optimisation de la situation financière des entreprises. En effet, dit le professeur de Sciences Po, « un client est obsédé par le fait de retrouver ses fonds, et le travail de l’avocat ne s’arrête pas quand il obtient un arrêt sur le principe ». En d’autres termes, l’intelligence pratique de l’avocat vise moins à faire respecter le droit qu’à satisfaire son client. Elle doit même parfois être en mesure de contourner certaines épreuves et, par là, de situer l’action économique dans des « zones de moindre résistance légale[78] » dans lesquelles la logique capitaliste subit moins de contraintes.

Les finalités politico-économiques de ces usages du droit sont particulièrement manifestes dans le cours de stratégies de groupes à HEC : les contrats qui sont conçus par les étudiants à partir de cas fictifs portent sur les structures de pouvoir internes des firmes. Régulièrement, il est question des droits politiques des actionnaires, au sens des droits de vote en conseil d’administration, tels qu’ils sont déterminés par la part de capital détenue. Centrale en droit des sociétés, la notion de « groupe », est au coeur des études de cas : elle renvoie aux diverses formes d’organisation du pouvoir (société anonyme, société à responsabilité limitée, société par actions simplifiée, holding/filiale, etc.) porteuses de contraintes et de ressources spécifiques et pouvant faire l’objet d’arbitrages. Quand le droit sert à défendre l’actionnaire majoritaire ou à promouvoir les « minoritaires », à concevoir des stratégies d’incitation pour les managers, c’est bien une version du droit comme science de gouvernement — des entreprises — que la formation à HEC nous donne à voir. Au service des actionnaires, le droit n’est jamais totalement isolé : les « considérations juridiques », dans les diaporamas des étudiants, sont toujours suivis par des « considérations comptables »[79]. Il y est question de détermination de la parité d’échange, de différence entre valeur réelle et valeur comptable, de calcul du nombre d’actions à émettre et de la prime de fusion ainsi que de bilan après fusion. À l’intérieur même des considérations juridiques, la transversalité entre les matières est valorisée : les étudiants relient fiscalité interne et fiscalité internationale, droit des affaires et fiscalité, etc. Les modes de présentation des connaissances s’inscrivent dans ce cadre pluridisciplinaire, où le chiffre tend à donner le ton au droit, au nom de la finalité financière des activités et des décisions : les chiffres (en kiloeuros ou sous forme de pourcentage) sont omniprésents dans les exposés des étudiants, de même que les schémas permettant de visualiser leurs flux.

Dans la perception des recruteurs, la pluridisciplinarité est un atout des anciens de HEC, capables de toucher aux diverses matières relatives aux « affaires » et, par là, de discuter avec les différents acteurs concernés (banquiers, directeurs juridiques et fiscaux, directeurs financiers). Au coeur du positionnement de cette école sur le marché de la formation juridique, la pluridisciplinarité est d’autant plus porteuse que les métiers du chiffre (expertise et audit comptable) et du droit (conseil juridique et contentieux) se sont rapprochés depuis les années 90 sous l’égide des « multinationales du droit » qui recrutent les anciens élèves[80]. Du côté de Sciences Po, la même valorisation de la pluridisciplinarité, y compris au détriment d’une certaine connaissance du droit, est recherchée par les cabinets. C’est ce qu’a exprimé crûment un avocat du cabinet Clifford Chance, lors du Forum des métiers du droit organisé à Sciences Po par l’École de droit et Sciences Po Avenir[81]. Présentant une étude de cas, il indique que, « du droit, on en fait assez peu en réalité ». Selon lui, l’avocat d’affaires est, davantage qu’un juriste, un enquêteur qui doit progressivement acquérir une appréhension globale de tous les éléments pertinents pour un dossier[82]. Plus tard dans la même journée, un autre avocat du même cabinet insiste sur la dimension d’« accompagnement du client » propre au métier, qui suppose de « ne pas s’en tenir au juridique ». Très clairement, ces avocats entendent signifier aux diplômés de l’École de droit de Sciences Po que leur éventuelle absence de formation initiale en droit est pour eux un atout plutôt qu’un handicap. Une telle description donne aussi à voir des pratiques professionnelles bien éloignées du tribunal et du procès. L’art de la plaidoirie n’est pas l’objet des apprentissages et le grand avocat pénaliste ne fait plus figure de référence majeure. Il ne s’agit pas avant tout d’écrire des conclusions ou de préparer une plaidoirie, mais plutôt de rédiger une consultation ou de préparer un contrat. Et les étudiants doivent s’entraîner non à parler face au juge et devant un public prompt à s’émouvoir, mais à communiquer avec les « autorités » compétentes, et surtout à accompagner leur client (banquier, directeur juridique d’une grande entreprise), à la table de négociations confidentielles, dans un prestigieux siège social. L’usage obligé du logiciel PowerPoint rappelle d’ailleurs les pratiques des conseillers en stratégie, les exposés devant les conseils d’administration et assemblées générales.

2.2.2 Un droit capitaliste ?

Est-il possible d’aller au-delà de ces analogies avec les figures centrales du capitalisme contemporain (banquiers et consultants) et de considérer que la conception du droit promue dans ces deux écoles est en affinité, ainsi que l’estime Mertz dans le cas américain, avec l’esprit du capitalisme, autrement dit avec l’idéologie qui justifie l’engagement dans ce système économique[83] ? La visée pragmatique du droit, dont les usages sont surdéterminés par des impératifs économiques, semble pouvoir confirmer cette thèse. Une étude plus fine montrerait sans doute que, selon les cours, la vision du capitalisme — marchand, industriel ou par projets — n’est pas univoque. Des observations antérieures ont indiqué que les conflits du travail, lorsqu’ils sont enseignés à HEC, incitent les étudiants à prendre la position du dirigeant ou du cadre contre celle du syndicaliste ou du gréviste[84]. En stratégie des groupes, c’est plutôt le capitalisme boursier qui est enseigné, en étroite association avec les connaissances en finance acquises à d’autres moments du cursus. Dans le cours de Sciences Po, enfin, la confiance entre l’avocat et son client, au centre de la cité par projets[85], figure en bonne place. Si ces visions peuvent être distinguées théoriquement, et si elles correspondent à différents segments (y compris générationnels) des élites capitalistes, notre analyse nous conduit à les considérer comme convergentes. En effet, dans chacune d’elles, c’est bien la mise au service économique des savoirs juridiques (vers le patron, l’actionnaire ou le client) qui est importante. La conception théorique d’un droit au service de l’économie se traduit concrètement, dans la socialisation de l’étudiant, à travers la clarification progressive de la position sociale et économique escomptée, comme par la construction d’un goût, mi-théorique mi-pratique, pour la tactique juridique. Au moment où l’éthique de la besogne[86] semble affaiblie — plusieurs avocats mentionnant, en entretien, les exigences temporelles du métier comme peu incitatives pour les plus jeunes —, la possibilité de concilier satisfaction intellectuelle et réussite sociale par la spécialisation juridique fait figure d’atout non négligeable[87].

Légitimation intellectuelle de la pratique ne veut toutefois pas dire, dans le cursus juridique de HEC en tout cas[88], encouragement à la réflexivité ou à la critique. Certes, la professeure du cours d’introduction au droit reconnaît que certains « patrons tyrans » suscitent les grèves. En stratégie des groupes, l’avocat enseignant estime même que « tout le monde est choqué » par les montages de LBO dans lesquels les managers se partagent plusieurs centaines de milliards d’euros ou encore que les fonds d’investissement ont bâti des opérations avec des fonds propres insuffisants. Et lors du lancement du business game, un documentaire soulignant la possible responsabilité de la direction de France Télécom dans le suicide de plusieurs salariés est diffusé devant toute la promotion. Cependant, ces trois exemples sont les seuls que comptent nos dizaines de pages de notes de terrain. Surtout, le cadre institutionnel et les propriétés sociales des acteurs contribuent à diminuer la portée de ces réflexions. Personne ne revient, lors de la discussion sur le film, sur le suicide des salariés. Comment le faire, en présence du directeur fiscal de l’entreprise lui-même ? Le prisme professionnel de la formation justifie la participation de praticiens — difficilement en mesure de critiquer leur institution en son sein même — et valorise fortement l’apprentissage de la technique, notamment juridique. Ce faisant, il contribue à occulter les enjeux politiques des instruments au nom de leur maîtrise opératoire et de la constitution d’un capital social dans le milieu de référence. Significativement, dans les propos de l’avocat enseignant la « stratégie des groupes », c’est par l’adoption de mesures techniques (limitation du niveau autorisé d’endettement pour le financement d’une opération, par exemple) que se résoudront les problèmes observés. En somme, loin d’être des critiques du capitalisme, ces exemples se concentrent sur quelques-uns de ses excès, tantôt individuels (patrons-voyous) tantôt techniques (règles prudentielles). En décrivant HEC comme une école « sans éthique mais qui n’en impose aucune », un professeur[89] reflète notre perception lors des cours : le droit ne justifie pas, en lui-même, l’économie financiarisée, il se présente simplement comme une technique utile à celle-ci. C’est bien l’absence d’éthique alternative qui rend ce savoir si facilement adaptable à l’idéologie dominante.

À Sciences Po, la situation est plus ambiguë, car la critique est revendiquée par le professeur comme partie intégrante de son enseignement[90], qu’il se réfère au réalisme juridique ou aux critical legal studies. Dans le discours de l’enseignant, le pragmatisme du maniement du droit au service des intérêts économiques coïncide avec son objectivation par la critique des sciences humaines et sociales. En effet, dans les deux cas, le droit apparaît comme l’objet et l’enjeu d’un rapport de force sans cesse renégocié. Cette association entre promotion d’une approche pragmatique du droit et critique théorique permet à l’enseignant de concilier utilitarisme économique et réflexivité académique. La critique de l’approche dogmatique se fait ainsi au nom d’un double réalisme, utilitariste dans la pratique et intellectuel en relation avec ce courant d’analyse du droit en Amérique du Nord[91]. Pour analyser cette posture, il faudrait revenir sur la place différenciée de la critique en France — où elle se construit plutôt en marge des universités — et aux États-Unis (modèle revendiqué par Sciences Po) — où elle s’est institutionnalisée depuis les années 80[92] dans les universités les plus prestigieuses, comme en témoigne la figure de Duncan Kennedy[93]. Nous nous contenterons ici de nous demander si les étudiants de Sciences Po, au cours des vingt heures que dure cet enseignement très dense, ont vraiment la possibilité de s’approprier ce regard hétérodoxe revendiqué par leur enseignant. Ce regard semble plutôt correspondre au positionnement souhaité par l’École doctorale qui poursuit des objectifs proprement académiques.

Conclusion

Au travers des savoirs transmis et des interactions avec les enseignants, les cours de droit sont des instances de socialisation secondaire au sens où s’y joue « l’intériorisation de “sous-mondes” institutionnels » par laquelle les étudiants acquièrent des « connaissance[s] [liées à leur futur rôle] dans la division du travail[94] ». Ainsi que le souligne Mertz, cette socialisation intègre un processus d’acculturation normative, en l’occurrence à l’idéologie capitaliste, par l’entremise du droit économique et de la figure des avocats d’affaires. L’observation ethnographique est une méthode particulièrement heuristique pour saisir ces différentes dimensions de la formation juridique.

Dans notre recherche consacrée à la formation au droit des élites, cette méthode a constitué le complément indispensable de la comparaison formelle entre institutions d’enseignement supérieur. Se limiter à l’observation de séances, nécessairement réduite par rapport à l’offre globale de cours d’un établissement donné, ferait courir le risque de la généralisation abusive. Cependant, articulées autour des autres sources de l’enquête (entretiens et recherche documentaire, principalement), les pratiques enseignantes prennent sens au regard des positionnements institutionnels, du recrutement des étudiants et des représentations des débouchés professionnels. Ouvrir la boîte noire de la classe, pour étudier ce que l’enseignant transmet, avec et à côté des savoirs juridiques, permet de repérer des similitudes entre les cursus, ressemblances qui sont parfois oblitérées par les stratégies de distinction entre établissements. En particulier, cette méthode met en évidence la difficulté à concilier innovation pédagogique et inscription dans un cadre national de formation professionnelle qui structure fortement les marges de manoeuvre enseignantes. En outre, la dimension proprement idéologique du savoir transmis apparaît saisissable — davantage qu’à l’échelle des curricula formels — dans les anecdotes vécues, petits faits vrais et autres récits de relations avec les clients, qui sont autant de supports, disséminés au fil des cours, donnant à voir combien le droit en actes peut, et doit, parfois, s’éloigner du droit des livres. Dans le cas particulier du droit des affaires, c’est un droit au service de l’entreprise qui se dessine tout au long des enseignements. Le droit est alors un support des stratégies économiques : un support banalisé, car réduit au rang de technique parmi d’autres, mais qui n’en est pas moins indispensable au capitalisme juridicisé.