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En droit comme dans les autres domaines du savoir, la recherche interdisciplinaire semble une des voies les plus prometteuses pour traiter de sujets novateurs. La collaboration entre plusieurs disciplines apparaît de plus en plus comme une façon pertinente d’aborder des problématiques complexes[1], car il s’agit de placer au coeur de la démarche scientifique l’objet de la recherche plutôt que les disciplines d’appartenance des chercheurs et les limites du point de vue propre à chacune[2]. Au Québec, les principaux organismes subventionnaires de la recherche tels que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FQRSC) reconnaissent d’ailleurs cette nouvelle donnée de la production de la recherche[3].

Dans ce contexte général d’invitation au décloisonnement des savoirs et à l’intégration de modes de connaissances diversifiés, l’expérience des juristes présente une singularité. En effet, la collaboration entre le droit et d’autres disciplines du domaine des sciences sociales passe souvent par l’ouverture à l’égard de formes de recherche différentes de la recherche juridique traditionnelle, basée sur l’analyse de la doctrine et de la jurisprudence. En particulier, le droit se tourne vers la recherche empirique telle qu’elle est pratiquée par les sciences sociales[4]. Il s’agit alors généralement, dans une logique complémentaire, d’aborder un phénomène social du point de vue des acteurs individuels et collectifs, et de dépasser ainsi la qualification juridique des faits et l’encadrement de ce phénomène par le droit.

Or, une fois admis, en principe, le bien-fondé de l’interdisciplinarité pour la recherche en droit, il reste qu’en pratique la diversité des méthodes de recherche et des objectifs qui y sont associés génère des enjeux particuliers qui appellent, à leur tour, des modes de résolution particuliers.

Dans cette perspective, nous avons choisi de revenir dans le présent article sur une expérience récente de collaboration interdisciplinaire entre juristes (droit économique) et spécialistes de sciences sociales (anthropologues et sociologue), expérience que nous avons vécue dans le contexte particulier d’une recherche empirique[5]. En effet, dans le contexte d’un projet plus vaste sur la réglementation des services de placement, dirigé par la professeure Raymonde Crête de l’Université Laval, cette équipe a conduit une étude originale auprès de représentants de courtiers pour comprendre leurs attitudes à l’égard des normes juridiques auxquelles ils sont soumis[6].

Dans la lignée de plusieurs publications récentes[7], nous avons pris le parti de nous appuyer sur notre expérience concrète de recherche afin de dépasser le risque d’aporie auquel peuvent conduire des énoncés généraux sur la fécondité de l’interdisciplinarité. Plus précisément, notre propos repose sur un retour d’expérience effectué auprès des chercheurs engagés dans cette recherche empirique. Afin de comprendre plus finement le processus de production interdisciplinaire[8], nous présentons ci-dessous, pour chaque étape du processus de recherche, c’est-à-dire de l’élaboration de la problématique à la diffusion des résultats, les principaux lieux de partage et de tension qui ont émergé. Ainsi, il s’agit d’alimenter la réflexion sur les conditions théoriques et pratiques de la recherche interdisciplinaire entre droit et sciences sociales. Cette contribution se veut celle de praticiens de la recherche et est livrée avec modestie, car nous ne nous prétendons aucunement spécialistes des théories sur l’interdisciplinarité, qu’elles soient générales ou propres au droit.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous croyons important de préciser, dans une partie liminaire, les fondements théoriques et le contexte de notre démarche, ainsi que l’approche méthodologique employée pour le retour d’expérience effectué. Par la suite, les résultats scientifiques issus de ce retour d’expérience sur l’interdisciplinarité seront présentés selon les étapes successives de la démarche de recherche et mis en relation avec les résultats de l’étude empirique menée. Deux autres catégories de résultats plus généraux seront également exposées, quoique plus brièvement : d’abord, les apports perçus du recours à une étude empirique menée selon la tradition socioanthropologique, dans le contexte d’un programme de recherche en droit ; ensuite, des pistes de solution aux défis posés par la collaboration interdisciplinaire, pistes susceptibles d’être transposées à d’autres expériences de recherche. Enfin, une conclusion discutera de l’interdisciplinarité comme expérience et comme enjeu scientifique.

1 Les fondements théoriques de la démarche

Sur un plan théorique, se pencher sur la collaboration entre chercheurs de plusieurs disciplines, c’est inévitablement être aux prises avec la question complexe de la définition de l’interdisciplinarité. Dans notre cas, c’est aussi nous interroger plus précisément sur les relations entre droit et sciences sociales.

1.1 L’interdisciplinarité

Interaction existant entre deux ou plusieurs disciplines, qui peut aller de la simple communication des idées jusqu’à l’intégration mutuelle des concepts directeurs de l’épistémologie, de la terminologie, de la méthodologie, des procédés, des données et de l’orientation de la recherche et de l’enseignement s’y rapportant[9].

La littérature sur le thème de l’interdisciplinarité est très abondante et diversifiée. Elle révèle la variété des formes que prennent les activités interdisciplinaires, tant dans les milieux de l’enseignement et de la recherche scientifique[10] que dans les milieux professionnels[11]. Surtout, force est de constater que les auteurs ne sont pas en mesure de s’accorder sur une définition unique de l’interdisciplinarité et qu’il existe une multitude de termes pour qualifier les diverses formes de collaboration entre différentes disciplines dans la recherche. À ce sujet, Creutzer Mathurin[12], qui fait une recension de la terminologie propre à l’interdisciplinarité, démontre que les définitions accordées aux termes les plus fréquents, soit la multidisciplinarité, la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité, sont en fait très variables. Néanmoins, cet auteur résume bien la nuance entre ces quatre termes en remarquant que l’ordonnancement des préfixes « multi à trans semble traduire, selon la plupart des auteurs, l’idée de graduation vers une certaine intégration des disciplines, ou une certaine globalité de perception et de compréhension[13] ». Quant au radical « disciplinaire », il renvoie à une organisation ou à une catégorisation des savoirs et des pratiques propres à une discipline, qui est en quelque sorte délimitée par des barrières abstraites qui la définissent et en font ce qu’elle est[14]. Malgré l’existence de ces nuances terminologiques, et dans un souci d’uniformité et de simplicité, nous privilégierons ci-dessous le terme « interdisciplinarité » que nous emploierons dans une perspective générale[15]. Ainsi, la recherche interdisciplinaire est entendue ici comme une démarche nécessitant la participation de chercheurs d’au moins deux disciplines qui poursuivent des objectifs scientifiques communs[16].

1.2 L’interdisciplinarité entre droit et sciences sociales[17]

Dans la mesure où l’équipe de recherche dont l’expérience sera étudiée regroupait des juristes, des anthropologues et une sociologue, il est pertinent de se pencher plus précisément sur l’interdisciplinarité dans ces domaines du savoir. Le droit et les sciences sociales entretiennent de longue date des relations complexes, qui sont autant d’atouts mais aussi de handicaps dans la collaboration interdisciplinaire. D’une part, ces disciplines sont incontestablement proches compte tenu de leur histoire institutionnelle et des parcours des pères fondateurs de la sociologie et de l’anthropologie ou de leurs disciples (pensons à Max Weber, à Émile Durkheim[18] ou à Lewis Henry Morgan pour ne citer qu’eux), et surtout de leur objet d’étude qui les rapproche « naturellement » : la société et les relations, individuelles et collectives, qui s’y nouent. Cette proximité d’objet se traduit jusque dans le recours à certaines notions communes, une des plus évidentes étant celle de norme. L’existence de sous-disciplines passerelles comme la sociologie du droit témoigne aussi de la complémentarité des deux points de vue[19]. D’autre part, l’histoire des rapports entre le droit et les sciences sociales est marquée par une série de « rendez-vous manqué[s][20] » et par des développements institutionnels séparés qui conduisent à l’ignorance, voire à la méfiance, réciproque. Ces développements séparés peuvent même apparaître dans le cas d’une sous-discipline passerelle comme la sociologie du droit. C’est ce que souligne Évelyne Serverin[21], en écrivant à la suite de Renato Treves, qu’une ligne de « fracture », à la fois épistémologique et méthodologique, divise depuis plusieurs décennies la sociologie en droit en deux, selon qu’elle est pratiquée par les juristes ou par les sociologues et pose respectivement un regard interne ou externe[22] sur le droit[23]. De plus, certains auteurs ont mis en évidence les différences épistémologiques fondamentales entre le droit et les sciences sociales. Ainsi Pierre Noreau a-t-il comparé la théorie du droit et la sociologie, du point de vue de la fonction intellectuelle de la théorie et de la place accordée au droit par rapport aux autres dimensions de la vie sociale[24]. D’autres auteurs ont récemment débattu de la posture scientifique de la discipline juridique (par exemple, méthode, lien avec la pratique, visée descriptive ou prescriptive) et des effets de cette posture sur de possibles formes de collaboration interdisciplinaire entre droit et sciences sociales[25]. Le type de recherche pratiquée (recherche documentaire principalement en droit, recherche le plus souvent empirique en sciences sociales) participe aussi de ce rapport différencié au savoir. Par ailleurs, même les proximités peuvent être trompeuses, tant une notion peut être conçue et abordée différemment d’une discipline à l’autre[26]. L’exemple de la norme développé par Pierre Noreau est à cet égard particulièrement éclairant, les juristes plaçant toujours la distinction entre le juridique et le non-juridique au fondement de leur approche, alors que les sociologues ont une approche plus large, dans laquelle la norme juridique n’est pas nécessairement distincte au regard des autres normes sociales[27].

En somme, si la recherche interdisciplinaire est une pratique qui permet de dépasser des frontières disciplinaires construites arbitrairement selon les besoins de la discipline et des institutions d’appartenance[28], elle présente cependant plusieurs défis. L’analyse de l’expérience concrète de recherche exposée ci-après permettra de revenir sur plusieurs d’entre eux de façon plus détaillée.

2 Le contexte d’expérience interdisciplinaire : une étude empirique sur les services financiers

Pour notre part, les questionnements et les enjeux de l’interdisciplinarité ont pris place dans un contexte de recherche précis et bien délimité, celui de la réalisation d’une étude empirique par une équipe interdisciplinaire en droit économique, processus de longue haleine qui a comporté plusieurs étapes.

De 2008 à 2010, des chercheurs en droit économique[29] ou en sciences sociales[30] ont mené en interdisciplinarité une étude empirique qualitative auprès de professionnels travaillant dans le secteur des placements financiers[31]. Cette étude avait principalement pour objet de documenter les attitudes à l’égard de l’encadrement juridique d’une catégorie particulière d’intermédiaires financiers, soit les représentants des courtiers en placement[32]. Ainsi, il s’agissait de décrire les différentes attitudes de ces professionnels quant aux normes juridiques qui régissent leur profession et d’analyser les facteurs (individuels, professionnels, organisationnels et sociaux) susceptibles d’influer sur le respect de ces normes, c’est-à-dire de faciliter ou, au contraire, de limiter l’efficacité de la réglementation[33].

3 La démarche méthodologique choisie : le retour d’expérience de l’équipe interdisciplinaire

Ce contexte de recherche nous servira maintenant de « terrain d’étude » de l’expérience interdisciplinaire vécue par tous les membres du groupe.

3.1 L’approche adoptée : la reconnaissance de la valeur scientifique du point de vue des acteurs sociaux

Sur le plan méthodologique, la présente analyse de notre expérience de recherche interdisciplinaire repose sur un postulat fondamental : c’est en allant recueillir la parole des principaux intéressés (les chercheurs de l’équipe) que nous pourrons comprendre ce qu’implique concrètement un tel processus de collaboration. Ce postulat s’inscrit dans le paradigme qualitatif et répond à une logique compréhensive[34]. Il s’agit de placer au coeur de la compréhension d’un phénomène l’analyse des représentations, notamment des savoirs et des pratiques, issues de l’expérience des acteurs visés, et ce, peu importe le contexte dans lequel ils se situent[35]. Le travail d’analyse consiste ensuite à interpréter le sens des propos recueillis, en reconnaissant la valeur unique de la parole de chaque acteur sur ses savoirs et ses pratiques.

Dans cette perspective, les significations accordées par chacun des membres de l’équipe à cette expérience de recherche interdisciplinaire ont été recensées. Conformément à l’approche retenue, nous avons postulé que ceux-ci étaient les mieux placés pour rendre compte de l’évolution des choix, des actions et des enjeux inhérents aux différentes étapes de l’étude visée. Nous avons également postulé qu’ils étaient en mesure de relever des conditions qu’ils jugeaient essentielles pour le bon déroulement d’une telle recherche. Dans l’optique de reformuler un problème central en observant une réalité délimitée[36], nous avons privilégié la méthode ethnographique et l’analyse descriptive approfondie de la situation de recherche particulière vécue par l’équipe[37].

3.2 Le processus du retour d’expérience

Pour recueillir les données, nous avons formé un groupe de discussion réunissant les principaux membres de l’équipe interdisciplinaire pour permettre à ces derniers de partager leurs expériences des différentes étapes de l’étude empirique. Ce type de rencontre compte parmi les outils privilégiés[38] en recherche qualitative[39]. En effet, un groupe de discussion adopte généralement une structure assez souple, ce qui permet d’avoir accès à une grande richesse d’informations et qui favorise les échanges entre les participants. Au-delà de l’apport à la connaissance, ces discussions peuvent également être profitables aux membres de l’équipe eux-mêmes, dans la mesure où elles sont l’occasion d’effectuer un retour réflexif sur leurs propres démarches et d’en tirer des leçons[40].

La discussion a été animée par une anthropologue qui n’avait pas participé au projet de recherche afin de permettre à chaque membre de s’exprimer, mais aussi d’assurer davantage de neutralité dans ses interventions. Celle-ci a donc alimenté les échanges en formulant une dizaine de questions, qui abordaient successivement le déroulement de la recherche, la dynamique au sein de l’équipe ainsi que l’apport de l’interdisciplinarité et ses conditions essentielles. Les membres de l’équipe de recherche pouvaient ainsi décrire leurs rôles et responsabilités, les étapes franchies, ainsi que les succès obtenus et les difficultés éprouvées au cours de leur expérience de collaboration[41]. En examinant si ces « conditions stratégiques » avaient été respectées dans le cas de l’étude empirique interdisciplinaire relatée ici, nous pouvions ainsi tirer les leçons de la démarche empruntée.

Une analyse de contenu du type logicosémantique[42] a ensuite été appliquée aux transcriptions de la discussion, pour relever des thèmes et des éléments significatifs[43] relativement à l’expérience d’une recherche interdisciplinaire, dans le contexte particulier d’une étude empirique en droit économique. Le fruit de l’analyse de contenu des témoignages recueillis constitue la matière première des résultats présentés ci-après.

Soulignons enfin que le retour d’expérience s’est fait avec l’approbation de chaque membre de l’équipe. De plus, l’analyse sur laquelle repose le présent article a été conduite dans le strict respect des témoignages de chacun quant à son expérience de l’interdisciplinarité, et toutes les mesures possibles ont été prises en vue d’assurer la confidentialité des propos[44].

4 Les résultats : l’analyse du retour d’expérience

Les résultats du retour d’expérience sont présentés ici en trois volets. Dans le premier, nous faisons la recension des avantages obtenus et des défis relevés au cours de chacune des phases importantes du projet interdisciplinaire, selon les principales étapes d’une recherche empirique : 1) la planification ; 2) l’élaboration du devis de recherche ; 3) la collecte des données ; 4) l’analyse des données et la production des résultats ; 5) la diffusion des résultats. De la sorte, nous souhaitons offrir des éléments concrets aux chercheurs spécialisés en droit ou en sciences sociales qui s’intéressent à l’idée de conduire une recherche empirique dans un contexte interdisciplinaire, tout en étant préoccupés par les enjeux théoriques (épistémologiques) et pratiques (méthodologiques) que génère une telle démarche[45].

Le deuxième volet des résultats s’attache à la façon dont le recours à une étude empirique telle qu’elle est pratiquée en anthropologie et en sociologie — soit le contexte particulier de la rencontre interdisciplinaire analysée ici — a paru, aux yeux des membres de l’équipe, compléter les sources de connaissance de la réalité sociale traditionnellement mobilisées en droit. Le troisième et dernier volet des résultats présente de façon plus synthétique les conditions que les membres de l’équipe ont jugées nécessaires ou utiles dans leur expérience d’une étude empirique impliquant une collaboration entre juristes et chercheurs en sciences sociales et qui, selon eux, facilitent la réalisation de projets de recherche interdisciplinaire.

4.1 Les étapes clés de la recherche empirique : l’interdisciplinarité en actes

4.1.1 La planification de l’étude empirique

Lors du retour d’expérience, les participants à la recherche ont fait part de leurs diverses motivations à entreprendre un projet interdisciplinaire. Pour les juristes de l’équipe, l’engagement dans un tel projet constituait une conséquence de leur intérêt pour la recherche empirique. Ces derniers ressentaient la nécessité d’« aller sur le terrain » afin de mieux saisir la pratique des professionnels des services de placement — une réalité mal documentée dans la littérature —, les enjeux inhérents à ce domaine d’activités et, par là, ils voulaient vérifier leurs impressions sur le milieu. Par la suite, ils espéraient encadrer les services de placement de manière plus efficace en proposant des modifications aux régimes de sanctions qui correspondent mieux à la réalité des milieux financiers. C’est ainsi qu’ils ont inclus une démarche empirique dans leur programme de recherche auquel, à ses débuts, ne participaient que des juristes. Toutefois, ce n’est que progressivement et à la suite de la rencontre d’une anthropologue, également juriste, que le projet de mener une étude empirique d’une envergure telle que celle qui a été finalement conduite, et sous la forme d’une collaboration interdisciplinaire, s’est formulé puis concrétisé. L’anthropologue est devenue par la suite cochercheuse du programme de recherche et a mené ce projet d’étude empirique. Ajoutons que, peu de temps après ce choix, l’étude empirique est devenue autonome par rapport au reste du programme de recherche à teneur plus juridique. Ce processus a généré, parmi les spécialistes des sciences sociales de l’équipe, un certain flou quant aux attentes des juristes à l’égard de l’étude empirique envisagée et quant au type de collaboration interdisciplinaire recherchée. Cependant, cette impression s’est en partie dissipée lorsque le volet empirique s’est clarifié, en même temps qu’il devenait une composante à part entière du programme de recherche global.

Au-delà du contexte particulier de l’étude relatée ici, les conditions dans lesquelles le volet empirique du projet a été développé sont révélatrices du peu de familiarisation des juristes avec la recherche empirique et des adaptations tant sur le plan intellectuel et théorique que sur le plan matériel et pratique que cela suppose pour les chercheurs en droit. En effet, les juristes membres de l’équipe n’avaient pas anticipé les ressources humaines et financières ni le temps nécessaires à la réalisation d’une étude empirique rigoureuse, même exploratoire et modeste.

Le volet empirique ayant été précisé plus tardivement que les volets juridiques du projet de recherche global, la formulation d’objectifs de recherche propres à ce volet empirique a constitué un moment majeur de la collaboration interdisciplinaire, particulièrement exigeant sur le plan intellectuel. Si, au moment de la formulation du projet global, une série d’objectifs avaient été définis dans une perspective de recherche juridique (par exemple, décrire et analyser l’encadrement juridique des services de placement), il s’est ensuite agi de déterminer des objectifs en nombre limité et réalisables pour l’enquête de terrain, selon les exigences de la recherche empirique telle qu’elle se pratique en sciences sociales (par exemple, découvrir les perceptions d’intermédiaires financiers au regard de leurs obligations légales et des régimes de sanctions disciplinaires et mettre en évidence les facteurs susceptibles d’influer sur le respect des obligations par certains intermédiaires financiers). Comme l’a souligné un membre de l’équipe, « s’il n’y a pas d’objectifs, on ne peut rien faire, on ne peut pas faire les étapes qui suivent. Ici, les objectifs étaient très éclatés, il fallait ramener ça à quelque chose de possible. » Un consensus a finalement été atteint, autour du difficile équilibre entre l’esprit de curiosité scientifique, stimulé par le caractère novateur de la recherche empirique en droit économique, et la réalité pratique : « Il y avait une forme d’excitation par rapport à toutes les possibilités qu’ouvrait l’aspect empirique, mais, en contrepartie, il y a aussi l’aspect de faisabilité : on ne peut pas couvrir tout l’aspect juridique dans la recherche empirique. »

Avec le recul, l’équipe de recherche interdisciplinaire reconnaît que, bien que cette étape de planification ait été plus longue que prévu, elle a été essentielle et stimulante dans la mesure où elle a constitué pour chacun une première ouverture à l’égard du travail interdisciplinaire, dans le contexte d’une étude empirique.

4.1.2 L’élaboration du devis de recherche

Les objectifs précisés, la réalisation de l’étude nécessitait également d’élaborer un devis de recherche, comprenant un cadre théorique et une démarche méthodologique, dans le respect de l’éthique de la recherche. Le cadre théorique devait assurer la continuité du processus de recherche et contribuer à préparer la collecte des données sur le terrain, soit le milieu du courtage en placement. Ce cadre théorique a été rédigé en interdisciplinarité et a bénéficié des apports des membres de l’équipe, tant en droit qu’en sciences sociales (suggestions de lectures mutuelles, vulgarisation de chacune des disciplines). Des membres de l’équipe ont cherché des théories permettant de rapprocher les disciplines, et les approches comportementales et cognitives de la norme se sont avérées un point de jonction. Cependant, compte tenu de la diversité de ces approches et de leurs limites selon les différents points de vue des membres de l’équipe, un cadre original a été élaboré à partir de plusieurs disciplines. Plus précisément, le cadre théorique a été construit autour de la notion de norme juridique, qui traverse à la fois la théorie du droit et plusieurs sciences sociales, et de la notion des facteurs d’observance. Pour en arriver à éclairer les différentes facettes de la problématique de recherche, ce cadre s’appuie sur une littérature scientifique diversifiée, relevant tant de la criminologie (les spécificités des cols blancs et des professions du milieu financier), de la psychologie sociale et de l’analyse économique du droit (modèles d’attitudes et de comportements relativement aux normes) que de la sociologie et de la philosophie du droit (fonctions du droit telles que l’éducation et la socialisation juridiques). Peu d’études empiriques[46] de qualité, selon les critères des sciences sociales, ont été relevées sur les rapports concrets que les professionnels du milieu des affaires entretiennent avec la norme et la sanction juridiques[47]. Nul besoin d’expliquer longuement le défi que peut représenter un tel exercice. D’une part, il fallait assurer une cohérence dans une écriture collective qui puisait à même une diversité de théories[48]. D’autre part, cela impliquait un travail d’appropriation important, particulièrement pour les chercheuses spécialisées en sciences sociales mais novices en matière de droit économique (par exemple, il fallait se repérer dans la nébuleuse des professions rattachées aux services de placement ou s’initier à des travaux de théorie du droit, parfois hermétiques pour les néophytes). Aux yeux des membres de l’équipe, le recours à diverses sources a constitué un apport intéressant, notamment parce qu’il a permis d’établir d’emblée un dialogue entre les approches théoriques mobilisées et, ce faisant, entre les disciplines visées. Cette démarche a aussi permis de discuter de ce qui constitue une source pertinente et valide, selon les domaines du savoir en jeu dans le projet.

Concernant la démarche méthodologique à suivre pour la collecte de l’information dans le milieu des services de placement, l’approche adoptée s’est inscrite dans le paradigme qualitatif et s’est inspirée de la démarche ethnographique. Ce choix était guidé par l’objectif principal de l’étude qui était de mieux connaître le contexte de pratique des représentants de courtiers en placement. En effet, la méthode qualitative est reconnue dans l’étude des attitudes, notamment dans des situations peu documentées par des enquêtes d’envergure[49], car elle permet de rendre compte de la façon dont des individus perçoivent et interprètent leurs expériences et leur environnement et leur donnent un sens[50]. Dans cette perspective, l’équipe a choisi de recueillir des données de deux façons complémentaires[51], soit en menant 2 groupes de discussion auprès d’acteurs du milieu professionnel étudié (pour un total de 18 personnes) et 24 entrevues individuelles auprès de représentants de courtiers[52]. Compte tenu de l’ampleur du travail que la méthode d’enquête qualitative représente, et pour privilégier la richesse de l’information recueillie, le nombre de participants à l’étude devait être limité. À cet égard, malgré le consensus sur l’intérêt que pouvait représenter la collecte de témoignages approfondis, les critères de choix des représentants interrogés (taille de l’échantillon et sélection des participants), dans le paradigme qualitatif[53], ont suscité des questions de la part de juristes de l’équipe interdisciplinaire quant à la validité scientifique de l’échantillon. Comme l’exprimait l’un d’eux, « [d]ans un premier temps, n’étant pas dans le domaine, la question qu’on se pose c’est la fiabilité de la méthodologie. Comme il y avait seulement 24 personnes, est-ce que c’est représentatif ? Est-ce que c’est fiable ? »

La clarification des éléments méthodologiques a également impliqué la prise en considération des aspects éthiques de la recherche empirique. À ce propos, tous les membres de l’équipe ont manifesté un souci élevé de respecter les principes éthiques dans le traitement des participants à l’étude, en vertu de leurs déontologies professionnelles respectives[54]. Cependant, les juristes de l’équipe étaient moins familiarisés avec la présentation d’un dossier au comité d’éthique universitaire. Dans ce contexte, plus qu’une simple modalité administrative, cette étape a été l’occasion de valider en commun la pertinence des objectifs et de la démarche méthodologique retenus, et ainsi de renforcer la collaboration interdisciplinaire au sein de l’équipe. Elle a également permis aux juristes de saisir l’importance de l’étape de planification de la recherche et d’élaboration du devis, selon la conception de la rigueur scientifique en anthropologie et en sociologie.

4.1.3 La collecte des données

L’originalité que représentait l’étude empirique aux yeux des juristes de l’équipe interdisciplinaire était en grande partie associée à l’occasion unique qu’elle offrait d’établir un contact avec les professionnels des services en placement, en particulier les représentants de courtiers, et de recueillir leur opinion sur l’encadrement juridique de leur pratique professionnelle. Ainsi, l’étape de « terrain » était attendue avec enthousiasme et impatience. Auparavant, le contact avec les professionnels avait été soigneusement planifié grâce à la rédaction de lettres de recrutement[55] et à l’élaboration de deux grilles d’entretien, pour les rencontres individuelles et les groupes de discussion. Au total, cette préparation a occupé spécialistes des sciences sociales et juristes pendant quelques mois ; elle incluait aussi une phase de prétest de la grille d’entretien individuel. Le cumul des deux expertises a finalement permis d’élaborer des grilles plus « efficaces ».

Concernant la collecte des données elles-mêmes, les rencontres ont été menées au printemps 2008, en personne pour les groupes de discussion et par téléphone pour les entretiens semi-dirigés. Les étudiants en droit qui y ont participé ont été initiés aux méthodes d’enquête qualitative par une des deux anthropologues de l’équipe. Les échanges tenus lors des groupes de discussion et des entretiens individuels ont ensuite été transcrits intégralement.

Les membres de l’équipe interdisciplinaire soutiennent que la troisième étape du processus a également été l’occasion d’une étroite collaboration entre chercheurs en droit et chercheuses en sciences sociales. Devant les préoccupations communes quant à la réussite de cette étape du « terrain », la complémentarité des expertises s’est avérée à la fois enrichissante et utile. D’un côté, anthropologues et sociologue pouvaient faire bénéficier les juristes de leurs savoirs et savoir-faire sur le déroulement de l’étape empirique de collecte des données. De l’autre, les juristes de l’équipe pouvaient partager avec les chercheuses en sciences sociales leur étroite connaissance des services de placement et du travail des représentants de courtiers.

4.1.4 L’analyse des données recueillies et la production des résultats

Une fois transcrit, le contenu des entrevues (individuelles et de groupe) a été analysé selon la méthode de l’analyse de contenu du type logicosémantique, pour mettre en évidence des éléments clés dans le corpus recueilli, ainsi que des points de convergence ou de divergence dans le discours des informateurs interrogés[56]. L’étape de classement de cette analyse a été franchie à l’aide d’un logiciel spécialisé[57].

Concernant la mise en oeuvre pratique de l’analyse des données, une division du travail s’est opérée. Afin de contribuer de façon significative à l’analyse des données recueillies, tous les juristes qui composaient l’équipe interdisciplinaire se sont familiarisés avec le logiciel d’analyse de contenu utilisé. Néanmoins, vu le temps nécessaire à la maîtrise du logiciel et conjointement à l’appropriation des méthodes d’analyse qualitative[58], la classification des données recueillies et la phase d’analyse descriptive ont finalement été confiées à l’une des anthropologues de l’équipe[59]. Celle-ci a bénéficié d’une supervision interdisciplinaire (droit et anthropologie), ce qui présentait l’avantage de mettre à profit une double expertise (ex. respectivement juridique, sur le contenu des propos analysés, et anthropologique, sur la façon de les catégoriser). Toutefois, cette dynamique a supposé des aptitudes particulières en matière de relations interpersonnelles interdisciplinaires. Elle a aussi involontairement contribué à isoler les trois personnes engagées dans cette étape de l’analyse du reste de l’équipe interdisciplinaire. Par la suite, la deuxième phase d’analyse des données, en rapport avec le cadre théorique adopté, a principalement été réalisée par les trois chercheuses en sciences sociales. Ce choix s’explique par la répartition « naturelle » des expertises scientifiques respectives mais aussi par le calendrier des autres volets du programme de recherche dans lequel seuls les juristes étaient engagés. Le pragmatisme l’a donc emporté ici sur l’idéal d’une pratique interdisciplinaire. Par conséquent, c’est seulement à la fin de la deuxième phase d’analyse — dite critique — que les résultats ont été présentés aux juristes de l’équipe, afin qu’ils en prennent connaissance et fassent part de leurs réactions.

Conformément aux objectifs de la recherche, la première phase d’analyse dite descriptive des données recueillies a permis de rendre compte des différentes perceptions quant à l’encadrement juridique de la pratique professionnelle du courtage financier (réglementation et sanctions). À cet égard, si les représentants se jugent généralement bien informés, une trop grande quantité d’information diffusée par les autorités réglementaires leur paraît alourdir leur charge de travail et, ce faisant, avoir des effets pervers puisque la surcharge est telle qu’elle décourage certains professionnels de se tenir à jour. Par ailleurs, en matière de sanction, les représentants rencontrés, sur la base d’une distinction entre « fautes graves » (dont la fraude intentionnelle) et « fautes légères » (par exemple, des erreurs d’inattention), en appellent à plus d’équité et de cohérence, et suggèrent de revoir à la hausse la sévérité des sanctions applicables aux fautes graves. À leurs yeux, cela pourrait accroître l’efficacité préventive de ces mécanismes.

Cette analyse a également mis en évidence les facteurs susceptibles d’influer sur les risques de fraude ou de manquement professionnels. En particulier, le contexte professionnel et organisationnel dans lequel exercent les représentants de courtiers est apparu fort important. Ce contexte inclut des éléments aussi divers que la qualité de la relation avec le client (par exemple, une confiance réciproque), le mode de rémunération (par exemple, la part de la rémunération à la commission), les pressions à la productivité et à la rentabilité exercées par l’employeur ou encore, sur un autre plan, le souci de préserver sa réputation professionnelle (et la nécessité de le faire pour garantir son emploi). Dans le registre des facteurs personnels, l’éthique et les valeurs individuelles de chaque représentant sont ressorties clairement des propos recueillis.

Ensuite, pour accroître la rigueur méthodologique de la méthode, la seconde phase d’analyse, dite théorique, a consisté à tenter d’expliquer les liens entre les éléments mis en évidence, puis entre ceux-ci et des éléments du cadre théorique. Parmi les principaux résultats de cette étape, plusieurs aspects de la réalité professionnelle des représentants de courtiers ont pu être analysés selon une approche basée sur la socialisation juridique. Ils ont permis de mieux comprendre la dynamique complexe selon laquelle une réglementation et un régime de sanctions peuvent produire les effets escomptés. Par exemple, l’efficacité de la formation semble dépendre de la capacité de réappropriation par les représentants des valeurs et des principes transmis par le droit, et ce, en fonction de leurs valeurs personnelles. De plus, les tensions mises en évidence entre, d’une part, les logiques de fonctionnement des organisations du travail et du milieu financier, soumises aux impératifs économiques, et, d’autre part, l’éthique professionnelle, renforcée dans une perspective de professionnalisation du courtage financier, peuvent être interprétées comme l’expression d’une socialisation contradictoire qui, in fine, diminue l’efficacité de l’éducation juridique[60]. Sur un autre plan, cette étape d’analyse théorique a permis de relativiser le modèle théorique employé pour l’analyse de l’observance des normes, notamment en mettant en évidence l’ampleur des influences externes dans le cas étudié. Ces nuances ont ensuite permis de situer l’étude empirique dans la lignée des critiques adressées aux théories sociocognitives, et ce, tant en droit qu’en sciences sociales. Ces derniers constats ont d’ailleurs favorisé des échanges théoriques entre les chercheurs de l’équipe.

La finalisation de l’étude empirique s’est concrétisée par la rédaction du rapport destiné à l’organisme subventionnaire. Cette rédaction a été principalement assurée par les chercheuses en sciences sociales. Néanmoins, à titre de suivi et afin de produire un rapport conforme aux critères de qualité de chaque discipline, toute l’équipe a été invitée à relire et à commenter le document produit. Quelques modifications ont dû y être apportées, principalement pour prendre en considération les différences de perspectives entre le droit et les sciences sociales. L’exemple le plus éloquent est celui des préoccupations contradictoires concernant le langage à employer pour présenter les résultats. D’un côté, les juristes avaient relevé l’emploi de certains termes par les professionnels rencontrés, termes qui leur paraissaient inexacts et qu’ils souhaitaient corriger pour satisfaire à leur définition disciplinaire de la rigueur, celle-ci imposant de qualifier de manière appropriée les phénomènes auxquels il est fait référence. Comme le relate un membre de l’équipe, « [ils] utilisaient par exemple le mot “fraude” ou la “faute de bonne foi”, puis l’“erreur”, mais l’erreur ce n’était pas une faute. Donc là on se disait, mais ce n’est pas correct, en droit on ne dit pas comme ça. » Ne pas le corriger comportait le risque, à leurs yeux, de diffuser une information fausse, sur le plan juridique, auprès du lecteur et, ce faisant, d’entacher leur réputation. De l’autre côté, les chercheuses en sciences sociales avaient un souci de neutralité et de transparence dans la restitution des propos analysés, selon les canons de la démarche qualitative. Comme l’explique un juriste, « elles me disaient, on rapporte les paroles, on est fidèles à ce que les gens nous disent, on n’est pas là pour les juger, c’est important pour nous […] On est là pour savoir ce qu’ils ont dit et interpréter par rapport à notre cadre théorique. » Dans ce cas, c’était changer les termes employés par les professionnels interrogés qui risquait de remettre en cause leur compétence. Devant cette impasse, l’équipe est finalement parvenue à un compromis : il a été convenu de mettre des annotations en bas de page précisant le cas échéant le « bon terme » sur le plan juridique. Un avant-propos à l’intention des lecteurs juristes a également été rédigé, précisant le statut des termes employés dans le rapport, plus particulièrement dans les citations des propos des représentants de courtiers en placement.

Au moment de la rédaction de la version définitive du rapport de recherche, a émergé une question spécifique : fallait-il conclure le rapport par la rédaction de recommandations et, si oui, sur quelle base ? Derrière cette question s’en profilait une autre, plus fondamentale : celle des finalités de l’étude empirique aux yeux des juristes à l’origine du programme de recherche[61]. Ici encore, l’avis des chercheurs divergeait selon qu’ils venaient du droit et dotaient la recherche d’une visée préventive ou prescriptive, ou des sciences sociales et attribuaient principalement à la recherche une visée descriptive et explicative. Il s’agissait aussi pour les chercheuses en sciences sociales de conserver une posture de neutralité à l’égard des points de vue exprimés par les participants, comme nous l’avons mentionné plus haut. Cela impliquait, entre autres, de clarifier le lien entre les résultats issus des propos des professionnels rencontrés et d’éventuelles recommandations énoncées par les analystes. Après discussion, la solution adoptée a été de présenter les souhaits formulés par les participants à l’étude empirique en vue de limiter la fraude au sein de leur profession (par exemple, exiger une formation universitaire minimale pour les conseillers en placement et favoriser l’embauche de gens formés qui seront plus à même de comprendre l’impact de leur pratique professionnelle). L’équipe a également convenu de faire quelques recommandations mais d’ordre général, telles que la nécessité de recontextualiser la réglementation et l’encadrement juridique en tenant compte du point de vue des représentants de courtiers en placement et du contexte organisationnel de leur pratique.

Malgré les défis rencontrés et les lieux de tension qui ont émergé, tous les membres de l’équipe se sont dits satisfaits des résultats obtenus à l’issue de l’étude empirique interdisciplinaire et ont indiqué avoir appris, sur le plan tant épistémologique que méthodologique. D’ailleurs, plusieurs ont souligné qu’ils souhaitaient transposer les fruits de cette expérience dans de nouveaux projets, même si ces derniers n’étaient pas encore concrets.

4.1.5 La diffusion des résultats

La rédaction du rapport de recherche terminée, il fallait procéder à la diffusion des résultats. Cette dernière étape s’est principalement faite de façon parallèle entre le droit et les sciences sociales. En effet, les juristes ont présenté des communications et rédigé des publications de leur côté ; anthropologues et sociologue ont fait de même. Au total, l’équipe compte deux publications communes, soit un ouvrage collectif, dont les chapitres ont été écrits séparément[62], et un chapitre dans les actes d’un colloque coécrit par plusieurs des juristes de l’équipe et une anthropologue[63]. Signalons aussi la contribution de deux juristes, dont la responsable du programme de recherche, à la publication de la monographie issue du rapport de recherche[64].

À ce propos, le retour d’expérience a révélé que tous les membres de l’équipe, chercheurs en droit comme en sciences sociales, avaient le sentiment d’être « restés sur leur faim » et de ne pas avoir eu le temps nécessaire pour mobiliser le « potentiel » de cette dynamique interdisciplinaire à partir de l’étape de production des résultats. À leurs yeux, le défi que représentait la mise en commun des résultats de tous les volets du programme (à savoir l’étude empirique et les différents volets juridiques) a sans doute été sous-estimé : « dès le début de l’analyse, on s’est beaucoup posé la question — à laquelle on n’a pas répondu —, […] comment on met nos recherches en commun pour faire un programme de recherche ? »

4.2 La conduite d’une étude empirique en collaboration avec les sciences sociales : un apport à un programme de recherche en droit

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’équipe interdisciplinaire a manqué de temps pour intégrer, dans des publications communes, les résultats de l’étude empirique sur les représentants des conseillers en placement et ceux des analyses juridiques de la réglementation et des sanctions encadrant l’industrie des services financiers. Il n’en reste pas moins que, au terme de leur expérience, les membres de l’équipe ont pu souligner certains avantages de la collaboration interdisciplinaire par rapport aux autres sources de connaissance qu’ils mobilisent traditionnellement. Dans le présent article, l’accent sera mis sur l’expérience des juristes qui, dans ce cas particulier d’une collaboration avec des chercheuses en sciences sociales, tentaient l’expérience d’une étude empirique pour la première fois. À cet égard, nous pouvons distinguer trois plans : le premier concerne précisément le sujet du programme de recherche sur l’encadrement juridique des services financiers au Québec ; le deuxième, la représentation du droit et son rapport avec les pratiques sociales ; le troisième, l’expertise des chercheurs en droit qui ont collaboré à l’étude.

En ce qui concerne les résultats de l’étude empirique quant aux attitudes des représentants de courtiers en placement à l’égard de la réglementation à laquelle ils sont soumis, le premier avantage, aux yeux des juristes, est que, au-delà de l’image reflétée par l’analyse de la jurisprudence et des cas fortement médiatisés de « fraudeurs », il y a une convergence entre les prescriptions du droit et les attitudes professionnelles révélées par les propos des participants à l’étude. Autrement dit, même si, comme cela a été souligné, les professionnels s’expriment dans leur propre vocabulaire qui n’est pas nécessairement celui du droit, leurs témoignages attestent un certain niveau d’intégration des normes juridiques et donc une certaine efficacité pédagogique de la réglementation et des sanctions. Ainsi témoigne l’un des chercheurs en droit : « j’ai été surpris parce que je pensais que c’était un milieu dont la rectitude morale était moins bonne que ce qui est ressorti, donc pour ça, j’ai été agréablement surpris. Donc ça, […] ça nous a donné un portrait de ce que pensent ces gens-là. »

De plus, l’étude empirique a pu valider, aux yeux des juristes, certaines recherches qu’ils avaient conduites sur la base de la doctrine et de la jurisprudence. À ce sujet, un membre de l’équipe souligne que plusieurs propos tenus par les professionnels sont venus conforter certaines de ses intuitions ou, au moins, accréditer la pertinence de ses questionnements : « on a des extraits de verbatims qui me réjouissaient beaucoup, car ça correspondait à des attentes que j’avais et que ça répondait à des questions que j’avais dès le départ ». C’est le cas, par exemple, de la conception qu’ont les représentants de courtiers rencontrés des valeurs nécessaires à l’exercice de leur profession et qui concordent, à plusieurs égards, avec les obligations inhérentes à une relation professionnelle et fiduciaire, selon le vocable juridique (par exemple, la loyauté envers le client). Cependant, il s’agit de données isolées qui, dans la perspective des sciences sociales, ne pouvaient être considérées comme des résultats, d’où un appel à la prudence dans leur utilisation par les juristes.

En fait, la concordance entre les résultats de la recherche juridique et ceux de la recherche empirique de nature socioanthropologique n’est pas systématique, comme le reflète la particularité de la définition de la confiance entre le représentant et son client, fournie par les représentants de courtiers rencontrés. À la différence de la conception qui règne en droit, pour ces professionnels, la relation de confiance qui les unit à leurs clients doit être mutuelle et réciproque, le choix du client contribuant, à leurs yeux, à la possibilité d’une prestation à la fois efficace et éthique.

Par ailleurs, l’étude empirique a aussi mis en évidence des aspects de la réalité professionnelle des représentants que les juristes, de par la spécificité du regard qu’ils jettent, étaient moins portés à considérer : « La recherche contribuait à confirmer ou [à] infirmer les idées préconçues, ou encore [à] découvrir des choses insoupçonnées, ou soupçonnées mais très floues. Elle aidait à comprendre [le] problème [des représentants] et leur réalité et ouvrait tout un pan à approfondir. » Ainsi en est-il des contraintes professionnelles et organisationnelles qui pèsent sur les représentants des courtiers en placement. Plus particulièrement, la tension, voire le conflit, entre, d’une part, les efforts des autorités professionnelles et des différents paliers réglementaires pour renforcer l’éthique dans les services financiers et, d’autre part, l’importance des valeurs commerciales dans les firmes et des incitations au rendement au sein même de la profession (par exemple, la rétribution à la commission) est nettement mise en évidence dans les résultats de l’étude empirique.

Plus fondamentalement, un effet majeur de cette expérience de recherche à la fois interdisciplinaire et empirique est, pour les juristes, le développement d’un regard critique sur le droit qui incite à développer une analyse au-delà du seul cadre juridique (le droit comme « système » autonome, tel que mentionné par un membre de l’équipe) et sans présupposer le bien-fondé du droit ni son efficacité du fait de sa seule existence sur le plan réglementaire. C’est ce qu’illustrent les témoignages suivants :

Aller sur le terrain, voir la réalité, confirmer l’efficacité [de la réglementation] en pratique, c’est une plus-value pour la recherche juridique, en droit économique entre autres. Pour voir si les lois sont efficaces ou si autre chose devrait être proposé, si c’est adapté à la réalité.

La plupart des juristes adoptent une approche dite positiviste, le droit tel que posé. Donc on lit la loi, on l’interprète, on essaie de voir sa portée, parfois on parle des objectifs du législateur, mais c’est flou. Et là, ça nous permet, avec des études comme ça, avec l’intégration d’une autre discipline de sortir du droit […] [C’est] l’importance du terrain que nous, on n’a pas, c’est une dimension précieuse de connaître les personnes[65].

Cette approche semble d’autant plus pertinente aux yeux des participants juristes qu’elle converge avec un changement d’approche au sein du droit lui-même : « Avant le droit était très positiviste, le bien-fondé d’une loi, les motifs, relevaient plutôt des légistes […] Maintenant, le droit commence à dépasser ce cadre-là. La cour suprême n’est plus ce qu’elle était avant, on permet avec l’avènement de la Charte de mettre en preuve pourquoi on a apporté une loi, pourquoi elle doit être fondée et pourquoi non. »

Le recours à une étude empirique peut, au dire de tous les membres juristes de l’équipe, apporter une « nouvelle lumière sur les recherches déjà faites dans le domaine juridique ». Il peut aussi ouvrir la porte à d’autres recherches, en vue d’ancrer davantage la visée prescriptive de la recherche en droit dans la connaissance de la réalité sociale visée, et ce, pour améliorer les chances d’observance de la réglementation en vigueur ou de comprendre les raisons de son inobservance. Comme l’exprime ce juriste de l’équipe, « je pense ça nous a plutôt préparé le terrain pour l’avenir. On a fait des constats qu’on ne pouvait pas traiter juridiquement de manière parallèle parce qu’on ne les avait pas. Donc, comme le droit prescrit ou interdit des choses, il [devrait] nécessairement suivre les constats. » Cette analyse est d’ailleurs partagée par les spécialistes de sciences sociales de l’équipe.

Finalement, aux yeux des membres juristes, un autre apport de la recherche empirique dans un cadre interdisciplinaire concerne, de façon plus concrète, l’acquisition de nouvelles compétences d’autant plus importantes que, comme nous l’avons mentionné, la communauté juridique universitaire s’ouvre à la recherche empirique. En effet, les professeurs de droit qui ont participé à la recherche se sont initiés concrètement à cette autre approche de la recherche. Outre les bénéfices qu’ils pensent pouvoir en tirer pour des recherches à venir, c’est aussi dans leur mission d’enseignement et d’encadrement des étudiants qu’ils se sentent mieux outillés, comme l’expriment les professeurs cités ci-après :

On n’est pas habitué à faire les études sur le terrain, on n’est pas formé. De plus en plus, on mène les étudiants vers cette question-là […] Nous, on est au même niveau, on apprend avec eux même si on est professeur depuis des années. On apprend l’importance d’intégrer le volet empirique dans nos recherches.

Maintenant que j’ai vu l’importance du cadre théorique, ça influence mes recherches juridiques. Mon approche, avec mes étudiants au doctorat a aussi changé pour mieux comprendre leur grille d’analyse au départ, sur quoi ils se basent […] Le cadre théorique (du projet) leur donne un modèle pour travailler, comment on le bâtit, à quoi ça sert. Ils le transposent dans leurs propres recherches.

4.3 Trois conditions essentielles à la recherche interdisciplinaire

Dans une perspective de synthèse, et afin d’aller au-delà de l’analyse d’une expérience singulière de recherche, le troisième et dernier volet des résultats a pour objet de présenter trois conditions générales jugées importantes par les membres de l’équipe pour la réalisation de recherches interdisciplinaires, au vu des succès mais aussi des écueils rencontrés.

4.3.1 Du temps et des ressources en abondance

Selon les membres de l’équipe, pour chacune des étapes du projet de recherche, la sous-estimation du temps a compté parmi les enjeux majeurs dans la mise en oeuvre de la collaboration interdisciplinaire. En particulier, les chercheurs estiment qu’il faut prévoir un moment d’appropriation du projet (connaissances et méthodes) en tenant compte de l’inégale familiarisation de chaque membre avec les différents aspects abordés. De même, les activités communes, telles l’intégration des données recueillies et la restitution du fruit des analyses (rédaction collective, diffusion des résultats), exigent une attention particulière quant à la planification temporelle, considérant le foisonnement des questions qui risquent d’émerger et les négociations qui pourraient s’ensuivre.

Outre les ressources temporelles, les membres de l’équipe concluent rétrospectivement que, lorsqu’une recherche interdisciplinaire s’appuie sur une étude empirique, cela engendre un coût spécifique dont il est important que tous les membres, en particulier ceux qui sont moins familiarisés avec la recherche empirique comme les juristes, tiennent compte, par exemple lors d’une demande de subvention.

4.3.2 La complémentarité des expertises

Pour les membres de l’équipe, une collaboration en recherche interdisciplinaire implique de savoir réunir les acteurs pertinents pour assurer le bon déroulement du projet et contribuer, par leur expertise respective, à l’atteinte des objectifs visés. Par exemple, dans le cas analysé, bien que la perspective d’une collaboration interdisciplinaire n’ait pas été planifiée dès le début du programme de recherche, au fur et à mesure des étapes de l’étude empirique, les juristes ont sollicité les conseils des chercheuses ayant l’expérience d’une démarche de terrain avant de leur confier la responsabilité de tâches d’analyse qu’ils ne pouvaient maîtriser rapidement sans compromettre la réussite des autres volets du programme qu’ils étaient les seuls à pouvoir mener.

La complémentarité des champs d’expertise dans l’équipe interdisciplinaire implique également une compréhension suffisante des différences entre les disciplines représentées, et ce, à plusieurs niveaux : sources, statut et nature des connaissances, méthodes de recherche, objectifs de la recherche, limites propres au point de vue disciplinaire, etc. Du point de vue de l’épistémologie et de la méthodologie, une collaboration interdisciplinaire suppose un goût pour les défis intellectuels et une grande ouverture d’esprit sans céder au dogmatisme ou au corporatisme disciplinaires : « il faut aimer se challenger[66] ». Dans cette perspective, aux yeux de l’équipe, la pratique de la recherche interdisciplinaire demande également de la créativité et de la polyvalence ainsi qu’un respect mutuel et un souci que chaque membre, quel que soit son intérêt dans le projet, y trouve son compte. De leur expérience, les chercheurs ont retenu qu’une telle attitude peut occasionner une « contamination positive », c’est-à-dire l’appropriation de certaines formes d’expertise de l’autre discipline, potentiellement transférables ensuite à d’autres recherches.

4.3.3 Une vision commune

Selon les membres de l’équipe, une bonne collaboration interdisciplinaire repose aussi sur l’adoption d’une vision commune qui, d’une part, garantit cohérence et continuité à la recherche et, d’autre part, crée un sentiment de solidarité dans la conduite du projet[67]. Dans la pratique, les sources d’embûches sont multiples. Ainsi, dans le cas de l’expérience analysée, le flou relatif entourant l’amorce de l’étude empirique (ampleur et statut dans l’ensemble du projet) a fait naître de la confusion chez certains membres quant aux rôles de chacun et aux objectifs poursuivis. De plus, d’après les témoignages recueillis, les contraintes de temps et de disponibilité rendent difficile le maintien d’un même niveau d’information à toutes les étapes du processus, et ce, pour tous les membres, surtout lorsque certaines étapes concernent davantage une discipline plutôt que l’autre (comme cela a été le cas ici au moment de l’analyse des données). Pourtant, rétrospectivement, un partage de données continu et régulier entre tous les membres de l’équipe semble bénéfique : « Il faut toujours se suivre. Dans mon cas, parfois, le fait de ne pas être à l’université m’empêchait d’être au courant des ajustements faits “à côté de la machine à café” ou entre deux portes […] J’avais l’impression que les choses avaient bougé imperceptiblement, et des fois c’était déstabilisant. »

Finalement, « aller dans le même sens » signifie, aux yeux des membres de l’équipe, penser à dépasser l’implicite et les fausses évidences pour expliquer aux autres sa façon de concevoir ses rôles dans le projet, ses pratiques de recherche et ses savoirs sur le sujet à l’étude. Non seulement il ne faut pas hésiter à expliquer, mais il faut aussi le faire dans un langage accessible aux collègues qui ont une autre culture disciplinaire. Ce faisant, les interlocuteurs ont les outils leur permettant d’aller dans la même direction. À cet égard, bien qu’à toutes les étapes un travail de vulgarisation et d’éducation mutuelle ait été accompli, l’équipe a souligné avoir parfois rencontré le défi de l’anticipation, c’est-à-dire la nécessité d’expliquer à l’avance pour éviter tout malentendu. Dans le cas du projet de recherche, le souci d’explication réciproque semble avoir été facilité par la présence majoritaire de professeurs, rompus à l’exercice pédagogique. Ainsi, des membres de l’équipe ont postulé que le fait d’être des « pédagogues dans l’âme », pour reprendre l’expression de l’un d’eux, faciliterait les occasions de collaboration interdisciplinaire durable[68].

Conclusion

Nous voulions présenter les fruits d’un retour d’expérience sur une étude empirique menée en collaboration interdisciplinaire (droit économique, anthropologie et sociologie). En reprenant de façon détaillée les étapes qui ont jalonné ce processus de recherche, nous avons d’abord fait ressortir la dynamique complexe propre à cette rencontre entre droit et sciences sociales dans le contexte particulier d’une étude empirique, ainsi que les avantages mais aussi les défis qu’elle a engendrés. Puis nous avons mis en évidence les aspects sur lesquels le recours à une étude empirique sous la forme d’une collaboration avec des spécialistes des sciences sociales, peut nourrir la recherche juridique traditionnelle, du type documentaire. Enfin, nous avons souhaité dépasser la singularité de cette expérience en proposant, sur la base des témoignages des chercheurs, trois pistes de solution aux défis rencontrés, plus générales et applicables à d’autres contextes.

Du retour d’expérience qui a servi de base au présent article, il ressort clairement que, lorsqu’il est question de conduire une étude empirique interdisciplinaire impliquant le droit et les sciences sociales, telles que la sociologie et l’anthropologie, les principaux lieux d’échange, mais aussi de tensions, sont à la fois épistémologiques et méthodologiques. Ce résultat vient corroborer les réflexions développées par plusieurs auteurs[69]. En particulier, sur le plan épistémologique, le statut du droit par rapport aux pratiques des acteurs sociaux et aux autres sources de normativité a constitué un objet majeur de débat interdisciplinaire. Il en est de même en ce qui a trait aux visées de la recherche, comme l’ont révélé les discussions autour du statut des recommandations et de leur lien avec les résultats de l’étude empirique auprès des acteurs du milieu étudié. En ce qui concerne le plan méthodologique, le bilan au sein de l’équipe a plus particulièrement mis en évidence les différences de cultures disciplinaires quant à la validité d’une stratégie de recherche : par exemple, l’attention a été mise sur l’importance, pour les spécialistes des sciences sociales, du caractère « opérationnalisable » des objectifs de recherche ou encore sur les spécificités du paradigme qualitatif selon la démarche anthropologique, comparativement au paradigme quantitatif.

Par ailleurs, nos résultats illustrent aussi que, au-delà de différences conceptuelles, la gradation des niveaux d’intégration disciplinaire à laquelle font référence les termes « multidisciplinarité », « pluridisciplinarité », « interdisciplinarité » et « transdisciplinarité »[70] s’observe aussi dans le contexte d’une même recherche empirique, selon les étapes du processus et les activités de recherche qui s’y rapportent. Ainsi, comme nous l’avons mentionné, dans l’expérience analysée, l’élaboration du cadre théorique retenu pour l’étude empirique constitue un exemple d’intégration de théories issues de différentes disciplines. À l’autre extrême du continuum, la rédaction des analyses et la diffusion des résultats se sont davantage faites parallèlement, donc dans une perspective multidisciplinaire.

Avant de conclure, il est important de circonscrire le propos du présent article. D’abord, rappelons qu’il ne s’agissait pas de prendre position dans le débat théorique sur l’interdisciplinarité, ni en général ni en droit en particulier. En ce sens, l’expérience de recherche empirique relatée ici ne portait pas sur une quelconque validation de l’une ou l’autre des théories en la matière. Ensuite, si nous mettons de l’avant la richesse de l’expérience de collaboration interdisciplinaire, nous ne prétendons pas que la recherche interdisciplinaire soit une panacée ni encore moins qu’elle doive se substituer à la recherche disciplinaire[71]. À l’instar de toute stratégie de recherche, le choix d’une collaboration interdisciplinaire doit être cohérent avec les objectifs de cette recherche et les moyens humains et matériels dont les chercheurs disposent. Par ailleurs, la recherche interdisciplinaire entre droit et sciences sociales analysée ici s’est déroulée dans un contexte particulier, celui de la réalisation d’une étude empirique qui, même s’il reflète probablement l’une des principales occasions actuelles de rencontre entre le droit, d’une part, la sociologie et l’anthropologie, d’autre part, ne saurait pour autant embrasser tous les contextes possibles de la recherche interdisciplinaire impliquant ces disciplines. De même, le cas particulier de la relation entre d’une part, le droit et, d’autre part, la sociologie et l’anthropologie ne saurait prétendre être représentatif des relations entre le droit et d’autres disciplines des sciences sociales, telles que la science politique ou l’économie.

Finalement, le présent article contribue à mettre en évidence, à la suite de publications récentes[72], que c’est dans l’analyse précise d’expériences concrètes de l’interdisciplinarité qu’il est possible de participer à la construction collective d’un cadre de référence pertinent pour ce type de recherche. Dans cette perspective, notre analyse peut être utile pour alimenter différents projets s’appuyant sur de véritables stratégies de recherche interdisciplinaire, impliquant le droit et les sciences sociales. De plus, vu le caractère stimulant des échanges et des confrontations, tant épistémologiques que méthodologiques, tel qu’il émerge des résultats présentés dans cet article, l’expérience de recherche analysée ici illustre le bien-fondé de la recommandation de Pierre Noreau concernant la stratégie des « “espaces partagés”[73] » et les finalités de l’interdisciplinarité : l’intérêt d’une collaboration interdisciplinaire réside dans le fait de la penser et de la pratiquer comme un élargissement du regard sur l’objet commun plutôt que comme le rétrécissement induit par la dissolution du regard spécifique de l’une des disciplines dans l’autre (ou les autres), et ce, même si cette posture est plus exigeante.