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Cet article a pour objet de considérer Le Palais des nobles Dames de Jehan Du Pré sous l’angle de son illustration pour explorer ses rapports avec le texte et esquisser une typologie des xylographies faites expressément pour cette oeuvre[1]. Ainsi, après avoir évoqué ce qui a été écrit à propos de l’illustration de ce livret, nous tenterons de déceler quelle image du livre le programme iconographique ambitionnait de projeter, sinon de privilégier, en nous attachant à quelques-unes de ses xylographies.

Certes les images, fidèles pour l’essentiel au texte, ont clairement été faites à partir des décasyllabes de Du Pré. Pourtant, pour le lecteur du Palais, ce sont d’abord ces images qui éveillent sa curiosité et qui donnent le ton à chacun des chapitres. Le sens de la lecture part donc de la primauté de la vue sur le texte. Et s’il est vrai que les preuves matérielles concernant le public de ce livret font défaut et obligent à une certaine circonspection, il convient néanmoins de sonder le rapport entre le texte et l’image dans le dessein d’amorcer quelques pistes de réflexion sur l’idée que l’auteur et éventuellement l’illustrateur et l’imprimeur s’en font.

Mais au préalable, commençons par nous pencher sur le contenu, la défense du sexe féminin, sa structure mnémotechnique et son rapport à l’Histoire, éléments nécessaires à la compréhension du lien entre les gravures sur bois et le texte et du public auquel ce livret s’adresse.

Présentation de l’oeuvre

Le Palais des nobles Dames de Jean Du Pré fait partie des recueils de femmes illustres ou catalogues de dames vertueuses, livres tous, plus ou moins, influencés par le De mulieribusclaris de Boccace[2].

Au cours d’un songe, Noblesse féminine invite Du Pré à la suivre dans les treize loci d’un palais, comportant plusieurs chambres et un Jardin, où les femmes de tous les temps et de tous les lieux sont regroupées selon les exploits ou les qualités qui les ont immortalisées. La relation de ce songe historique constitue la matière de ce petit livret de 5 667 vers adressé à Marguerite de Navarre, la soeur du roi François Ier, une lectrice aristocrate cultivée, déjà reconnue comme femme de lettres[3] et que Du Pré connaît personnellement[4]. En outre, ces deux derniers partagent une cause commune, la Querelle des femmes. En effet, dans son épître dédicatoire à Marguerite de Navarre, Du Pré prend un engagement : « Maintenant, ma tresillustre maistresse, à voz parties reste defendre la querelle des honnestes femmes, et mienne » (LPDND, 94-95), car l’époque se trouve en pleine deuxième Querelle des femmes, querelle ravivée à la suite de l’édition modernisée par Clément Marot en 1526 du Roman de la Rose du xiiie siècle. Dans ce contexte, il n’est pas interdit de penser que le lectorat visé trouve une communauté d’intérêts dans les préoccupations affichées du livre et puisse s’identifier, sinon au rang aristocratique, du moins au niveau de culture et à la cause de l’auteur et de sa dédicataire. En revanche, le contexte polémique de la Querelle des femmes fait en sorte que ces vers sont aussi destinés à persuader le camp adverse peu sympathique aux déboires de Noblesse féminine.

L’engagement pro-féminin de ce champion des femmes est composite, parfois avant-gardiste, le plus souvent traditionnel[5]. Son principal apport est de reconnaître la noblesse de la nature féminine de la vie tant privée que publique des femmes. L’auteur leur reconnaît les qualités traditionnelles de beauté, de chasteté, de fidélité ainsi que de tempérance. Du Pré souligne la spécificité de leur rôle dans la maternité ainsi que celui, occasionnel ou exceptionnel, joué dans la guerre et surtout la recherche de la paix ; il fait l’éloge de leurs capacités intellectuelles, physiques et sportives et va même jusqu’à revaloriser la vieille femme, ce qui est remarquable en ce début de siècle.

Au cours de ses déambulations dans ce songe architectural, Du Pré construit un palais mémoriel qui témoigne de la vitalité des pratiques mnémotechniques au xvie siècle chez un auteur mineur de surcroît. Ainsi, LePalais peut être ajouté à la liste des textes des auteurs de la Renaissance italienne réunis par Lina Bolzoni comme témoignage de la dimension européenne de cette tendance[6]. Et bien que Du Pré n’ait pas comme objectif de construire un théâtre universel de la mémoire, il réussit, en remplissant son Palais d’exempla de femmes célèbres, à donner de copieuses preuves, avec images à l’appui, de leurs nombreuses contributions à l’histoire, à la culture et à la société afin de répondre à leurs détracteurs. En effet, selon la tradition médiévale de la littérature de compilation encore en vigueur à la Renaissance et à laquelle appartient ce texte, ces listes d’exemples constituent autant d’arguments à la défense de la cause de Noblesse féminine. Ajoutons que la structure mnémotechnique du livre vient renforcer cette argumentation.

Ainsi, dans ces chambres, on trouve un certain nombre de motifs, plus ou moins organisés selon l’ordre suivant : captatio benevolentiae, beauté insurpassable et luxe indicible de l’architecture ou de la décoration des lieux, présentation de l’exemplum le plus ancien de la mythologie ou de l’histoire (sainte) associé à la vertu ou à l’action vantée, telles Pallas pour les doctes, Vénus pour les belles, Ève pour les vieilles. À la clôture des chapitres, il y a un effort réel pour trouver un exemplum tiré de l’histoire contemporaine française, voire régionale et personnelle[7].

Que va retenir de cette structure l’illustration du Palais des nobles Dames publié en pleine Querelle des femmes ?

L’illustration du Palais des nobles Dames

Robert Brun a donné une description générale de l’illustration du Palais et du Dialogue dans Le Livre français illustré de la Renaissance. Les indications pour le Palais font mention d’un « Titre orné de colonnes à spirales de feuillages et de fragments de bordure de style lyonnais : [2] grands bois (107 x 72) encadrés de belles bordures à candélabres, représentant le Palais, le Jardin […] ; suite de 12 vignettes (71 x 71) placées entre deux éléments de bordure en forme de colonnes, qui rappellent le style vénitien[8] ».

Éléments passe-partout de l’illustration et lettrines

Une empreinte de la Renaissance marque les encadrements et les bordures : colonnes d’inspiration italienne, candélabres sur fond noir des bordures et travaux d’ombre assez développés. Par ailleurs, les ornements des pages de titre avec leurs bordures passe-partout et les lettrines des chapitres ornées de personnages ont pu être repérés dans d’autres « plaquettes gothiques[9] », notamment des éditions de Pantagruel[10]. L’étude des lettrines et autres éléments décoratifs passe-partout a montré que ce matériel d’illustration du Palais provient pour l’essentiel de l’atelier de Claude Nourry et quelques lettrines sont identiques à celles utilisées par l’imprimeur lyonnais Jacques 1er Mareschal entre 1515 et 1530. Claude Nourry mourut dans les premiers mois de 1533, et sa veuve Clauda Carcan reprit à son compte l’atelier de son mari pendant quelque temps, puis se remaria avec son chef d’atelier Pierre de Sainte-Lucie, l’imprimeur du Palais[11], au premier semestre de l’année 1534.

Les xylographies

Les gravures en pleine page et les vignettes au trait anguleux créées expressément pour cette oeuvre ne sont pas de pure tradition gothique. En revanche, les personnages sont souvent stéréotypés dans leur configuration et les lois de la perspective ne sont ni comprises ni appliquées avec finesse.

Nous proposons une typologie tripartite de ces images attrayantes qui, du fait de leur originalité, piquent la curiosité du lecteur, car elles ouvrent des fenêtres sur les femmes qui peuplent Le Palais et donnent un visage à ces héroïnes que le lecteur peut voir en train de se battre, de lire ou de donner naissance. Si Du Pré a d’abord écrit pour un public de lecteurs, force est de reconnaître qu’il envisage aussi un public de spectateurs à qui s’adresse le texte avec sa dimension encyclopédique, texte assorti d’images qui donnent vie aux héroïnes du passé lointain et proche et captent l’attention dans ce va-et-vient entre texte et images. Voyons donc ces trois types de xylographies : celles de nature allégorique, celles de l’Antiquité païenne et chrétienne et enfin, celles qui illustrent des scènes contemporaines.

Xylographies de nature allégorique : le cas de l’auteur avec l’allégorie de Noblesse féminine

La gravure en pleine page (v. illustration 1[12]) au début du premier cahier du livret représente un portrait de l’auteur, bien que de façon peu réaliste, serrant la main de la figure allégorique Noblesse féminine qui l’accueille au seuil d’un palais et dont le nom est inscrit dans le cartouche au-dessus de sa tête[13]. Cette gravure concrétise le récit en vers du songe que fait Du Pré, lequel, bien que présenté comme autobiographique, repose en partie sur la riche tradition littéraire du songe depuis le Songe de Scipion et, surtout du Roman de la Rose[14]. Cette illustration donne aussi plus de crédibilité à la mission de Du Pré puisque son arrivée semble un événement attendu depuis longtemps par les nombreuses femmes amassées dans la cour intérieure, dont une à cheval et une autre tenant une lance, sans compter celles de la galerie et les autres postées à plusieurs fenêtres. De fait, cette xylographie prend une valeur emblématique avec cet imposant palais mémoriel gravé à l’intérieur même du Palaisdes nobles Dames.

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De telles caractéristiques confirment l’idée de Lina Bolzoni selon laquelle l’auteur devient le metteur en scène des lieux de mémoire[15]. À partir de la tradition des arts antiques de la mémoire où les images mentales architecturales étaient intériorisées comme repères pour mémoriser un texte, puis le livrer lors d’un plaidoyer, celles-ci sont désormais extériorisées. Ces métaphores sont donc prises au premier degré dans la fiction, qui en fait des lieux visibles par tous[16], de telle sorte que Du Pré guide pas à pas son lecteur à travers ses chambres de mémoire ou chapitres. Outre cela, tout comme dans les palais mémoriels italiens qui furent en vogue entre 1536 et 1560[17], le Palais de Du Pré montre le même rapport entre inventio et dispositio. En effet, l’image architecturale est responsable non seulement du rappel des exploits des femmes célèbres, mais aussi de la structuration des données de nature érudite et encyclopédique.

Cette image en appelle une autre, celle des donateurs et commanditaires de vitraux, de tableaux ou de livres médiévaux. Comme eux, Du Pré s’est mis en scène dans une oeuvre d’art[18], à la fois humble et fier de contribuer à la mémoire collective des femmes célèbres de l’Histoire sans ressentir d’incongruité à être portraituré avec une allégorie en raison de la fiction du songe.

Une autre illustration de nature allégorique orne le Jardin du Palais, le chapitre final qui réunit les Dames louées pour avoir travaillé à la Paix. Cependant, plutôt que d’y faire figurer les exemples antiques de femmes ayant activement travaillé à la paix, telles les femmes de Xanthos ou les dames contemporaines, ou encore sa propre personne puisqu’il évoque des exempla personnels dans le Jardin, cette xylographie montre, chacune sous son Pavillon, avec son nom bien en vue, les allégories de Félicité, de Paix et de Justice, laquelle écrase le monstre de Profit particulier. En fait, cette illustration est reprise deux fois dans ce livret. Elle apparaît d’abord au début du Jardin, munie d’un encadrement d’inspiration renaissante. Elle figure ensuite à la fin de l’ouvrage, mais sans cet encadrement. Dans le Jardin, Du Pré fait voisiner les vertus politiques allégorisées, les exempla historiques et mythographiques avec des modèles féminins de son temps, dont Eléonore d’Autriche, soeur de Charles Quint, Louise de Savoie et Marguerite de Navarre pour leur rôle dans la Paix des Dames. Ces trois xylographies toutes en pleine page encadrent pour ainsi dire l’oeuvre des valeurs morales qu’elles symbolisent.

Xylographies de l’Antiquité païenne et chrétienne : le cas de la Basse Court

L’auteur, tout en faisant revivre les exploits anciens de ces Dames au présent historique, fait en sorte que celles-ci se présentent souvent en pleine action héroïque, au moment d’accomplir le geste qui les a rendues célèbres. Armées ou à cheval, elles font parfois soudainement irruption dans les lieux, comme sorties de l’Histoire un instant, le temps d’entrer aussi dans l’histoire de Du Pré[19]. Il en ressort quelques images plus impressionnantes pour la mémoire, comme celle de la déesse Pallas, la première à faire une apparition remarquée dans le texte de la Basse Court comme sur la vignette coiffant ce chapitre consacré aux dames ayant porté les armes et fait la guerre (v. illustration 2[20]) :

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[…] et me vint alencontre

Dame Pallas, des armes la deesse,

Deliberée de demonstrer rudesse

Au cruel Mars en la troyenne guerre.

Son chariot bruyoit comme tounerre,

Armée fust de l’escu invincible,

Où fust protraicte la teste treshorrible

De Medusa, une des troys Gorgones.

LPDND, v. 139-146

Même si le nom de Pallas n’est pas inscrit sur la vignette, le lecteur la reconnaît grâce à la description du texte dont le graveur s’est inspiré fidèlement. Par ailleurs, une deuxième figure attire notre attention à l’avant de la scène. Il s’agit de la figure biblique de Judith que Du Pré présente ainsi :

De doulx maintien, Dame Judich la sainte

Se presenta en tenant une espee

Toute sanglante, de laquelle coupée

Avoit la teste, au duc Holofernés

Qui les Juifs avoient tant malmenez

En Bethulie, la cité de Judée.

Aussi, si l’on cherche à faire coïncider texte et image, la femme agenouillée à l’avant, tenant, avec le sourire de la victoire, la tête coupée du général au-dessus d’un plat paraît être Judith, tandis que la dame debout, portant une épée, représente peut-être l’une des innombrables guerrières habiles à manier les armes que le texte décrit[21]. Et complètement au fond se presse la foule des autres femmes pour représenter l’« [i]nfiny nombre des Dames en bataille » (v. 150). Ce choix de Judith à l’avant-scène avec Pallas mérite d’être souligné, car Du Pré ne lui consacre que 6 vers comparativement à 91 réservés à Jeanne d’Arc (v. 730-821). Qu’à cela ne tienne, c’est cette figure biblique que le graveur retient avec celle de Pallas.

La première chambre fait l’éloge des héroïnes éponymes, petites ou grandes, que leurs noms aient été donnés à un continent, à un cours d’eau ou à une cité comme Carcassonne nommée en l’honneur de Dame Carcas. Sur la gravure de ce chapitre se retrouvent les personnages mythologiques d’Europe, d’Asie ainsi que de Dame Libye, la nymphe éponyme de l’Afrique au sein dénudé. À trois, celles-ci soutiennent un globe terrestre qu’elles semblent partager de manière égale ; les noms d’Asia et d’Afrique sont gravés sur des phylactères et celui d’Europe sur le bas de sa tunique à l’antique. De cette liste, Du Pré a peut-être écarté l’Amérique à cause de son héros éponyme masculin Amerigo Vespucci, mais d’une façon générale, il faut dire que ses personnages se déplacent autour de Troie, de Rome, de la Gaule et, plus près de lui, de la cité de Carcassonne. D’ailleurs, aucune des grandes découvertes, qui sont pourtant d’actualité à l’époque de l’édition du Palais, ne semble avoir réussi à mettre en doute sa description de la terre. Pourtant, il faut néanmoins apprécier que la configuration de la terre soit ronde et non plate dans le Palais, tout en relevant une contradiction interne entre le texte et l’image, car l’illustrateur divise le globe en trois parties égales, conformément à la division tripartite des Anciens, bien que l’auteur ait accordé une plus grande superficie au continent asiatique :

Tout au plus prés, Asia fust assise,

Que me monstra, par subtile maistrise,

Une figure sphericque et tresronde,

En me disant : C’est la forme du monde.

Et ceste part de richesse saysie

Par moy est dicte et appelée Asie,

Tenant en large la moytié de la terre.

LPDND, v. 994-1000

Si la forme plate ou ronde de la terre peut sembler un débat dépassé en 1534, rappelons qu’en 1570, François Belleforest, historiographe du roi, se défend encore de donner le moindre crédit à une telle conception dans la Préface du chapitre sur la « Description de la quatrième partie du monde, contenant les pays, & Provinces descouvertes en Occident, & Septentrion de nostre temps… » dans son Histoire universelle du monde :

Or dis-je la terre estre sphérique en sa considération à scavoir ronde du tout en sa circonférence, affin qu’on ne pense pas que je contemple ceste sphère plate & non globeuse, ainsi que l’ont voulue mesurer quelques bons & doctes hommes, mais qui se sont trompez ou pour le peu d’expérience de la chose, ou pour ne sembler estre d’accord avec la philosophie des Ethniques, ou ne pouvans comprendre par leur imagination, ce que la perspective mesme peut faire juger à ceux qui font voyage par mer[22].

Il ajoute que la division du monde en trois parties selon les Anciens est imparfaite, car en partageant le globe en trois, ils laissaient la moitié de la terre « sans habitation quelconque[23] ».

Dans la galerie, où l’on trouve les femmes ayant pratiqué des sports comme la chasse, la course et la lutte, et d’autres activités considérées comme masculines, l’auteur cite d’abord l’exemple d’Hélène, la fille de Jupiter. Qu’à cela ne tienne, c’est à la figure plus connue de Diane chasseresse que revient l’honneur d’orner la vignette où la déesse apparaît prête à tirer son arc en compagnie des Oréades qui la suivent dans un décor évoquant un petit bois.

Quant à la Salle réunissant les femmes doctes, la gravure suit presque à la lettre la scénographie du texte en plaçant à nouveau Pallas au premier plan de la vignette, mais cette fois, la déesse lit entourée des sibylles (mais au lieu des dix mentionnées dans le texte, seules cinq apparaissent sur la gravure) qui écoutent son enseignement. Au même moment, la sibylle de Cumes, assise sur un banc, montre du doigt une page de l’un des dix livres de ses oracles (mais non les dix comme l’indique le texte). Tout ceci a pour effet de souligner les liens des femmes avec les débuts des sciences et le savoir sous toutes ses formes. Car si Pallas (ou la déesse romaine Minerve) est la déesse de la guerre, elle est aussi celle de la raison et de l’activité intellectuelle.

Pourtant, il faut relever une petite inconséquence au sein même du texte de la Salle. D’entrée de jeu, Du Pré y affirme que Minerve était venue devant lui « […] menant une caterve/De femmes doctes et de grande apparence » dès les vers 1125 et 1126, ce qui aura valu à la déesse sa place dans l’image. Pourtant, il clôt sa liste en rendant hommage à la science de Marguerite de Navarre et lui demande aux vers 1524 et 1525 « […] de porter le guydon/De ceste chambre […] », soit d’en être le porte-étendard, bien que cet honneur soit resté sans suite dans la configuration de la gravure.

L’illustration de la seconde chambre, consacrée aux femmes chastes et aux vierges présente plusieurs d’entre elles en train de s’enlever la vie soit en se jetant à l’eau, soit en se transperçant d’un glaive pour défendre leur vertu[24]. Lucrèce apparaît au premier plan, avec son nom inscrit au bas de la gravure quoique, d’après le texte, ce soit Pallas, la déesse vierge, qui mène cette cohorte de vierges. Cette dernière n’a pas été retenue pour la gravure, sans doute parce qu’elle figure déjà sur la vignette du chapitre des guerrières, puis celle des femmes doctes et, surtout, parce que Lucrèce est la figure par excellence de la femme chaste qui préfère la mort à la honte d’être souillée par le viol. Dans ce cas, cette violence des femmes faite à elles-mêmes après avoir subi les violences masculines est mise à l’avant dans le texte comme dans l’image malgré la désapprobation traditionnelle du christianisme à l’endroit du suicide, dont Du Pré ne dit mot, comme si le blâme se trouvait suspendu dans les circonstances. Au contraire, il souligne le sens noble du geste antique à propos de deux Béotiennes, qui s’étaient suicidées après avoir été violées :

Dont en aprés, pleines de doleance,

D’ung mesme glaive se privèrent de vie,

Par tesmoignage de leur honneur ravye

En déclarant que combien que à leurs corps

Les deux paillars eussent faict leurs effors,

Toutesfoys l’ame estoit franche de tache.

LPDND, v. 1755-1760

La tierce chambre énumère les femmes fidèles à leurs maris, même volages, de telle sorte que nul n’est surpris de voir la gravure avec Junon qui trône au milieu de cette pièce avec son nom inscrit sous son siège. Cette dernière est accompagnée de la Vénus Ceston, comme l’explique le texte, car celle-ci préside aux mariages, tandis que d’autres dames se tiennent auprès des deux déesses.

La quatrième chambre célèbre les beautés naturelles des femmes, c’est donc la figure emblématique de Vénus, avec son nom inscrit au-dessus de la tête, qui guide ses suivantes. L’illustration de la cinquième chambre, qui porte sur les métamorphoses des dieux pour obtenir les faveurs des nymphes et autres déesses, affiche le nom de Jupiter transformé en taureau blanc ainsi que celui d’Europa gravé sur un phylactère. Celle-ci chevauche nue sur le dos du taureau qui l’amène jusqu’en Crète, tandis qu’à l’arrière-plan apparaissent la figure et le nom de Mélantho (Melanthona) pour laquelle Neptune se transforma en dauphin afin d’en jouir. L’illustrateur n’a donc pas retenu pour cette vignette l’exemplum le plus ancien de ce chapitre qui est celui de Rhéa et de ses amours avec Saturne. Ce chapitre un peu paradoxal a comme objectif avoué d’excuser quelques femmes victimes des moyens surhumains à la disposition des dieux ; toutefois, l’auteur semble désireux de relater quantité de métamorphoses masculines spectaculaires en vue d’autant de conquêtes féminines. Si les prises de position de l’auteur jusqu’ici en faveur des femmes ont pu renforcer l’idée que le lectorat était principalement féminin ou pro-féminin, désireux de voir la vertu féminine reconnue et non victime des ruses masculines, force est de reconnaître que ce chapitre invite à nuancer ce propos à la pensée que Du Pré estime vraisemblablement que son livre va aussi intéresser des lecteurs amateurs de récits de conquêtes féminines, comme lui-même à l’occasion.

La gravure de la sixième chambre qui traite des femmes abstinentes dans le boire et le manger place au premier plan Sémiramis, la future reine de Babylone, dont le nom est inscrit au bas de la gravure et dont le récit ouvre ce chapitre. On la voit nourrie par des colombes, tandis qu’à l’arrière-plan, l’inscription du nom de Camilla indique au lecteur qu’il s’agit bien de Camille, fille de Métabus, roi des Volsques, laquelle ayant dû fuir sa ville, fut nourrie du lait d’une jument dans les montagnes.

La septième chambre fait défiler la vaillante troupe des femmes âgées qui sont à l’honneur. Le texte permet de comprendre que celle-ci est présidée par Ève, mère de l’humanité, s’aidant de deux bâtons pour marcher, suivie de près par la sibylle de Cumes, s’aidant elle aussi d’un bâton. Dans ce chapitre, Jehan Du Pré, qui adresse son livret à Marguerite de Navarre, qui se montrera sensible elle-même au traitement de la vieille femme dans ses écrits[25], revalorise le thème de la vieille par celui de la vieillesse digne de louange et d’honneur grâce à des exempla antiques et bibliques.

Toutes ces vignettes tentent de saisir sur le vif ces femmes accomplissant ou venant d’accomplir l’exploit qui les ont rendues célèbres. Surtout, la comparaison entre le texte et l’image confirme que les choix ne sont pas laissés au hasard, mais soulignent l’antiquité des exemples pour démontrer les vertus féminines sur une longue durée et étonner le lecteur d’une série d’images fortes.

Xylographies de scènes contemporaines : le cas des accouchements et des naissances

Les deux dernières chambres sont reliées par le thème des accouchements et des naissances. Ces deux chapitres s’inscrivent dans la riche tradition de la littérature des merveilles et des prodiges[26].

La huitième chambre fait l’éloge des femmes qui ont accouché contre le cours commun de la nature ou dont on se souvient des naissances multiples, sans oublier de souligner l’allaitement par la mère elle-même plutôt que par des nourrices[27]. À l’avant-plan de la vignette et aidée de voisines ou de parentes, la comtesse de Hollande est surprise en plein accouchement, d’une partie de ses 365 enfants comme le veut la légende. Ce cas fait sa première apparition en 1488 dans la Mer des histoires de Jean Mancel et illustre la punition divine infligée à la comtesse pour avoir douté de la capacité de Dieu d’opérer des naissances multiples. Toutefois, la partie supérieure gauche est occupée par une scène extérieure qui illustre un prodige ancien tiré de l’Histoire naturelle de Pline (livr. VII, ch. III) représentant Alcippe qui enfante un éléphant[28]. Dans les deux cas, le graveur n’a pas inscrit les noms de la comtesse ou d’Alcippe, ces cas de naissances prodigieuses et monstrueuses étant amplement décrits dans le texte. Il est aussi notable que ce soient ces naissances extraordinaires profanes de l’Antiquité et du Moyen Âge qui se retrouvent sur la gravure alors que Du Pré termine ce chapitre avec un éloge digne de la piété mariale médiévale sur la conception immaculée du Christ par la Vierge. Dans ce chapitre qui paraphrase les versets de Luc (1, 36-37) « À Dieu, rien n’est impossible », le graveur a enroulé des banderoles autour des colonnes dont la xylographie est flanquée à droite de l’inscription « DEO SOLI » et à gauche de celle de « HONOR LAUS » comme pour aller au devant des sceptiques. Rappelons qu’on pouvait adapter ou actualiser le matériel passe-partout (par exemple les cartouches vides des marques d’imprimeur), selon les besoins des différentes publications[29]. Reste à savoir cependant si les inscriptions sur les colonnes de la huitième chambre furent insérées par l’initiative de l’imprimeur, du graveur ou de l’auteur lui-même.

Dans le chapitre intitulé la Dernière chambre, l’auteur entre dans ces lieux mystérieux où les femmes mettent au monde leurs enfants et meurent en couches. La xylographie n’attache pas de noms précis aux femmes qui sont illustrées. Une étude précédente a conclu que cette gravure représente sans doute une variante de la position dite de Scipion Mercurio recommandée depuis Albucasis et Avicenne aux femmes ayant des accouchements à risque et tout particulièrement les femmes obèses. On remarque aussi une femme entièrement nue, sauf pour un drap couvrant son bas-ventre ; celle-ci, qui n’est ni assise ni allongée, est entourée de plusieurs femmes, dont une sage-femme, reconnaissable à sa coiffe et au speculum qu’elle tient d’une main, tandis qu’elle s’affaire à sortir la tête de l’enfant de l’autre[30]. Par terre, d’autres femmes apparaissent dans des positions difficiles en train d’accoucher ou venant de le faire.

Conclusion

Le graveur a fait une lecture très attentive du texte qu’il suit parfois presque mot à mot, quoique, dans certains cas, le format de la vignette l’amène à supprimer quelques détails et à réduire, par exemple, le nombre des dix sibylles citées dans le texte. Les images opèrent forcément un choix parmi les longues listes d’exemples, mais rien ne vient contredire l’esprit du texte, sauf la représentation du globe terrestre. Mieux, les xylographies apportent un renfort à la cause de Noblesse féminine défendue par Du Pré, ne serait-ce que par ces nombreux arrière-fonds, peuplés à dessein de plusieurs femmes qui mettent l’accent sur la multitude des exempla, qui sont autant d’arguments qui illustrent leurs qualités et leurs exploits.

Grâce aux exempla et aux xylographies, le lecteur pourra assimiler plus facilement les arguments liés aux vertus ou aux actions féminines par leur association à ces loci ou à ces images frappantes et éventuellement s’en souvenir quand des détracteurs voudront altérer ou occulter leur place dans l’Histoire.

La structure tripartite des xylographies reflète les sources intellectuelles et littéraires du texte sans nuire à la cohérence du trait stylistique. Ainsi, le premier volet met au jour l’importance de l’allégorie médiévale dans un texte du début du xvie siècle où des figures abstraites sont préférées aux figures historiques comme sujet principal de trois xylographies, car d’une certaine façon, elles les transcendent en sous-tendant les exemples de vertus morales. Cette importance ne saurait être sous-estimée, dans la mesure où l’auteur se fait lui-même représenter avec l’allégorie de Noblesse féminine au début de sa mission.

Le second volet regroupe le plus grand nombre de xylographies illustrant des femmes de l’Antiquité païenne et chrétienne, ce qui peut être interprété de bien des façons. Certes, ce recours aux sources savantes de l’Antiquité reflète le goût renaissant de se ressourcer auprès des auctoritates sacrées et profanes, mouvement qui rejaillit positivement sur l’autorité du texte de Du Pré. L’illustrateur montre une propension à dénuder les seins, aspect sur lequel n’insiste pas le texte[31] ; en revanche, à l’instar de l’auteur, le graveur abolit les frontières du temps et place côte à côte une Pallas et une Judith sur une même xylographie.

Parmi ces illustrations, il y a une nette tendance à choisir l’exemple antique le plus ancien, sans recourir non plus au premier à apparaître sur les listes de Du Pré, car devant deux exemples antiques, le graveur exerce son discernement. Ainsi, il évite de mettre en valeur plus de deux fois la même héroïne, telles Pallas, la sibylle de Cumes et la déesse Europe pour privilégier un exemple très connu, par exemple, celui de Lucrèce. Ou encore, il délaisse les amours de Rhéa et de Saturne pour celles de Mélantho et de Jupiter, lesquelles sans être plus connues que les premières présentent un matériel visuel qui frappe l’imagination. Si l’Antiquité païenne côtoie l’Antiquité biblique, la prédilection de l’illustrateur va au monde gréco-romain et, à vrai dire, c’est le fonds mythologique qui l’emporte en nombre sur les vignettes. Quant au parti pris manifeste de l’illustrateur de délaisser les cas contemporains, auxquels Du Pré a pourtant accordé une grande attention ou beaucoup de déférence, comme ceux de Jeanne d’Arc et de Marguerite de Navarre, ce choix souligne l’inscription et le rôle des femmes dans l’Histoire depuis les temps immémoriaux.

Le troisième volet répond au goût du public pour les singularités, les merveilles et les prodiges qui a toujours cours dans une littérature à l’esprit encore médiéval et qu’on retrouve encore dans les Histoires prodigieuses de Boaistuau. Les deux illustrations de ce volet se concentrent sur les cas de naissances attestées dans le monde contemporain. Mais là encore, un exemple antique emprunté à Pline se glisse à l’arrière-plan, les frontières du temps restent abolies quelles que soient les sources de prodiges, si bien que le texte met sur le même plan ces naissances extraordinaires et celle du Christ. Le graveur trouve encore le prétexte à rendre les nus féminins ; cependant, les dames qui sont vêtues ne portent pas cette fois de vêtements à l’antique.

Il n’est pas indifférent enfin que l’accent mis sur les femmes et leurs noms dans le texte se répercute dans l’illustration qui imite souvent ce geste d’inscrire le nom sur la vignette à la fois dans un souci de la pédagogie de l’exemple et d’inscription de ces exempla dans la mémoire collective.

Sans disconvenir de l’attrait commercial de l’illustration, notamment celle du nu féminin auprès du public de lecteurs, qui sont aussi des spectateurs, les gravures contribuent également à l’idée de la dignitas mulieris en renouant avec une représentation antiquisante qui ennoblit le propos en l’esthétisant et en démontrant que la vie contemporaine continue à offrir des images de courage et de vertu féminines. L’image fournit donc un fil d’Ariane au lecteur, voire un sens emblématique à sa compréhension du dédale du texte, lequel en retour explique la gravure et multiplie les exempla pour étayer sa défense des femmes.

L’examen de la relation entre le texte et l’image nous conduit à dresser une image du public visé en possession d’une certaine culture littéraire et historique et vraisemblablement désireux de la parfaire dans l’esprit du culte du savoir encyclopédique renaissant. Ce public peut partager la sympathie de l’auteur et de sa puissante dédicataire pour la Querelle des femmes, mais Du Pré argumente aussi à l’intention d’un public réticent ou hostile qui pourrait se laisser convaincre par le bien-fondé de ses preuves. Ces deux publics ne dédaigneront sans doute pas les passages qui frôlent la gauloiserie de la cinquième chambre, comme l’auteur lui-même d’ailleurs, pour se divertir un moment aux dépens des infortunes de la vertu féminine !

De façon générale, texte et images convergent habilement pour atteindre les objectifs de plaisir et de profit (le placere et le docere) mis en avant par l’ancienne rhétorique. Il reste que texte et images n’ont cependant pas exactement les mêmes fonctions. Ainsi, à regarder uniquement les gravures sur bois, qui affirment la dignité et les acquis des femmes, le public spectateur pourrait se méprendre sur la nécessité d’un champion des femmes. Les xylographies, sortes d’instantanés, les montrent en pleine possession de leurs moyens, régnant sur l’Histoire, la Géographie ainsi que les vertus morales, sauf celles de la cinquième chambre, abusées et emportées par leurs séducteurs. C’est seulement à la lecture que le public prendra la mesure de la situation de Noblesse féminine, fragilisée par la Querelle des femmes, et requérant un champion pour défendre et illustrer cette cause avec force exempla et arguments.

Ainsi, ces xylographies, qui mettent en vedette Pallas, Diane, Ève, Lucrèce et toutes les autres, ont, sans contredit, apporté du renfort à l’argumentation de ce champion des femmes et constituent encore de nos jours l’un des attraits de ce post-incunable tant dans les collections publiques que privées.