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En février 1402, Christine de Pizan donne forme livresque pour la première fois à un débat qui met cet auteure, encore peu connue, en dialogue avec les premiers humanistes français. Le sujet initial du débat peut nous échapper aujourd’hui puisqu’il s’agissait d’évaluer les mérites littéraires de Jean de Meun. Cependant, très vite Christine renverse ce débat entre hommes sur le prestige de cet auteur vernaculaire en une polémique touchant au rôle des femmes en tant que sujets et lectrices de fiction. La subtilité de ce renversement contribue indéniablement au statut du dossier qui figure aujourd’hui à la fois dans le contexte de la « querelle de la Rose » et comme précurseur de la « querelle des femmes » qui se déploie au cours des xvie et xviie siècles[2].

Comme cela a été rapporté dans les deux versions du débat produites et divulguées par Christine entre février 1402 et janvier 1403 environ[3], tout commence par une discussion entre l’auteure et Jean de Montreuil, prévôt de Lille et secrétaire du roi, quand ce dernier attribue au Roman de la Rose et surtout à son deuxième auteur Jean de Meun « tres grant et singuliere louenge et grant dignité » (DRR, 8, l. 5-6). Pour appuyer ses dires, Montreuil envoie à Christine son traité à la louange de Jean de Meun, destiné initialement à un ami et aujourd’hui perdu, qui provoque une objection immédiate de la part de l’auteure. Dans sa réponse au traité de Montreuil, Christine présente sa position de la façon suivante :

meue par oppinion contraire a voz dis et accordant a l’especial clerc subtil a qui vostre dicte espistre s’adrece—, vueil dire, divulguer et soustenir manifestement que, sauve vostre bonne grace, a grant tort et sans cause donnéz si perfaicte louenge a celle dicte euvre, qui mieulx puet estre appellee droicte oysiveté que oevre utile, a mon jugement.

DRR, 12, l. 19-25

Son jugement s’appuie sur une critique virulente des discours vulgaires, misogynes, immoraux et même hérétiques de plusieurs personnages allégoriques et sur la conclusion du roman (DRR, 20, l. 259-284). Christine boucle son attaque en concluant que « oevre sans utilité et hors bien commun ou propre… ne fait a louer » (DRR, 21, l. 311-313). Ainsi, au lieu de se contenter de mettre globalement en évidence la misogynie qui sous-tend le texte, elle réfute par une série de critiques précises la déclaration de Montreuil selon laquelle Jean de Meun méritait de figurer parmi les grands auteurs, sinon à la tête de la tradition vernaculaire. De toute évidence, Montreuil ne répondit jamais, mais il n’hésita pas à l’attaquer dans des lettres privées où il la comparait à la courtisane grecque Léontium qui avait écrit contre Théophraste (DRR, 42, l. 7-10). Cependant, le débat s’amplifie quand son ami Gontier Col, également secrétaire du roi, contacte Christine pour demander une copie de sa lettre dont il a entendu parler et qu’il qualifie d’« invettive[4] » à l’égard de Jean de Meun (DRR, 9, l. 6). Il l’avertit que, malgré ses autres obligations, il est déterminé à « soustenir [Jean de Meun] contre tes et autres escrips quelconques » (DRR, 11, l. 57- 58). Gontier tient sa promesse avec l’envoi deux jours plus tard d’une sommation exigeant d’elle une rétraction publique de son attaque contre Jean de Meun. L’auteure décide alors de ne pas simplement répondre à Gontier, mais de produire un véritable dossier sur le débat et de le diffuser. De même, quand le frère de Gontier, Pierre Col, aussi secrétaire, va vouloir poursuivre le débat, dans une lettre envoyée quelques mois plus tard, Christine produira, en forme de réplique à son adversaire, une nouvelle livraison prenant en compte ce dernier échange.

Le rapport étroit qui existe entre la mise en oeuvre de cette correspondance semi-privée et la constitution d’un public a été relevé par des chercheurs qui se sont penchés sur les différentes étapes de la compilation. Ainsi, venant tout de suite après l’échange entre Montreuil et Christine, la communication avec Gontier Col formerait une deuxième étape. Les dédicaces en formeraient une troisième et la correspondance avec Pierre Col serait la quatrième[5]. Pour Helen Solterer, le passage d’une discussion limitée à un petit cercle de lettrés à un discours qui implique la participation de la polis est de première importance car il incite le public à reconnaître l’importance sociale de la littérature[6]. Cette importance sociale n’est pas sans intérêt pour Christine qui, à chaque fois qu’elle relance la discussion avec ses adversaires en compilant ses dossiers, travaille aussi à donner forme et voix à un autre public, ce qui exige aussi une méthodique reformulation du débat. C’est en effet par un travail subtil sur le plan de la composition des deux dossiers que l’auteure réussit à faire glisser sur un débat concernant les mérites d’un auteur vernaculaire une polémique sur la corrélation entre l’honneur des femmes et la littérature. Cette transformation du débat lui permet de formuler les préoccupations d’une communauté de lecteurs en voie de constitution en accord avec ses propres intérêts.

Il s’agit maintenant de s’intéresser tout particulièrement à ce déplacement du débat en examinant la forme matérielle donnée aux épîtres par Christine dans les deux versions qu’elle a supervisées, avec un intérêt particulier pour les ajouts paratextuels adressés aux lecteurs, pour les références épitextuelles à son public et pour la deuxième version du dossier faisant suite au débat. Selon Gérard Genette, le paratexte, qu’il soit prologue, dédicace, épilogue ou page de titre, sert de seuil entre le texte physique et ses lecteurs. Par contre, l’épitexte (interview, compte rendu, correspondance) influence la réception du texte, mais est matériellement annexé au texte[7]. Souvent, l’entrée des lecteurs dans le monde littéraire est facilitée par les clarifications contextuelles concernant l’oeuvre. Mais si le regard se tourne vers les lecteurs, c’est l’effort de lier l’oeuvre à leur monde qui domine. Les recherches sur Le débat privilégient essentiellement la première approche au détriment de la seconde. Par conséquent, les efforts de Christine pour reconstruire, pour relocaliser et pour réinterpréter ses échanges avec ses adversaires sont trop souvent ignorés. Or ce métadiscours révèle un débat au second degré visant un bouleversement radical des codes d’évaluation littéraire hérités du monde clérical et universitaire et perpétués par les premiers humanistes pour faire place à une autre vision du monde littéraire s’accordant mieux avec les préoccupations de Christine. En effet, elle ne se présente pas comme une voix isolée, mais comme porte-parole d’une communauté en voie de constitution[8]. S’il faut bien admettre à la suite d’Helen Solterer qu’il se trouve dans la compilation de Christine un appel à lutter contre la diffamation à l’encontre des femmes, cette étude veut montrer qu’il s’y trouve également un appel à former une communauté qui, par la suite, réclamerait des textes adaptés à ses préférences. Manifestement, cet appel est une étape importante dans la production littéraire de l’auteure car trois ans plus tard, son Livre de la Cité des dames répondra explicitement à la promesse faite dans sa dédicace à la reine de France, Isabeau de Bavière, de travailler à « l’onneur et louenge des femmes ». C’est pourquoi si le Débat sur le Roman de la Rose figure aujourd’hui comme le premier acte de la longue « querelle des femmes », il faut insister sur le fait qu’il donne simultanément forme et force à un public prêt à débattre de ce sujet.

Dans son étude sur la formation des publics littéraires au xviie siècle, Alain Viala conseille de se défaire de l’idée d’un public homogène et préexistant car « le public littéraire a pris corps et forme en même temps que prenait forme et consistance le champ littéraire[9] ». Parler d’un champ littéraire à la fin du Moyen Âge est problématique puisque, comme le précise Bourdieu, le développement de ce champ indépendant dépend surtout du moment où des écrivains adoptent un mode de vie et de pensée distinct[10]. Cette indépendance par rapport aux autres grandes institutions aussi bien que la notion d’une communauté qui partagerait les mêmes goûts et les mêmes règles correspondent mal à la réalité médiévale où, comme nous l’avons déjà noté, on peut déceler au moins deux communautés littéraires qui avancent des perspectives divergentes. Cependant, ce conflit signale les amorces d’un champ littéraire dans la mesure où auteurs et lecteurs débattent des goûts et des règles de la communauté naissante. Françoise Autrand sonde l’effet de ces différents groupes littéraires sur Christine dans sa récente biographie où elle rapporte ses efforts pour solliciter la faveur de deux groupes connus, l’un sous l’appellation de « cercle des élégants », au sein duquel figuraient chevaliers et poètes, et l’autre sous le nom d’humanistes, groupe où dominaient les clercs[11]. Pour Autrand, l’échec de Christine à infiltrer ces groupes expliquerait son désintérêt pour les sujets courtois après 1402 en faveur de projets historiques et politiques[12]. L’isolement qu’Autrand privilégie ne correspond toutefois pas à la réalité de la production littéraire de Christine d’autant plus qu’une telle perspective ignore les rapports complexes tissés par l’auteure avec ces deux groupes qui luttaient pour contrôler un champ littéraire en voie de constitution à l’aube du xve siècle. Cette approche néglige le fait qu’au lieu de s’éloigner de ces deux publics avec leurs codes culturels divergents, Christine s’engage à promouvoir un code laïcisé qui, comme nous le verrons par la suite, accentue le rapport important entre la poésie et l’honneur des femmes en opposition à un code classique adopté par les premiers humanistes. Ainsi, au moment où elle produit sa première compilation, Christine met en garde ses lecteurs contre une communauté établie valorisant des auteurs et des textes opposés au code laïcisé qu’elle propose.

La communauté de lecteurs à laquelle Christine fait appel était étroitement liée au monde séculaire. Quoique ce public ait toujours joué un rôle dans la littérature vernaculaire grâce au système du mécénat, ses membres entreprenaient de formaliser le rapport qu’ils voulaient établir entre leurs goûts littéraires et leurs ambitions sociales en fondant plusieurs ordres littéraires dont le plus connu reste celui de la cour amoureuse formée par les ducs de Bourgogne et de Bourbon et associée à Charles VI[13]. Les statuts de la cour amoureuse associée à la cour du roi en février 1401 proposent le discours formel et inattendu d’un public laïc qui, pour la première fois dans l’histoire culturelle de France, formalise et impose ses goûts non seulement quant à la conduite des personnes, mais aussi quant à la production artistique. Il est important de signaler que cet ordre envisage un nouveau public littéraire où les clercs, bien que présents, cèdent néanmoins la place aux hommes de la cour qui cristallisent davantage les ambitions de la société. « À la fois ordre de chevalerie et société littéraire », selon Bernard Guenée, ses membres partagent « un certain goût littéraire » en plus d’une forte détermination à soutenir dans l’urgence l’honneur des femmes et les valeurs courtoises[14]. Précurseurs des Académies du xviie siècle[15], ces ordres expriment une nouvelle esthétique étroitement liée à la responsabilité de leurs membres de protéger l’honneur des femmes en actes et en paroles. Ainsi, à côté des joutes et des célébrations de la Vierge Marie proposées par l’ordre, un puys poétique annuel était prévu pour les membres de la cour. Les statuts de ces compétitions poétiques font état d’une liste détaillée de formes fixes acceptables. De plus, pour assurer le respect de ces règles, un comité de femmes juges était formé pour signaler « vice de fausse rime, reditte trop longue ou trop courte ligne » (DRR, 40, l. 194-195). En ce qui concerne le contenu, l’ordre impose l’exclusion immédiate des membres accusés d’avoir écrit ou d’avoir encouragé l’écrit de

dittierz, complaintes, rondeaux, virelays, balades, lays ou autres quelconques façon et taille de rethorique, rimee ou en proze, au deshonneur, reproche, amerrissement ou blame de dame ou dames, damoiselle ou damoiselles, ensemble quelconques femmes, religieuses ou autres, trespassees ou vivans, pour quelconques cause que ce soit, tant soit grieve dolereuse ou desplaisant.

DRR, 42, l. 270-274

Bien qu’un tel ordre puisse sembler plus imaginaire que réel, la cour amoureuse saisit l’esprit de l’époque et signale la formation et la formalisation d’un public qui s’oppose explicitement à une tradition misogyne.

Afin de bien saisir comment Christine fait passer un débat sur les mérites de Jean de Meun pour une attaque contre les femmes et donc contre le public qui trouve son expression dans les statuts de la cour amoureuse, il faut se pencher sur les compilations arrangées par l’auteure. À la suite de sa correspondance avec Gontier en septembre 1401, Christine présente quatre mois plus tard la première version de sa compilation au public. Loin de reproduire simplement un échange épistolaire traditionnel, ce recueil atteste l’existence d’une communauté épistolaire (« epistolary community ») invitée à juger un « débat », selon le titre proposé par Christine[16]. Afin d’orienter la lecture du dossier à son avantage, elle remanie les matières et la chronologie du débat. Par exemple, au lieu de commencer par une copie de la lettre de Montreuil ou même par sa propre lettre, son histoire s’ouvre par la requête de Gontier dont les premières remarques lui confèrent une certaine renommée :

J’ay oÿ parler par la bouche de pluseurs notables clers que entre test autres estudes et euvres vertueuses moult a louer (comme j’entens par leur relacion), tu as nouvellement escript par manière de invettive aucunement contre ce que mon maistre Jehan de Meun […] fist et compila ou livre de la Rose.

DRR, 9, l. 3-14

Par cette tactique textuelle, Christine affiche d’emblée la reconnaissance par son ennemi de sa grande réputation et de sa légitimité par « pluseurs notable clers ». Dans une réponse ultérieure à Gontier qui clôt le premier dossier, ce public s’accroît davantage quand elle conclut en invitant toute une communauté à juger ses écrits : « Et tout ce je vueil […] m’en rapporter et actendre au jugement de tous justes preudommes theologiens et vrays catholiques, et gens de honneste et salvable vie » (DRR, 26, l. 64-68). Par ces références aux conversations épitextuelles qui encadrent le premier dossier, la communauté de lecteurs de la compilation à venir prend déjà forme, avec une forte insistance sur les autres clercs qui rompent avec Montreuil et Gontier pour se mettre du côté de Christine[17].

Mais c’est dans les matières paratextuelles qui préfacent la compilation que le portrait de la communauté de lecteurs trouve sa meilleure expression. Le dossier paratextuel contient trois écrits : deux dédicaces adressées à la reine Isabeau de Bavière et au prévôt de Paris, Guillaume de Tignonville, et un résumé des événements qui ont abouti à la première lettre de Gontier Col[18]. Tandis que les deux dédicaces évoquent deux lecteurs précis et consignent les voeux de l’auteure, le résumé semble s’adresser à tous et se distancie même de Christine par l’emploi de la troisième personne. Le résumé offre aux lecteurs des détails précieux sur le débat, telle cette discussion orale entre Christine et Montreuil présentée comme l’événement qui aurait tout déclenché (DRR, 8, l. 1-5). Il met aussi en évidence l’intrusion de Gontier dans cette conversation initiale[19]. Ce n’est pas uniquement à cause de la demande que ce dernier fait d’une lettre adressée à un autre que son intrusion est suggérée, mais aussi à cause de la description qui le présente comme un homme « inaniméz contre [Christine] » (DRR, 9, l. 21). Tandis que Montreuil et Christine discutent du Roman de laRose, Gontier s’attaque à Christine. Le fait que le résumé soit suivi de la requête de Gontier encourage une lecture au second degré se détournant du sujet initial du débat afin de bien faire saisir les intentions inavouées qui auraient poussé Gontier à insulter Christine.

Alors que le contexte du débat est ainsi posé, les deux dédicaces encouragent les lecteurs identifiés à considérer son importance par rapport à leurs propres préoccupations. Dans son adresse à la reine de France, Christine s’engage à faire coïncider ses propres ambitions littéraires avec les goûts de la reine. Dès ses premières remarques à la personne royale, elle loue sa réputation de lectrice vertueuse : « je aye entendu que vostre Tres Noble Excellence se delicte a oïr lire dittiéz de choses vertueuses et bien dictes » (DRR, 5, l. 11-13). La répétition d’un lexique pudique facilite le passage des goûts littéraires de la reine à son comportement moral. L’auteure évoque les « accroissement de vertus et bonnes meurs a [sa] noble personne » avant de décrire l’effet de ses pratiques morales avec référence au dicton, « vertus avec vertus, sagesce avec noblesce rendent la personne reverend », pour ensuite conclure que « telle vertu est trouvee en [son] noble entendement » (DRR, 5, l. 14-18). Une fois les goûts de la reine précisés, Christine se tourne vers son propre portrait qui est maintenant étroitement associé à celui de sa souveraine. La solidarité qu’elle met en avant repose moins sur leur sexe que sur leurs intérêts mutuels[20]. Elle se présente comme une « humble chamberiere […] desireuse de [la] servir » (DRR, 6, l. 21-22), et qui lui envoie ce dossier pour montrer sa « diligence, desir et voulenté » (DRR, 6, l. 26-27) à « soustenir par deffenses et aussi l’onneur et louenge des femmes » (DRR, 6, l. 29-30). Décrivant ainsi son travail, Christine retouche ou réaménage le passé. Alors qu’elle objectera plus tard devant Pierre Col qu’elle n’avait pas cherché le débat (DRR, 149, l. 1096-1097), elle déclare ici avoir choisi d’y participer non pour contester les assertions de la supériorité de Jean de Meun en soi, mais plutôt pour répondre aux désirs de la reine d’avoir des textes vertueux. Selon cette logique, elle sert la reine en dénonçant publiquement un texte qui ne devrait pas être lu « en places honnestes et devant personnes que ils reputassent vertueuses » (DRR, 20, l. 270-1) et qui était célébré par les gens qui n’ont jamais eu « accoinctance ne hantise de femme honnourable ne vertueuse » (DRR, 18, l. 216-217). Ensuite, elle s’engage à produire un dossier qui expose une oeuvre non vertueuse en même temps qu’il effectue une lecture vertueuse. Si l’on approfondit la réflexion de Marilynn Desmond qui voit dans les réponses de Christine à ses adversaires le développement d’une éthique de la lecture (« ethics of reading[21] »), cette dédicace dit élaborer un mode de lecture qui correspond aux pratiques déjà adoptées par la reine. Par ce moyen, Christine forme son public en même temps qu’elle entreprend de « reformer » la littérature.

Quand Christine prend la décision atypique de rédiger une deuxième dédicace pour un autre destinataire et de la présenter à côté de celle de la reine, elle va encore plus loin et présente aussi une autre vision ainsi qu’une clarification sur son rôle et sur celui de son lecteur privilégié. Loin de se donner comme protectrice du sexe féminin dans cette version, Christine explique au prévôt de Paris, Guillaume de Tignonville, qu’elle sollicite sa protection en tant que « garde de si haulte justice » (DRR, 7, l. 5). Si elle qualifie le débat de « gracieux et non haineux meu par oppinions contraires entre solempneles personnes » (DRR, 7, l. 9-11), elle espère toutefois qu’il finira par prendre son parti « contre si notables et esleuz maistres » (DRR, 8, l. 28-29). Cependant, ce vocabulaire de procédure civile cède la place à un lexique de guerre quand Christine avoue que plus qu’un juge, elle cherche un champion qui pourrait lui prêter « force, ayde, deffense et appuyal » (DRR, 8, l. 28) et ainsi « continuer la guerre encommencee » (DRR, 8, l. 31-32) par ses « assaillans » (DRR, 8, l. 41). La différence entre cette formulation du débat et celle réservée à la reine concerne les intentions de ses adversaires. L’idée principale n’est plus que ses adversaires attaquent les femmes, mais qu’ils attaquent Christine elle-même. Ce changement de perspective complète la lecture vertueuse proposée à la reine dans la mesure où il relève une absence flagrante de vertus et de nombreuses injustices chez ses adversaires.

Il ne pouvait pas y avoir de meilleur choix que Tignonville pour représenter cette nouvelle perspective. En plus de son poste de prévôt et donc de juge, il était aussi connu pour son engagement intellectuel. Compilateur des Ditz moraulx, le prévôt avait traduit et commenté les grands philosophes au nom de Charles VI[22]. Un tel ouvrage suggérerait que, comme Christine, Tignonville était sensible à la question de la fonction morale des textes vernaculaires. Enfin, le prévôt participait à la cour amoureuse. En tant que membre fondateur de cet ordre, Tignonville avait accepté la responsabilité première du groupe de lutter pour « l’honneur, loenge, recommendacion et service de toutes dames et damoiselles[23] ». De ce fait, il devrait être sensible aux ambitions déclarées de Christine de travailler à « l’onneur et louenge des femmes ». Si Christine fait appel sur la foi de cette affiliation, ce n’est toutefois pas parce qu’il a prêté serment d’allégeance aux femmes. À la vérité, il n’est pas le seul chevalier de la cour amoureuse impliqué dans le débat. Jean de Montreuil et Gontier Col figurent aussi sur la liste des membres fondateurs. Mais au lieu de protéger les dames et l’institution de l’amour selon l’idée qu’en a Christine, ces deux hommes leur font la guerre et devraient être expulsés de l’ordre selon les statuts de cet ordre même :

se aucun estoit tant ennemy d’honneur et d’amours qu’il feist quelque apparence de murmure ou s’en demonstrast indigne par parolles approuvees souffisamment, on effaceroit, a la relacion de deux conservateurz et .XII. ministres, en nostre presence, ses armes et nom de nostre amoureux registre[24].

En demandant à Tignonville de juger le débat, Christine aurait-elle anticipé un des « amoureux procés » décrits par la charte comme un événement annuel au jour de Valentin où l’on écoutait « differentes oppinions » et où l’on peut supposer que les membres accusés seraient présentés ? Quoique l’existence réelle de cette organisation n’ait pas été prouvée, il est impossible d’ignorer que Christine s’adresse précisément à un des membres de la cour amoureuse aux premiers jours de février, soit quelques jours avant la réunion plénière prévue et qu’elle présente un dossier dénonçant deux de ses membres.

Si aucune trace ne subsiste de la réponse des deux dédicataires au débat, il existe toutefois la preuve que cette compilation a provoqué de fortes réactions. Dans son traité contre le Roman de la Rose écrit en mai 1402, Jean Gerson approfondit les premiers arguments de Christine sans la mentionner directement et sans entrer dans le débat épistolaire[25]. Mais à la fin de l’été 1402, Pierre Col adresse une lettre courroucée à Christine dans laquelle il combine une attaque contre les écrits de Christine et de Gerson. Cette épître est plus agressive et même violente par comparaison avec celle de son frère, mais elle est aussi plus détaillée et plus méthodique. Pierre y reprend point par point les critiques présentées par Christine dans ses lettres à Montreuil et à Gontier : pour renforcer ses arguments, il cite amplement le Roman de la Rose et il fait référence à un corpus d’autorités respectées, parmi lesquelles les oeuvres classiques, l’Écriture sainte et les commentaires des pères. En même temps, sa lettre est parsemée d’attaques contre l’audace de Christine qui ose en tant que femme critiquer un grand auteur — « O tres fole oultrecuidance ! O parole trop tost yssue et sans avis de bouche de fame… » (DRR, 100, l. 388-389). Cette attaque verbale aboutit au fantasme d’une violence physique contre Christine inspirée par les leçons de la Rose :

En oultre je dy qu’il me vaulroit mieux — c’est a dire qu’il me greveroit moins — faire samblant de toy amer pour moy aasier charnelement de ton corps qu’il ne feroit pour celle meisme fin que j’en fuisse fol amoureux, pour quoy j’en perdisse mon estude.

DRR, 99, l. 365-369, nous soulignons

Plus que chez ses interlocuteurs précédents, Christine trouve dans la lettre de Pierre Col la meilleure preuve des assauts qu’elle a déclaré subir dans son adresse à Tignonville[26].

Toutefois, au lieu de se présenter comme la femme sans défense et isolée qu’elle avait décrite dans sa dédicace au prévôt, Christine se donne dans sa réplique comme champion de toute une communauté de femmes et d’hommes. Pour répondre au mordant de Pierre Col, elle s’attaque directement à sa logique et interprète ses insultes misogynes comme des exemples par excellence de l’effet négatif de la Rose sur tous ses lecteurs. Et pour répondre à son argument selon lequel Jean de Meun n’avait fait que se conformer à une tradition venue des anciens, elle l’accuse d’avoir mal interprété ses sources comme d’autres avant lui (par exemple, DRR, 135, l. 651-670). Le vocabulaire de la bataille utilisé autrefois pour solliciter l’aide de Tignonville sert maintenant à décrire son échange avec Pierre Col : « Or parlons ung petit des guerres, a l’aventure entre toy et moy » (DRR, 136-137, l. 706-707). Cette allusion explique aussi l’introduction d’un style saccadé dans la seconde moitié de la lettre. Assumant son rôle de champion, elle réduit les attaques de son adversaire à des résumés de plus en plus brefs et elle l’assaille par des salves de contre-arguments annoncés simplement par le mot « Responce », mais suivis de longues explications. Elle adopte cette tactique, dit-elle, en l’honneur de ses « lisans » qui devraient, comme elle, se lasser de « si moult grant prolixité de langaige » (DRR, 140, l. 814-815). Ce groupe de « lisans » prend forme tout au long de cette lettre débutant avec une référence qui semble désigner Gerson :

Comme je ne soie seule en la tres vraye, juste et raisonnable oppinion contre la compilacion du dit de la Rose […] soit vraie chose que entre les autres bonnes personnes concordans a ma dicte oppinion, avint, après que je os escript mon epistre … vient a voulanté pour l’acroissement de vertu et le destruisement de vice — […] — pour y obvier, tres vaillant docteur et maistre en théologie.

DRR118, l. 111-120

Plus loin, elle présente cette communauté comme étant en pleine expansion :

Il y a si grant foisson de saiges docteurs dignes de foy et plains de science, et vraiment si y a il des grans princes de ce royaume et chevaliers et nobles et plusseurs autres qui sont de la mesmes oppinion que suis, et tiennent que ce est lecture inutile et nonhonnourable.

DRR, p. 146, l. 993-998

Par cette reconfiguration radicale du message et du public, les frères Col et leur entourage, qui s’étaient autorisés autrefois à exiger une confession publique de Christine afin de recevoir leur pardon — « nous aurons pitié de toy » (DRR, 23, l. 25-26, nous soulignons) —, se trouvent désormais devant une foule de « lisans » préparée à les juger eux-mêmes.

Christine conclut la lettre adressée à Pierre par la déclaration ferme qu’elle ne discutera plus le sujet avec ses adversaires. Mais comme elle a la ferme intention de poursuivre la conversation avec cet autre public, elle produit une deuxième version qui figure dans deux copies de ses oeuvres complètes supervisées par elle et présentées au duc de Berry vers 1408 (Bibliothèque nationale de France, MSS fr. 835) et à la reine Isabeau vers 1414 (British Library, MS Harley 4431)[27]. Cette compilation épistolaire se distingue de la précédente par un changement de titre qui l’assimile désormais au monde du « livre » plutôt qu’à celui des « epistres », par l’ajout de la réponse de Christine à Pierre Col et dans le seul cas de Harley 4431, par le retrait de la dédicace à Tignonville. Cette dernière copie offerte à la reine constitue ainsi une configuration unique du débat et est censée remplacer la version précédente.

L’opinion générale soutient que l’élimination de l’adresse à Tignonville résulte de la chute politique de ce dernier après l’assassinat de son mécène le duc Louis d’Orléans et de la prise du pouvoir à Paris de la faction bourguignonne[28]. Même si cela est vrai, il ne faut pas ignorer l’effet de cette nouvelle structure sur le message du texte. En premier lieu, il faut noter que l’élimination de l’adresse au prévôt place la reine à la tête de la communauté de lecteurs imaginée par Christine. Ensuite, la dynamique donnée par la version initiale a changé puisque l’auteure se donne exclusivement comme celle qui défend « l’onneur et louenge des femmes » et qu’elle s’approprie le rôle de champion proposé puis retiré à Tignonville. On pourrait même dire que la nouvelle lettre à Pierre Col est une addition épitextuelle qui montre Christine occupant le rôle exigé autrefois de Tignonville et réalisant ainsi la promesse faite à la reine de défendre les femmes.

Toutefois, malgré les indices précis donnés par Christine sur ses lecteurs désirés, aussi bien que dans les adresses internes que dans les compilations du débat, l’existence de deux versions livresques qui ne lui sont pas attribuables montre qu’elle n’a pas tout à fait contrôlé la réception de son oeuvre. L’une de ces versions, BnF, MS fr. 1563, qui fut vraisemblablement produite avant la mort de Christine, fournit de riches indications sur la réception de la compilation diffusée par l’auteure et sur les efforts entrepris par d’autres pour tempérer ses attaques[29]. Le manuscrit qui s’ouvre sur le Roman de la Rose offre à partir du folio 180r une version unique du débat. Cette version élimine les deux dédicaces, le résumé des événements et tout l’échange avec Gontier Col pour passer directement à la missive de Christine adressée à Montreuil. Ensuite on y trouve l’insertion de deux textes absents dans les versions de Christine. Ce sont le Traité contre le Roman de la Rose par Jean Gerson (ff. 180r-185r) et la lettre de Pierre Col à Christine (ff. 185r-190v). Si la réponse de l’auteure à Pierre Col figure bien, elle est particularisée par plusieurs notae qui accentuent les moments d’indignation de l’auteure : « Et come innanimés sans accoison me dis tu… » (DRR, 131, l. 522) ; « O homme, home deceu par oppinion volomptaire ! » (DRR, 131, l. 531-532) ; « Ha ! Dieux ! que c’est maudit et mal raporté ! Tu ne te fais point de honneur de rapporter chose que le contraire puist estre prouvé » (DRR, 136, l. 676-678) ; « Or parlons ung petit des guerres, a l’aventure entre toy et moy » (DRR, 136-137, l. 706-707) ; « Ha ! Dieux ! come il appert que ta pure volenté aveugle ton bon scens » (DRR, 138, l. 743-744). La comparaison osée que fait Christine entre Pierre Col et Héloise est également soulignée en marge (DRR, 146, l. 1015-1016). Même les passages où l’auteure évoque son fils (DRR, 128, l. 438-439), affirme sa préférence pour « beaux livres et subtilz, et biaux traités » (DRR, 147, l. 1046-1048), parle du savoir qu’elle a humblement cueilli pour faire des « chappellés » (DRR, 148, l. 1082-1083), ou insiste sur le fait qu’elle n’a pas cherché le débat (DRR, 149, l. 1096-1097) sont également notés. Si, à la différence des versions orchestrées par Christine, cette copie semble favoriser le point de vue de Pierre Col, les notae donnent l’impression que le scribe voulait vraiment saisir la personnalité d’une femme hors du commun. Cette lettre annotée est suivie de la seule copie connue d’une deuxième lettre venant de Pierre Col et adressée à Christine, mais qui reste malheureusement incomplète. La réponse de Christine toute seule dans sa deuxième version du débat résumait bien les positions adoptées par son adversaire au fil de ses répliques. Ce qui change ici, c’est que le lecteur a un accès direct au commentaire de Pierre Col et la perspective de ce dernier prend encore plus de poids du fait qu’elle est rapportée dans le résumé de Christine. Finalement, dans cette version, ce n’est pas l’auteure qui a le dernier mot, mais son adversaire dont la réplique est coupée en plein milieu de phrase, avec toutefois une abondance de folios pour continuer la lettre. Bien entendu, le fait que la lettre de Pierre soit incomplète affaiblit son pouvoir, mais cette présence partielle lui donne tout de même l’occasion d’intervenir le dernier et il en profite pour réorienter encore une fois la discussion vers Jean de Meun, ce « si notable escrivain » dont il se considère avec Gontier le « disciple » (DRR, 153, l. 9-11). Il lui est alors facile de porter une dernière estocade à celle qui ose dire « tant de reprehencions et duplicacions » (DRR, 153, l. 8). Ainsi, le fait qu’il fasse état des pièges tendus par Christine — « la fosse que tu m’avoyes appareillie » (DRR, 154, l. 36) — n’empêche pas qu’elle perd l’ascendant qu’elle avait pris avec sa déclaration finale dans la lettre à Pierre Col de mettre fin au débat.

Cette version alternative témoigne de la continuation de ce débat surtout parmi les lettrés, conscients des manoeuvres de Christine cherchant à communiquer un message précis à un tout autre public. On peut dire que c’est un effort textuel pour replacer le débat dans son contexte d’origine. L’inclusion de la Rose et d’autres écrits de Jean de Meun accompagnés d’un dossier donnant davantage de contexte aux interventions de Pierre Col et l’élimination de toute trace du paratexte composé par Christine réduisent au minimum le rôle et surtout le pouvoir de l’auteure. Toutefois, ce sont les versions autorisées par Christine qui domineront, en grande partie grâce à ses efforts personnels, même si elle n’a pas été seule à produire des copies de ses dossiers. Quoi qu’il en soit, ses versions réussissent à contourner un débat en marche afin d’inviter un nouveau public à prendre conscience de l’importance de sa participation dans le domaine littéraire. On ne peut trop insister sur la coïncidence de la formation des ordres chevaleresques et littéraires qui revendiquent une nouvelle esthétique mettant les femmes à l’honneur à l’aube du xve siècle. Que Christine réussisse à harmoniser ces compilations et tout son corpus avec un discours en pleine croissance souligne l’importance de sa contribution à l’expression non seulement d’un nouveau code d’évaluation littéraire qui encouragerait les éloges de femmes, mais aussi à la constitution d’un public qui serait reconnu pour son influence sur la littérature à venir et qui serait prêt à accueillir de futurs éloges collectifs, tels que le Livre de la Cité des dames terminé trois ans plus tard. Important également est son succès éclatant sur les lettrés héritiers d’une tradition cléricale qui se retrouvaient eux-mêmes et leur littérature en rivalité avec un tout autre discours. Selon cette perspective, la plus grande victoire de cette « bataille » entreprise par Christine a été de parvenir à cerner l’hétérogénéité du public lettré à la fin du Moyen Âge et de donner forme, voix et même direction à un public qui considérait de plus en plus la littérature comme un terrain ouvert à ses interventions actives, soit par ses propres productions littéraires (on peut penser à Charles d’Orléans aussi bien qu’aux participants des puys divers), soit par sa participation à des débats tels que la « querelle de la Rose » ou la « querelle des femmes ».