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La fin du Moyen Âge et l’Ancien Régime voient fleurir les éloges de femmes dans les formes les plus variées : blasons du corps féminin, chants royaux à la Vierge, célébrations de Grisélidis ou de Jeanne d’Arc, panégyriques de reines, de princesses ou de grandes dames, tombeaux poétiques et autres pièces de circonstance, poésie d’inspiration pétrarquiste et néo-platonicienne, répertoires de femmes illustres et déclamations défendant la supériorité du sexe féminin constituent autant de variations du troisième genre oratoire identifié par Aristote, l’éloquence épidictique, qui vise à louer la vertu et à blâmer le vice[1]. De toutes ces formes, les éloges collectifs, situés à la croisée de la littérature, de la philosophie morale et de l’histoire, connaissent un destin particulièrement faste. L’expression « éloge collectif », qui n’appartient pas au vocabulaire de l’époque, mais qui permet de souligner un intérêt commun — tout à fait conforme à la sensibilité pré-moderne — pour le collectif[2], est utilisée dans ce numéro pour regrouper deux types de textes : les recueils de femmes illustres et les apologies du sexe féminin. S’inscrivant dans une tradition de récits de vies remontant à Plutarque et à Pétrarque, Boccace est le premier à consacrer un ouvrage à des figures féminines exclusivement dans son De mulieribus claris, que reprendront ensuite Christine de Pizan, dans La cité des dames (1404-1405), et de nombreux ouvrages, souvent caractérisés par une métaphore architecturale tels ces Nef des dames vertueuses (Symphorien Champier, 1503), Palais des nobles dames (Jehan Du Pré, 1534), Fort inexpugnable de l’honneur du sexe féminin (François de Billon, 1555) et autres Galleries ornées de portraits gravés, particulièrement appréciées au xviie siècle[3]. Ces compendia de femmes renommées pour leurs qualités exceptionnelles (et parfois leurs non moins retentissants défauts) réunissent des modèles (et des contre-modèles) de comportement. Les apologies du sexe féminin, quant à elles, ont recours à une gamme variée d’arguments — l’exemple, certes, mais également l’autorité et la preuve logique — réunissant une matière issue de tous les champs du savoir. Elles sont empreintes des habitudes cognitives et argumentatives de la dispute médiévale qui consiste à soutenir tour à tour une thèse et son contraire ; elles connaissent un succès renouvelé à la Renaissance sous l’influence de l’éloge paradoxal, qui problématise le débat pro et contra en brouillant les catégories de l’éloge et du blâme, et dont le De nobilitate et praecellentia foeminei sexus (1529) d’Henri Corneille Agrippa donne la mesure de la complexité. Elles visent un champ d’application plus large que les recueils de femmes illustres en défendant l’ensemble du sexe par la louange.

Ce corpus a souvent été versé au compte de la « Querelle des femmes », ce débat touffu sur la nature féminine rassemblant et opposant attaques misogynes et défenses pro-féminines pendant près de cinq siècles, de la fin du Moyen Âge à la Révolution française. La critique s’entend pour distinguer trois étapes, répondant aux préoccupations du moment : les questions du mariage (au xve et dans la première moitié du xvie siècle), de l’amour (pendant la décennie 1540) et de l’éducation (dès le début du xviie siècle) fournissent la toile de fond des débats successifs. Malgré ces distinctions, on a souvent vu dans cette polémique un ensemble discursif stable, partageant et réitérant une topique commune[4]. Les lacunes de cette approche diachronique ont récemment été mises en évidence[5]. Les contextes culturels, sociaux, historiques et politiques variés dans lesquels ces textes s’inscrivent suggèrent d’en réexaminer les spécificités et d’en préciser les enjeux ; plus spécifiquement, ils invitent à se pencher sur les publics qui, au cours des siècles, en ont renouvelé la lecture et l’interprétation. C’est à cette question que s’intéresse le présent numéro.

Depuis les travaux fondateurs de Jürgen Habermas sur l’espace public[6], la vitalité des interrogations sur les paradigmes du privé et du public, du collectif et du particulier, dissimule mal le flou de la notion de public. Hélène Merlin-Kajman a fait le point sur la question[7]. Les réflexions de Christian Jouhaud et d’Alain Viala ont récemment ouvert de nouvelles pistes en mettant l’accent sur la publication, qui « n’est pas tant l’opération qui vise un public que celle qui le construit en le visant[8] ». Envisager la publication comme un processus permet de regrouper des niveaux d’analyse complémentaires et de s’interroger à la fois sur les acteurs (auteur, traducteur, commanditaire, libraire, imprimeur, graveur), sur les supports textuels et iconographiques de l’accès à la sphère publique, mais aussi sur ce qui est rendu public par le livre (un contenu, un(e) dédicataire, l’auteur(e), tout autre sujet). Les articles réunis dans ce numéro visent à explorer la construction du public et le processus de publication dans les éloges collectifs de femmes de la Renaissance française, en croisant les ressources méthodologiques de l’histoire du livre manuscrit et imprimé, et de la rhétorique, afin d’évaluer la singularité de chaque invitation à l’appropriation. À qui les éloges collectifs de femmes s’adressent-ils explicitement, mais aussi implicitement ? Par quelles stratégies matérielles et discursives construisent-ils leur(s) auditoire(s) ? Que sait-on de la réception effective des textes par des publics spécifiques ? Quelles sont les images de ce(s) public(s) ? Et sont-ils homogènes et unifiés, ou multiples, voire contradictoires, concurrents ? Ces interrogations constituent les principales pistes explorées dans les contributions réunies dans ce numéro. Ensemble, ces articles précisent les contours des auditoires variés et des publics contrastés qui, au fil du temps, des réécritures et des rééditions, ont été invités, pour de multiples raisons qui sont également identifiées, à s’intéresser aux éloges collectifs de femmes composés ou traduits en français à la fin du Moyen Âge et sous l’Ancien Régime.

Les éloges collectifs de femmes sont doublement marqués par le féminin. Le premier à célébrer collectivement les femmes de renom, Boccace est également à l’origine de l’usage d’associer une dédicataire féminine à ce type de textes. Le bien-fondé de la démarche est exprimé en ces termes dans la dédicace à Andrea Acciaiuoli (ici dans la deuxième traduction française imprimée, publiée en 1551) : « […] pendant que je deliberoye de quelle faveur il pourroit estre seurement soustenu en public, je m’avisay tresbien qu’il ne devoyt pas estre addrecé à Prince aucun, ains plustost à quelque illustre Princesse, puisqu’il ne parle que des Dames[9]. » Cette coïncidence du sexe de la destinataire et du sujet abordé n’est pas dénuée de tensions : elle soulève la question de l’articulation du singulier et du multiple, c’est-à-dire de l’unicité — souvent farouchement défendue — de la dédicataire, et de la pluralité des femmes célébrées, tant du point de vue du sens à donner à la collectivité définie par l’éloge que du régime de l’oeuvre suturée là où paratexte et texte se rencontrent. Ce rapport, modulé de texte en texte et de livre en livre, redéfinit l’inscription de la dédicataire dans la collectivité qu’elle représente, subsume ou dépasse. En dépit de ces tensions, l’association explicite de la dédicataire et des figures féminines, par la notion de sexe, passera dans l’usage. De fait, les ouvrages sur lesquels se penchent les articles réunis ici sont dédicacés à des dames de la plus haute noblesse, Isabeau de Bavière, Anne de Bretagne, Anne de France, Marguerite de Navarre, Catherine de Médicis et Marguerite de Valois, entre autres. Mais Boccace voit aussi ce double marquage féminin comme une stratégie de publication efficace, apte à gagner une approbation « publique », par le truchement de sa lectrice privilégiée, mais aussi au-delà, dans la sphère publique qui comprend nécessairement d’autres auditoires (féminins ou autres), non identifiés ici. La notion de « public » renvoie dans ce numéro aux lectorats pluriels, désignés comme tels ou non, bref : à toute instance récipiendaire construite par les textes et les livres dans lesquels ils se matérialisent. Cette approche permet de saisir, dans un même geste, les ouvrages manuscrits et imprimés.

Un premier groupe d’articles s’intéresse à plusieurs acteurs du processus de publication : l’auteur, la dédicataire et le graveur. L’émergence et la définition des contours d’une nouvelle communauté lectrice féminine en devenir est au coeur de la réflexion de Deborah McGrady, qui analyse, dans les dédicaces de l’échange épistolaire sur le Roman de la Rose opposant Christine de Pizan (qui rend le débat public) et ses adversaires, la création d’un espace potentiel de réception au féminin, caractérisé par une éthique partagée. Si l’appareil paratextuel constitue également le matériau sur lequel s’appuie Cynthia J. Brown, il est sélectionné non plus en fonction de l’instance auctoriale, mais de la dédicataire, la reine Anne de Bretagne, vers qui convergent les livres sur les femmes, qu’elle en soit la commanditaire ou que ceux-ci résultent de dons spontanés. L’image de la reine donnée à lire dans les dédicaces manuscrites est élogieuse, typique des rapports de mécénat : figure exemplaire en surplomb, lectrice idéale et parangon de vertu, Anne de Bretagne est le modèle auquel les femmes de la cour de France sont invitées à s’identifier. Toutefois, cette figure joue un rôle différent dans la production imprimée, un rôle publicitaire, dans la mesure où l’auteur tire parti de son association prestigieuse avec la souveraine pour séduire un lectorat bourgeois. Cet article est assorti de deux annexes, dont l’une fournit sept dédicaces inédites à Anne de Bretagne. Le support matériel est aussi au centre de la contribution de Brenda Dunn-Lardeau, qui se concentre sur l’aspect visuel du Palais des nobles dames (1534) de Jehan Du Pré, pour lequel des gravures furent spécialement préparées. Ces images, qui représentent la plupart du temps les femmes en pleine possession de leurs moyens, sont placées en tête de chaque chapitre ; elles éveillent la curiosité du lecteur (qui est en premier lieu un spectateur) tout en le guidant dans l’espace du palais, en lui fournissant des jalons mémoriels propices à l’assimilation des vertus féminines. Il ne fait aucun doute que le graveur connaissait bien le texte, dont il rend une interprétation imagée généralement fidèle. En recourant à la fois à l’allégorie et à la représentation antiquisante, il cherche aussi bien à enseigner qu’à plaire, et à étendre la portée du texte au-delà des partisans des femmes, auprès d’un auditoire réticent mais susceptible d’être gagné aux arguments pro-féminins.

L’exemplarité n’est pas l’unique mode de construction des publics : d’autres facteurs viennent compliquer ce modèle. Les contributions d’Helen Swift et de Renée-Claude Breitenstein testent, chacune à sa manière, l’extension des appels explicites à l’appropriation, en s’intéressant à différentes formes de résistance, que celle-ci vienne de l’extérieur (par exemple dans le cas d’une dédicataire refusant une oeuvre) ou de l’intérieur (lorsque des contenus dissonants suggèrent une pluralité de publics). S’appuyant sur les travaux du sociologue Stewart R. Clegg, Helen Swift examine les rapports complexes qui unissent l’auteur et son mécène dans trois apologies du sexe féminin des xve et xvie siècles. Loin de répondre à un schéma figé dominant-dominé, le pouvoir est distribué selon le modèle du circuit, ménageant un espace de négociation propice à la redéfinition partielle des rôles. Pour sa part, Renée-Claude Breitenstein mesure le travail d’adaptation mis en oeuvre dans la réorientation du très connu De nobilitate et praecellentia foeminei sexus d’Henri Corneille Agrippa par François Habert et François de Billon, deux auteurs-traducteurs en quête de protection, vers de nouveaux lecteurs, en portant une attention toute particulière aux facteurs de la langue, de la forme littéraire et des thèmes abordés. Au-delà des femmes auxquelles les livres s’adressent explicitement se profilent d’autres auditoires, plus larges. Ces publics pluriels se dessinent selon deux stratégies principales : la juxtaposition et la superposition.

Tous les articles soulèvent, en filigrane, des questions de méthodologie ; ce sont toutefois les articles de Claude La Charité et de Jean-Philippe Beaulieu qui mettent le plus clairement en évidence les difficultés de cerner la réception effective des oeuvres. Si les ressources de l’histoire du livre permettent d’ancrer le texte dans ses contextes successifs et de remédier aux travers d’une approche purement discursive, force est de constater que l’analyse rhétorique permet de formuler de précieuses hypothèses lorsque les indices matériels font défaut. La réception du Recueil des dames de Brantôme a été conditionnée, du xviie siècle jusqu’à récemment, par les choix d’éditeurs modernes. Retraçant cette histoire éditoriale, Claude La Charité met en évidence l’importance des dédicaces, le plus souvent supprimées, à Marguerite de Valois et à son frère François d’Alençon. La reconstitution de ces deux figures idéales de lecteur met en évidence les stratégies de construction du lectorat telles qu’elles apparaissent dans les manuscrits de Brantôme. Enfin, Jean-Philippe Beaulieu dessine les contours d’une communauté de lectrices, unies par leur intérêt et leur prédisposition pour le savoir, dans les Dames illustres (1665) de Jacquette Guillaume. Le savoir des femmes, rendu public par de longs discours érudits prononcés par des figures féminines dont l’identité reste voilée, est le fondement de cette communauté construite par un faisceau de voix convergentes. Cette contribution, qui clôt le numéro, nous invite également à en reprendre la lecture au début, avec Christine de Pizan qui, à l’orée du genre de l’éloge collectif de femmes, appelait de ses voeux un public uni par des valeurs communes.