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Le droit du travail classique s’est graduellement édifié dans différents contextes nationaux depuis la fin du xixe siècle et tout au long du siècle suivant ; le droit international de l’Organisation internationale du travail (OIT) l’a favorisé à partir des lendemains de la Première Guerre mondiale. Son émergence et son développement, maintes fois exposés, sont liés à l’industrialisation des sociétés[1]. Notamment sous l’impulsion du syndicalisme et de son pouvoir politique, il s’est exprimé aussi bien sous le couvert de l’autonomie collective, qui lui est caractéristique, que par l’entremise de l’action étatique, à la fois régulatrice de cette dernière et directement normative. Conçu en bonne partie en fonction de l’entreprise de production verticalement intégrée, de l’entreprise fordiste ainsi que du rapport salarial continu et subordonné, ce droit du travail doit principalement assurer la protection du salarié placé dans une situation de sujétion privée par rapport à l’employeur et voir au bon fonctionnement de l’économie à travers la solution des conflits sociaux dans les milieux salariés[2].

Or, particulièrement depuis quelques décennies, la mondialisation de la production de biens et services a grandement avivé la concurrence entre les entreprises et conduit — phénomène tout aussi abondamment décrit — à l’implantation de nouveaux modèles de production axés sur la flexibilité des structures entrepreneuriales et celle du travail[3]. Les avancées technologiques, en particulier l’informatique, ont aussi favorisé cette transformation marquée, disons-le immédiatement, par la disparition partielle de l’entreprise de production au profit de l’entreprise-réseau souvent d’envergure internationale. Cette dernière, décentralisée, en vient à miser sur l’autonomie et l’indépendance du travailleur. Les formes du travail qui tiennent à ces caractères et dont l’importance croît, continuent, certes, de coexister, à des degrés variables selon les sociétés, avec le travail subordonné traditionnel. Elles rejoignent aussi le travail informel, d’une façon quelque peu paradoxale, vu les inégalités réelles entre les situations en cause.

Parallèlement à cette évolution de la réalité des entreprises et du travail, le droit applicable au travail poursuit son propre chemin, et ce, sans qu’il y ait un lien nécessaire de causalité entre les deux phénomènes, mais sans exclure non plus une telle possibilité. Ainsi, par référence au droit applicable au Québec, en contexte canadien, à titre illustratif de tendances beaucoup plus générales ayant cours dans les pays occidentaux industrialisés, se constatent, au fil des mêmes décennies, une plus grande « humanisation » du droit commun et une importance accrue des droits fondamentaux de la personne. L’influence du droit international n’y est pas étrangère. Cela conduit notamment à ce qui a été appelé la « constitutionnalisation » du droit du travail[4]. Comme il sera vu plus loin, cette évolution substantielle se manifeste aussi, d’un point de vue instrumental cette fois, à travers une diversification des formes d’expression du droit, le « droit mou » (soft law) côtoyant l’apport classique du législateur, quand il ne l’affadit pas[5].

L’objet du présent texte est d’exposer, par autant de tableaux successifs des aspects dominants de ces deux types de transformation, celle qui est relative à la scène du travail, et à ses acteurs, dans l’« entreprise-réseau » (partie 1) et celle qui traverse le droit applicable au travail (partie 2). Il sera principalement fait appel en cela à des apports doctrinaux américains et européens. En dépit de particularismes nationaux, il s’agit, en effet, pour ce qui est des deux types de transformation, de mouvements qui, dans leur essence, se retrouvent aussi bien dans la société québécoise, qui sert d’ancrage juridique au présent exposé, qu’au-delà de celle-ci : sans doute la mondialisation est-elle à l’oeuvre dans l’un et l’autre cas…

Les tableaux récapitulatifs ainsi dressés devraient nous permettre de répondre à la préoccupation suivante : tout en admettant que les situations de salariat classique continuent de se maintenir dans une certaine proportion et qu’il en va de même du droit du travail tout aussi classique les régissant, le droit applicable au travail en cours de développement (partie 2) est-il à la mesure des nouvelles réalités de l’entreprise et de celles du travail qui s’y rattachent, leur est-il compatible, est-il susceptible de satisfaire à leurs besoins (partie 1) ?

1 De nouveaux acteurs

Dans l’économie contemporaine du savoir, l’entreprise moderne obéit à un « principe de subsidiarité » : elle tend à ne plus produire elle-même que ce qu’elle ne peut obtenir plus efficacement à l’extérieur[6]. À l’entreprise fordiste de production, organisée hiérarchiquement et faisant appel au travail subordonné, se substitue un centre de décision et de coordination d’un ensemble d’unités de production organisées en réseau, noyau dur doté d’un personnel d’encadrement réduit[7]. Les connexions et les noeuds sont plus importants que les hiérarchies[8]. Des relations contractuelles, axées sur le partenariat et la collaboration, traduisent cette organisation réticulaire. Cette réalité est diversifiée. Tantôt il s’agira ainsi de formes de collaboration « contractuelle », d’un caractère relativement stable, qui lieront le pôle décisionnel entrepreneurial à autant de sous-traitants, de franchisés, de fournisseurs — parfois en succession — de travailleurs indépendants… Tantôt, nous serons en présence d’une collaboration structurelle, ou « institutionnelle », constituée de rapports sociétaux dans un même groupe, souvent pyramidal, et agissant sous une même bannière, rapports qui peuvent d’ailleurs aussi revêtir une forme contractuelle entre ces diverses sociétés d’une même famille « corporative »[9].

Pour autant, les catégories essentielles du droit du travail classique, celles qui tiennent à la relation binaire employeur-salarié, s’estompent. D’une part, la figure unitaire de l’employeur ne se laisse plus alors saisir simplement en raison de la décentralisation coordonnée de la direction de l’entreprise (1.1) ; de même, pour ce qui est cette fois de l’offre du travail, le travailleur plus ou moins autonome ou indépendant se substitue alors au salarié traditionnel (1.2).

1.1 La dissolution de l’employeur unitaire

L’externalisation de l’activité productive de l’entreprise sous diverses formes entraîne la dislocation du pouvoir patronal qui s’exerçait de façon unitaire dans l’entreprise classique de production[10]. Ainsi, la gestion immédiate du travail relève bien de l’unité satellite de production, mais le contrôle en dernier ressort de cette dernière activité appartient au centre décisionnel de l’entreprise-réseau, qu’elle présente un visage contractuel ou sociétal, en l’occurrence, dans ce dernier cas la société mère à qui cette entreprise appartient. Cette autorité dernière pourra en venir à décider d’aspects plus fondamentaux touchant au même travail, comme sa délocalisation ou sa cessation[11]. Il n’existe plus de centre d’imputation unique de la responsabilité patronale. L’effectivité du droit du travail en est touchée. Autrement dit, le risque de l’entreprise se trouve à tout le moins partagé[12]. L’entreprise classique de production l’assumait entièrement, en ce qui avait trait tant à la prestation du travail qu’à son exécution ; le salarié, en retour de la sujétion qu’il acceptait à l’endroit de l’employeur, s’en trouvait exempté. Dans l’entreprise-réseau, « la structure réseau perme[t] à la firme “amirale” de conserver le pouvoir de décision et le contrôle de l’activité, tandis que les risques [de l’emploi] sont transférés sur les entreprises “satellites”[13] ». Le phénomène a cours que l’entreprise-réseau soit d’envergure nationale ou transnationale. À la périphérie, le travailleur indépendant lié à l’entreprise-réseau assume également lui-même les risques du travail, qu’il s’agisse de sa fourniture, de sa rémunération ou encore d’assurer son exécution dans des conditions appropriées et sécuritaires. Ces différents aspects du travail ne sont plus garantis par toute la force patrimoniale de l’employeur unitaire ; cette assurance est désormais transférée sur les titulaires d’unités productives plus réduites, quand ce n’est pas sur le travailleur indépendant. Enfin, l’organisation de l’entreprise en réseau entraîne un fractionnement de la communauté de travail qui était à la mesure de l’entreprise classique, lequel est susceptible d’avoir une influence négative sur la représentation collective des travailleurs en cause, de même que sur la légalité des actions collectives qu’ils peuvent entreprendre, du moins selon un régime juridique centré sur l’unité de production, comme c’est le cas des lois canadiennes régissant couramment les rapports collectifs du travail.

Comment le droit applicable au travail peut-il appréhender ce phénomène de l’entreprise-réseau ?

Ce droit le fera en définitive dans la mesure où il parviendra à reconstituer le périmètre de l’entreprise, à reconnaître celle-ci dans sa totalité en dépit de sa fragmentation contractuelle ou sociétale résultant de l’extériorisation du travail[14]. Il doit en cela rechercher le bénéficiaire en dernier ressort du profit résultant de l’entreprise entière. En premier lieu, il s’agit de reconstituer l’entreprise physique de production. L’affirmation de son unité en dépit de sa concession partielle par voie de sous-contrat, typiquement in situ, comme dans le cas du gardiennage, par exemple, en est une première manifestation[15]. Il pourrait aussi s’agir de la technique de la reconnaissance de l’« employeur unique », que véhicule notamment la loi fédérale régissant les rapports collectifs du travail, laquelle permet de décider que des « entreprises fédérales associées ou connexes […], exploitées par plusieurs employeurs en assurant en commun le contrôle ou la direction constituent une entreprise unique et que ces employeurs constituent eux-mêmes un employeur unique[16] ». Cependant, l’effectivité du droit du travail exige aussi de dépasser la notion physique de l’entreprise pour saisir dans toute son ampleur l’« entreprise » qui correspond à la concentration réelle du pouvoir patronal, lui-même à la mesure de la concentration patrimoniale ou financière. Est-il possible d’accepter alors de s’écarter de l’autonomie formelle, de la personnalité juridique distincte des sociétés apparentées dont il s’agit, pour mieux reconnaître la réalité du « groupe de sociétés » ? À travers ce dernier se poursuit, en effet, en dépit de la pluralité de sociétés qui le composent, la réalisation d’une même finalité financière, notamment au moyen de l’exploitation, sous une même bannière, d’une pluralité d’entreprises physiques, que la vocation de chacune soit identique, complémentaire ou même disparate par rapport à celle des autres. Il s’agit alors, selon la nature précise de l’obligation liée au travail en cause, sinon d’affirmer juridiquement le groupe lui-même, du moins de reconnaître dans cet ensemble sociétal une pluralité de pôles d’imputation, autant de sociétés débitrices, soit solidairement, soit conjointement. Ce sera typiquement la filiale qui contrôle immédiatement le travail et la société mère qui en bénéficie en dernier ressort.

La législation en ce sens ne peut toutefois qu’avoir une portée territoriale nationale, plus restreinte que l’envergure de l’entreprise transnationale ou du consortium transnational[17]. Semblablement, mais sous réserve de la même limite, la législation traitant de la représentation et de la négociation collectives, de même que des conflits du travail, doit, selon ces deux grands modes précédents de reconstitution de l’entreprise réelle, en venir à se montrer à la mesure de son unicité retrouvée.

1.2 La dilution du salarié

« L’emploi désigne un échange fondateur entre la subordination et la sécurité[18]. » Selon le contrat de travail, la sujétion à l’endroit de l’employeur, l’intégration du salarié dans l’entreprise de ce dernier, qui en assume le risque, se compense par une certaine sécurité du travail et l’obtention d’un statut qui y correspond[19]. Pour sa part, l’employeur trouve alors un avantage économique à bénéficier à l’interne du travail plutôt que de recourir à des agents extérieurs sur le marché pour réaliser sa fin productive[20]. De là, avec cette phase de l’industrialisation, une affirmation graduellement plus ample du contrat de louage de service personnel, à l’origine du contrat de travail, que l’actuel Code civil du Québec actuel distingue désormais nettement du contrat d’entreprise[21]. À l’époque contemporaine de l’entreprise-réseau, le travailleur, qu’il soit ou non un salarié subordonné, continue toujours de se rattacher à une organisation, mais cette dernière est à la fois souple et multipolaire[22]. Il en est bien ainsi même si le travail est externalisé et les risques liés à sa prestation ainsi que ceux qui sont relatifs à son exécution sont transférés hors de l’entreprise. Cette dernière en bénéficie toujours sous le couvert d’un travail autonome, ou indépendant, selon le droit commun[23]. Il peut alors s’agir d’un contrat d’entreprise, pour réaliser une forme d’impartition ou de sous-traitance, d’une franchise, ou d’un autre type de contrat de dépendance[24]. En effet, d’une façon caractéristique, un ensemble d’obligations lient le travailleur à son cocontractant, lesquelles ont trait à l’exécution d’un résultat convenu — respect d’un ensemble de normes commerciales ou techniques — et le rattachent à l’entreprise dont il dépend économiquement. Il n’est pas un simple agent libre sur la scène du marché comme l’entrepreneur qui s’adresse au public en général. Soit dit en passant, ce travail appelé « indépendant », lorsqu’il est ainsi encadré, n’est pas sans se rapprocher de certaines manifestations contemporaines du travail subordonné, lequel continue de coexister dans l’ensemble de l’économie, manifestations qui se caractérisent par une plus grande autonomie dans l’exécution du travail et qui misent sur la capacité d’initiative du salarié[25]. Le travailleur dit autonome, mais qui se rattache néanmoins avec plus ou moins de durabilité à l’entreprise-réseau, est bien présent dans la réalité canadienne[26].

Le même travailleur se situe pour ainsi dire à la médiane d’un continuum allant du travail subordonné à l’agent libre sur le marché. Il remet en cause les frontières du droit du travail, du moins s’il fallait entendre par là un droit du travail centré exclusivement sur le travail salarié, ou dérivé de l’emploi. Il lui faudrait alors, en effet, s’ouvrir à ces nouvelles réalités du travail[27]. Cependant, il serait, du moins historiquement, plus exact d’affirmer que ce droit du travail ne fait en cela qu’occuper tout son territoire et se montrer fidèle à sa vocation originelle : elle englobe l’ensemble du travail, qu’il soit salarié ou autonome.

La seconde partie du présent texte posera, en effet, que le droit du travail dans ses aspects essentiels trouve son fondement dans les droits fondamentaux de la personne ; à ce titre, il s’adresse à tous les travailleurs. L’affirmation initiale de la compétence de l’OIT, à partir des avis de la Cour permanente de justice internationale, l’illustre d’ailleurs[28]. Ces dernières années, l’OIT devait manifester son souci relatif à la portée de la relation de travail au regard du « phénomène de plus en plus répandu des travailleurs dépendants qui ne bénéficient d’aucune protection », notamment dans des contextes de sous-traitance[29]. Les longs débats à ce sujet devaient donner lieu à l’adoption, en 2006, de la Recommandation (R198) sur la relation du travail[30], d’une portée plutôt générale. Elle préconise spécialement l’adoption de politiques nationales fournissant aux intéressés, en particulier aux employeurs et aux travailleurs, des « orientations sur la manière de déterminer efficacement l’existence d’une relation de travail, ainsi que sur la distinction entre travailleurs salariés et travailleurs indépendants[31] ».

Comment le droit du travail peut-il donc faire place à cette réalité grandissante du travail caractérisé à la fois, d’une manière quelque peu antinomique, par l’autonomie et par le rattachement à l’entreprise-réseau ?

Le droit du travail doit s’appliquer à toute personne qui vend sa capacité de travail à autrui. L’assimilation du travailleur dit autonome au salarié traditionnel, l’élargissement de cette dernière notion dans une certaine mesure, ne permet que d’y parvenir en partie. De là aussi la recherche de régimes affranchis de ce rapprochement et fondés plus généralement sur l’exercice de l’activité professionnelle[32].

Rappelons que les droits canadiens du travail, dont le droit québécois, ne sont pas unifiés et réunissent un ensemble disparate de lois axées chacune sur la poursuite d’un objet propre, en fonction duquel s’établit leur domaine d’application[33]. Dans l’ordre fédéral, la notion d’« entrepreneur dépendant » est venue élargir la notion d’« employé » aux fins de la partie I du Code canadien du travail consacrée aux rapports collectifs du travail, lorsque le travail accompli entraîne à la fois une situation de dépendance économique envers le bénéficiaire et l’insertion dans son organisation. Il s’agit de « la personne qui exécute, qu’elle soit employée ou non en vertu d’un contrat de travail, un ouvrage ou des services pour le compte d’une autre personne selon des modalités telles qu’elle est placée sous la dépendance économique de cette dernière et dans l’obligation d’accomplir des tâches pour elle[34] ». Elle n’y a toutefois pas essaimé au-delà de cette Partie I. Elle a cependant influé sur certains rapports d’étude contemporains. Ainsi en est-il de l’introduction préconisée de la notion de « travailleur autonome », de portée plus réduite, qui a pour objet de rendre applicables certaines dispositions protectrices de la partie III de ce même code à différents secteurs d’activité définis par règlement officiel[35]. Plus généralement en serait-il des principales lois québécoises concernant le travail (Code du travail, Loi sur les normes du travail[36], Loi sur les décrets de convention collective[37], Loi sur la santé et la sécurité du travail[38], Loi sur l’équité salariale[39] et (sous réserve) Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[40]) si leur définition du « salarié » était révisée et ne devait comprendre que les éléments suivants :

  1. une personne qui travaille pour une autre personne moyennant rémunération ;

  2. que cette personne soit salariée ou non en vertu d’un contrat de travail ;

  3. et qui s’oblige à fournir personnellement une prestation de travail pour cette autre personne dans un cadre ou selon des modalités telles qu’elle est placée sous la dépendance économique de cette dernière[41].

Toutefois, au regard de l’externalisation du travail dans l’entreprise-réseau, un tel élargissement de la notion de salarié risque de laisser pour compte le petit entrepreneur qui est étroitement lié à une entreprise par son propre travail s’il est par ailleurs en mesure de faire montre d’initiative dans l’agencement des facteurs productifs dont il a la maîtrise en vue d’un meilleur rendement économique et s’il peut aussi avoir recours à un personnel salarié réduit, au-delà de la situation de son propre remplacement temporaire[42]. La référence à la notion de « salarié », même élargie, est en effet de nature à inciter à exclure du domaine d’application de la loi toute situation se rapprochant, à certains égards, de la notion d’entrepreneur « indépendant » à laquelle elle s’oppose classiquement.

À titre comparatif, certains droits étrangers laissent place, explicitement ou non selon le cas, à des catégories intermédiaires de travailleurs « parasubordonnés », qui bénéficient d’une façon plus ou moins étendue des droits et des obligations prévus dans leur législation relative au travail[43]. En droit français, certaines dispositions du Code du travail — codification de portée autrement plus englobante que celle de la législation spécifique du même nom en vigueur au Québec — sont applicables à certaines professions particulières, dont celle de « gérant de succursale ». Il s’agit de personnes « [d]ont la profession consiste essentiellement : soit à vendre des marchandises de toute nature qui leur sont fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise, lorsque ces personnes exercent leur profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par cette entreprise[44] ». Cette situation de « dépendance » dans l’« indépendance » illustre bien déjà le fait que l’appréhension d’une activité professionnelle généralement et pour elle-même est de nature à dégager la détermination du champ d’application du droit du travail de l’influence exclusive du statut de salarié, même atténué. D’une façon particulière, cette démarche tend à favoriser la mise en place de diverses formules de représentation et de négociation collectives adaptées au travail dont il s’agit et donne ainsi ouverture à l’exercice de la liberté fondamentale d’association[45].

La législation québécoise relative au travail s’est, il est vrai, traditionnellement édifiée sur le salariat et non sur l’activité professionnelle[46]. Toutefois, la Loi sur les syndicats professionnels, adoptée en 1924 dans cette dernière perspective, permet toujours de constituer volontairement des associations sur une telle base[47]. De plus, outre certaines lois régissant les producteurs agricoles[48], des lois contemporaines sont venues régir le travail se rattachant à des professions particulières[49]. Les unes, comme celles qui sont relatives aux artistes de la scène, du disque ou du cinéma[50], ou celles qui se rapportent aux personnes responsables d’un service de garde en milieu familial[51], établissent des régimes complets de négociation collective, obligatoires à certaines conditions, au bénéfice de travailleurs autonomes. Les autres, qui aménagent respectivement la représentation collective dans l’industrie du camionnage[52] et dans celle du taxi[53], traitent de façon plus ténue de l’exercice de l’activité professionnelle en cause par des travailleurs autonomes, parmi d’autres catégories de travailleurs. La présence de cette pluralité de lois, dont la spécificité reflète celle des milieux visés et leurs besoins, devait néanmoins conduire le Comité d’experts chargé de se pencher sur les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle à préconiser l’établissement d’un régime-cadre de représentation collective pour tous les travailleurs non salariés, même s’il avait déjà recommandé, comme nous l’avons vu, l’élargissement de la notion de « salarié » dans les principales lois concernant le travail, de manière à y inclure, plus ou moins, sans le nommer pour autant, l’« entrepreneur dépendant »[54].

Sans doute l’avancée la plus complète à l’heure actuelle en ce qui a trait à la définition des conditions de travail relative au travail autonome réside-t-elle dans une loi espagnole de 2007 : Ley 20/2007, de 11 de julio, del Estatuto del trabajo autónomo[55]. Comme son titre l’indique, cette loi traite du travail indépendant dans son ensemble, pour lui-même[56]. Elle s’applique au travail à titre onéreux d’une personne physique, pour son propre compte, et non soumis à l’autorité d’une autre personne ni organisé par elle, peu importe que ce travail soit, ou non, l’occasion de recourir à des travailleurs pour le compte d’autrui (art. 1). La loi définit un statut général correspondant à ce champ premier d’application. Il se compose de droits fondamentaux, dont le droit à un travail librement choisi et à la liberté d’initiative économique. Cette loi assure ainsi notamment le droit à l’égalité, en particulier dans le cas de travailleurs handicapés, de même que, de façon détaillée, le droit à la sécurité au travail, le droit à la propriété intellectuelle, à la formation professionnelle et à la conciliation travail-famille, y compris le droit de suspendre l’activité professionnelle advenant la naissance ou l’adoption d’un enfant. Le statut général comporte aussi différentes mesures assurant la sécurité contractuelle, dont, en particulier, la solidarité de l’entreprise principale, bénéficiaire de travail, pour le paiement de la rémunération convenue, s’il y a sous-traitance. Enfin, la loi aménage le droit d’association de tous ces travailleurs autonomes et leur prévoit un régime de sécurité sociale.

Le régime général précédent n’empêche cependant pas la loi de prévoir une sous-catégorie à l’intérieur du domaine du travail autonome : les travailleurs indépendants économiquement « dépendants[57] ». Des critères précis permettent de les distinguer, dont celui de percevoir au moins 75 p. 100 de leurs revenus d’un même client et de ne pas eux-mêmes sous-traiter ou avoir recours à des salariés. Ces travailleurs paraissent se rapprocher des « entrepreneurs dépendants » du droit canadien. Leur situation, qui voisine ainsi à certains égards le salariat, leur vaut un régime protecteur plus accentué que celui qui concerne le travail autonome en général. Il dispose de façon détaillée de la durée du travail, établit différents motifs justifiant son interruption et régit la résiliation du contrat, dont l’exigence d’une juste cause à ce sujet. Des accords (collectifs) d’intérêt « professionnel », dont la loi traite aussi dans le détail, peuvent établir un contenu convenu, minimal et obligatoire des contrats individuels conclus par les travailleurs « indépendants dépendants économiquement » membres d’associations ou de syndicats parties à de tels accords.

La récente loi espagnole témoigne, par la distinction qu’elle établit entre ses deux grandes catégories de travailleurs indépendants, qu’une gradation s’impose pour ce qui est du contenu précis des statuts s’attachant aux différents types de travailleurs qu’il est possible de distinguer. Chacune d’entre elles a ses caractéristiques et ses exigences propres. À la base, des droits fondamentaux appartiennent à l’ensemble des travailleurs ; par la suite, la dépendance de l’exécutant à l’endroit d’autrui appelle, en fonction de la nature et de l’importance de cette forme d’aliénation, une intervention législative plus poussée. De là, l’application souhaitable de différentes « plateformes », ou niveaux d’intervention, dans l’élaboration des politiques publiques relatives au travail au bénéfice d’autrui, qu’il s’exécute aussi bien pour l’entreprise-réseau qu’à l’intérieur d’une entreprise classique de production[58].

2 Un droit commensurable ?

Ainsi, l’entreprise-réseau est souvent complexe, étagée et d’envergure transnationale. Dans cette organisation, le travailleur est plus ou moins éloigné du centre décisionnel qui, en dernier ressort, à la maîtrise de son activité professionnelle. À moins d’y demeurer un salarié, il devient lui-même un entrepreneur placé dans une situation de dépendance, d’intensité variable selon le cas, envers cette organisation. Les mutations contemporaines du droit applicable au travail permettent-elles de saisir cette nouvelle donne ? Cette question entraîne la considération des sources, des fondements, de ce droit (2.1), de même que celle de la nature des instruments diversifiés à travers lesquels il s’exprime maintenant (2.2).

2.1 L’identification du droit relatif au travail aux droits fondamentaux de la personne lui donne vocation d’atteindre tous les travailleurs

Une réalité foncière s’impose : « le travailleur est d’abord une personne qui ne peut abdiquer cette qualité en se mettant à la disposition d’un employeur ». De la dignité de cette personne humaine découlent un ensemble de droits fondamentaux qui doivent prévaloir en contexte de travail[59]. À noter que l’affirmation de cette réalité n’a été ni immédiate ni constante. Deux grands courants historiques ont été à l’oeuvre.

Le premier courant s’identifiait originellement au mouvement ouvrier. Prenant acte de la réalité conflictuelle du travail, il a permis d’assurer dans les pays industrialisés occidentaux, dont le Canada, à la fois par la négociation collective et l’action parlementaire, le développement d’un droit du travail concrétisant les droits des salariés[60]. Première consécration internationale publique des droits des « travailleurs » à la « justice sociale », la Constitution de l’Organisation internationale du travail, du 28 juin 1919, que nous pouvons rattacher au premier pôle, concernait cependant plus amplement le travail, sans le restreindre au salariat. Le fait voir son préambule[61]. Il en va de même de la Déclaration de Philadelphie concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail, du 10 mai 1944, partie intégrante de la constitution de l’OIT tant par les énoncés des principes fondamentaux sur lesquels est fondée cette dernière, que par ceux qui sont relatifs à son programme d’action[62].

Ce premier parcours se distingue historiquement de celui de l’affirmation plus générale et explicite des droits fondamentaux de la personne avec lequel il est pourtant en synergie : « En effet, les droits du travail devraient être conçus comme faisant partie intégrante des droits de la personne et non comme formant une catégorie à part. C’est loin d’être le cas et bien souvent les droits du travail et les droits de la personne sont conçus comme deux entités séparées[63]. » Il s’agit, sur le plan universel, des grandes proclamations des droits de la personne dans l’univers de l’Organisation des Nations Unies (ONU) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’instruments qui proclament le droit de « toute personne » notamment à l’absence de discrimination au travail librement choisi, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail, à la protection contre le chômage, à une rémunération équitable, au droit de fonder et d’appartenir à un syndicat, au droit à la liberté de réunion et d’association, à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques (Déclaration universelle des droits de l’homme[64], adoptée le 10 décembre 1948). Ce sont là autant de droits que viendront préciser en 1966, selon le cas, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[65] et, surtout, le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[66]. Ce dernier sera en particulier explicite en ce qui a trait à l’orientation et à la formation professionnelles, à la sécurité et à l’hygiène au travail, de même qu’au droit de grève[67]. Sur un plan régional, la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’Homme, proclamait des droits semblables en 1948 en faveur de « toute personne[68] », dont le « droit au travail dans des conditions dignes » (art. 14).

En somme, dès lors, un ensemble de droits tant civils et politiques qu’économiques et sociaux, indissociables, d’application immédiate ou progressive selon leur formulation précise, s’imposaient aux États de la communauté visée ; il leur revenait non seulement de les respecter, eux-mêmes, mais aussi de les faire respecter et de les promouvoir dans leur territoire respectif.

Ainsi, sur ce plan national, la Charte des droits et libertés de la personne, qu’a adoptée le Québec en 1975, venait y affirmer, en ce qui a trait en particulier au travail, non seulement la liberté d’association et de réunion pacifique de « toute personne », de même que son droit à la protection contre la discrimination, mais également, parmi les droits économiques et sociaux, le « droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique[69] ». La mise en oeuvre de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée en 1982, a aussi eu pour effet indirect de stimuler celle de la Charte québécoise, de portée « quasi constitutionnelle ». Si, à la différence de cette dernière, la Charte canadienne n’est opposable qu’aux pouvoirs législatifs et gouvernementaux, à l’exclusion des personnes privées, les débats qu’a engendrés son interprétation dans des contextes de travail tant en ce qui a trait aux libertés fondamentales, dont celle d’association, ou d’établissement, de même qu’au droit de quiconque à l’égalité, indépendamment de toute discrimination, ont fortement marqué l’empreinte des droits fondamentaux de la personne dans les milieux de travail[70]. Le droit international du travail pertinent contribue à l’élaboration de la jurisprudence qui en découle[71].

L’évocation du discours public contemporain sur les droits fondamentaux de la personne au travail doit aussi s’étendre à différents instruments internationaux, à la fois déclaratifs et promotionnels, en particulier les déclarations de 1998 et de 2008 de l’OIT[72]. La première, relative aux droits et aux principes fondamentaux au travail, déclare l’obligation des membres de l’OIT de respecter les principes inhérents à quatre droits fondamentaux — la liberté d’association et le droit de négociation collective, l’élimination de toute forme de travail forcé, celle du travail des enfants et de la discrimination en matière d’emploi et de profession — et prévoit un mécanisme de suivi promotionnel à leur sujet. La seconde déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, encourage l’Agenda du travail décent de l’OIT, lequel s’articule autour de quatre objectifs stratégiques, énoncés dans une perspective d’universalité : promotion de l’emploi dans un environnement durable ; renforcement de la sécurité sociale ; promotion du dialogue social et du tripartisme ; et respect des droits fondamentaux au travail. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’autant de principes généraux que d’autres instruments internationaux ou transnationaux répercuteront à leur tour[73]. Sous réserve de la portée précise à apporter à chaque énoncé dans les différents instruments en cause, se dégage de l’ensemble du droit international relatif aux droits fondamentaux de la personne au travail un véritable « enchevêtrement » ou « foisonnement » normatif[74]. Les valeurs qu’il véhicule lui confèrent un « cachet éthique[75] ». Telle prééminence des normes du travail ainsi conçues à travers le prisme des droits fondamentaux de la personne conduit à constater, tout aussi, globalement et en un sens large, la « constitutionnalisation des droits du travail[76] ». Cet infléchissement contemporain en ce sens est bien constaté[77].

Les deux grands courants historiques précédents convergent donc vers le rattachement des droits sociaux liés au travail à la personne du travailleur, quelle que soit l’assise contractuelle de ce travail. Ils ne sont pas l’apanage du salarié, mais appartiennent à tout travailleur. Ils appartiennent, avec plus ou moins d’intensité, selon la nature précise du droit dont il s’agit, au domaine des droits de la personne, ce qui leur confère une importance particulière, voire, dans certains cas, une prééminence certaine dans l’ordre juridique. Par rapport à la conception nord-américaine de la législation du travail classique qui a régné jusqu’à maintenant, d’une façon générale, il s’agit là d’un paradigme différent : il y a dépassement du salariat[78]. Cette position juridique rejoint d’ailleurs l’objectif contemporain de « travail décent » de l’OIT, qui s’étend à tous les travailleurs, y compris les travailleurs indépendants, de l’économie tant structurée qu’informelle[79].

Ce défi entraîne celui de le relever à l’intérieur des structures de l’entreprise-réseau. Sa complexité nécessite de faire appel à une normativité hybride.

2.2 L’entreprise-réseau mobilise une normativité hybride

Le droit contemporain se caractérise par la diversité de ses sources normatives[80]. C’est là l’expression du pluralisme juridique, sur le plan à la fois national et transnational[81]. Ce pluralisme juridique a toutefois des racines plus anciennes : l’émergence historique de l’autonomie collective en témoigne sur le plan des relations de travail. Dans l’ordre national, son accentuation tient en partie à la transformation du rôle de l’État dans la société. Bien qu’il y conserve toujours un rôle central et que sa fonction normative s’exprime encore couramment de façon classique, il laisse davantage de place aux acteurs privés qui s’intéressent à l’élaboration des normes qui les concernent[82]. La tendance à la « déréglementation » de la part de l’État, à laquelle peut notamment conduire une carence de ressources, peut le porter à l’abstention sur le plan normatif et à laisser ainsi le champ libre à l’initiative privée. Il pourra autrement se contenter de fixer des orientations, des objectifs généraux à atteindre, y compris au besoin un cadre procédural général à cette fin, quitte à laisser aux milieux visés le soin de définir eux-mêmes de façon plus précise et technique le contenu normatif[83]. La normativité privée qui en résultera sera typiquement marquée de souplesse et de flexibilité et se montrera adaptée aux besoins du milieu dont il s’agit. Cela vaut en particulier des moyens diversifiés d’assurer l’effectivité de la norme, sa « sanction » au sens large. Ils peuvent aller de la persuasion à des formes de contrainte, par exemple, le déni d’appartenance au milieu dont il s’agit[84]. Dans l’ordre transnational cette fois, l’existence de la normativité privée est d’une importance autrement plus considérable étant donné l’absence de pouvoir souverain commensurable, à la différence de la sphère étatique (et sous réserve du contexte européen).

En bref, le droit contemporain conjugue normativité publique et normativité privée. Le droit du travail n’échappe pas à ce phénomène, comme cela a souventes fois été observé[85]. Il s’agit pour nous d’examiner les apports de ces différents ordres juridiques à l’entreprise-réseau ainsi que leurs limites respectives. Si la normativité privée, avec toute la souplesse qui la caractérise, permet de l’appréhender dans toute sa totalité, même au besoin en dépit de son envergure transnationale (2.2.1), en revanche elle se montre dénuée de toute la force impérative dont est capable la normativité publique, laquelle paraît ainsi nécessaire pour assurer le caractère d’ordre public du droit du travail au sein de cette entreprise-réseau (2.2.2).

2.2.1 La normativité privée permet d’atteindre l’entreprise-réseau dans son ensemble

L’activité des entreprises-réseaux les plus significatives est d’envergure transnationale ; les relations de travail qui s’y greffent peuvent atteindre une telle dimension. Les êtres humains qui y travaillent s’envisagent alors non pas « comme les citoyens de différents États » auxquels ils appartiennent, mais dans une perspective globale ou mondiale[86] : « la mondialisation contraint à penser le droit dans une dimension transnationale[87] ». Le droit national, qu’il s’agisse de celui d’un des pays d’implantation de l’entreprise, ou de celui de son pays d’origine, n’a qu’une vocation territoriale et ne peut y arriver[88]. Le droit international, dont le souci est la conformité des droits nationaux à ses valeurs fondamentales relatives au travail, n’y parvient que marginalement. Il s’agirait ainsi de l’apport possible du droit coutumier s’attachant à certains impératifs fondamentaux relatifs au travail[89]. Il y a aussi à tenir compte, mais de façon plus significative, de ses énoncés de « droit mou », dénués de toute impérativité, comme c’est le cas notamment des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales ou de la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT, qui viennent préciser le comportement des entreprises transnationales au regard de leur « responsabilité sociale »[90]. Ces deux instruments, observons-le, se refusent à apporter une définition précise de l’« entreprise multinationale » ; ils s’en font toutefois une conception « sociétale » et traitent ainsi de bonnes pratiques de travail à l’intérieur d’un même « groupe », soit entre une « société mère » et les différentes « entités » locales, ou filiales, qui en relèvent[91].

Certaines entreprises transnationales en viennent toutefois à « s’autoréguler » volontairement sur le plan du travail, soit qu’elles agissent alors unilatéralement ou avec le concours d’autres entités. Les types d’instruments qui en résultent font abstraction des frontières des différents pays où ces entreprises exercent leur activité et leur contenu est de nature à dépasser les inégalités sociales qui peuvent exister entre ces pays. Ces instruments sont communément vus comme autant de manifestations de cette « responsabilité sociale de l’entreprise », même si des considérations variables se rattachant en définitive à la situation concurrentielle de l’entreprise n’y sont pas étrangères[92].

Ainsi en est-il des codes de conduite privés. Ils « peuvent être envisagés comme une affirmation de valeurs générales par laquelle une entreprise exprime son intention de se comporter selon des principes éthiques établis et des standards reliés aux droits de la personne et autres sujets à caractère social[93] ». Il s’agit d’initiatives unilatérales et volontaires, typiquement de la part de grandes entreprises, le plus souvent transnationales et soucieuses de leur image auprès d’un public consommateur. D’une formulation souvent générale, leur contenu varie d’une entreprise à l’autre ; c’est le cas de la place respective faite à chacun des grands principes de droit du travail, l’interdiction de discrimination, par exemple, tendant à figurer plus souvent que la liberté d’association[94]. Leur mise en oeuvre repose sur leur auteur : l’entreprise elle-même, laquelle peut avoir recours à des audits externes pour en vérifier l’application auprès de ses sous-traitants, procédé qui a alors l’avantage d’introduire une certaine distance entre le surveillant et le surveillé. Les comportements des consommateurs de son produit pourront en définitive en venir à influer sur les conditions de travail dans sa chaîne de production[95]. Si ces considérations factuelles en viennent ainsi à jouer un rôle primordial dans l’application de l’engagement unilatéral que représente le code de conduite, la possibilité plutôt théorique de son effet juridique, que ce soit auprès des consommateurs ou même des salariés, n’est pas exclue pour autant[96]. Ces codes de conduite ont l’avantage de pouvoir correspondre à la configuration des entreprises qui les adoptent. Ils peuvent aussi contribuer à la propagation de sains principes de travail. Toutefois, unilatéraux qu’ils sont, leur élaboration ne procède pas d’une perspective d’intérêt public, comme c’est le cas des lois relatives au travail édictées par l’État. Elle se fait aussi en l’absence d’une collaboration avec les travailleurs de l’entreprise[97].

Certains organismes non gouvernementaux de promotion des droits fondamentaux des travailleurs ont élaboré des codes de conduite inspirés en bonne part de l’univers normatif de l’OIT et de l’ONU[98]. L’adhésion de l’entreprise-réseau à l’un ou l’autre de ceux-ci entraîne typiquement l’obligation de voir à leur respect dans toute leur chaîne de production. Comme les codes de conduite que se donnent les entreprises, ils peuvent prendre en considération l’envergure réelle de l’entreprise-réseau. À titre illustratif, le code proposé par la Social Accountability International, qui sert à accréditer des lieux de travail, tient l’entreprise (company) diversement responsable de la conduite de ses sous-traitants, « sous-sous-traitants » ou fournisseurs envers leur personnel, salarié ou autre, en plus de ses propres obligations[99]. Des examinateurs externes, eux-mêmes agréés par la Social Accountability International, mais choisis par l’entreprise en cause, accréditent localement les lieux de travail respectueux des standards et en surveillent l’application, qui se veut un processus d’amélioration continue.

Les accords-cadres internationaux (ACI) intervenus entre diverses entreprises transnationales — plus d’une soixantaine en 2010, en majorité d’origine européenne — et des fédérations syndicales internationales correspondant à leur champ d’activité respectif, auxquelles se joignent aussi à l’occasion des groupements affiliés, présentent évidemment l’avantage de se rattacher à l’autonomie collective, largement entendue et dénuée de tout apport public[100]. Ils ont aussi pour objet la protection des droits fondamentaux des travailleurs, notamment ceux qui sont énoncés dans la Déclaration de 1998 de l’OIT, à laquelle ils se réfèrent généralement, de même qu’aux conventions fondamentales de l’OIT. Ils ont aussi en commun de traiter des principes relatifs à différents sujets tels que la sécurité et la santé au travail dans l’entreprise, la durée et la rémunération du travail, la protection de l’emploi et celle de l’environnement. Leur mise en oeuvre se fonde sur le dialogue social entre les signataires et leurs affiliés, attitude qui se traduit généralement par l’établissement d’un organe paritaire et d’une procédure d’information et de consultation[101]. Certains accords prévoient aussi la réception de plaintes de la part de salariés ou d’éléments syndicaux. Les signataires n’envisagent pas de conférer une portée juridique à leur entente, même s’il serait possible d’envisager théoriquement sa réception dans les ordres juridiques internes des pays d’implantation de l’entreprise[102]. Il s’agit plutôt d’assurer concrètement son rayonnement, selon un principe de subsidiarité, par l’adoption et l’application de conventions collectives internes, respectueuses de l’entente-cadre, au sein de l’entreprise dans son ensemble. L’aire d’application de l’ACI s’étend aux filiales de l’entreprise, en raison de l’influence à leur endroit de la société mère signataire et, possiblement, en raison de leur adhésion officielle à l’entente. Il revient aussi à ses signataires de déterminer sa portée à l’endroit des sous-traitants et fournisseurs de l’entreprise. La « définition conventionnelle du périmètre de l’entreprise » varie[103]. Les ACI « contiennent généralement des stipulations par lesquelles les entreprises signataires s’engagent à “encourager” leurs sous-traitants à se conformer au texte de l’accord-cadre, ou encore à “exiger” de leurs partenaires d’affaires qu’ils respectent les principes établis par l’ACI[104] ». Précisons que leur application ne va pas sans difficulté à l’occasion[105].

En somme, les trois types de précédents de normativité privée se montrent aptes à engager l’entreprise-réseau dans toute son envergure. Leur réalisation et leur application reposent cependant sur la culture de chaque entreprise, ses valeurs et son objectif de rentabilité. Leur existence et leur contenu, le cas échéant, sont donc variables d’une entreprise à l’autre, à la différence de la portée de la législation étatique.

2.2.2 La nécessité du droit étatique pour assurer le caractère d’ordre public du droit du travail

En effet, par son système de législation du travail, l’État d’exécution du travail — il s’agit en l’occurrence du territoire québécois — s’assure, avec toute l’impérativité voulue de ses lois, de l’existence d’un ordre social approprié[106]. Ses mesures doivent rejoindre le travailleur indépendant comme le salarié, que ces personnes se rattachent plus ou moins étroitement à une entreprise-réseau ou à une entreprise classique de production. À l’instar du travail salarié, la diversité des situations composant la réalité du travail indépendant nécessite la complémentarité de l’action étatique établissant directement des conditions de travail d’ordre public et celle qui permet la mise en oeuvre de l’autonomie collective.

Plusieurs aspects du régime de travail personnel indépendant qui place l’exécutant dans une situation de dépendance à l’endroit de l’entreprise bénéficiaire de son activité sont, avons-nous vu, de nature à faire appel à l’intervention législative. La loi espagnole à laquelle nous avons précédemment fait référence l’illustre bien[107]. Au Québec, sa situation serait à parfaire. Certes, certaines mesures prééminentes s’appliquent indistinctement et au travailleur indépendant et au salarié. Il en est ainsi de la protection de la liberté générale d’association[108] et des interdictions de discrimination[109]. De même en est-il de la proclamation générale du droit à des conditions de travail « justes et raisonnables » de la Charte des droits et libertés de la personne[110]. S’ajoutent par ailleurs différentes lois contributives assurant des droits à des prestations sociales, en particulier au moment de la retraite[111]. Quant à la Loi sur l’assurance-emploi, conçue dans son ensemble en fonction du salariat[112], elle permet désormais à des Canadiens qui exploitent leur propre entreprise de conclure une entente avec la Commission de l’assurance-emploi du Canada afin de bénéficier de prestations parentales, de maladie et de « compassion »[113]. Le travailleur autonome québécois est déjà admissible aux prestations de maternité, de paternité et parentales offertes par le régime québécois d’assurance parentale[114]. Enfin, quelques autres lois assimilent de façon plus limitée le travailleur autonome au travailleur salarié. C’est le cas, notamment, de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[115]. Cependant, ce bref inventaire permet de constater du même coup que le législateur pourrait aussi compléter un éventuel régime de base du travail personnel indépendant. Il pourrait alors s’agir, à titre illustratif, de mesures protectrices, au-delà du droit commun, du droit à la rétribution convenue, de celui au repos, à l’indemnisation en raison de la rupture abusive du contrat, à la formation professionnelle de même qu’à la santé et à la sécurité au travail[116]

Il revient cependant aux milieux intéressés d’établir par la négociation collective, au-delà de ce seuil légal entrevu, des régimes de travail appropriés à chacun de ceux-ci, pour le travail autonome. Les quelques régimes collectifs actuels concernant des travailleurs québécois semblent privilégier des approches sectorielles[117] ; il n’y a toutefois pas lieu d’exclure pour autant la négociation à l’échelle de l’entreprise à laquelle s’est habitué le salariat en milieu nord-américain[118]. Sur le plan national, il serait désirable que, l’instar de ce qui a cours pour ce salariat, le législateur favorise la négociation collective par l’établissement de modèles adaptés. La récente entente collective relative aux travailleurs des services de garde en milieu familial, sous l’égide de la loi éponyme, en témoigne éloquemment, bien que ce régime ne se rattache pas à l’entreprise-réseau privée[119]. Enfin, de façon sous-jacente à toute cette activité collective liée au travail dit « indépendant », il y aurait tout lieu d’actualiser des exceptions aux prohibitions des coalitions restrictives de la concurrence commerciale. En effet, les exceptions excluant l’exercice de la liberté syndicale de la portée des interdictions des coalitions attentatoires à la libre concurrence commerciale se limitent toujours, selon leur conception initiale, à l’activité des groupements d’ouvriers, maintenant dits d’employés[120]. Il y aurait donc lieu d’étendre leur portée à l’activité collective de protection professionnelle des entrepreneurs indépendants[121]. L’absence d’une telle explicitation législative ne pourrait désormais que conduire à l’examen de la validité constitutionnelle de l’atteinte à la liberté syndicale de ces derniers pouvant résulter de l’application de ces dispositions protectrices de la libre concurrence commerciale[122].

Conclusion

La scène actuelle du travail est donc marquée par l’imposante présence de l’entreprise-réseau, en particulier celle d’envergure transnationale, ainsi que par celle du recours au travail indépendant. De son côté, la législation classique du travail coexiste avec une diversité d’instruments de « droit mou », en particulier de nature privée. Envisagé globalement, ce droit peut être vu d’une façon pyramidale : à sa base, différents modes de régulation qui relèvent davantage de l’exhortation, mais qui présentent l’avantage de l’étendue transnationale ; au sommet, si la gravité de la situation l’exige, la contrainte de la sanction s’attachant à la loi[123]. Les composantes de ce droit hybride sont complémentaires[124]. Toutefois, le recours au « droit mou » ne saurait se substituer à la loi lorsque l’impérativité de celle-ci l’exige[125].

L’utilisation conjuguée des différents éléments constitutifs du droit du travail qui se forme ainsi s’impose forcément, à défaut de droit supranational, dans le contexte de l’entreprise-réseau d’envergure transnationale[126]. L’atténuation de la place de l’État dans la société est également de nature à conduire plus largement à une semblable évolution au regard du travail se rattachant à des entreprises dont l’activité demeure purement nationale. Quelle que soit cependant la nature de l’entreprise, ce droit est appelé à laisser place aussi bien au travail indépendant qu’au salariat, dans le respect des différences de statut des travailleurs. Quant à son adéquation par rapport aux innombrables situations qu’il est appelé à régir, la réponse ne peut que dépendre, tout comme cela a été le cas du développement du droit du travail classique, de la vitalité d’une vie syndicale, et sans doute aussi associative, qui l’utilise et le soutient par des actions collectives. Ces dernières, elles aussi, doivent conjuguer, de façon concordante à la configuration de l’entreprise, l’échelle locale et l’échelle transnationale[127].